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Il y a de par le monde une autre Madeleine […]. Je préviens tous mes lecteurs que leur correspondante ne signe jamais ce nom en dehors de son journal. Si, par hasard, vous voyez Madeleine, ce sera donc mon homonyme ; et lorsqu’il m’arrivera de m’en servir en « pays étranger », j’aurai la précaution d’ajouter à « Madeleine » — « de la “Patrie” ». Ce sera mon nom de famille [2] !

Au tournant du vingtième siècle, la convergence du développement urbain, économique et médiatique favorise un accroissement significatif du nombre de femmes de lettres canadiennes-françaises, et crée des conditions favorables à leur percée dans la sphère publique, notamment par la voie du journalisme. Dans la foulée de cette mutation, les femmes qui publient, dans les périodiques ou en volume, entre 1893 [3] et 1929 [4], utilisent plusieurs types de signatures, qui semblent constituer autant d’états et d’étapes de l’intégration des femmes dans le champ littéraire. En effet, comme le souligne Manon Brunet, l’étude des pratiques de signature « est nécessairement subordonnée à une analyse de la reconnaissance sociale de l’écrivain, c’est-à-dire à des conditions matérielles et symboliques de consécration de son travail [5] ».

Les tendances dominantes de l’usage des signatures féminines à cette époque peuvent être comprises dans trois états. On constate en premier lieu, outre l’usage très généralisé du pseudonyme, que bon nombre des pseudonymes principaux [6] des femmes de lettres sont un unique prénom : Françoise, Colombine, Fadette, Madeleine, Hermance, Ginevra, Colette, Atala, etc. En second lieu, on remarque des pseudonymes au nom complet (prénom et nom) : Laure Conan, Gaétane de Montreuil, Juliette Lavergne, Michelle Le Normand, Cécile Beauregard, etc. Enfin, d’autres écrivaines signent de leur nom véritable et le plus souvent complet, qu’il s’agisse de leur nom de jeune fille, de leur nom de femme mariée ou d’une juxtaposition des deux : Joséphine Marchand-Dandurand, Emma Adèle Bourgeois-Lacerte, Marie-Claire Daveluy, Virginie Dussault, Marie Lacoste Gérin-Lajoie, Corinne Rocheleau, Idola Saint-Jean, Blanche Lamontagne-Beauregard, Yvonne Charrette et, à partir des années vingt, Marie-Rose Turcot, Marguerite Taschereau, Henriette Tassé, puis Alice Lemieux, Éva Senécal, Simone Routier, pour n’en citer que quelques-unes.

Ces trois régimes de signature, qui semblent à première vue s’entrecroiser et se superposer de manière plutôt aléatoire, paraissent conditionnés, bien que ce soit à divers degrés, par une multitude de facteurs et de forces qui agissent sur le champ, et ils reflètent les différentes conditions « matérielles et symboliques » des pratiques d’écriture des femmes. Simone Pilon, dans sa thèse de doctorat sur l’usage des pseudonymes féminins à la fin du dix-neuvième siècle [7], a constitué un premier état du corpus et posé les fondements de l’analyse des noms de plume des femmes de lettres canadiennes. Elle y a étudié l’émergence de cette pratique, ses modalités de même que ses motivations. Je souhaite, pour ma part, aborder la question dans une perspective avant tout diachronique, et en tenant compte des effets collectifs plutôt que des cas individuels. J’étudierai donc les signatures féminines dans leur évolution, tout en les situant dans la problématique générale des stratégies d’émergence et de reconnaissance des pratiques littéraires des femmes dans le champ littéraire canadien-français. Le but de cet article n’est donc pas de faire une typologie des pseudonymes ni d’analyser les motivations avouées ou non des auteures qui les utilisent. Je souhaite plutôt poser les bases d’une réflexion sur les signatures féminines en mettant en rapport leurs différentes formes avec l’évolution de la trajectoire des femmes dans le champ littéraire, en tenant compte plus particulièrement des supports éditoriaux qui servent à diffuser leurs écrits, des genres littéraires qu’elles pratiquent, de même que de leur fortune littéraire à court et à long termes. Pour ce faire, j’ai eu recours aux dossiers biobibliographiques sur les femmes de lettres, issus de la documentation qui a servi à la rédaction des tomes V et VI de la série d’ouvrages intitulée La vie littéraire au Québec [8], où des échantillons d’auteures avaient été sélectionnés en fonction de leur représentativité.

L’étude de l’ensemble des signatures féminines jumelée à celle des différentes trajectoires littéraires empruntées par les femmes de lettres, puis par les écrivaines, au début du vingtième siècle suggèrent que trois mutations charnières permettent d’englober et de circonscrire les stratégies. Si on ne peut affirmer que ces différentes formes de signature sont successives, on doit néanmoins admettre, malgré un certain nombre d’exceptions, qu’elles apparaissent globalement les unes après les autres, et que les formes mêmes de certaines signatures porteront longtemps les traces du contexte dans lequel elles sont apparues. Ces trois grandes mutations sont l’entrée des femmes dans la sphère publique, le passage du journalisme à la publication en volume, puis, enfin, la volonté de s’inscrire dans un parcours littéraire qui vise d’entrée de jeu une légitimité institutionnelle. La mesure de cette reconnaissance est l’admission à des regroupements et associations d’auteurs et l’attribution de prix à leurs oeuvres.

L’entrée dans la sphère publique et la signature

L’extraordinaire abondance des pseudonymes féminins, qui figurent comme signatures au bas des divers textes qui paraissent dans les journaux à la fin du dix-neuvième siècle, permet d’associer d’emblée l’usage féminin du pseudonyme à l’entrée des femmes dans la sphère publique [9]. En effet, la nécessité de signer un texte d’un autre nom que son nom véritable ne se fait pas sentir tant que les écrits ne s’adressent qu’à un destinataire privé. Or, la quantité des signatures féminines dans les journaux et périodiques et, surtout, l’intérêt qu’elles suscitent chez les lecteurs et lectrices vont favoriser une spécialisation de l’espace éditorial : on verra se populariser la chronique féminine, puis la page entière consacrée aux « intérêts » féminins dans les journaux, et enfin, les périodiques visant explicitement le public féminin (Le Coin du feu, 1893-1896 ; Le Journal de Françoise, 1902-1909 ; Pour vous mesdames, 1913-1915). À la fois tentative de gagner l’adhésion de nouveaux lecteurs et tentative de circonscrire des espaces où l’écriture des femmes est acceptable et acceptée, le journalisme féminin, dans son émergence, est étroitement liée à la carrière des lettres au féminin au tournant du vingtième siècle. Si toutes les journalistes de la fin du dix-neuvième siècle ne deviennent pas écrivaines, il reste que c’est parmi celles-ci qu’on recrute la majorité des femmes de lettres du début du vingtième siècle, qu’elles aient pratiqué exclusivement la chronique ou qu’elles aient diversifié leur production.

L’usage d’un pseudonyme, et surtout celui d’un pseudonyme de permanence [10], domine très largement les signatures féminines au début du vingtième siècle, notamment parmi les journalistes [11]. Ces femmes n’utilisent le plus souvent qu’un seul prénom : Françoise (pseud. de Robertine Barry), Colombine (pseud. d’Éva Circé), Fadette (pseud. d’Henriette Dessaulles), Madeleine (pseud. d’Anne-Marie Gleason), Hermance (pseud. d’Hermine Lanctôt), Ginevra (pseud. de Georgina Lefaivre), Colette (pseud. d’Édouardine Lesage), Attala (pseud. de Léonise Valois). Bien que leurs chroniques et leurs ouvrages paraissent sur une large période (entre le milieu des années 1880 et 1940), ces femmes, qui signent d’un pseudonyme constitué d’un unique prénom, appartiennent surtout à la génération qui naît durant les décennies 1860 et 1870. Si leur pseudonyme a pu rester secret un certain temps, le dévoilement de l’identité civile de ces femmes à un moment ou à un autre de leur parcours ne semble pas avoir nui à leur activité ni à leur reconnaissance. En admettant qu’un phénomène de mode puisse être à l’oeuvre, on remarque que les femmes de lettres utilisent surtout les pseudonymes-prénoms comme un label. Cette appellation, qui paraît s’autoréguler, semble être le signe extérieur d’une trajectoire bien précise dans la carrière des lettres. Le profil dominant parmi ces femmes de lettres, que « labelise » le pseudonyme-prénom, est celui d’une journaliste, autodidacte [12], qui vit de sa plume en écrivant dans les journaux et les magazines. Cette présence dans la sphère publique se doublait souvent d’une participation aux activités de différentes associations professionnelles, patriotiques, caritatives ou qui faisaient la promotion des intérêts féminins. Fortes de cette double visibilité, acquise par les médias et par les pratiques associatives publiques, un certain nombre de ces femmes ont ensuite fait leur entrée dans le monde des livres en publiant des sélections de textes brefs, le plus souvent des chroniques, sous la forme de recueils qu’elles faisaient imprimer à compte d’auteure. Je reviendrai à cette deuxième étape du parcours. Pour l’instant, c’est l’entrée dans la carrière qui m’intéresse, c’est-à-dire le moment où ces femmes signent des textes dans les journaux, et surtout le fait que, collectivement [13], ces aspirantes utilisent des pseudonymes semblables pour s’adonner à des pratiques d’écriture semblables.

Si la tendance dominante au début du siècle est le pseudonyme-prénom, cette forme de signature n’est toutefois pas la seule. Certaines femmes de lettres utiliseront leur nom véritable pour signer leurs écrits [14]. Trois femmes semblent ainsi constituer, à divers degrés, des exceptions à la tendance du pseudonyme-prénom. Les circonstances particulières de leurs pratiques d’écriture valent qu’on s’attarde aux cas de Joséphine Marchand (Mme Dandurand), de Marie Lacoste Gérin-Lajoie et d’Emma-Adèle Bourgeois (Mme Alcide Lacerte) [15]. Les cas de Marchand-Dandurand et de Lacoste Gérin-Lajoie sont apparentés. Joséphine Marchand utilisera épisodiquement les pseudonymes de Josette, Météore et Marie Vieux Temps, notamment pour signer dans Le Coin du feu (1893-1896). Toutefois, son recueil de chroniques [16], ses pièces de théâtre [17] et ses conférences sont signés de son nom véritable. Quant à Marie Lacoste Gérin-Lajoie, elle utilise le plus souvent son nom véritable, mais signe parfois Yvonne dans certains périodiques. Or, ces deux femmes, qui évoluent dans un espace culturel au confluent des sphères journalistique, mondaine et littéraire, sont également très impliquées dans l’action sociale. Joséphine Marchand joue un rôle important dans la création du Conseil national des femmes de Montréal (1893), de même qu’au sein du Conseil national des femmes du Canada (1893). Quant à Gérin-Lajoie, elle participe aux associations féminines montréalaises et canadiennes, et fonde en outre la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, puis le périodique La Bonne parole (1913-1958), qui en est l’organe. Son Traité de droit usuel [18], un ouvrage de vulgarisation du droit constitutionnel et civil, est par ailleurs signé de son nom véritable. Il semble ainsi que l’action sociale (caritative, mais aussi culturelle), de même que la signature d’un traité de droit [19], soit moins propice à l’utilisation d’un pseudonyme. On doit remarquer que dans ces cas, autant leur patronyme que leur nom de femmes mariées leur permettaient d’afficher leur filiation et leur alliance à de grandes familles bien connues [20] : Marie Lacoste Gérin-Lajoie, fille de Sir Alexandre Lacoste, juge en chef à la Cour d’appel et sénateur, épouse en 1887 l’avocat Henri Gérin-Lajoie, lui-même fils d’Antoine Gérin-Lajoie, avocat, publiciste, romancier et historien. Quant à Joséphine Marchand, elle est la fille de l’écrivain et premier ministre du Québec Félix-Gabriel Marchand, et elle épouse, en 1886, l’avocat et sénateur Raoul Dandurand.

Le cas d’Emma-Adèle Bourgeois s’apparente à ceux de Marchand-Dandurand et de Gérin-Lajoie en ce qu’elle est fille de juge. Toutefois, ses pratiques d’écriture, plus diversifiées, la distinguent des deux précédentes ; elle publie des récits brefs, des romans, des chansons, des saynètes et des poèmes. Au début de sa carrière, elle publie plusieurs textes pour le jeune public qui paraissent dans des périodiques et qui sont signés de pseudonymes-prénoms marqués d’un lien de parenté féminin : Marraine Odile dans La Revue nationale en 1895 et, en 1896, Marraine Armelle dans La Presse, Tante Nine et Petite Mère dans La Patrie [21]. Toutefois, ses recueils de contes et ses nombreux romans populaires, qui paraissent entre 1915 et 1933 et qui marquent l’apogée de sa carrière, sont signés de son nom véritable, Mme Alcide Lacerte. Ainsi, l’usage du nom véritable par Marchand, Gérin-Lajoie et Lacerte, qui appartiennent toutes les trois à la même génération, n’empêche pas qu’elles choisissent parfois, et surtout dans les périodiques, de signer d’un pseudonyme et, dans ces cas, ce dernier est le plus souvent un prénom.

La publication en volume et l’usage d’un pseudonyme complet

Parmi toutes ces femmes qui se sont littéralement fait un nom dans le journalisme en signant d’un prénom, plusieurs publieront leurs textes, principalement des chroniques, en recueil. Si les pseudonymes-prénoms ont dans tous les cas été créés pour signer dans un périodique, les femmes de lettres qui les ont utilisés conserveront le plus souvent la même signature pour leurs premiers ouvrages, qu’il s’agisse d’un recueil de chroniques (Françoise [22], Fadette [23], Monique [24], Ginevra [25]), de récits brefs (Françoise [26]) ou d’un mélange de ces genres (Colombine [27], Madeleine [28]). Comme le souligne Madeleine : « du moment que le public nous a accueillies favorablement sous un nom quelconque, pourquoi le changer [29] » ? Bien que le support change, ces écrivaines semblent vouloir profiter de la visibilité qu’elles ont acquise.

Ce passage du support périodique au support livresque marque une évolution à la fois dans les pratiques d’écriture des femmes et dans la reconnaissance de ces pratiques. La transition du périodique au livre assure une plus grande pérennité aux oeuvres et constitue en quelque sorte une tentative de convertir la reconnaissance journalistique (et qui touche donc le public le plus large) en reconnaissance littéraire. Si la popularité des pages féminines dans les journaux et des chroniqueuses qui les rédigent peut porter à croire que l’opération aurait pour but de profiter d’un succès acquis et de s’assurer des ventes d’ouvrages, on ne peut écarter pour autant le fait que certaines femmes de lettres profitent de cette occasion pour s’inscrire dans le monde des livres et diversifier leurs pratiques d’écriture. Dans plusieurs cas, cette diversification se fait au profit de genres littéraires mieux placés dans la hiérarchie des genres, et facilite la conversion d’un capital populaire en capital plus littéraire. Sans entrer dans l’analyse de la réception de chacune de ces oeuvres, je mentionne que les cas de Fleurs champêtres (1895), de Bleu, blanc, rouge (1903), et de Premier péché (1902) de Madeleine, une des rares femmes à retenir l’attention de Camille Roy dans ses Essais sur la littérature canadienne [30], illustrent bien cette amorce de conversion.

Mais le livre n’est pas le seul à pouvoir témoigner de cette conversion. Plusieurs des femmes de cette génération, qui ont signé leur premier ouvrage en publiant des recueils de chroniques et autres textes brefs, signent également des pièces de théâtre. C’est notamment le cas de Joséphine Marchand [31], de Françoise [32], de Gaétane de Montreuil [33], d’Éva Circé-Côté [34], de Madeleine [35] et de Monique [36]. Cette diversification oriente plus directement leurs parcours vers la littérature, et suggère que le théâtre est, après la chronique, un genre plus aisément accessible que la poésie ou le roman. On pourrait émettre l’hypothèse qu’il sied particulièrement bien à des femmes dont la trajectoire les place au carrefour du mondain, du littéraire et du succès public.

Ces tentatives de conversion de la reconnaissance journalistique en reconnaissance plus proprement littéraire constituent la tendance dominante des femmes de lettres de la génération qui naît au cours des années 1860 et 1870, conversion qui semble se faire grosso modo au mitan de leur carrière. La migration de l’usage du pseudonyme-prénom de la page du journal à la couverture d’un ouvrage ou d’un programme de théâtre est un indice de cette volonté de transfert. Toutefois, lorsqu’on observe la génération suivante de femmes de lettres, soit celle qui naît durant les décennies 1880 et 1890, on peut voir que les trajectoires féminines connaissent une évolution. En surface, ce changement se manifeste par le type de pseudonyme utilisé. Aux prénoms fictifs de la génération précédente, les femmes de lettres qui naissent à la fin du siècle ont tendance à privilégier de faux noms complets (prénom et nom) : Juliette Lavergne (pseud. de Laetitia Desaulniers), Michelle Le Normand (pseud. de Marie-Antoinette Tardif), Andrée Jarret (pseud. de Cécile Beauregard), Joëla Rohu (pseud. d’Yvonne Charrette), Moïsette Olier (pseud. de Corinne P. Beauchemin), Marthe Des Serres (pseud. d’Hélène Charbonneau), Renée des Ormes (pseud. de Léonise Ferland).

Si la modification de la signature est évidente, les différents usages de ces nouveaux pseudonymes varient. Il est tout de même possible d’y déceler quelques tendances. Parmi les femmes qui utilisent un pseudonyme formé d’un nom complet, certaines le font sur une base permanente, signant de la même façon toutes leurs oeuvres, qu’il s’agisse de chroniques publiées dans les journaux, d’un recueil de textes ou d’un roman. Dans leur cas, l’usage d’un pseudonyme de permanence s’apparente à l’usage qu’en faisaient leurs aînées, qui profitaient de leur visibilité dans les journaux en signant leurs oeuvres en volume du pseudonyme créé pour les quotidiens et les périodiques, et ce bien que la forme du pseudonyme ait changé.

Toutefois, un certain nombre de ces femmes de lettres de la seconde génération utilisent un pseudonyme formé d’un nom et d’un prénom, mais signent parfois de leur nom véritable. Yvonne Charrette, Corinne P. Beauchemin, Hélène Charbonneau et Léonise Ferland signent leurs oeuvres publiées en livre de leur nom véritable, mais se servent aussi d’un pseudonyme, le plus souvent pour des textes dans les journaux. Elles ne sont d’ailleurs pas les seules, puisque certaines écrivaines qui collaborent aux journaux de manière très épisodique font de même, Blanche Lamontagne par exemple. L’instauration d’une signature à deux vitesses, marquant deux régimes littéraires distincts, laisse croire que nous assistons, pour la carrière littéraire des femmes, à une rupture qui s’apparente à celle que l’industrialisation avait provoquée à la fin du dix-neuvième siècle pour le champ littéraire, telle que l’a décrite Lucie Robert :

Si la rémunération commence, vers 1880, à soulever un problème nouveau, c’est qu’avec l’industrialisation la pratique de l’écriture s’est vue dévaluée par une nouvelle division du travail qui réduit l’écriture à la simple rédaction. La littérature représente alors une forme revalorisée du travail quotidien de ces dizaines de femmes et d’hommes, une manière de transcender les conséquences et les effets de la dévaluation de leur travail quotidien. […] On pourra prétendre le contraire, faire comme si cette rupture ne s’était jamais produite. Il demeure que les journalistes sont peu à peu disparus des manuels d’histoire littéraire, des associations d’écrivains, de toute considération sur la littérature, de la même façon que l’éloquence, considérée comme genre, avait disparu au moment de la domination de l’imprimé [37].

On peut également interpréter comme des signes a contrario de cette rupture le fait que les femmes de lettres, dont la pratique est plus homogène et qui publient soit uniquement en volume, soit uniquement dans les périodiques, ne semblent pas utiliser de double signature. C’est, par exemple, le cas de Virginie Dussault, qui signe de son nom véritable son unique roman [38], de Marguerite de Montigny (qui signe parfois Margot, et il s’agit dans son cas d’un diminutif et pas uniquement d’un nom fictif), d’Idola Saint-Jean et de Corinne Rocheleau.

Ces changements dans la forme de la signature (le passage du pseudonyme-prénom au pseudonyme nom complet) et dans l’usage (la rupture de plus en plus évidente entre les pratiques d’écriture essentiellement publiques et celles plus littéraires) ne sont certes pas concertés, mais ils reflètent un certain nombre de transformations sociolittéraires plus profondes. L’utilisation d’un nom complet comme pseudonyme peut d’abord être associée à un effet de génération, puisque la majorité des auteures qui utilisent ce type de signature sont nées entre 1880 et 1895. Elles ont profité d’importantes mutations sociales, parmi lesquelles l’accès des femmes aux études supérieures : elles font partie de la première génération de femmes à accéder au cours classique [39], une formation qui leur ouvre dans certains cas les portes de l’université. Certaines terminent même leurs études à Paris. L’impact de l’accès aux études supérieures sur la carrière des lettres au féminin se manifeste d’abord par une accélération des premières étapes de l’entrée dans le champ. En effet, l’expertise dans l’écriture publique de leurs aînées de même que la visibilité que procure le journalisme s’étaient acquises lentement. Si les femmes de lettres de la génération précédente avaient fait leur entrée relativement jeunes dans la carrière journalistique, il s’écoulait généralement une bonne dizaine d’années entre leurs débuts dans le journalisme et la publication de leur premier ouvrage. Les femmes de cette première génération avaient ainsi en moyenne entre trente-cinq et quarante ans lorsqu’elles publiaient leur premier livre.

Les femmes qui utilisent un pseudonyme formé d’un faux nom complet, et qui naissent durant les décennies 1880 et 1890, publient généralement plus tôt que celles de la génération précédente. Leur jeune âge et leur nombre portent à les considérer comme une nouvelle génération d’écrivaines. C’est d’ailleurs ainsi que les perçoit une de leurs aînées, Fadette (pseud. d’Henriette Dessaulles), qui les désigne collectivement comme ses « [c]hères petites auteures de livres “indigènes” [40] », en soulignant leur jeune âge et le charme de leurs ouvrages. Les auteures de livres « indigènes », chères à Fadette, sont Michelle Le Normand (pseud. de Marie-Antoinette Tardif), Yvonne Charette et Andrée Jarret (pseud. de Cécile Beauregard), trois femmes qui publient leur premier ouvrage entre 1916 et 1919.

Deux grandes exceptions à ces tendances de l’usage d’une fausse signature formée d’un nom complet méritent qu’on s’y attarde. Laure Conan et Gaétane de Montreuil, qui appartiennent à deux générations distinctes, et dont la fortune à long terme diffère considérablement, utilisent comme pseudonyme un faux nom complet. Le cas de Laure Conan dans le contexte de la fin du dix-neuvième siècle, évoqué notamment dans l’article de Manon Brunet [41], se présente comme une exception dans l’évolution de la figure de l’écrivaine. Je ne reprendrai pas ici le détail de ce qui la pose comme figure exceptionnelle, puisque ce sont avant tout les convergences et le caractère collectif de l’usage de différents types de signatures qui m’intéressent. Je me limite donc à souligner que le caractère singulier de sa trajectoire par rapport aux autres écrivaines de sa génération et de celle qui la suit immédiatement, se reflète dans le choix de sa signature, qui diffère de celui des autres femmes de lettres qui écrivent à la même époque.

De manière similaire, mais avec une reconnaissance à long terme plus fragile [42], le cas de Gaétane de Montreuil est lui aussi singulier. Si son parcours s’apparente à celui des autres journalistes de sa génération [43], ses stratégies d’entrée dans le champ littéraire la distinguent résolument des autres femmes qui écrivent à la même époque. Elle est, par exemple, la seule à tenter de se faire admettre à l’École littéraire de Montréal. De plus, ses premiers ouvrages ne sont pas des recueils de chroniques, mais des oeuvres dont l’appartenance générique les présente d’entrée de jeu comme plus littéraires : un roman, Fleur des ondes [44] et son adaptation théâtrale [45] ; un recueil de contes et nouvelles, Coeur de rose et fleur de sang [46] ; et enfin un recueil de poésie, Les rêves morts [47]. Ici encore, la singularité de sa trajectoire se reflète dans le choix de pseudonyme, qui se distingue de la tendance dominante de son époque.

L’usage du nom véritable comme stratégie de placement

Le dernier jalon de cette étude de l’évolution des signatures féminines au début du vingtième siècle concerne l’usage que font les femmes de lettres de leur nom véritable pour signer leurs textes. Bien qu’un certain nombre d’entre elles aient signé de leur nom tout au long des différentes périodes étudiées ici, elles sont minoritaires, voire exceptionnelles en début de période. Ces différentes exceptions méritent certes des études détaillées. Mais les tendances générales demeurent significatives malgré tout : d’abord, les femmes de lettres de la première génération d’écrivaines du vingtième siècle étaient le plus souvent des journalistes et signaient d’un prénom emprunté ; ensuite, la seconde génération, plus scolarisée et faisant plus rapidement son entrée dans le champ, utilisait, dans bien des cas, un pseudonyme moins apparent, formé d’un prénom et d’un nom, pour signer des ouvrages considérés « sans prétention », qui gravitaient généralement autour de l’orbite du régionalisme et appartenaient à des genres littéraires « dominés ». Dans le prolongement de ces tendances, l’usage du nom véritable, autour et au cours des années vingt, s’apparente, du moins pour une part, à une volonté de placement littéraire. En effet, plusieurs, parmi les femmes qui signent leurs ouvrages de leur vrai nom écrivent et acquièrent une certaine reconnaissance dans des genres littéraires plus légitimes que leurs aînées. Elles affichent en outre des comportements ou des stratégies qui les inscrivent comme des aspirantes à la reconnaissance littéraire la plus élevée.

Malgré les multiples cas de figures intermédiaires dont il faut tenir compte [48], l’évolution de l’usage du nom véritable semble progressivement se faire dans le sens d’une volonté d’assumer publiquement un projet littéraire à long terme. Deux indicateurs paraissent le révéler : d’abord, le lien entre la signature et l’âge des auteures des premières oeuvres publiées en livre ; ensuite, le lien entre la signature et le genre littéraire auquel appartiennent les oeuvres. Deux cas illustrent bien cette tendance, l’un individuel, l’autre collectif. D’abord, celui de Blanche Lamontagne. La jeune poète, encouragée à publier des recueils de poèmes par les partisans du régionalisme dans la foulée de son second prix au concours de la Société du parler français au Canada (1912), appartient à la même génération que les « petites auteures de livres “indigènes” » qui signaient d’un pseudonyme. Elle bénéficie toutefois, justement grâce à la publication de son premier recueil de poésie et à ce prix littéraire, de meilleures conditions d’entrée dans le champ. De plus, elle s’illustre dans un genre dominant de l’époque, la poésie. Si sa fortune à long terme sera progressivement compromise, sa fortune à court terme est considérablement plus importante que celle de ses contemporaines.

Par ailleurs, un regard sur la production féminine des années vingt révèle une croissance du nombre de recueils de poèmes signés par des femmes. Alors que les femmes publient d’un à quatre recueils de poésie entre 1920 et 1927, sept recueils paraissent en 1928 et six en 1929. Importante en nombre, cette production est aussi reconnue par les prix littéraires attribués à Jovette Bernier, à Éva Senécal, à Simone Routier et à Alice Lemieux. Or, parmi ces auteures, et surtout parmi celles qui font alors leur entrée dans le champ, on note une forte propension à signer de son vrai nom. Si Blanche Lamontagne continue à publier sous son nom véritable, Pauline Fréchette, Alice Lemieux-Lévesque, Éva Senécal, Marie Ratté, Simone Routier, Marguerite Taschereau et Jeanne Grisé Allard lui emboîtent le pas. Deux autres cas nous apparaissent confirmer cette tendance : d’abord celui d’Hélène Charbonneau, qui publie son premier recueil, Opales [49], du pseudonyme Marthe Des Serres, et le suivant, Châteaux de cartes [50], de son nom véritable ; ensuite, Marie-Alice Bernier, qui signe son premier recueil, Roulades [51], de son pseudonyme, Jovette, et les suivants [52], de même que son roman La chair décevante [53], de la juxtaposition de son pseudonyme, Jovette, de son prénom véritable, Alice, et de son patronyme, Bernier. Dans les autres genres que la poésie, on note également une augmentation de l’usage du nom véritable comme signature, même si les proportions restent plus modestes.

Conclusion

Ce panorama des principales tendances de l’évolution des signatures féminines au début du vingtième siècle permet de constater que la façon de signer n’est pas étrangère au projet d’écriture, à sa réalisation et à sa reconnaissance. Les signatures, dans l’ensemble, varient en fonction des générations, des espaces éditoriaux, des genres littéraires, du type de carrière littéraire et de l’état du champ dans lequel les auteures s’inscrivent. Analysant les pratiques pseudonymiques au dix-neuvième siècle, Manon Brunet avait pu constater que

le pseudonymat de permanence, est beaucoup plus moderne et c’est pourquoi l’on n’en trouve que de très rares cas au xixe siècle (Laure Conan). […] L’utilisation d’un même pseudonyme en toutes « circonstances » nécessite que l’institution littéraire soit assez forte et reconnue parmi toutes les autres institutions sociales pour accepter d’exister, d’avoir des fondements esthétiques en dehors de toute véritable identité. Autrement dit, la reconnaissance d’une oeuvre entièrement pseudonyme implique que l’institution accepte de juger l’oeuvre elle-même (l’art pour l’art) et de consacrer, par conséquent, des fantômes [54].

Or, dans le contexte du début du vingtième siècle et dans celui de l’évolution des pratiques littéraires des femmes, il semble que la quête d’une reconnaissance littéraire légitime passe par l’usage de la signature véritable. Progressivement, entre 1893 et 1929, l’usage de pseudonymes, qu’ils prennent la forme d’un faux prénom ou d’un faux nom complet, semble relégué aux espaces éditoriaux et aux genres littéraires les moins légitimes. Ainsi, les journalistes continuent parfois à les utiliser, de même que plusieurs femmes de lettres qui en font un usage double, réservant leur véritable nom à leurs oeuvres publiées en volume alors qu’elles signent d’un pseudonyme leurs écrits journalistiques. Plusieurs des femmes qui persistent à utiliser un pseudonyme pour signer leurs oeuvres publiées en volume écrivent dans des genres « dominés », et en particulier celui de la littérature pour la jeunesse, qui occupe une place et une part du marché de plus en plus importantes au début des années vingt. De même, les écrivaines qui se situent dans l’orbite de l’influence régionaliste produisent souvent des récits, des contes et des nouvelles que l’autonomisation progressive du champ littéraire fera de plus en plus lire comme de la littérature de grande diffusion. Ces deux lieux de persistance de l’usage d’un pseudonyme, le journalisme et les genres « dominés », ont en commun le public visé, qui est le plus large possible. L’opposition entre les écrivaines qui visent une « parole féminine autonome [55] » et celles dont les oeuvres relèvent davantage de pratiques hétéronomes est ainsi, en partie du moins, reflétée dans la façon dont elles signent leurs oeuvres.