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Bien que les deux auteures soient d’origine vietnamienne, il y a peu de caractéristiques communes entre l’écriture en fragments, poétique, douce, optimiste et cocasse de Kim Thúy et la verve « logorrhéique », calomnieuse, acérée, morbide et cinglante de Linda Lê. La première, qui vit en banlieue de Montréal, a connu un succès fracassant, autant auprès de la critique et de l’institution que du grand public, dès son premier livre, Ru[1], alors que la deuxième, qui vit à Paris, se fraie un chemin dans le monde littéraire depuis de nombreuses années, n’ayant cependant jamais connu de succès médiatique. Si les livres de Lê ont toujours reçu un accueil critique favorable, et même si son dernier roman, Lame de fond[2], a fait partie des finalistes du Goncourt 2012, il est en effet difficile de parler de cette écrivaine comme d’une auteure à succès populaire[3]. Discrète, toujours vêtue de noir, d’une pudeur qui contraste avec la violence et l’intensité de ses écrits, Linda Lê affiche le plus souvent une expression grave, où le sourire — si sourire il y a — en est un de politesse plutôt que de joie ; pour sa part, Kim Thúy semble avoir le sourire collé au visage. L’écrivaine française, qui « cultive les marges[4] », a fait la une du magazine Le Matricule des anges sous le signe de « l’astre noir[5] » ; l’auteure québécoise, qui assume les « lunettes roses[6] » que sa mère lui reproche de porter, a confié dans ses échanges avec Pascal Janovjak se sentir « à [s]a place partout[7] ». Animée et loquace, Kim Thúy met les gens à l’aise, alors que l’« exilée farouche, [l’]étrangère irréductible [qui] marche au bord de l’abîme[8] » qu’est Linda Lê peut créer de l’embarras à cause de son malaise[9].

Les différences sont nombreuses, en ce qui concerne tant l’oeuvre que la personnalité, mais les deux ont en commun d’avoir vécu l’expérience singulière des réfugiés du Sud-Est asiatique, en l’occurrence celle des boat people, qui, pour l’une comme pour l’autre, a influencé l’écriture[10]. La représentation qu’offre chacune de l’exil, de la traversée, du pays d’adoption est intéressante justement parce qu’elle suggère deux perspectives divergentes et révèle par la même occasion le rapport à l’immigration des terres d’accueil, en l’occurrence le Québec et la France. En tenant compte de la réception critique de l’oeuvre de chacune, mon article voudrait s’attarder aux différents points de vue sur l’expérience exilique, en particulier celle des boat people, tels que proposés dans Ru de Kim Thúy et dans quelques textes de Linda Lê, soit la nouvelle intitulée « Vinh L.[11] » et les romans Calomnies et Lame de fond. Si cette dernière a été sacrée « professeur de désespoir[12] » par Nancy Huston il y a de cela plusieurs années et a plus récemment fait partie des « écrivains méchants[13] » de Simon Harel, Kim Thúy semble en revanche avoir ce que j’appellerai un parti pris pour le bonheur. Son dernier livre, Mãn, a notamment fait dire à Martine Desjardins : « Les gens heureux n’ont pas d’histoire — jusqu’à ce qu’un écrivain de talent décide de se pencher sur leur cas[14]. » Malgré l’expérience tragique dans Ru, le récit est de fait guidé par l’espoir, par la vie. La traversée des boat people est une expérience hautement représentative de l’exil, dont la singularité se définit par la « possibilité de la mort, à savoir le non-retour[15] ». Alexis Nouss rappelle en ce sens que l’étymologie du mot « expérience » le rapproche de periculum, « péril », dont la racine « per » signifie « traversée » puis « épreuve[16] ». Nouss précise aussi que « la conscience exilique est une conscience malheureuse », « meurtrie », car « l’exilé a perdu sa place (dans le monde) et ne sait pas si — et quand — il en retrouvera une[17] ». Mon article vise à montrer que l’expérience exilique chez Kim Thúy permet finalement à son personnage principal de renaître et de trouver sa place, tandis que chez Linda Lê elle est à l’origine d’un sentiment perpétuel d’étrangeté. Les personnages de Lê sont incapables — ou refusent — de surmonter la conscience meurtrie provoquée par l’exil. L’exiliance — le néologisme est d’Alexis Nouss — se traduit dès lors dans son oeuvre par un refus de complaisance. Chez Linda Lê, l’exil est vécu comme une blessure, un déchirement corporel, une « dés-intégration » ; chez Kim Thúy, l’exil permet une intégration totale, un « re-membrement », certes non dénué de douleur, mais qui aboutit à la formation d’une nouvelle identité. Avant d’examiner de près leurs oeuvres, un bref survol des romans francophones ayant évoqué les boat people permettra de constater que la fuite en mer, que ce soit celle des Vietnamiens, des Haïtiens ou des Africains, est marquée du sceau de la « damnation ». Ce constat fera ressortir à quel point Ru, porté par le « rêve américain », se distingue de la production contemporaine.

Les damnés de la mer

L’image des « réfugiés de la mer » en est assurément une qui ne laisse personne indifférent. Commentant la photographie d’une embarcation accueillant des « migrants clandestins » somaliens, Alexis Nouss note que le « topos marin » est « l’entre-deux exilique[18] » où la mer est associée à la mort. Même s’ils n’ont pas, comme Linda Lê et Kim Thúy, été les témoins directs de cette expérience, plusieurs écrivains francophones ont évoqué le bateau où l’humain se déshumanise. Dans Passages, l’écrivain d’origine haïtienne Émile Ollivier insiste sur la mer comme lieu mémoriel de deux traversées tragiques : la première, originelle, forcée, qui a fait que « tous les malheurs de ce peuple lui sont toujours venus de la mer[19] » ; et l’autre, la traversée contemporaine, voulue, portée par l’appel de la liberté et du renouveau. Le roman d’Ollivier fait référence aux boat people haïtiens que la mer vomit sur les côtes de la Floride et aussi, rapidement, aux boat people cannibales vietnamiens[20]. Dans Les belles ténébreuses, roman de migration qui débute en Afrique, se poursuit en Europe et se termine en Amérique, Maryse Condé a elle aussi brièvement mais clairement tissé le lien entre les « damnés de la terre » d’hier et ceux d’aujourd’hui, entre les esclaves du Middle Passage et les démunis du monde actuel prêts à risquer leur vie pour le rêve occidental : « On aurait dit le Hollandais volant transportant sa cargaison de morts vivants. Ou alors un vaisseau négrier, ressuscité, avec à fond de cale son plein de “damnés de la terre” en route pour l’enfer[21]. » Condé n’est pas la seule à avoir fait le rapprochement entre deux époques en reprenant l’expression de Frantz Fanon[22], puisque Tahar Ben Jelloun l’emploie également dans sa présentation du roman Les pieds sales de l’auteur québécois d’origine togolaise Edem Awumey : « Certains ont les épaules mouillées, à peine échappés de la mer, d’autres ont les pieds sales parce qu’ils courent, fuient, espèrent une terre d’asile, un lieu où se reconstruire. […] Que ce soit en Afrique ou en Europe, des damnés de la terre errent sous l’oeil complice du romancier[23]. » Bien que le titre renvoie à la terre, ce roman met l’accent sur la mer dévorante qui sépare le monde des misères de celui des plaisirs, car entre la traversée du désert et la terre promise, la mer s’impose comme lieu à la fois de délivrance et de malédiction.

Avant Les pieds sales d’Edem Awumey, l’écrivain algérien Boualem Sansal avait offert, en 2005, « les brûleurs de routes », c’est-à-dire les « harragas » qui donnent le titre à son roman. « Brûleurs de routes » ou « pieds sales », autant d’expressions qui soulignent le sol que foulent les pieds. La mer paraît si terrifiante qu’on s’accroche de pied ferme à la route, à la terre, ne serait-ce que par les mots, car la mer, à la différence de la terre, voire de la montagne ou de la plaine, ne peut être arpentée par le pas humain, comme l’indique à juste titre Alexis Nouss[24]. Dans Les pieds sales tout comme dans Harraga, la fuite dans les mots ne sauve d’ailleurs pas de l’emprise de la mer :

Sur le chemin des harragas, on ne revient pas, une dégringolade en entraîne une autre, plus dure, plus triste, jusqu’au plongeon final. On le voit, ce sont les télés du satellite qui ramènent au pays les images de leurs corps échoués sur les rochers, ballottés par les flots, frigorifiés, asphyxiés, écrasés, dans un train d’avion, une cale de bateau ou le caisson d’un camion plombé[25].

Boualem Sansal rappelle que « [n]ous sommes tous, de tout temps, des harragas, des brûleurs de routes[26] », mais « les harragas [des temps modernes] ont inventé pour nous de nouvelles façons de mourir[27] ». C’est aussi la mort qui attend les personnages de Partir de Tahar Ben Jelloun, dans lequel la petite Malika rêve de partir comme on rêve de devenir médecin ou avocat. Dans ses rêves, Malika vit en Espagne ; en réalité, elle finira par « partir », pour toujours, emportée par la maladie. Reliant terre et mer, Ben Jelloun appelle de son côté ses personnages des « brûleurs d’océan » ou des « brûleurs de mer », cette mer « belle dans sa robe étincelante, avec ses parfums subtils, mais [qui] vous avale puis vous rejette en morceaux…[28] » Les protagonistes de ces romans ne sont pas des boat people et leur sujet premier n’est pas la fuite en mer, mais la migration en général. Toutefois, ces romans montrent à quel point l’image des réfugiés de la mer est courante pour évoquer le désir désespéré de partir. La détresse, la faim, l’insalubrité, les perspectives d’avenir catastrophiques une fois échoués sur les rivages de l’eldorado devenu lieu de tourments et d’exclusion, voilà ce qu’inspire la traversée. Le tout est narré d’un ton grave, tragique, qui, même dans un roman rocambolesque comme Les belles ténébreuses, où l’humour de Condé est palpable, suggère non seulement l’horreur d’une telle expérience, mais aussi les difficultés d’intégration. À l’instar de Condé, Kim Thúy a utilisé le mot « enfer » pour parler du bateau de la traversée, mais dans son récit le passage obligé en enfer promet un paradis, alors que dans le roman de Condé la cale transporte une « horde de malheureux qui vogu[ent] vers la mort[29] ». Ainsi, que ce soit en brûlant la mer ou en brûlant la route, il s’agit le plus souvent, dans les romans francophones contemporains, de se brûler les ailes.

Le phénix qui renaît de ses cendres

À la différence des romans mentionnés précédemment, Ru met en scène une narratrice, Nguyen An Tinh, qui, après la fuite en bateau et le camp de réfugiés en Malaisie, déploiera ses ailes. La vision positive qui se dégage de ce récit n’a pas échappé à la critique. Marie-Michèle Giguère a présenté Ru comme une « berceuse littéraire », un « récit délicieux », « une leçon de vie », un « hommage à la vie, à sa vie », « joliment impudique », avec des « mots parcimonieux, doux, honnêtes, jamais superflus [et qui] éblouissent[30] ». Christian Desmeules a, quant à lui, parlé d’« un réel talent d’écrivaine avec Ru, un pénétrant récit d’exil et d’enracinement », et a terminé sa recension en déclarant que c’est « [u]n témoignage fort d’amour et de liberté au féminin[31] ». Pour sa part, Pascal Riendeau a mis en relief « [l]’originalité de Ru[, qui] réside à la fois dans la forme éclatée du récit et dans la force du témoignage », avant de conclure que le roman « transcende le simple témoignage grâce à un travail élégant et intelligent sur la langue, la forme et le style[32] ». Si l’on compare Ru à la production contemporaine, son originalité se trouve peut-être davantage dans le contenu, dans la réalisation de l’American Dream. La récurrence du mot « rêve/s » dans le récit est à cet égard remarquable et évoque le contraire de la « damnation » et de la « malédiction », termes que l’on croise dans le roman de Maryse Condé aussi bien que dans ceux de Boualem Sansal et d’Edem Awumey. Il est évident que la narratrice de Ru n’est pas Kim Thúy, d’autant plus qu’elle ne porte pas le nom de l’auteure ; il n’en reste pas moins que les deux ont été associées étant donné la teneur autobiographique du livre et le fait que l’écrivaine est devenue, au Canada comme en Europe, un symbole de l’intégration réussie[33]. Selon Riendeau, « Ru n’est ni le récit triomphant d’une immigrée — même si elle a pleinement réussi à s’intégrer — ni une histoire de la dure réalité dans la société d’accueil[34] », et « insister sur la banalité apparente d’une idée, d’un événement, d’une image procure à la narratrice la distanciation nécessaire face à toute tentation de transformer son texte de fiction en un récit édifiant[35] ». Ru n’est effectivement pas un roman sur « la dure réalité de la société d’accueil » — « Pendant toute une année, Granby a représenté le paradis terrestre » (R, 35), confie entre autres la narratrice —, mais il est bel et bien, à mon avis, le « récit triomphant d’une immigrée », ce qui explique en partie son succès retentissant. L’intégration exemplaire de la narratrice impressionne d’autant plus qu’elle est l’aboutissement non pas d’une immigration « normale », mais celle d’une boat people[36]. Par moments, la narratrice semble elle-même impressionnée par la réussite professionnelle des membres de sa famille, comme celle de sa tante Six et de son mari, qui incarnent l’accomplissement ultime du rêve américain réalisé en terre états-unienne :

Beaucoup d’immigrants ont réalisé le rêve américain. […] Aujourd’hui, ma tante Six et son mari (bel-oncle Six) habitent dans une de ces maisons [en pierre]. Ils voyagent en première classe et doivent coller un papier sur le dossier de leur siège pour que les hôtesses cessent de leur offrir des chocolats et du champagne. Il y a trente ans, dans notre camp de réfugiés en Malaisie, ce même bel-oncle Six rampait moins vite que sa fille de huit mois parce qu’il souffrait de carences alimentaires.

R, 83

Le choix des mots, par leur opposition (« première classe »/« camp de réfugiés » ; « champagne »/« carences alimentaires »), accentue le gouffre entre deux mondes, deux époques, entre la vie misérable du passé et le luxe du présent. Récit de l’American Dream, Ru retrace un parcours semé d’embûches et de douleurs, mais dont la destination finale est la vie, une place dans le monde.

Le rêve américain est d’ailleurs annoncé dès le début du récit, où l’horizon d’un paradis se profile dans la cale du bateau, où le rêve du futur lutte contre l’enfer du présent :

Les gens assis sur le pont nous rapportaient qu’il n’y avait plus de ligne de démarcation entre le bleu du ciel et le bleu de la mer. On ne savait donc pas si on se dirigeait vers le ciel ou si on s’enfonçait dans les profondeurs de l’eau. Le paradis et l’enfer s’étaient enlacés dans le ventre de notre bateau. Le paradis promettait un tournant dans notre vie, un nouvel avenir, une nouvelle histoire. L’enfer, lui, étalait nos peurs : peur des pirates, peur de mourir de faim […], peur de ne plus jamais fouler la terre ferme […].

R, 13-14

Dans ce corps à corps entre le ciel et la mer, entre le paradis et l’enfer, il est significatif que ce soit le paradis qui s’impose d’abord, annonçant d’entrée de jeu sa victoire, préfigurant le rêve américain, lequel est, comme l’exprime bien la narratrice, le seul et même rêve de tous les immigrants, à plus forte raison des réfugiés (R, 80), jusqu’au jour où quelques-uns se permettront de « rêver [leur] propre rêve » (R, 85). Même au camp de réfugiés, les rêves dominaient déjà, puisque le jeune homme sollicité par la mère de la narratrice pour leur donner des cours d’anglais « réussissait à soulever le ciel pour [leur] laisser entrevoir un nouvel horizon, loin des trous béants d’excréments accumulés par les deux mille personnes du camp » (R, 27). Grâce à ce jeune homme, les réfugiés ont pu « imaginer un horizon dépourvu d’odeurs nauséabondes, de mouches, de vers […], de poissons avariés, lancés à même le sol chaque fin d’après-midi à l’heure de la distribution des vivres » (R, 27) ; bref, grâce à lui, ils ont gardé « le désir de tendre la main pour rattraper [leurs] rêves » (R, 27). Une fois l’avion atterri à Mirabel, l’enfer laisse définitivement la place au « paradis » : « Après avoir vécu un long séjour dans des lieux sans lumière, un paysage aussi blanc, aussi virginal ne pouvait que nous éblouir, nous aveugler, nous enivrer » (R, 18). Quoique l’arrivée en terre d’accueil ait été déroutante — « Je n’avais plus de points de repère, plus d’outils pour pouvoir rêver » (R, 18) —, la narratrice trouve rapidement quelque chose pour la faire rêver : « Je ne connaissais aucun de ces plats, pourtant je savais que c’était un lieu de délices, un pays de rêve. » (R, 18) La nourriture devient ici un territoire, un pays.

Le retour au passé, au Vietnam, aux souvenirs du bateau et du camp de réfugiés s’effectue chez Kim Thúy avec ce que la narratrice nomme sa « mémoire émotive, [qui] se perd, se dissout, s’embrouille avec le recul » (R, 141). C’est ce recul qui lui permet de décider de la manière dont elle souhaite entreprendre son retour au passé. Comme le note Edward Said, la façon de se souvenir influence grandement, forcément, la perspective de l’avenir : « Since almost by definition exile and memory go together, it is what one remembers of the past and how one remembers it that determine how one sees the future[37]. » Kim Thúy a choisi de mettre en scène une narratrice qui se souvient à travers des « lunettes roses », c’est-à-dire qui ne nie aucunement les souffrances du passé, mais tente néanmoins de faire ressortir les aspects positifs de chaque situation. Ce parti pris pour le bonheur met en lumière l’espoir porté par le futur et la libération que permet l’exil. Expliquant son rapport aux écrits de Frantz Fanon et insistant sur la douleur du processus mémoriel, le critique Homi Bhabha offre une définition intéressante de l’acte de se souvenir : « Remembering Fanon is a process of intense discovery and disorientation. Remembering is never a quiet act of introspection or retrospection. It is a painful re-membering, a putting together of the dismembered past to make sense of the trauma of the present[38]. » Au coeur de l’écriture du passé se trouve ainsi le désir de rassembler, de reconstruire ce qui a été morcelé. Malgré sa forme éclatée, le livre en fragments de Kim Thúy exprime ce genre de reconstitution des souvenirs dans le but de mieux comprendre et de mieux apprécier le présent. L’ensemble du récit forme en quelque sorte l’idéal d’une identité migrante avec tous les personnages ayant réussi professionnellement (la narratrice, ses frères, ses oncles et ses tantes), réalisant le rêve américain qui permet de se refaire une vie[39]. C’est ce rêve qui ouvre la voie au récit de la narratrice : d’une part, en « recollant » les « membres » de son identité fragmentée par l’expérience exilique ; d’autre part, en regroupant les « membres » de sa famille étendue. Le rêve, porteur d’autres rêves à venir, devient le lieu même de l’enracinement : « [M]a mère avait certainement des rêves pour moi, mais […] elle m’a surtout donné des outils pour me permettre de recommencer à m’enraciner, à rêver. » (R, 30) Si les parents n’ont pas aussi bien réussi, répétant souvent à leurs enfants qu’ils « n’auront pas d’argent à [leur] laisser en héritage » (R, 50), ils leur ont par ailleurs appris à « marcher jusqu’à [leurs] rêves, jusqu’à l’infini » (R, 50). En ce sens, les parents vivent le rêve américain à travers les enfants. Lorsque son père donne des nouvelles du couple Girard, qui incarnait pour elle et sa famille « le rêve américain » (R, 80) avec sa « maison blanche au gazon parfaitement tondu, aux fleurs bordant l’entrée » (R, 80), la narratrice insiste, comme c’est souvent le cas dans le récit, sur le nous familial :

Mon père a retrouvé la trace de monsieur Girard, trente ans plus tard. Il n’habitait plus la même maison, sa femme l’avait quitté et sa fille était en année sabbatique, à la recherche d’un objectif, d’une vie. Quand mon père m’a rapporté ces nouvelles, je me suis presque sentie coupable. Je me demandais si nous n’avions pas involontairement volé le rêve américain de monsieur Girard à force de l’avoir trop désiré.

R, 81 ; je souligne

L’apport testimonial de ce livre est doublement précieux, car il témoigne de la souffrance des personnages, mais aussi, et sans doute surtout, du « re-membrement » et de la renaissance que permet l’immigration[40]. Le titre est à cet égard tout aussi révélateur que l’incipit en ce qu’il annonce douleur et renaissance dans les définitions du mot « ru » qui sont données au début du livre, avant la dédicace : « En français, ru signifie “petit ruisseau” et, au figuré, “écoulement (de larmes, de sang, d’argent)” (Le Robert historique). En vietnamien, ru signifie “berceuse”, “bercer”. » Le lecteur peut dès lors s’attendre à un récit qui, après l’écoulement des larmes et de l’argent, après la perte de la fortune familiale, mettra en valeur un pays qui berce des personnages nouvellement nés. Au sujet de sa première enseignante, la narratrice dit : « Elle veillait sur notre transplantation [celle des sept plus jeunes Vietnamiens du groupe] avec la délicatesse d’une mère envers son nouveau-né prématuré. » (R, 19) Après l’enfer du bateau, elle décrit avec des mots fort évocateurs l’arrivée en pays d’accueil : « La ville de Granby a été le ventre chaud qui nous a couvés durant notre première année au Canada. Les habitants de cette ville nous ont bercés un à un. » (R, 31 ; je souligne.) À la toute fin du récit, le verbe fait place au substantif, car ce « pays n’est plus un lieu, mais une berceuse » (R, 144). De plus, la fin de Ru reprend l’image du ciel, de l’horizon du début, mais le gouffre de la mer a disparu, permettant le déploiement des ailes et « la possibilité de ce livre » (R, 144) :

Seuls autant qu’ensemble, tous ces personnages de mon passé ont secoué la crasse accumulée sur leur dos afin de déployer leurs ailes au plumage rouge et or, avant de s’élancer vivement vers le grand espace bleu, décorant ainsi le ciel de mes enfants, leur dévoilant qu’un horizon en cache toujours un autre et qu’il en est ainsi jusqu’à l’indicible beauté du renouveau, jusqu’à l’impalpable ravissement.

R, 144

Dans ces fragments de vie qui forment un ensemble et à travers lesquels la narratrice s’est avancée « comme dans un rêve éveillé » (R, 144), les personnages exilés sont des phénix qui « renaiss[e]nt de [leurs] cendre[s] » (R, 144) pour s’envoler vers la liberté et « l’indicible beauté du renouveau ».

L’albatros qui dessille les yeux

Alors que le réfugié de Kim Thúy est le phénix qui renaît de ses cendres, déploie ses ailes et s’envole vers la liberté en illuminant le ciel, l’exilé de Linda Lê est l’albatros de Baudelaire, l’exclu cloué au sol qui n’arrive pas à trouver sa place au sein de la société. La célèbre image de l’oiseau ridiculisé, du poète incompris et marginalisé, traverse plusieurs de ses livres[41]. Selon Lê, l’écrivain venu d’ailleurs est appelé à se situer dans la « littérature déplacée », expression qui recouvre deux sens : le premier « fait appel à l’émotion » et fait « vibrer la fibre paternaliste de la critique, toujours impatiente de célébrer le pathos du baluchon[42] » ; le deuxième désigne une parole déplacée, c’est-à-dire inconvenante, malvenue, une mauvaise parole « chassée de son refuge, mais une parole qui se moque de trouver un asile […] [et qui] se refuse à la célébration, tout comme elle se refuse à la consolation[43] ». Pour Lê, la tâche de l’écrivain exilé est donc « d’inventer une parole qui dessille les yeux[44] ». Par-delà le sens figuré de l’expression, l’emploi du verbe « dessiller » est révélateur puisque son sens ancien souligne la violence du geste : « Découdre les paupières d’un faucon, d’un oiseau (de proie)[45]. » Autrement dit, la parole déplacée de Lê vise à nous faire violence afin de nous ouvrir les yeux.

Bien que la réception de son oeuvre soit presque toujours élogieuse, le mot « témoignage » n’est pas utilisé, et aucun de ses livres ne pourrait être perçu comme un récit d’enracinement ou un hommage à la vie. À la sortie de Calomnies, Vincent Landel présentait l’« âme monstrueuse » de l’écrivaine et commençait sa chronique en précisant qu’il s’agissait d’« une perle de cette rentrée ; une perle noire[46] ». Reprenant une expression de Calomnies, l’auteur et traducteur québécois d’origine coréenne Ook Chung qualifiait Lê de « tueuse en dentelles » et décrivait ses livres comme des « explosifs délicatement maniés par des mains de jeune fille[47] ». Plus récemment, à la parution de Lame de fond, Emily Barnett confirmait : « […] chacun sait qu’on se retrouve rarement dans un roman de Linda Lê sans y laisser sa peau. Marquée par le deuil, son oeuvre l’est résolument, voire farouchement[48] ». Pour Lê, le deuil impossible commande en effet une « vision du monde fondée sur le manque et non la plénitude, sur le désaveu et non l’affirmation, sur l’infirmité comme stigmate du deuil et comme symptôme de protestation[49] ». On retrouve cette infirmité dans nombre de ses romans : l’oncle fou et la mère cul-de-jatte du cordonnier dans Calomnies, le paralytique dans Les dits d’un idiot, la manchote dans Les trois Parques et le narrateur aveugle dans Les aubes sont autant de personnages handicapés, mutilés, démembrés qui s’opposent au récit édifiant de l’exil et au « re-membrement » du soi[50]. L’exil est chez elle un démembrement impossible à reconstituer puisque quelque chose — un être, un membre, voire la raison — est resté au pays, ou encore s’est perdu lors de la traversée. En cela, l’oeuvre de Lê est emblématique des blessures réelles ou symboliques dont parle Alexis Nouss : « Précise et imprécise, l’expérience exilique arbore la même dualité. Précision chirurgicale d’une déchirure, d’une rupture, d’une ablation ; opération dans la chair, documentée ou non[51]. »

Trois textes de Lê renvoient à l’exil des boat people : « Vinh L. », la dernière nouvelle des Évangiles du crime ; Calomnies, roman autobiographique « désaxé, détraqué[52] » à deux voix — celle de l’écrivaine métèque et de l’oncle fou, deux « avortons d[’une] famille de tarés » (C, 19) ; et Lame de fond, roman à quatre voix, dont celle du narrateur central, qui parle d’outre-tombe. Dans « Vinh L. » et dans Calomnies, la référence à la fuite en mer est évidente sans être nommée, l’auteure ayant déclaré, lors de la sortie de Calomnies, détester le « pittoresque journalistique[53] » de l’expression « boat people ». Vinh L., qui a commis l’acte indicible, et le personnage féminin surnommé « Bébé vautour » préfigurent les narratrices ultérieures des romans de Lê :

Quand elle [Bébé vautour] recevait les lettres aimantes, noircies de conseils, que lui adressait son père, elle se demandait toujours, en les lisant, quel goût pouvait avoir la chair de ce père qui avait longtemps désiré sa naissance, prié pour sa venue au monde, et qui l’avait envoyée sur les mers afin, croyait-il, de lui épargner le pire. La chair de son père devait être dure à mâcher : toute sa vie, il avait ravalé ses ambitions, fait taire ses désirs, empoisonné ses rêves à leur source.

ÉC, 194

Si Bébé vautour reste dans le désarroi, garde son « air de victime-née et d’oiseau déporté par le vent » (ÉC, 198), n’ayant pas obtenu du narrateur l’accusation espérée qui aurait confirmé qu’elle a bel et bien mangé de la chair humaine — car « [n]e pas savoir l’obligeait à vivre petitement le cauchemar de son crime » (ÉC, 198), le narrateur est pour sa part taraudé non pas tant par la cruauté et le désespoir de son geste, mais par la vacuité qui en découle. Depuis qu’il a tué, dépecé et mangé un homme, un criminel, un être vil dont l’annonce de la mort a suscité indifférence ou soulagement, Vinh L., « [c]haque nuit, [s]e cogne le front contre le mur en criant : “Tu es vivant, pour quoi faire ?” » (ÉC, 210). Toute la nouvelle se concentre sur l’acte barbare d’un homme dont le ventre, devenu « une morgue », porte désormais un « poids mort » (ÉC, 188), un membre indésirable pour le restant de ses jours. Cet homme se « gav[e] de culture pour [se] purifier de [sa] barbarie » (ÉC, 185), mais en vain. La violence de l’expérience en mer est pourtant ici davantage un prétexte à une réflexion sur le cannibalisme littéraire, sur le (non-)sens de la vie après qu’on a cédé à l’instinct primitif de survie et sur l’impossible deuil du pays natal qu’un témoignage sur la traversée ou l’intégration. La nouvelle se clôt sur la perspective d’un retour au pays « comme un chien retourne à son vomi » (ÉC, 227) — expression reprise dans Lame de fond (LF, 30), où il n’y a toutefois plus de retour possible — pour y « réapprendre à vivre » (ÉC, 227) auprès de sa mère « terroriste dans l’âme » (ÉC, 207 et 222).

Alors que Vinh L. n’arrive pas à se purger d’un corps de trop en lui, la narratrice de Calomnies est quant à elle « un corps amputé de ses membres, [qui] a appris à vivre ainsi, à avancer seule, à écarter de sa route ce qui a l’odeur du sang familial[54] » (C, 105). Dans ce roman sur la quête du père — la mère ayant soulevé le soupçon de la bâtardise pour rendre sa fille cinglée, ce qui poussera celle-ci à entrer en contact avec l’oncle fou —, Lê exploite le thème du refus des filiations : rejet de la famille, du pays, des origines. Elle explore aussi un sujet absent de « Vinh L. », celui de l’accueil des réfugiés :

Souviens-toi quand ton peuple a commencé de quitter le Pays[, lui dit Ricin]. Les fugitifs se sont entassés par centaines sur des embarcations si fragiles qu’on eût dit des boîtes d’allumettes géantes. Ils ont franchi les mers sur ces embarcations. Les gens d’ici se sont frotté les mains. Ils voyaient là des victimes idéales qu’ils baptisaient les combattants de la liberté.

C, 43

Le renvoi aux boat people est ici évident et aborde les enjeux liés au paternalisme, au parrainage et par ricochet à la gratitude (ou à l’ingratitude). Lê traite de ces questions en les mettant en parallèle avec celle des attentes des lecteurs et des éditeurs face aux écrivains exilés. Le personnage nommé Le Conseiller donne justement ce conseil à la narratrice : « Vous avez abusé de la tristesse. Rangez vos cadavres dans les placards. Écrivez des exercices de jubilation. Cessez de vous calomnier, de nous calomnier. » (C, 31 ; Lê souligne.). Bien que l’auteure refuse le compromis, sa narratrice, elle, ne cache pas sa tentation devant cette « écriture du bonheur[55] », car elle sait qu’il y a en elle « la marionnette avide de succès, le morceau de chiffon qui voudrait être un oiseau bariolé lissant ses plumes devant un public nombreux » (C, 33). Ricin, frère spirituel, sorte de double de la narratrice, s’oppose au Conseiller et rappelle à sa « soeur » les conséquences auxquelles pourrait la conduire sa tentation : « Le Conseiller veut te faire passer pour sa protégée — l’écrivain originaire des anciennes colonies, le petit oiseau affamé, la jeune femme fragile qu’il parraine. N’oublie pas que le parrainage est le grand fantasme des parvenus. » (C, 37) Le personnage féminin ne cédera finalement pas à la tentation de l’écriture du bonheur et refusera de ce fait de payer sa « dette » d’exilée.

Sans l’énoncer explicitement, Calomnies suggère que la narratrice est une boat people. Dans Lame de fond, le personnage central, Van, est un réfugié qui a pu échapper « au sort des boat people, entassés sur des rafiots en dérive » (LF, 91), grâce aux enveloppes généreuses de sa mère, qui lui a trouvé un « parrain » avant son départ. Lê a ici choisi de présenter un narrateur qui n’est pas atrophié, cannibale ni fou, mais mort. La voix de Van alterne avec celles des trois narratrices vivantes : Ulma, l’amante et demi-soeur eurasienne « inadaptée » (LF, 183), dont la rencontre fera vivre à Van un tsunami, la « lame de fond » du titre (dans lequel on entend également « l’âme de fond ») ; Lou, sa femme française qui l’a « accidentellement » percuté et tué avec sa voiture après avoir découvert sa liaison interdite ; et Laure, sa fille « vaccinée contre [s]es déprimantes théories existentielles » (LF, 17), mais fan de Marilyn Manson. Ce roman est singulier dans l’oeuvre de Lê dans la mesure où il désigne de manière explicite les gens qui ont fui en bateau par l’expression anglaise universellement connue : « boat people ». À la différence donc de Kim Thúy qui l’emploie dès son premier livre (R, 24), Linda Lê l’a longtemps évitée. Le mot « réfugié » n’est pas non plus fréquemment utilisé dans son oeuvre, laquelle privilégie le terme « exil », moins politique et moins collectif, comme le rappelle Edward Said :

Exile originated in the age-old practice of banishment. Once banished, the exile lives an anomalous and miserable life, with the stigma of being an outsider. Refugees, on the other hand, are a creation of the twentieth-century state. The word “refugee” has become a political one, suggesting large herds of innocent and bewildered people requiring urgent international assistance, whereas “exile” carries with it, I think, a touch of solitude and spirituality[56].

Tout comme pour Said, les mots « exil » ou « exilé » renvoient pour Lê à l’exil intérieur, à la solitude, tandis que « réfugié » et à plus forte raison « boat people » impliquent non seulement une portée politique, mais aussi la notion d’humanitaire, un appel à la solidarité.

En plus d’utiliser pour la première fois l’expression « boat people », Lê a recours au mot « réfugié[57] » dans Lame de fond. Mais ces mots servent à exprimer un discours très critique au sujet des émotions que peuvent susciter l’évocation de la traversée en mer ou le statut de réfugié. De sa tombe, Van tente de comprendre pourquoi Lou, malgré « quantité de prétendants » (LF, 29), l’avait choisi, lui, beau garçon mais sans charme particulier, hormis son exotisme :

Mais voilà, sans qu’elle comprenne très bien comment, j’avais emporté le morceau, peut-être était-ce parce que j’étais un venu d’ailleurs, et qu’elle fondait devant mon air de cador errant. […] Elle n’avait pas dix ans quand les manifestants anti-impérialistes réclamaient le départ des troupes américaines du Vietnam, elle n’était pas bachelière lorsque l’exode des boat people fuyant le totalitarisme érigé dans mon pays faisait la une des journaux.

LF, 29-30 ; Lê souligne

L’hypothèse de Van n’est pas démentie par sa fille Laure qui, s’inspirant des confidences de ses parents, en rajoute : « À mon avis, elle rachetait je ne sais quoi (les mauvaises actions de ses ancêtres les colonisateurs ?) en choisissant Van. » (LF, 75) Si Lou et Van ont été amoureux, le spectre de la repentance, de la mauvaise conscience, n’est cependant pas loin. Contrairement à ses autres livres, Lame de fond abonde en références à l’histoire du Vietnam et aux discours politiques en France sur l’immigration, de sorte que le mot « exil » y acquiert une acception qui est plus sociologique. On trouve en effet dans ce roman des termes qui sont plus « collés à la réalité » : « immigrés », « cités », « racisme », « gauche », « droite », « parti socialiste », etc. Tout se passe comme si Lê avait été rattrapée par l’actualité en France et que son écriture s’en trouvait influencée[58].

La critique du paternalisme dans Calomnies laisse place dans Lame de fond à une dénonciation sans détour du racisme[59]. C’est dans le récit de Lou, que sa mère a essayé d’élever en « aimable chrétienne », en « Bretonne bretonnante » (LF, 149), que le racisme d’une partie de la population française est souligné :

Le jour où j’avais épousé Van, c’est-à-dire un de ceux qui étaient pour elle les “macaques du tiers monde”, elle m’avait annoncé qu’elle me déshéritait. […] [Q]ue les gens de couleur restent dans leur ghetto, on ne mélange pas les torchons et les serviettes, un bon immigré est un immigré qui ne prétend pas à plus que ce que les Français de souche daignent lui adjuger, c’est bien beau la charité, mais les Blancs seraient exterminés comme les Indiens d’Amérique s’ils ouvraient leur porte à tous les basanés, maudite engeance qui se reproduit comme des lapins.

LF, 148

La reprise d’un tel discours — et qui est répété dans le roman — est rare dans l’oeuvre de Lê, dont les personnages ont tendance à s’exclure eux-mêmes de la société, à s’automarginaliser. Non seulement Lou s’est toujours érigée contre la vision raciste de sa mère, « obsédée par la peur d’une invasion des barbares » (LF, 226), mais il n’est pas impossible qu’elle ait épousé Van par révolte contre celle-ci. Quant à Van, sa relation avec Lou lui a donné l’impression de ne pas être l’« une de ces personnes déplacées mal insérées dans la société française » (LF, 184), mais derrière l’apparence d’une intégration qui ressemble à de l’assimilation et d’une vie bien rangée (il a un travail de correcteur, une femme française de souche, qu’il n’a jamais trompée avant Ulma malgré les tentations, une fille adolescente un peu en crise, deux meilleurs amis) se révèle un être qui refuse le conformisme : « Je restais rétif à toute imprégnation. Quelque chose en moi se cabrait contre la morale normative, j’avais le don d’être indéfinissable, de ne pas me laisser réduire à n’être qu’un Jaune parisianisé. » (LF, 188) Ce « don » contre la morale normative se manifestera par son désir non pas pour une femme quelconque, ce qui serait une infidélité somme toute banale et normale, mais pour sa demi-soeur. Celui qui se déclare « peau jaune, masque blanc » (LF, 167), paraphrasant le titre fameux de l’essai de Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs[60], vivra avec Ulma un amour « en fraude, avec frénésie » (LF, 157), qui fera craquer son masque, détruira la façade de sa vie bien rangée :

La lettre d’Ulma, coup de tonnerre dans un ciel apparemment serein, le contraignait à sortir de sa coquille. Rencontrer sa demi-soeur au bout de trente ans en France où il avait tiré un rideau sur son enfance au Vietnam n’était pas sans retentissement sur son psychisme. Il entrait dans une zone de hautes turbulences, mais lui chez qui l’élan vital s’était endormi trouvait dans le scénario d’une idylle avec Ulma un puissant stimulant. […] C’était avec Ulma qu’il s’embarquait pour Cythère, ce qu’il y avait de transgressif dans leur amour les grisait.

LF, 155-156

La lame de fond qu’a causée l’apparition d’Ulma dans la vie de Van n’est toutefois pas seulement liée à leur amour incestueux, mais surtout à la résurgence des origines et du pays dont il croyait avoir fait le deuil, lui qui a toujours refusé de retourner au Vietnam et de fréquenter ses compatriotes. Plutôt que de se réconcilier avec cette part de lui-même, de « recoller » les morceaux de son identité morcelée et étouffée, Van se précipite vers la perte. Sa rencontre avec Ulma fait en sorte qu’il veut amorcer un processus de « re-membrement », de reconstitution de son passé ; néanmoins, le dénouement, annoncé dès l’incipit, dévoile d’emblée l’entreprise vaine de celui qui y a cru. Lame de fond est, pour reprendre les mots de Lê, « le roman de l’étrangeté, l’étrangeté au monde d’un éternel étranger[61] ». Même dans la mort, il est improbable que le narrateur trouve « sa place ». Il confie dans les dernières lignes qu’il pourra toujours essayer de se persuader « qu[’il] n’errera pas aux enfers comme un damné toujours perdu entre l’Orient et l’Occident » (LF, 277), tentative qui laisse entendre que son passage dans l’au-delà se placera effectivement sous le signe de la damnation, que son déchirement identitaire l’enverra directement en enfer. Bref, chez Lê, l’exil ne mène ni à la libération ni au « paradis ».

+

Dans « Vinh L. », le narrateur exilé ayant commis l’innommable, d’autant plus que cela lui a procuré « un plaisir si pénétrant qu’il [l]’a émasculé » (ÉC, 195), affirme : « Être lucide, c’est déjà être criminel. Il y a de l’indécence à voir clair à ce point. » (ÉC, 189) Toute l’oeuvre de Linda Lê participe à ce « crime » tant la lucidité des propos de ses personnages et l’intransigeance de son écriture frappent de plein fouet. À la différence de Kim Thúy, qui invite les siens à voir la vie et l’exil avec des lunettes roses, Lê plonge ses lecteurs dans l’indécence de la clairvoyance. Bien que leur style soit très différent de celui de Linda Lê, les écrivains francophones qui ont évoqué les boat people ne partagent pas non plus le point de vue optimiste de Kim Thúy puisqu’ils mettent en scène l’échec du rêve américain (ou européen). Le rappel constant des obstacles à l’intégration, souvent liés au racisme auquel les immigrants doivent faire face en Europe comme en Amérique du Nord, peut certes aiguiser la culpabilité des uns, mais également lasser les autres. Il n’est par conséquent pas étonnant que Ru ait bénéficié d’un accueil des plus enthousiastes dans la mesure où le récit est empreint de tendresse et d’admiration pour les Vietnamiens et de reconnaissance pour l’accueil chaleureux et généreux du Québec. Ne cherchant pas à provoquer ni à accuser, la plume de Kim Thúy est agréable et conciliante, faisant même dire à sa narratrice qu’elle aime tous les Québécois, incluant ceux qui l’excluent[62]. À en juger par la réception critique, l’auteure québécoise a réussi à opposer un démenti à la célèbre phrase d’André Gide selon laquelle « on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments », tandis que l’écrivaine française ne fait que la confirmer, livre après livre. L’une conforte la société d’accueil dans l’image d’un phénix qui renaît de ses cendres grâce à l’immigration, alors que l’autre l’oblige, par ses paroles malvenues — comme on pourrait le dire d’un exilé « mal venu », mal arrivé et de ce fait importun —, à être cet oiseau de proie à qui l’on dessille les yeux.