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Le Convair 580, trop lourd d’une dizaine de tonnes, dont cinq de cocaïne, tente désespérément de s’arracher à la piste clandestine de la péninsule de Guarija, dans le nord de la Colombie. Tirant de toutes ses forces sur le manche à balai, Tchopper, qui voit la mer se rapprocher à toute vitesse, parvient de peine et de misère à redresser le nez du vieux coucou juste ce qu’il faut pour l’arracher in extremis à la piste et raser les flots écumeux. Dans ses flancs, en plus de la coke, le Convair charrie 45 barils de fuel destinés à refaire le plein en vol.

Tiene cauda, lance, dans un grésillement, la voix du contrôle au sol.

Et Tchopper :

Cauda, ça veut dire quoi ?

— Queue… On est suivis.

Repérés par les radars des gringos, ou bien vendus par un employé de la compagnie aérienne bidon. Tchopper amorce alors une large manoeuvre d’évitement des côtes américaines. Filant à quelques mètres de la crête des vagues pour échapper aux radars, il dirige le coucou droit dans la gueule d’une tempête qui les attend au nord des Bermudes, avec ses 150 noeuds de vent de face, ses rafales de glace et ses turbulences à déboulonner une carlingue. Pendant qu’il affronte l’ouragan, les deux Colombiens secoués comme des billes de flipper, derrière, refioulent à la mitaine avec des bouts de tuyaux.

Dans le ciel débarbouillé qui les attend de l’autre côté du grain de tabac, deux intercepteurs canadiens décollés de Goose Bay se portent à leur rencontre au large de la Nouvelle-Écosse. Postés de part et d’autre, à une couple de kilomètres, ils escortent le Convair tels d’étincelants coyotes en chasse à Mach 2. L’un d’eux doit bientôt décrocher pour éviter la panne de carburant, l’autre se rapproche jusqu’à pratiquement toucher l’aile du Convair. Tchopper distingue parfaitement le pilote du F-18 qui, le pouce tourné vers le bas, lui fait signe de se poser. Tchopper agite gentiment la main. Bye bye.

Le second chasseur décroche à son tour pour aller ravitailler. Tchopper et ses amis latinos survolent maintenant les vastes forêts du Nouveau-Brunswick. Puis celles du nord du Québec, jusqu’à cette piste abandonnée de la Haute-Mauricie vers laquelle le Convair plonge au petit matin.

L’atterrissage se passe bien, presque en douceur, on est plus secoué que ça sur les boulevards de Montréal. Mais une mauvaise surprise attend les convoyeurs de la plus grosse cargaison de coco jamais introduite en contrebande au pays. Le retard causé par le crochet au-dessus des Bermudes a usé les nerfs des Italiens censés prendre livraison de la commande, et ils se sont volatilisés au volant du camion. Tchopper a envie de pleurer. La situation : il est coincé au fond d’un grand bout de nulle part recouvert de neige et de forêts résineuses, avec l’équivalent de 2,5 milliards de cocaïne entreposée dans un avion aux réservoirs à sec, à la mi-novembre, par une température de -20 ºC, en compagnie de trois Colombiens vêtus de sandales et de chemises à manches courtes.

Après avoir gazé à Bagotville, les chasseurs à réaction se sont à nouveau pointés et ils multiplient les passages au-dessus du Convair qui repose au bout de la piste militaire désaffectée comme un gros barbeau crevé.

On retrouve les Colombiens enlisés le long d’un chemin forestier dans une fourgonnette réquisitionnée à la pointe du fusil-mitrailleur, souffrant d’hypothermie, incapables de comprendre comment la Terre peut supporter des formes de vie par un froid pareil. Tout juste s’ils n’accueillent pas les agents de la GRC en libérateurs.

Parti de son côté, Tchopper, tout en épuisant sa collection de sacres de bon mécréant catholique, a enfoui deux millions de pesos colombiens sous le muskeg gelé dur. Il reçoit les représentants de la loi dans un minuscule camp de chasse où flambe déjà une attisée d’enfer, et pousse la courtoisie jusqu’à leur offrir de partager la canne de soupe aux pois mise à réchauffer sur la petite truie. Il va passer les vingt années suivantes en taule.

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C’est Gil Meunier, dit « Tchopper », qui raconte l’histoire. Son public est constitué d’une collection d’individus passablement sinistres, dont le représentant le plus éminent est Richard « Barger » Laberge, le chef de la bande des Daredevils, basée en Abitibi.

Et voici maintenant le repaire à partir duquel les Daredevils gèrent leur empire compris entre les 48e et 54e parallèles et couvrant une bande de territoire qui s’étire, en gros, de la frontière de l’Ontario à Tadoussac.

La Cabooze, un débit de boissons tout ce qu’il y a de légal, ressemble à un gros campe en rondins de bicifir récupérés d’un barrage de décharge de lac construit à l’époque de la drave. Quand on se tient à l’intérieur, on peut voir, par les minuscules carreaux découpés dans cet empilement de lourds billots goudronnés, et à condition de réussir à entamer la couche de poussière, de chiures de mouches et de suie qui recouvre les vitres, le pauvre sol nordique, sableux, moussu, buissonneux. Plus loin, la terre est décapée, un champ de roche. On aperçoit la libellule de Lionel Viger posée au bord d’un précipice découpé dans quelques milliards de tonnes d’une caillasse gris argent avec, au fond, comme un Lac Louise du pauvre, une accumulation d’eaux d’infiltration d’un turquoise irréel. Pour votre information, c’est le trou de la mine Thomson, à ciel ouvert et désaffectée. Maldoror se trouve à une quarantaine de kilomètres au sud-ouest.

Le toit à peine incliné de la Cabooze est couvert de près d’un mètre de bonne terre hérissée d’une herbe rare qu’une chèvre jurant contre le ciel gris fer est occupée à brouter. Un truc écolo importé de Scandinavie et qui permet, à ce qu’il paraît, d’économiser sur le chauffage.

La biquette qui officie comme tondeuse a beau montrer une fâcheuse tendance à sauter du toit pour aller se faire bouffer par les bêtes sauvages, Barger la remplace chaque fois, d’abord parce qu’il se voit mal être obligé de grimper sur le toit pour tondre son gazon, mais aussi parce que les Devils, même s’il serait exagéré de les décrire comme de grands sentimentaux, se sont attachés à ce caprin, au point d’en faire leur mascotte. Avec sa barbiche située quelque part entre le bouc luciférien et la barbe taillée au sécateur façon ZZ Top, la chèvre ajoute une touche décorative intéressante, là-haut, comme une gargouille vivante montant la garde.

La Cabooze, cela dit, offre d’autres jouissances à la vue, et même, une fois cette dernière bien remplie, la sorte d’extras à dix dollars et plus qui passent habituellement sous le radar de l’impôt. Comme le dit si bien le Lion de l’Abitibi, l’État n’a pas d’affaire dans les isoloirs de la nation.

Pour le reste, il y fait noir comme dans le cul d’un ours.

Au moment où Tchopper achève son récit, Lionel émerge de l’isoloir derrière lequel la petite Indienne Anishnabe de Lac-Rapide vient de lui faire, au son de Power of Love — la version de 1986 signée Huey Lewis and the News — à fond la caisse, une cravate de notaire, ou branlette espagnole, jusqu’à ce que petite mort s’ensuive.

Il rentre dans son pantalon un grand pan de chemise taché d’une substance humide non identifiée et rezippe avec ostentation sa braguette. Tchopper écluse un autre Johnny Walker pendant que les trois motards assis au bar avec lui se retournent pesamment sur leurs tabourets pour regarder approcher l’imposant spécimen maintenant occupé à boucler sa ceinture de cuir ornée d’une tête de longhorn en argent, achetée dans une boutique hors-taxe de la zone d’embarquement de l’aéroport de Dallas. Viger s’avance vers eux : bottes à talons, chemise bouffante, moustache dépeignée, l’air d’un cosaque. L’histoire que Tchopper vient de raconter aux Daredevils, Viger, plus jeune, l’a lue dans les journaux. Quand Meunier est sorti de prison, 20 ans avaient passé. Entre-temps, Lionel Viger était devenu riche à manger du foin. Il a donné sa chance au pilote, rencontré dans un abreuvoir de la rue Crescent, et ne l’a jamais regretté.

Dans le mauvais éclairage dispensé par quelques ampoules nues vissées directement au plafond, la petite Anishnabe, qui fait 22 ou 23 ans dont elle n’a pas plus des trois quarts en réalité, réapparaît à son tour, des billets de cent enfilés dans le string.

Tournée générale.

Bientôt, d’étincelantes autoroutes de poudre blanche s’allongent sur le bar, lequel est constitué d’une simple planche polie par le frottement répété d’innombrables coudes et avant-bras ayant brisé, à eux tous, assez d’os pour garnir une chambre des Catacombes. En une interminable reniflette, Lionel fait alors disparaître toute une traque à l’intérieur de son système respiratoire converti en Électrolux. Lorsqu’il se redresse, dominant de la tête et des épaules la petite bande alignée sur les tabourets, le Lion de l’Abitibi a deux filles malicieuses en string et pasties agrippées aux poignées d’amour. Au son du Hell’s Bells d’AC/DC, une autre fille, sur l’estrade dressée près du poêle à bois, s’affaire à laisser des traces de suc vaginal sur un poteau métallique. Les murs de la Cabooze sont peints en rouge sombre, le plancher est recouvert d’un prélart noir marbré de veines couleur morve. Voilà pour l’ambiance.

Pour les gars des Daredevils, Tchopper est une sorte de héros, auréolé de son passé de pilote pour les cartels. Mais Viger appartient à une espèce de moineau différente que les gars de bécyk ont du mal à cerner. Inconscients des vastes perspectives de l’univers politique, ces petits rouleurs sans envergure ne savent pas trop quoi penser d’un type qui, la seule fois qu’il s’est payé une moto, a chevauché une BMW 1300, et qui ne pilote même pas lui-même l’hélico qui le transporte partout, tout juste s’il ne l’utilise pas pour aller boire un café à la binerie du coin. Les Devils ne comprennent pas très bien ce que Viger fait dans la vie, à part être riche. Loin d’être aussi sophistiqués que les Nomads, les Hell’s Angels et Cie, ils ignorent la respectabilité de façade de l’économie légale, ne fréquentent aucun organigramme à consonance italienne avec ses commerçants blanchisseurs, ses entrepreneurs en construction et ses avocats fiscalistes. Ils n’ont, bref, guère l’habitude des beaux messieurs bien mis. Ils sont les culs-terreux du monde des motards, de rustres personnages des bas-fonds profonds du nord-ouest québécois, qui règlent leurs comptes au douze Winchester tronçonné plutôt qu’à l’AK-47.

Tchopper est du genre à se faire prier (et payer un coup de Red Label ou deux) pour raconter ses exploits. Avec Viger, c’est le contraire : il semble considérer les tapes dans le dos comme son dû et discourt en conséquence. Sa faconde passe difficilement par la porte de la Cabooze. Comme ses bottes de cowboy en cuir de raie : juste un peu trop pour les motards locaux.

D’un autre côté, on ne sème pas les billets bruns comme ça autour de soi sans qu’une réputation de tonton friqueur finisse par nous précéder. Les Daredevils savent l’art immémorial de plumer le pigeon, mais devant un si gros gibier, il leur vient des hésitations de jouvencelles. Il faut soigner l’approche.

— Ça doit bien faire six, lance Lionel en se tâtant la narine droite du gras du pouce.

— Six quoi ? Filles ? demande Barger en haussant les épaules.

— Six grammes.

Les Daredevils méditent cette réponse. Barger a la quarantaine, une queue de cheval grisonnante qui lui descend au milieu du dos, et il faudrait l’emmener au fond d’un puits de mine à quelques centaines de mètres sous terre pour qu’il lui vienne seulement l’idée d’ôter ses lunettes noires.

— Je pense qu’on peut dire que je suis un assez gros consommateur, ajoute le Lion avec, dans la voix, une note de fausse modestie.

Il se tourne vers Tchopper.

— Combien t’as acheté ?

— Trois onces…

— Tu vois… Viger s’adresse à Barger sans le regarder. Avec ça, je fais même pas trois semaines.

Barger dirige ses regards blasés, ou simplement distraits, vers la fille qui, petite culotte pendue à son gros orteil et déployée en étendard, exécute des mouvements de nage dans le vide sur l’estrade. Nage entre deux zoos, dirait sans doute l’éditorialiste du Colon si, dissimulé derrière un des cendriers encastrés dans le sabot d’une patte d’orignal taxidermisée, il assistait à la scène.

— Premièrement, icitte, c’est pas un entrepôt, énonce posément Barger Laberge. Faut faire avec les réalités du marché local. L’autre chose, c’est que si un gars veut absolument finir par se moucher avec des Pampers, ça se pourrait très bien que ça soit son problème.

— Ouais ?

D’un geste du menton, Lionel désigne son pilote d’hélico, qui a continué de s’enfiler des shooters de Johnny Walker et tient maintenant une cuite solide, au motard criminalisé qui officie à titre de barman.

— Sers-lui donc un triple pour le rachever, et remplis tous les autres verres que tu vois de la même chose. Et quand je dis « remplis », je veux dire : remplis. Capiche ? Bon, je vais te dire c’est quoi, ton problème, mon Burger. Tu vois pas assez grand…

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Un éminent citoyen victime d’un crash. Par : Paul Sauvé

L’accident d’hélicoptère dont a été victime, vendredi dernier, dans des circonstances encore mal éclaircies, l’homme d’affaires bien connu Lionel Viger continue de faire jaser. L’appareil dans lequel se déplace constamment le président du Groupe de planification stratégique (GPS), la firme de conseillers en investissement qu’il a fondée, se serait écrasé dans les forêts qui s’étendent au nord du lac Kaganoma, où Viger possède une luxueuse résidence secondaire. Selon ce que Le Colon a pu apprendre, il semblerait que l’appareil, un Bell UH-1 iroquois fabriqué au Texas (oui, le fameux Huey popularisé par la guerre du Vietnam), se soit abîmé au coeur d’une zone sauvage peu après avoir décollé du bar La Cabooze, sis dans la lointaine périphérie de Maldoror. L’hélico baptisé Flipper n’aurait pu éviter, semble-t-il, la haute ramure d’un de ces pins blancs géants dont il reste, ici et là, quelques survivants isolés ayant réchappé aussi bien à la morsure de l’antique godendard qu’au massacre moderne à la scie mécanique, et qui paraissent porter au bout de leurs branches-maîtresses le fantôme de la forêt continentale primitive. Le Flipper de Viger se serait accroché la queue dans un de ces arbres.

Les circonstances troubles dans lesquelles s’est produit ce crash continuent d’alimenter la rumeur, le natif de Sainte-Bénite n’ayant rien fait pour dissiper le halo de mystère qui entoure cette affaire, bien au contraire. Un rapport préliminaire de la police indique en effet que Lionel Viger, qui ne se trouvait pas aux commandes de l’appareil, se serait extirpé en relative bonne santé des débris de la carcasse fracassée au sol, et qu’il aurait ensuite chargé le pilote blessé et inconscient sur ses épaules pour le transporter, sur une assez longue distance, jusqu’à une zone habitée. Une fois sorti du bois, plutôt que d’appeler la police, Viger a téléphoné à son père, monsieur Léonce Viger, qui exerce la profession de trappeur à Sainte-Bénite. Viger père, qui de novembre à mai traque les malheureuses bêtes dont il prélève et tanne la fourrure comme s’il vivait il y a des siècles et n’était pas un contemporain de l’écran à cristaux liquides, mais qui, croyez-le ou non, possède néanmoins un téléphone portable, serait alors venu cueillir son fils dans son gros pick-up Ram le long d’un chemin forestier écarté, d’où le blessé fut ensuite acheminé vers l’hôpital régional d’Amos.

Lionel Viger est ce fils de la région dont la fulgurante ascension dans le monde des affaires rappelle aux nostalgiques la belle époque de Québec Inc. Avec sa grosse moustache, son hâle foncé, ses cheveux soigneusement lissés en arrière, ses costumes coûteux, sa Rolex en or et ses pierres rutilantes aux doigts, pour ne rien dire de son singulier bagout, de tout l’air qu’il déplace et de l’ancien paramilitaire croate qui lui sert de garde du corps, Viger fait irrésistiblement penser à un parvenu latino – un narcotrafiquant, m’a persiflé un ami.

L’étonnante négligence du PDG du GPS, qui, comme s’il s’agissait d’un vulgaire accrochage de parking de centre commercial, a omis de signaler ce crash d’hélicoptère à la police — il appert que l’épave n’a été repérée que deux jours plus tard par un groupe de pêcheurs se déplaçant en hydravion —, et sa présence dans un louche bar de danseuses situé en pleine cambrousse continuaient, au moment d’écrire ces lignes, de défrayer la chronique.

Le pilote de l’appareil, monsieur Gil Meunier, a obtenu son congé de l’hôpital hier. Comme son illustre passager, il a refusé de répondre à nos questions.

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Les sources de Sauvé lui avaient laissé entendre que Lionel, injoignable depuis l’accident, se trouvait toujours dans la région. Il s’attendait donc à moitié à ce qui se produisit dans l’après-midi de ce jeudi-là, jour de parution du fleuron de la presse régionale hebdomadaire qui portait, depuis sept décennies et des poussières, le noble nom de Colon. Une BMW de la série 700, couleur rubis, prit d’assaut le parking de la rédaction dans un crissement de freins laissant croire qu’il allait en surgir, non un aimable et fortuné propriétaire d’entreprises et son gorille, mais une douzaine de commandos SEAL venus anéantir le quartier général d’une organisation terroriste.

Quinze secondes plus tard, Lionel Viger, jouqué sur ses Boulet à talons hauts, la moustache fulminante et le cigare planté dans la gueule, aussi flamboyant qu’on peut l’être, traversait au pas de charge la rédaction du Colon sous les regards interdits des trois employés présents (comptabilité, publicité, petites annonces), écartait d’un coup de karaté la porte du cagibi du rédacteur en chef et s’appuyait des deux poings au bureau couvert de paperasse. Il aurait fallu au minimum un canon antichar pour l’arrêter.

— Mon écoeurant, tu m’as traité de narcotrafiquant ! rugit-il à la figure du scribe.

Détournant un moment les yeux, Sauvé repéra la silhouette stéroïdienne et le coussin de graisse occipital de Rogi, le monstre croate, demeuré à l’extérieur de la rédaction, devant la porte à laquelle il tournait le dos comme pour en défendre l’accès.

Résistant à l’envie de se sauver en courant, Sauvé convoqua un rusé sourire sur ses minces lèvres d’intellectuel de province raté.

— Je t’ai pas traité de narco, Lionel. J’ai seulement cité quelqu’un qui trouvait que t’en avais l’air. Je te connais. Si tu pensais sérieusement que je t’avais diffamé, j’aurais déjà tout un bureau d’avocats au cul.

— Je vais faire mieux que ça, mon tabarnak. Je vais t’acheter !

Il voulait dire : acheter le journal. Sa menace préférée.

— Sûr que tu veux pas t’asseoir, Lionel ?

Pour toute réponse, le Lion se mit à tourner en rond comme un fauve en cage dans l’espèce de placard qui servait de bureau à Sauvé. Qui, à tout hasard, lança :

— T’as jeté le pilote sur tes épaules comme un chevreuil étripé et tu l’as trimballé à travers 12 kilomètres de swompe grouillante de plantes carnivores, c’est bien ça, Lionel ? Et une fois de retour dans la civilisation, façon de parler, t’as appelé ton vieux père au lieu de faire le 9-1-1. Ta version, maintenant, Lionel… S’il-te-plaît. Make my day.

— Mêle pas mon père à ça, O. K. ? Le vieux crisse, du moment qu’il a du gaz dans son Ski-Doo et assez de poudre et de billes de plomb pour recharger lui-même les cartouches de son vieux 20 à un coup, il est content. Le 9-1-1 se rend pas jusque-là. Sainte-Bénite, c’est tellement creux que l’hiver, la cour de l’école empiète sur un ravage d’orignaux.

— Creux dans le bois tant que tu voudras, depuis les fusions municipales, ton village natal fait partie de Maldoror. Et un accident d’hélicoptère, c’est quand même un peu plus sérieux qu’un frottage de pare-chocs dans le parking du Provigo, non ? Est-ce que c’est normal que les policiers l’aient appris de la même manière que moi, le cul vissé dans un tabouret, devant une bière, au Sportif ?

— On s’en crisse ! On s’en crosse !

— Je comprends. On peut parler d’autre chose si tu veux. Pourquoi pas du constat d’infraction émis par le ministère des Ressources naturelles au lac Kaganoma ? Coupe de bois et construction illégales. L’héliport que tu voulais te patenter…

Viger ralluma son cigare à l’aide d’un briquet de la grosseur d’un lingot d’or.

— J’ai clairé un peu de sapinage, c’est vrai. Ça a l’air que ça prenait un permis. Première nouvelle.

Le faciès grimaçant de satisfaction émergea d’un cumulus de boucane cubaine.

— Lionel…

— Quoi, tu vas venir me dire qu’on peut pas fumer, toi aussi ? Un journaliste qui fume pas, ça fait pas sérieux, c’est comme une rock star qui fourre pas des top-modèles. À part de ça, tu m’en dois une !

Mine de rien, Sauvé glissa le carnet marqué « affaire de l’héliport » sous le Rapport d’étude de l’impact toxicologique des eaux de lixiviation des sites d’entreposage de résidus miniers sur l’écologie des lacs de kettle du Bouclier canadien. Qu’il n’avait pas encore lu. Il n’arrivait pas à détacher ses yeux de l’éclatante dentition de son visiteur. Il avait entendu dire qu’aux States, le blanchiment des dents était devenu une opération de pure routine, aussi commune que le rite annuel du nettoyage. Le résultat était d’autant plus remarquable que le Lion fumait comme un pompier.

— Je t’écoute, Lionel.

— Entre Val-d’Or et ici, une maison sur trois est à vendre.

— C’est vrai que le crash du prix de l’or nous aide pas.

— As-tu encore ton chalet au Kaganoma ?

— Ouais, mais j’ai presque plus le temps d’y aller. Tout seul, c’est moins drôle. Je songe à vendre…

— Quand tu vas avoir entendu parler de mon projet, tu vas changer d’idée. Dans deux ans, le prix de ton terrain va avoir sextuplé. Paul…

— Oui, Lionel ?

— J’ai un scoop pour toi.