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Nous voguons sans cesse entre l’objet et sa démystification, impuissants à rendre sa totalité : car si nous pénétrons l’objet, nous le libérons, mais nous le détruisons, et si nous lui laissons son poids, nous le respectons, mais nous le restituons encore mystifié [1].

En 1984, Marie José Thériault publie son unique roman, Les demoiselles de Numidie [2], inscrivant sa démarche romanesque dans la mouvance d’un orientalisme québécois qui allait graduellement participer au renforcement et à la diversification de ce que nous pourrons appeler l’orientalité du discours littéraire et social québécois. Dans cet article, nous partons de l’hypothèse que l’Orient, comme performant symbolique, géographique et conceptuel, agit dans le roman de Thériault pour accomplir une sorte de « féminisation du monde [3] ». Nous analyserons les rapports entre la représentation de cet Orient et le programme féministe de l’auteure pour vérifier les dimensions orientalistes ou contre-orientalistes du roman.

L’Orient à travers l’architectonie dialogique du roman

Les demoiselles de Numidie mettent en scène la rencontre de deux navires qui représentent deux mondes, l’un réel, l’autre relevant largement du fantasme : celui des vivants qu’habite le Maria Teresa G (réel navire marchand censé relier l’Europe à l’Amérique) et celui des mortes-vivantes qu’abrite le Demoiselles de Numidie (nef fantomatique venue du fond de la mer). Cette distinction est posée dès l’incipit du roman. Alors que le premier navire fait la traversée de l’Atlantique Nord au milieu du vingtième siècle, le deuxième vaisseau, coulé entre le Moyen Âge et le seizième siècle, surgit pour côtoyer et désorienter le trajet du Maria Teresa G. Les douze chapitres du roman décrivent le heurt de ces deux bâtiments et la rencontre de leurs personnages dont la participation à des référents distincts (l’Occident pour les marins du vaisseau marchand et l’Orient pour la nef errante des femmes) constitue la sémiosis de tout le roman.

Il est important de considérer la forme que prend la matière orientale, ce que Mikhaïl Bakhtine désigne par l’architectonique de la création verbale ou sa construction en tant qu’espace interactif entre la forme, le contenu et le matériau. L’architectonique des Demoiselles de Numidie est structurée autour d’un voyage entamé depuis les côtes de l’Algarve vers les États-Unis, en passant par le Québec. Le voyage reste à jamais inachevé à cause de la rencontre du navire marchand avec le lupanar fantomatique, celui-ci entraînant un naufrage et la destruction du navire. Or, dès la page inaugurale du roman, où se mêlent le réalisme et le fantastique comme matériaux et axes isotopiques d’une articulation ambivalente de la réalité (et plus précisément de la vie des marins des années 1950), se dessine l’image de l’Orient comme nébuleuse géographique et imaginaire. Car si le départ de l’Europe vers le Nord représente sur le plan de la métaphore un parcours circulaire (de l’Occident vers l’Occident), la rencontre avec l’Orient (vaisseau-fantôme) devient nécessaire pour briser la circularité du voyage. Comme prélude à cette rencontre, l’image de l’Orient se complexifie au moyen d’une Europe conçue comme « spatialité dédoublée [4] » de l’Orient. L’orientalisation de la géographie occidentale est la première étape d’un processus de mythification dans lequel se brouillent constamment les limites de la référentialité spatio-temporelle et avec elle, la réalité matérielle et historique de l’Orient. Ce brouillage est souligné à la fin du roman lorsque l’approche incertaine des côtes de Terre-Neuve est comparée à la « découpe » (DN, 244) d’une île orientale : « Le ciel disparaissait sous une doublure cristalline répartie en étages qui la faisaient ressembler aux ziggourats de Babylone et, vue de l’intérieur, cette tour gigantesque remuait ses paliers de lames bacilliformes comme ses hanches une danseuse arabe. » (DN, 226) La traversée de l’Algarve vers le Nord éclaire la lecture sur la présence de l’ailleurs dans l’ici, du lointain dans la proximité, de l’étrange dans le familier, de l’Orient dans l’Occident. Cet enchâssement spatial dans l’imaginaire des pêcheurs-poètes des côtes de l’Algarve répond aussi bien à un besoin d’évasion qu’à une crise de dépassement, voire de négation, des frontières existantes par la quête de l’ailleurs comme violence faite aux lieux. Les demoiselles de Numidie, texte marqué par une pluralité de formes et de genres (récits d’aventure, de voyage, d’épreuve, de biographie et d’apprentissage), constitue un roman de l’écriture qui, selon Réjean Beaudoin, « s’exprim[e] par la pluralité des discours et la nature dialogique de la communication littéraire [5] ».

Le départ du cargo marchand s’effectue à partir de l’Europe, et non du Québec (premier point d’escale de la géographie nordique [DN, 134, 192]), vers les États-Unis. La thématique du pays ne renvoie pourtant pas à un Québec centripète, comme c’est le cas chez les écrivains dits de « l’américanité québécoise » (Jacques Godbout, Jacques Poulin, Monique LaRue). Toute fixité territoriale de la destination du voyage ou clôture du retour est éliminée et seule l’expérience de la mer déstabilise cette sédentarité ou cette stérilité de la fixité. Le pays reste un lieu virtualisé, distancé et de non retour. C’est plutôt dans la mer que prend racine et que s’élabore toute « la poétique de la rêverie [6] ».

L’Orient à travers la chronotopicité mouvante du roman

Le chronotope-temps

Dans son Esthétique et théorie du roman, Mikhaïl Bakhtine définit le chronotope comme « la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature [7] ». Dans Les demoiselles de Numidie, il existe une distinction entre un chronotope-temps réel ou objectif et un chronotope-temps irréel ou figuré. Or, l’inversion de cette chronologie temporelle ne fait pas de la nef un produit de l’imagination des marins ou des passagers puisque « l’ekphrasis fantastique [8] » fonctionne pour doter l’univers de la nef de tous les attributs d’un monde réel ayant son langage et son modus vivendi. La traversée de l’Atlantique Nord se déroule dans les années 1950 et correspond à une réalité objective, tandis que l’histoire de la nef errante se déroule à une époque révolue — à mi-chemin entre le quinzième et le seizième siècles — et renvoie au monde de la réalité figurée. La nef est « un navire parfaitement anachronique, une poupe de galion, de pinasse ou de hourque bien retroussée et pleine d’ornements » (DN, 132). Née d’une frustration charnelle chez les femmes, de leur « déconfort » face à l’absence des hommes constamment « avalés, noyés » (DN, 59) par la mer, la nef a été construite « il y a sept fois septante années » (DN, 58) ou « quatre fois cent années » (DN, 202). Les femmes du lupanar, des Pénélopes avides d’hommes, décident de poursuivre le « peschage » (DN, 61) de ceux-ci afin d’apaiser leur appétit charnel. La rencontre des deux navires est le chronotope qui régit la structure temporelle du roman, mais il ne correspond pas au « monde des merveilles dans le temps des aventures [9] », puisque tout élément merveilleux ou fabuleux (nourri surtout dans les rêveries exotiques des personnages masculins) est subverti par l’engloutissement du Maria Teresa G par le Demoiselles de Numidie. Ce mouvement vers la mort commence par la lenteur du départ de l’Adriatique (DN, 11), se fige par une immobilité dans le brouillard de la rencontre, culmine dans le tumulte d’une tempête avant le naufrage et se dénoue dans une chute finale. Le schéma narratif est presque classique (prélude ou mise en scène/introduction ; mise en mouvement/climax et dénouement), toutefois, le chronotope de la rencontre installe une « tragification [10] » en procès qui renvoie constamment à une stagnation du voyage et donc de l’histoire tout court. L’affirmation chronotopique d’une dualité temporelle disloquée, d’une violence à l’ordre général de la continuité historique réfère à la complexité du monde fantastique, aux « lézardes de la conscience moderne et [à] l’efflorescence vénéneuse de sa schizophrénie [11] ».

Le chronotope-espace

L’espace est le deuxième principe chronotopique où se réalisent les indices du temps. On peut se représenter la réalisation de l’espace et du temps dans Les demoiselles de Numidie selon les tableaux suivants :

Tableau des figurations spatiales

Tableau des figurations spatiales

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Tableau des figurations temporelles

Tableau des figurations temporelles

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La mer est le macro-espace du large où se déploie la temporalité du roman. Elle est aussi la géométrie où se chronotopisent, en quelque sorte, la pensée et l’imaginaire de l’auteure. La mer est la topographie de l’indéterminé en raison de sa profondeur et de son abstraction. Le roman abonde en images relatives à la mer (métaphysiques, violentes, féminines). La personnification et la sexualisation de la mer renvoient à l’archétype de la «”maternité” des eaux [12] », à une rêverie poétique et sécurisante de la mer comme un « monde de la confiance [13] ». La mer, telle la mère (femme), reste un mystère ou, plus précisément, un labyrinthe qui « déshéroïse [14] » l’homme et qui « rassemble l’angoisse, la peur de l’être perdu, du passage qui se rétrécit, se resserre, du mouvement difficile, lent, douleureux dans les profondeurs matérielles [15] ». Personnage principal du roman, Serena Klein Todd, femme « maritime » (DN, 50), « femme-mer » (DN, 244), relie les deux navires et réunit les attributs d’une Orientale (« Égyptienne », DN, 39) et d’une Occidentale (« Nordique », DN, 39). Son entrée en scène installe presque toujours une « situation d’effroi [16] », de chaos et d’errance. Elle incarne le « paradoxe romanesque [17] » de la double identité et de la double appartenance (à l’Orient et à l’Occident) et elle résume l’intrigue où se résout ironiquement la finalité des hommes.

Le dédale de la mer est renforcé par l’affrontement des deux navires qui représentent des micro-espaces sur la mer. Éric Fougère remarque que le « bateau est un chronotope privilégié [… dans] l’histoire [… du] symbolisme naval. Mais, plus que cela, le bateau isole, tout en transportant. Cette ambivalence se retrouve dans les rituels d’abordage insulaire [18] ». Dans Les demoiselles de Numidie, l’image de l’île est évoquée trois fois par référence à Serena, au monde de la nef et à l’horizon terrestre inaccessible (DN, 87 ; 237-38 ; 244). Ces trois références aux îles méritent d’être relevées pour deux raisons. D’une part, l’insularité est opératoire en tant que facteur sémantique qui condense l’image du naufrage du Maria Teresa G et de son absorption par le Demoiselles de Numidie. La femme, le monde de la nef et la terre sont unis par un élément de fixité (d’insularité) autour duquel gravite la mobilité (spiralité) des hommes. D’autre part, l’île comme « micro-espace, […] obéissant à une loi d’éloignement et de soustraction géographique qui le qualifie comme insulat [19] » rejoint l’orientalité qui traverse le roman en ce sens que dans la métaphore de « l’îléité [20] » se creuse l’altérité insulaire de l’Orient ; la tentation de la nef est ici le symbole de l’attrait de l’Orient.

L’orientalité est spécifiquement concentrée dans la description du sérail de la nef, lieu privé où se réfléchissent les desseins et les intentions des femmes. Quoique les deux bateaux soient italiens, l’orientalité de la nef est plus soulignée que l’italianité du navire, celui-ci restant dépourvu d’éléments orientaux. Dans le troisième chapitre, la nef est décrite avec des arabesques et avec la « grande nobilité et prestance de royne » (DN, 55). La « nef élégante du Royaume d’Italie » (DN, 204) est une figure de la tentation :

Oncques nef plus plaisante fut manoeuvrée, plus ferme, plus fine : coque de chêne agréablement fessue, bordé lissé à paraître du marbre, la proue légère et aussi déliée que jambe de jouvencelle, l’arcasse ornée d’or fin et de figures en bois d’Afrique […]. Pour voilure, on m’a donné moult brocarts et soieries d’Orient finement réunis par doigts mignards de pucelles […]. Dans mes cales, gingembre, canelle, poivre, musc chinois et damas de Lucques, tapisseries de Perse […] et mille autres enchanteries […]. Tant grande est ma puissance. […] Me sais, me veux glorieuse : venue au jour par savance des hommes, j’aurais pu naître du giron d’un dieu.

DN, 55-57

L’Orient est finement encastré dans la composition de la nef. La diversité qui fonde cet univers d’enchantement est représentée par le désordre babélien de la nef (DN, 58), espace dialogique où la parole occupe une place de choix dans le conseil des femmes. La nef réunit deux sortes de femmes : des savantes et des prostituées qui accompagnent ou représentent les demoiselles de la nef dans leur mission de « peschage » des hommes et du « combat du coït » (DN, 61). L’accent mis sur la vocation « féministe » de la nef, dans son but de conquérir les hommes et de les ramener « en serail » (DN, 62 ; 59), répond à une sorte de « pulsion d’utopie [21] » renversée par ce caravansérail babélien et le régime de la diablerie morale qui la régit. Car si le diable est présent ici comme agent de confusion et de chaos (DN, 65-66) qui a fait couler le lupanar une première fois avant sa reconstruction, il « s’incarne dans [les belles tentatrices de la nef comme son] prolongement féminisé et laïcisé [22] ». En sombrant, la nef aurait signé un pacte avec Satan, un pacte qui serait définit par la tentation des hommes.

Examinons l’anatomie du sérail de la nef [23] et surtout le harem, sa topographie intime par excellence :

Paradis d’acier noir au nom d’oiseau […]. Il est là. Avec ses demoiselles, ses néréides, ses gazelles, ses fées. Avec ses chambres de plaisir et ses coussins moelleux. […] À l’avant du navire elles composent des bouquets — fleurs exotiques — et fument des cigarettes anglaises qu’elles laissent pendre de leurs lèvres ou qu’elles tiennent avec nonchalance entre leurs doigts fuselés. Quelques-unes portent un fard épais, crayeux, sur lequel elles se sont dessinées des yeux outremer et une bouche amarante avec des poudres de Turquie, déguisement grotesque qui les fait ressembler à Guignol et Gnafron.

DN, 169-170

Ce sérail paraît flaubertien pour une nef mi-moyenâgeuse, mi-seizième siècle. Bien plus qu’un bâtiment de fable, c’est littéralement le berceau de la sexualité orientale, zone explosive qui fascine par sa richesse et effraie par son trop-plein. Un monde vertigineux où s’opposent le dialogisme du «”fantastique”, [de] “l’onirique”, [et] du “sexuel” [qui] parlent […] cette polyphonie non infinie, indécidable [24] » de l’amour [25] et du désir et le monologisme d’un despotisme oriental, « d’une structure politique donnée [… où] l’économie de la jouissance, caractéristique du régime despotique, est à la fois la raison d’être et l’effet nécessaire d’un certain type d’exercice du pouvoir [26] » féminin. Les femmes maîtrisent le harem ; elles ne sont pas les esclaves d’un maître absolu, d’un Grand Turc, dans ce « Capitole de la servitude [… où se] conserv[ent] soigneusement […] les lois primitives de la tyrannie [27] ». Les hommes sont leurs esclaves et les objets de leur plaisir. La structure du sérail subvertit les rôles, de sorte que les hommes deviennent pour ces Orientales mélangées des odalisques ou des prisonnières réifiées dans un harem où le sens de l’éthique en matière de sexualité est inexistant. Le mystère du sérail se dissout devant les stratégies calculées de la tyrannie féminine axée sur la satisfaction des besoins charnels.

La charge érotique des énoncés précités construit un Orient fantasmatique. Thériault confère au harem tous les attributs sémiques des récits de voyage en Orient. La référence au sérail renvoie à un invariant parodié, celui du monde oriental brossé d’après les « témoignages des voyageurs [occidentaux qui] convergent pour présenter le serail comme un enfer de perversion [28] ». La description sert évidemment à mythifier l’Orient, présenté à travers une « féminité exacerbée, avide du phallus dans tous ses états et sous toutes ses formes — bref, proprement hystérique [29] ». La nymphomanie des femmes, référée à l’Orient, les rejette presque, par excès d’exubérance, en dehors de l’Histoire. L’auteure rattache « le despotisme oriental » au « fantasme exotique » qui renvoie à un imaginaire contradictoire dans sa construction d’une altérité réelle de l’Orient. La tentation de l’Orient répond à la séduction d’un étrange ou d’un fantastique noir où s’annonce la mort [30], et s’installent la victimologie et la tragédie : « Cela ressemblait étrangement à la vie, quand on en vient à ne plus deviner ce qu’elle dissimule et qu’on imagine le grand manipulateur debout sur sa passerelle d’évolution, les doigts refermés autour d’une immense croix de manoeuvre. » (DN, 106)

Le sens de la tragédie se réalise, en effet, à travers l’absorption du Maria Teresa G par le Demoiselles de Numidie comparé, à la fin du roman, à une bouche qui s’ouvre, à un ventre ou à un sexe (DN, 243-244) avalant, celui de Serena. L’absorption du navire est couronnée par le banquet des femmes dans le sérail sous-marin (DN, 196-98), lieu d’un réalisme grotesque où se greffe l’image de l’Orient comme lieu de l’excès. Bakhtine affirme à cet égard que l’« hyperbolisation de la nourriture est parallèle aux hyperbolisations les plus anciennes du ventre, de la bouche et [du sexe] [31] ». Il est clair que le bas corporel domine comme facteur itératif de renversement et de permutation hiérarchique des rôles entre les sexes et entre les pôles du haut et du bas, du vertical et de l’horizontal. Or, dans cette rhétorique rabelaisienne, ce sont les femmes d’abord qui détrônent les hommes de leurs pouvoirs en jouissant d’eux comme d’une proie. L’image grotesque du corps féminin rabaisse l’orientalité de Serena, la représentante de la nef et de ses multiples ressortissantes, mais elle échappe au harem en raison de son appartenance indécise aux deux mondes. Ce réalisme grotesque convient à l’encadrement référentiel/historique du monde de la nef issu, si on peut dire, du réalisme de la Renaissance révolu par rapport à la modernité/contemporanéité du navire marchand.

La nef semble un corps doté d’un potentiel de métamorphose. Elle est comparée au Numidie pour ne pas dire qu’elle se change, à l’occasion, en un Numidie non moins avalant (DN, 201-202). Cette image prolonge clairement le premier principe corporel. Les deux assument une fonction engloutissante et éclatante du corps ouvert de la nef-femme. Le grotesque est poussé à l’extrémité du fantastique dans la mesure où la nef féminine dans le corps masculin d’un oiseau oriental réalise parfaitement, et ce dans la vision irréelle des marins, la plénitude de l’hermaphrodite.

L’Orient dans la « zone des personnages » masculins

D’après Bakhtine, l’architectonique de la vision artistique articule le héros selon des coordonnées chronotopiques qui n’existent pas isolément, mais en interaction constante. Le roman de Thériault réalise parfaitement l’autonomie des personnages masculins principaux, le commandant Giusti, le lieutenant Fabiani et le passager Çulic, « trois êtres soumis à des champs d’espoir totalement différents que concentrera en un même point de convergence, […] le dénominateur commun du drame [final] [32] ». L’espoir renaît au milieu de la déperdition, de l’errance et de l’angoisse sous formes de rêveries imaginaires. Tous les personnages masculins du roman sont intrigués par la nef fantomatique et sont abrités par ce que Bachelard avait appelé des « espaces heureux », c’est-à-dire « des espaces louangés [… auxquels] s’attachent aussi des valeurs imaginées [33] ». Ces lieux trouvent leur consécration dans des îles oniriques ou utopiques où l’Orient et l’Orientale forment deux axes de la tentation exotique des personnages. Ceux-ci sont tiraillés par le désir de l’ailleurs et de la femme de mer, de la « sereine petite mort au goût d’amour » (DN, 234) que crée Serena et que prolongent les femmes du lupanar.

Le commandant Giusti est décrit comme un grand solitaire pour qui « la bonne marche du navire, était […] une vertu acquise » (DN, 24). Dans l’intimité de sa cabine, on retrouve un amalgame d’éléments pittoresques constituant son unité spatiale, qui se définit par l’effet de la ville arabe sur lui. Il écrit, dans une lettre à sa fille :

Tanger et son total dépaysement […] confirment mon inconfort à vivre dans une époque où je me sens intrus. Dans les venelles de sa médina, pour peu que je m’adosse à un mur et que je ferme les yeux, les bruits de la ville arabe, ses odeurs prenantes de laine, de poisson ou de cubèbe estompent toutes ces références à notre temps qui contribuent à limiter rigoureusement mon imaginaire. […] Tu ne saurais imaginer les scènes qui alors s’approprient mon cerveau pour le maintenir dans un impossible outrancier qui abolit tous les compromis auxquels je dois par ailleurs m’astreindre afin que ne m’afflige pas trop mon siècle.

Thériault souligne

DN, 143

Le commandant est enchanté, un peu comme le sujet proustien, et éprouve de fortes sensations dans des lieux où s’encastrent l’atemporalité de l’enfance à Combray, par exemple, qui est celle des Mille et une nuits. L’incursion dans la surréalité de la ville arabe est le détachement propre du rêveur solitaire, de « l’être perdu » bachelardien qui fuit le labyrinthe de la réalité, le malaise et les angoisses du siècle dans l’imagination exotique. Tout au long du roman, et particulièrement dans les trois lettres adressées à sa fille où le commandant Giusti fait le bilan de sa vie, se dessine « la figure du marginal [… qui] s’adonne, à travers la mémoire volontaire, à la communication explicite de sa subjectivité aux niveaux narratif et discursif [34] ». La crise existentielle du commandant pourrait légitimer son incursion dans le chronotope oriental, mais ne neutralise pas le regard mythifiant porté sur l’Orient (réduit dans la description à l’effet subjectif de la ville orientale) et encodé par la narration romanesque.

L’exotisme de Giusti se dévoile, quant à lui, lors de sa rencontre avec Serena. Il « préféra voir en elle quelque beauté nubienne, l’imaginer plus noire et de peau et de poil, et retrouver dans ces contours tranchés net la rigueur du tracé d’antiques bas-reliefs […], sa sauvage opulence » (DN, 40). Serena est un personnage à double appartenance : orientale en vertu de « ses traits d’Égyptienne, [… de son] profil droit, pharaonien » (DN, 39) et nordique en vertu de son « teint laiteux et [de ses] yeux pâles, et [de] sa chevelure décidément trop blonde » (DN, 39). Pour Giusti, elle participe de toutes ces cultures et répond, dans son imaginaire romantique, à son idéal maritime, fût-il celui d’un monde archaïque. Refusant la fixité et le repos bourgeois, Giusti se laisse entraîner par « la tentation du large » (DN, 83) dans l’espoir de rencontrer la « femme quintessenciée, totale » (DN, 43) en qui il cherche à se « perdre », voire à « retrouver l’asile original » (DN, 80) de ses « sources primitives » (DN, 81). Il compare Serena à un « dragon dont [il] désire ardemment qu’il [l’]avale » (DN, 150 ; Thériault souligne).

Dans son amour pour la femme de mer, le commandant aspire à atteindre « le bonheur bref » (DN, 217) de ces « petites morts » (DN, 81) qui découlent de la fusion amoureuse. Or, entre la réalité et la surréalité de Serena, entre « l’éternel féminin » qu’elle inspire et la confusion qu’elle provoque, se dessine la déperdition de l’homme en quelque sorte don-quichottesque, « captif […], aveugle, sourd, engourdi devant [… la] fatalité [féminine] » (DN, 191). Car Serena incarne parfaitement les traits de la femme fatale, de la Carmen et de la Belle Dame Sans Merci au même moment où elle revêt les attraits du « cygne chanteur » (DN, 39) comme « symbole d’une lumière sur les eaux et […] hymne de mort [35] ». Si le chant du cygne fait appel à « une mort amoureuse [36] », la « sereine petite mort » (DN, 234) qu’est Serena Klein Todd exalte plutôt une « union trouble » (DN, 220) et impensable où la séduction se mêle à la volonté de « domination » (DN, 234). Devant son impuissance à percer le mystère de Serena, Giusti ne peut que se livrer au « chaos » (DN, 149) de son imagination « barbare » (DN, 149) où la réalité du présent s’écarte et le macabre devient une façon d’expier le malaise ressenti. Dans le « carnaval » (DN, 29) de ses rêves visionnaires, il « charcute et massacre [… à travers l’]abus du sang » (DN, 148) les êtres qui nuisent à sa liberté et « sombre dans l’ordinaire utopie des gens […] qui croient couler leur destin dans un moule de leur conception » (DN, 192).

Le lieutenant Fabiani est décrit comme un nomade oriental qui « possèd[e] la robustesse traditionnelle des marins de bandes dessinées » (DN, 19). Lui aussi avait préféré la navigation à la sédentarité bourgeoise d’un magistrat ou d’un chirurgien. Il est aussi attiré par Serena que son commandant, assoiffé de « passions indissociables de la mort » (DN, 110). Son goût pour « l’envers des choses […], pour tous ces univers parallèles » (DN, 109) le rend sensible à Serena qu’il désigne comme « un pays à découvrir [… ou] une contrée inouïe » (DN, 135). Fabiani fuit la routine conjugale dans des rêveries où l’exotisme se double du fantastique.

À travers Giusti et Fabiani, Thériault crée deux personnages qui s’approchent dans leurs dédoublements et leurs contradictions des héros de Fédor Dostoïevski, « explorateur de la division du sujet et de sa fuite dans son désir du (des) signifiant(s) [37] ». Ce sont deux personnages autonomes, centrés sur les conflits intimes de leur conscience malheureuse ou déchirés par les « illusions chrétiennes [… et] la part impie dissimulée en eux » (DN, 237). Giusti réalise avec plus de profondeur l’image du héros dostoïevskien, du « penseur inspiré » (DN, 109), comme ses lettres le prouvent, par des questions d’ordre métaphysique, par le problème de l’âme, par la quête de la rédemption et par sa façon d’assumer la mer comme destin. Les échardes métaphysiques qui traversent Fabiani restent, en comparaison, de l’ordre de l’éphémère et s’éteignent dans sa « résignation légère avec l’angoisse » (DN, 108).

À ces deux personnages sérieux, l’auteure oppose le passager yougoslave Çulic, le personnage le plus grotesque du roman. Çulic a répandu la rumeur de l’existence du « bordel fantôme » (DN, 23) et c’est à travers son regard que se complète l’image de l’Orient dans le sérail sous-marin. Il est un personnage grossier, pervers, d’une « sexualité confuse n’excluant pas certains penchants à la pédophilie » (DN, 47), et « la mer ne possédait [pour lui] pas plus de mystère qu’une baignoire » (DN, 33). Tout ce qui se rapporte à Çulic se rattache aux « actes du drame corporel — le manger, le boire, les besoins naturels [38] ». Il a tout pour déplaire par ses « vilaines habitudes » (DN, 93), sa respiration outrée (DN, 99), sa gloutonnerie incontrôlable (DN, 123) et sa « boulimie de femmes » (DN, 172). Dans l’imagerie grotesque du roman, Çulic frappe par son « inachèvement foncier » et « le rire qu’il provoque […] permet d’explorer, ne serait-ce que sur le mode ludique, les possibles d’une utopique liberté dans les moeurs comme dans la pensée [39] ».

Çulic nous livre la description d’un sérail de tentation : « elles avaient été à deux pas de moi [… il] suffisait d’étendre la main une grande noire avec des tatouages […] puis une plus petite trapue brune elle aussi avec des hanches comme ça que je les sentais rouler […] toutes serrées ensemble comme un paquet des brunes des blondes des noires » (DN, 130). L’absence de ponctuation traduit la confusion concupiscente de Çulic qui se laisse entraîner dans le « tourbillon d’ombres » (DN, 173) féminines ou de « jeunes matelots » (DN, 176) pour délirer hors du temps. Les femmes du sérail forment une seule et même Rutshuk Hanem, ce personnage flaubertien dans Salammbô qui ne parle pas, mais danse pour provoquer :

[D]es femmes longues formes brunes tatouées en relief ou lisses dorées couvertes de bijoux nues comme des esclaves vendues à la criée dans des marchés arabes elles dansent sans retenue et rient ogresses lascives leur corps trop souple formé d’anneaux roule et ces bras et ces jambes obscènes n’en finissent pas de se tordre quand elles se rapprochent les unes des autres […] des corps emmêlés se dénouent se renouent on ne sait plus très bien distinguer les visages dans cet amas approximatif de chair joyeuse monceaux de reins de hanches de ventres de seins formes brouillées chaos extravagant rempli de soupirs affairés et de râles et cette excitation inimaginable soustrait Çulic au monde réel.

DN, 175

L’atmosphère carnavalesque et orgiaque du sérail évoque un univers trouble, une dynamique dionysiaque du harem à la sexualité débridée et déréglée. Plus loin dans le texte, Çulic est transporté par Eva, la fille de Serena, la Lolita du roman, vers un sous-harem maritime où « dorment alanguies des femmes-roseaux dans d’étranges robes d’écailles […] étonnantes merveilles véritables mille et une nuits concentrées en un seul beau désordre suggestif décuplé par la couleur étrange de la lumière quasi océanique des lieux » (DN, 178). La femme dans le corps d’une mer « avaleuse gargantuesque » (DN, 179) absorbe Çulic et tout concourt à faire du monde oriental, celui des Contes arabes d’où est issu la femme-mer, un lieu de tous les excès.

L’Orient et le discours féministe dans le roman

La référence à l’Orient fonctionne en prenant place dans le programme féministe du roman. À travers le chronotope de la rencontre qu’on vient d’analyser, le roman propose une réflexion sur les rapports amoureux dans un espace fantastique où s’actualise une sorte d’utopie féministe. Par Giusti et Fabiani, se problématise l’idée de l’amour [40] et s’articulent les dilemmes des hommes modernes (DN, 124-125, 142, 188). Ces passages traduisent l’angoisse (de la réalisation) de l’amour accompli entre les hommes et les femmes. Tel est le point de vue de la romancière sur les relations humaines et l’« idéologème prétendant à une signification sociale [41] ». S’ajoute à cela le sens circulaire et répétitif de l’Histoire qui va du Moyen Âge à l’époque moderne, dans les plis métaphoriques d’un abordage diffus entre un Occident masculin et un Orient féminin.

La dimension fantastique du roman n’est pas fortuite. Creusée à partir de ce décalage entre les siècles et l’anachronisme du vaisseau fantôme, elle représente le foyer de l’utopie. L’auteure récupère l’image archétypale et archaïque de la femme « dévoreuse d’hommes » pour justifier la vengeance comme une démarche féministe. Cette position circonscrit son rapport au féminisme [42] dans la mesure où l’auteure puise dans la « psychologie [jungienne] des profondeurs [… et dans] les grandes images primitives [43] » pour restituer « le moi sauvage féminin [dans] sa force et son originalité longtemps réprimées [44] ». Le fantastique devient, ainsi, « thétique [… car] il pose la réalité de ce qu’il représente [45] », le besoin d’une affirmation féminine qui validerait le désordre, le pouvoir des femmes, la subversion du sens chronologique de l’Histoire, la remise à l’envers de ce qui est à l’endroit pour favoriser le foyer de l’utopie à venir. Les images qui s’apparentent au monde maritime et sous-marin sont pertinentes pour comprendre l’aspiration utopique des femmes de la nef comme « des féministes amoureuses des hommes [… et] des prostituées décidées à exploiter les hommes [46] ».

Or, si le roman est gouverné par une telle intention, sa narration repose en grande partie sur la régénération du topos de l’Orient comme ailleurs féminin et berceau du bas corporel. L’auteure utilise les lieux communs du « référent culturel » pour reproduire ce topos de la littérature du voyage. En plus, le registre oriental se mêle à des registres de l’imaginaire européen, notamment dans la réécriture de la célèbre Nef des Fous (dans le paysage imaginaire de la Renaissance). Le processus est réducteur et l’ordre du discours orientaliste soutient une réalité livresque stéréotypée de l’Orient. Le système des images du harem de la nef n’est significatif que dans sa surcharge érotique qui associe l’Orient à une sorte de refoulé pulsionnel. En plus, toutes les références à l’Orient et à l’Orientale ne sont jamais précises ou définies. Elles nous parviennent comme une nébuleuse, dans la brume et toujours sous le signe mystérieux et terrifiant de l’eau. Cette tension entre l’imprécision référentielle et la précision du topique est caractéristique du langage de la mythification, de la distorsion idéologique où se brouillent les frontières de la perception et de l’inscription d’une réalité donnée.

Le roman présente un échec de la communication dialogique entre deux altérités (l’Orient au féminin et l’Occident masculin) qui ne se rencontrent pas ou, si elles se sont rencontrées, témoignent plutôt avec une lucidité décapante de la métaphysique déchirée du Beau, telle que l’auteure cherche à la traduire à travers une harmonie amoureuse entravée entre les sexes. La fusion amoureuse, conçue comme un salut, reste inaccomplie, inaccessible et même effarante dans ce premier roman de Marie José Thériault. Malgré la pluralité des personnages, l’interaction de leur conscience (comme principe dialogique) demeure minime. L’énoncé orientaliste se lit comme une fantaisie où l’ailleurs utopique n’est finalement qu’une contre-utopie ou une dystopie.

Le dialogue avec l’Orient en tant qu’altérité objective et concrète reste largement médiatisé par le stéréotype. Lorsque l’expression littéraire traite de l’Autre, le souci de l’idéologie se pose. Si une telle préoccupation peut être évacuée en admettant la complexité (et non la neutralité) de l’imaginaire dans la valorisation de certains fantasmes plutôt que d’autres, elle ne pourrait s’accorder avec la théorie du langage sociocritique pour laquelle « le plaisir du texte » n’est pas dénudé de la contamination idéologique. Chez Thériault, il y a presque toujours un revirement vers le sexuel lorsque la narration englobe l’Orient et ce, à travers l’érotisme des Mille et une nuits. N’est-ce pas là le signe d’une carence de la socialité de l’entreprise romanesque qui traite de l’Autre ? Est-il suffisant de vouloir saisir l’Orient à partir d’un édifice de fiction fantastique (les Mille et une nuits) dont le contexte citationnel ne renvoie pas toujours à des formes de représentations pertinentes dans la société orientale arabo-musulmane ?