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L’univers imaginé par Michael Delisle dans plusieurs de ses oeuvres en prose fascine par la représentation qui y est faite de l’enfance prise au piège de la banlieue, laquelle non seulement fournit le décor, mais constitue en outre le symbole même d’une désolation qui nuit considérablement au développement individuel des principaux personnages qui y évoluent. Ce qui frappe à propos de cette Ville Jacques-Cartier où l’action se déroule pendant ce quart de siècle (1950-1975), qu’on soit dans Dée, dans Helen avec un secret ou dans Le sort de Fille, c’est en effet l’espèce d’inadéquation, voire d’incompatibilité entre ce qu’il faut à l’enfant, puis à l’adolescent et enfin au jeune adulte pour s’épanouir, et le milieu familial, social, matériel que représente la banlieue embryonnaire de la rive sud de Montréal.

Dans Dée, le lecteur assiste au passage d’un habitat boueux, presque originel, ou primitif, à celui, aseptisé, sans âme, de la banlieue des bungalows au tournant des années 1960, à travers le personnage de Dée qui, elle, passe difficilement à l’âge adulte [1]. Dans les nouvelles d’Helen avec un secret, qui prend une coloration plus autobiographique, divers épisodes familiaux se juxtaposent, ainsi que le note Michel Nareau :

les histoires laissent poindre, par touches intimistes, successives et distanciées, les heurs et malheurs d’une famille, dont divers membres occupent à tour de rôle le devant de la scène. Ainsi, les nouvelles « Culte », « Jane Soucy », « Grisailles » et « Helen avec un secret » tracent les pourtours d’une même famille scindée, mais rattachée par une difficulté à s’inscrire dans un espace commun […] [2].

De même que Helen avec un secret, Le sort de Fille présente des anecdotes et des portraits de famille. Mais si dans celui-là se trouvait surtout la famille élargie, avec tantes, grand-mère et grand-père, dans Le sort de Fille tout tourne autour de la famille monoparentale que forment une mère et son fils, le père brillant par son absence et la canonique famille nucléaire agissant comme un spectre. Notons immédiatement que ces recueils de nouvelles présentent tous deux sept nouvelles, dont quatre peuvent être réunies comme autant de membres d’une même famille : dans l’un, c’est « Culte », « Jane Soucy », « Grisailles » et « Helen avec un secret », comme nous venons de le voir, et dans l’autre « La maladie du céleri », « Le parking de la construction », « Mon trésor » et « Le pont », bien que leurs liens semblent plus lâches que dans Helen avec un secret. Cette semi-cohérence des recueils — comme nous l’appellerons faute d’un meilleur terme — est-elle due au hasard ? Nous tenterons d’y réfléchir après avoir examiné et, souhaitons-le, éclairé l’unité des quatre nouvelles du Sort de Fille que nous venons d’évoquer, eu égard au thème de la Bildung qui les traverse et les relie. Nous commencerons par résumer brièvement ces nouvelles.

Le narrateur anonyme de « La maladie du céleri » est un adolescent fréquentant l’école secondaire. Comme il suit le cours de « Bio 422 » (SF, 9), on peut déduire qu’il a quinze ou seize ans. Il raconte quelques heures de sa vie : la fois où un condisciple de deux ans son aîné, Gaétan Roy, est venu coucher à la maison afin qu’ils puissent se rendre à la cueillette de pommes tôt le lendemain matin, histoire de gagner quelques dollars. L’anecdote se situe vraisemblablement dans Ville Jacques-Cartier, banlieue dépeinte par Delisle dans Dée comme dans Helen avec un secret. Le narrateur est intimidé par la présence de ce copain plus expérimenté dans le logement modeste où il vit avec sa mère, qu’il évoque dès la première ligne. L’expédition tournera court quand, à l’aube, les garçons attendront en vain la venue de l’autobus censé les emmener en Montérégie. Le frère de Gaétan passe alors en voiture et le fait monter. Le narrateur rentre chez lui et se recouche.

Dans « Le parking de la construction », le même trio de personnages réapparaît. Cette fois, la mère est bien visible et audible. À l’insu de son fils, elle a entamé une relation charnelle avec Gaétan Roy, qu’elle rencontre notamment dans une voiture garée sur un terrain vague (d’où le titre). Comme le narrateur l’interroge à propos de Gaétan, qu’il a aperçu sortant de chez eux, la mère lui raconte une histoire d’agression sexuelle qui est rapidement démentie par le pseudo-agresseur quand le narrateur, à l’école, va le trouver pour lui dire qu’il sait ce qu’il a fait à sa mère. Il perd ainsi un ami et découvre l’hypocrisie de sa mère.

Les deux premiers textes présentent donc une unité qui peut les faire passer pour des segments narratifs complémentaires. Par rapport au second, l’intérêt du premier texte repose entre autres sur le portrait qui y est fait en creux du jeune narrateur, confiant et naïf, encore enfantin, qui se retrouve projeté subitement dans un monde de faussetés, celui des adultes (auquel participe Gaétan Roy, qui a l’expérience et les moeurs d’un jeune adulte). La désillusion double que constituent ces nouvelles en fait pourtant des épisodes clos sur eux-mêmes, dont la rondeur est marquée par la résolution de chacun, soit le retour à la solitude, état normal du narrateur. Celui-ci, dans « La maladie du céleri », est tout excité à l’idée de faire une excursion qui lui procurerait une expérience nouvelle ; ce projet avorte. L’échec se répète dans « Le parking de la construction », nouvelle au terme de laquelle il se retrouve à la maison, un soir, isolé comme dans les vers d’Emily Jane Brontë placés en exergue du texte : « La maison est tranquille ; le monde est endormi,/Un seul, tout seul, contemple au loin la poudrerie [3]. » (SF, 17) Tout se passe comme si c’était lui qui stagnait dans le parking de sa propre construction (ou édification, au sens de Bildung).

Dans « Mon trésor » surgissent de nouveaux personnages, en plus de la mère (qui cette fois a un prénom : Manon) et du fils unique (Kevin, né d’une rencontre d’un soir avec un Hollandais croisé au bar où elle est barmaid à temps partiel) qui sont présentés par un narrateur omniscient. L’histoire est celle de Manon, en deux temps. Hier : Manon, jeune adulte vivant librement avec Tony et Jacques, fait passer de la drogue à la frontière mexicaine en accordant des faveurs sexuelles aux douaniers. Aujourd’hui : Manon a trente-cinq ans, « l’âge de commencer à s’asseoir » (SF, 32), et tente de s’occuper de Kevin (treize ans), qui a passé les dix premières années de sa vie chez sa grand-mère. Or, le passé dont elle cherche à se libérer ne la lâche pas : pour arriver à joindre les deux bouts, elle se fait complice des crimes de Tony et de Jacques, cette fois en conduisant nuitamment une voiture dans le coffre de laquelle se trouve un cadavre. Quand, après avoir exécuté cette basse besogne, elle fonce seule sur l’autoroute à cent trente kilomètres à l’heure, « pour décrasser son moteur » (SF, 40), mais surtout pour se purifier elle-même, histoire de ne pas ramener sa souillure à la maison, elle se fait intercepter par un policier à qui elle offrira les mêmes faveurs qu’elle prodiguait jadis aux douaniers mexicains — la fin ne laisse aucun doute à ce propos :

Tandis que le policier se redresse pour lire [son permis de conduire] à la lampe de poche, Manon regarde son ventre un peu rond sous la chemise kaki, les boutons nacrés, la ceinture trop serrée […], les plis de la fourche qui semblent tous aboutir au bourrelet de sa braguette piquée de fil beige. « Ils ont tous, pense-t-elle, le même criss de modèle de pantalon. »

¡ Hola querido ! soupire-t-elle tout aguichante, dis-moi pas que c’est à soir que je rencontre l’homme de ma vie.

SF, 41

Enfin, dans « Le pont », la plus longue nouvelle du recueil, la narration homodiégétique reprend, avec l’histoire que relate Mike, un adolescent sans occupation, entre l’école et le marché du travail (« je ne vais plus à l’école parce que j’ai raté trop de matins et qu’au moment où j’ai pris la ferme résolution de finir mon secondaire, j’avais accumulé trop de retard » [SF, 61]), qui passe ses journées à dormir et à rêvasser. Visiblement, puisqu’il ne fréquente plus l’école, sa mère le tance régulièrement, exigeant de lui qu’il apporte sa contribution aux finances de la maison (il s’agit ici encore d’une famille monoparentale, où l’on ne fait même pas mention du père biologique). Elle l’oblige à se rendre au bureau de poste central de Montréal, où son oncle lui a obtenu une entrevue pour un emploi de commis. Il échoue lamentablement puis erre ensuite dans la ville pour finalement entrer dans un bar, rue Saint-Denis, où il fait la connaissance d’un homme barbu qui le drague en lui récitant des vers de Stéphane Mallarmé. Il s’enivre à ses côtés et la nouvelle se clôt sur la perspective d’un tardif repas à la pizzeria et d’une nuit pendant laquelle « le barbu » abusera de sa jeune proie, cependant consentante.

On voit que ces quatre textes composent un « tétraptyque » offrant un discours sur le désenchantement d’un adolescent au milieu des années 1970 [4], à Montréal et sur la Rive-Sud. La narration est marquée par la continuité dans trois nouvelles. La variation narrative de « Mon trésor » (seul texte où le sujet central de cette fresque initiatique ne tient pas les rênes de la narration) s’explique aisément : comment Kevin aurait-il pu raconter la jeunesse de Manon, sa mère voulant très certainement lui en cacher le plus possible ? D’autre part, notons que la figure du garçon a successivement quinze ou seize ans, treize ans, puis probablement dix-sept ou dix-huit ans. À treize ans (dans « Mon trésor »), il dort et n’est pas conscient de ce que vit sa mère ; à quinze-seize ans, il découvre que sa mère est un être sexué ; à dix-sept-dix-huit ans, il devient lui-même un objet de désir sexuel, s’il n’est pas encore à proprement parler un être sexuellement désirant. Remarquons que, sur le plan de l’onomastique, on observe également une progression intéressante : d’abord anonyme (sans nom, sans visage), l’adolescent porte ensuite le prénom de Kevin, puis celui de Mike. Le lecteur est alors en droit de s’interroger sur la connotation autobiographique du choix de ce dernier prénom, Mike pouvant renvoyer à Michael (Delisle). De fait, si le jeune homme s’appelle maintenant Mike, c’est sans doute que, parvenu au dernier des quatre textes du tétraptyque, il devient lui-même ou, pour mieux le dire : « [t]el qu’en Lui-même enfin l’éternité le change [5] », cet illustre vers du « Tombeau d’Edgar Poe » de Mallarmé ayant sa pertinence ici, comme on le comprendra bientôt.

La figure de l’adolescent et sa Bildung

Telle que définie par la littérature allemande de la fin du xviiie siècle et analysée par Antoine Berman, « la Bildung est toujours une expérience de l’Autre dans laquelle le Même se retrouve au terme d’un trajet qui constitue son histoire. La Bildung est l’histoire de l’Esprit qui se retrouve après s’être perdu dans l’Altérité apparente du monde [6] ». C’est pourquoi « [l]e processus d’apprentissage des personnages du Bildungsroman revêtira toujours la forme d’un voyage, et notamment de l’arrivée dans des lieux où quelque chose leur est peu à peu révélé » (BB, 153). C’est bien là l’apprentissage progressif du héros multiple des nouvelles que nous venons de résumer, à l’exception de « Mon trésor », où il est plutôt question de la « formation » de Manon. Par ailleurs, au sens strict, le Bildungsroman comporte — ou comportait, puisque pour Berman il est mort depuis le milieu du xixe siècle — « fort peu d’action : il est un tissu de contemplations, de mouvements et de conversations » (BB, 153), au contraire du roman d’apprentissage tel qu’on l’entend généralement.

La figure de l’adolescent, dans ces nouvelles de Delisle, se distingue en effet par son intense vie intérieure, à laquelle le lecteur a accès, et qui regorge d’incertitudes et d’angoisses. Ce qui frappe d’abord, c’est son besoin de repères, qui n’est pas comblé. Nous pourrions écrire « besoin de (re)pères », tant l’instance paternelle fait cruellement défaut. Comme l’a écrit Francesca Torchi, « l’absence du père chez Mike est l’état initial [7] », laissant entendre que sa quête, ou son état terminal, sera la présence d’un père (re)trouvé. Ce sont les effets de cette absence qui s’observent en premier. Quand Gaétan Roy vient à la maison, le narrateur donne libre cours, in petto, à son désarroi : il admire « son flegme, son rapport au monde plein de confiance, sa sûreté. Gaétan ne s’énerve jamais » (SF, 9), « [i]l sait tout » (SF, 10) et il « arrive à faire des ronds de fumée [avec sa cigarette]. Des ronds parfaits » (SF, 11). De plus, la dégaine de Gaétan (il « hausse les épaules » à deux reprises [SF, 9 et 10]) lui fait envie, de même que des détails physiques, comme « ses poils d’aisselle, par exemple, qu [’il] compare aux [s]iens : il en a plus » (SF, 12). Cette pilosité reviendra le hanter dans la nouvelle suivante quand, un soir que sa mère est sortie, il imagine celle-ci baisser la tête « pour embrasser les poils de Gaétan qui a descendu son caleçon pour elle » (SF, 27).

Cette comparaison désavantageuse de leur pilosité trouve un écho dans la figure du barbu, dans « Le pont », qui représente l’autre grande figure d’autorité masculine du recueil. L’adolescent réagira alors de façon semblable, en cherchant son contact physique. En effet, quand il envisage la perspective de faire dormir Gaétan dans sa chambre, la nuit précédant la cueillette des pommes, l’adolescent est tout excité, comme il le sera par la proximité avec le barbu :

Nous déplaçons mon matelas et le mettons à côté du sommier pour que le lit devienne double. Je prendrai le sommier et Gaétan aura le matelas. Nous aurons chacun notre place, nous serons proches et nous pourrons parler jusque dans la nuit comme si nous partagions la même tente. Je veux qu’il me dise tout. Je veux tout savoir d’avance.

SF, 10

Je n’ai qu’une idée : je ne quitterai pas Gaétan d’une semelle demain [pendant la cueillette]. Je lui obéirai au doigt et à l’oeil et je n’aurai pas de problème.

SF, 11

Le barbu est très gros. Je le remarque maintenant. Sa posture fait pendre ses seins, gonfler davantage son ventre presque au point de rupture de son pantalon de velours côtelé. L’orangé de sa chemise rend son obésité rayonnante, solaire, magnifique. Il donne l’impression de tout connaître. J’entame ma énième bière, je m’avachis un peu et je commence à croire qu’en se tenant suffisamment proche, on pourrait fréquenter la connaissance par osmose [8]

SF, 63 ; l’auteur souligne

Cette recherche manifeste d’un modèle mâle qui « sait tout », auquel se coller, s’identifier au point d’en recueillir quelques bribes de connaissance, apparaît comme la quête première de l’adolescent orphelin de père. Cette connaissance évolue d’un modèle à l’autre. Avec Gaétan Roy, l’adolescent entendait aller cueillir des pommes (fruit de la connaissance s’il en est) afin d’acquérir une expérience de vie et de travail.

Avant d’analyser la connaissance que possède le barbu, arrêtons-nous à la rencontre au bureau de poste de M. Bénard, figure patronale qui ne séduit pas l’adolescent, servant au rebours de repoussoir :

Entre, par une porte intérieure, monsieur Bénard qui se lance sur moi pour me serrer la main. Sa poigne est violente et sa voix est forte.
— Roger Bénard, Ressources humaines, dit-il en secouant ma main.
— Bonjour, monsieur Bénard.
— Monsieur ? demande-t-il, attentif.
— Bonjour, monsieur Bénard, redis-je, m’efforçant d’imiter son volume.
Il regarde madame Pearson qui ferme doucement les yeux, l’air de faire un petit signe négatif. Monsieur Bénard, agressif, me demande comment je compte m’y prendre pour convaincre les petites entreprises d’enliasser les circulaires en fonction du code postal. Je tombe des nues.

SF, 55

C’est que le jeune homme ne connaît rien aux codes de cet univers. Monsieur Bénard s’attend à ce qu’il se nomme, or son interlocuteur ne sait pas même se présenter. Il lui retourne plutôt son propre nom. Le contact physique est désagréable : Bénard « se lance » sur lui, lui « secoue la main » avec violence, se montre agressif. Le candidat au poste n’a pas l’habitude de ces manières viriles et ne montre aucun désir de les acquérir, bien qu’il tente — s’« effor[ce] », donc ce n’est pas naturellement ni volontiers qu’il le fait — d’imiter le ton (le « volume ») de son vis-à-vis.

Pourquoi le barbu correspond-il davantage au modèle qui sait éveiller le désir du jeune homme ? Si l’on compare leur premier contact avec celui de Mike et de M. Bénard, certaines évidences apparaissent. D’abord, le barbu n’offre pas un poste au narrateur, mais une bière (qu’il lui fait parvenir par le biais de la serveuse du bar) et des mots. Ensuite, les premières paroles qu’ils échangent, même si elles sont ici aussi teintées de malentendu, ouvrent un espace de rencontre agréable :

Il me fait un autre signe de la tête que je ne comprends pas et que, pour être poli, j’imite. Il se lève immédiatement, pour venir me retrouver. Il apporte son bol d’arachides.

— Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur, me dit-il avant d’engouffrer une poignée de noix.

Le jazz est fort. Je lui demande de répéter. Il crie « Mallarmé ! » comme une réponse de quiz. Je dis : « Bien sûr… » comme si c’était une évidence.

— Tout comme celui-ci : aboli bibelot d’inanité sonore.

Je répète « aboli bibelot… » J’adore le son que ça produit. « Aboli bibelot. » Je suis heureux, j’ai une bière, je ne suis plus rue Peel, je ne suis plus dans la rue, le monde est beau et le barbu semble ravi, complètement ravi que je goûte à ce point « aboli bibelot ». Presque ému, il se rapproche de façon à ne plus être de face mais à ma droite. La place est petite et nos jambes se frôlent.

SF, 59

Ici encore, le jeune homme se contente d’imiter, de répéter les mots prononcés par l’homme devant lui. Cependant, cette fois-ci la répétition a l’heur de plaire à son vis-à-vis (qui ne reste pas à lui faire face, d’ailleurs, mais s’assoit à ses côtés, déplacement significatif). Le jeune homme se déclare « heureux » (c’est bien la seule occurrence de ce mot dans la nouvelle), loin de la rue Peel (il est donc passé du monde des affaires de l’ouest de la ville au Quartier Latin) et en train d’échanger en compagnie d’un autre amoureux des mots.

Les adjectifs « ravi, complètement ravi » et « presque ému » qu’il associe au barbu traduisent un sentiment de satisfaction qui est une récompense gratifiante pour le jeune homme. Les sentiments positifs s’accompagnent de sensations agréables : le jazz, la bière, les mots. Le barbu est « comme ça. Orangé, vibrant, cordial. Les couleurs sont chaudes. La musique est live » (SF, 59). Cet orangé reprend celui de la chemise du barbu, « d’un orangé variable qui va, selon l’éclairage, du citrouille soutenu au mandarine saturé avec, sur le rabat d’une pochette, un ZIHUATANEJO en broderie bien limette » (SF, 59). Notons que les couleurs renvoient toutes à des fruits et légumes, et que le narrateur, à ce moment de son récit, est affamé. Cette chaleur mexicaine — Zihuatanejo est voisine d’Ixtapa, station balnéaire de l’État de Guerrero — rappelle au lecteur la forte présence du Mexique dans la vie de Manon (dans « Mon trésor ») et dans la décoration de son appartement. De fait, sans doute est-il possible d’établir un lien entre le barbu, ce poète « mexicain », et les douaniers mexicains qu’a connus Manon, la mère de l’adolescent qu’elle aurait d’ailleurs pu avoir de l’un d’entre eux. Quoique les deux textes soient clairement indépendants, cette double référence au Mexique nous autorise sans doute à évoquer la figure d’un père mexicain fantasmé dans le roman familial que propose ce recueil [9].

Or, dans cet univers où les repères ne sont pas à leur place, et donc où il n’y a que des repères instables et fabriqués sur mesure [10], le barbu présente des attributs à la fois masculins et féminins, c’est-à-dire paternels et maternels, comme l’a fort bien vu Marie Cusson :

Rattaché par sa chemise, qui rend « son obésité rayonnante, solaire, magnifique », au symbole du lion et du père et par son corps — « sa posture fait pendre ses seins, gonfler davantage son ventre » — à celui de la femme, l’homme fait figure de Sphinx et pose des énigmes […] [11].

Mike ne souffre pas seulement de l’absence d’un père, mais de la présence d’une mère inadéquate. En effet, ce que nous voyons de la mère de Mike, dans « Le pont », ne rappelle pas une mère modèle, mais une mère qui tente maladroitement de remplir les fonctions du père absent (elle lui enjoint surtout de se prendre en main et d’aller travailler [12]). Résultat : Mike n’a pour ainsi dire ni mère ni père véritables, d’où sans doute l’intérêt de l’androgynie du barbu, qui semble conjuguer en lui père et mère : sein, chaleur, puissance et Mexique à la fois.

Il y a plus. On a vu que le barbu est chaleureux et attentionné, et que ses seins pendent. Au terme de la nouvelle, quand les personnages se dirigent vers le domicile du barbu, le narrateur note : « Il est tellement proche que je sens la chaleur de son corps. Je pose ma main sur son torse, puis je palpe son sein. Je voudrais dormir dessus. Je passe mon doigt sur les broderies limette qui tracent un mot sur sa chemise. » (SF, 65) Cet amalgame du sein palpé et des lettres touchées du doigt consacre l’union du père et de la mère, en une espèce d’hiérogamie de chair et d’esprit, de matériel et de spirituel, qui comble d’aise le jeune homme au point qu’il est prêt à payer de son corps cette réunion inespérée. On comprend que cette conjonction puisse être perçue comme le jour de la naissance de sa vocation d’écrivain.

Si le tétraptyque s’achève sur la vision d’une union charnelle entre le jeune homme et le barbu, c’est parce que sa formation est arrivée à terme. Amorcée par la déception suscitée par un homme indigne de confiance (Gaétan Roy ne l’emmène pas vraiment travailler, il ne tient pas ses promesses de l’initier au métier d’homme, à la connaissance, puis il trahit sa confiance en couchant avec sa mère), par une mère semblable (elle lui ment quant à sa relation avec Gaétan), incapable de s’occuper adéquatement de lui ou de lui fournir un père véritable (Manon enlisée dans son passé), sa trajectoire le conduit à prendre la place de la mère dans le lit (pour y jouer le rôle de la proie, de l’objet sexuel, comme sa mère, payant de sa personne la connaissance qu’il convoite chez le barbu) et en même temps à découvrir le véritable domaine qui sera le sien (pouvons-nous supposer), celui de la littérature, puisque « le narrateur se reconnaît comme (futur) écrivain [13] ».

Initiation aux lettres

Dans « Le pont », deux carrières s’offrent à Mike. Quand sa mère l’envoie passer une entrevue au bureau de poste de la rue Peel, elle l’incite à faire une carrière comme on en rêvait encore dans les années 1970 : un emploi stable pour la vie. Or, il y a une nette opposition entre les lettres que trie le commis du bureau de poste et celles avec lesquelles Mike s’amuse à jongler dans sa tête, celles du Petit Larousse, et avec les belles-lettres dont lui parle le barbu, qui se dit « chercheur » (SF, 61). Il existe aussi une opposition très nette entre « une tâche de brute comme le tri des petits paquets au bureau de la rue Peel » (SF, 61) et la bohème de la rue Saint-Denis, entre le bureau de poste et le bar Chez Dumas, entre M. Bénard et le barbu. Alors qu’il se trouve au bureau de poste, Mike réfléchit à son absence d’aptitudes pour ce travail :

Je n’imagine pas comment je pourrais être, moi aussi, un jour, rompu à une compétence technique. Manipuler une machine avec assez d’expérience pour parler d’autre chose en même temps, sourire aux collègues, prendre des nouvelles d’un tel sans qu’une de mes mains soit entraînée par le tapis roulant et déchiquetée par une trieuse quelconque. Je suis inapte avec les outils. Inapte. Il ne faut pas avoir peur des mots. Je ne sais rien faire d’autre que jouer aux cartes avec ma mère et feuilleter le Larousse pour m’échauffer l’imaginaire avant de m’endormir [14].

SF, 53

La découverte de cette inaptitude est tout aussi utile que celle de la poésie de Mallarmé, en ce sens qu’elle lui désigne une porte fermée, celle du métier manuel et répétitif. D’ailleurs, la confrontation entre ces deux mondes a lieu, explicitement, dans l’esprit de Mike :

Je n’entends pas tout et le jazz est fort mais je sens qu’il [le barbu] parle depuis une sphère où rien de grave ne peut arriver. Je suis sûr que personne n’a demandé à Mallarmé de quelle manière il s’y prendrait pour convaincre les petites entreprises d’enliasser leurs circulaires en tenant compte du code postal.

SF, 61

La découverte de Mallarmé apparaît comme un terme, celui de la quête individuelle de Mike, et comme une ouverture, sur l’au-delà du texte (lire : des nouvelles du tétraptyque), Mallarmé incarnant de manière générale l’homme de lettres s’investissant dans une recherche idéaliste (symboliste) ayant pour objet les mots et les sonorités, exactement comme le fait Mike en solitaire, sans savoir que d’autres le font aussi et accordent de la valeur à cette occupation. L’effet le plus net de cette rencontre avec le barbu et Mallarmé tient certainement en cet éclair de conscience qui le frappe soudain, alors qu’il se rend chez le barbu, au carré Saint-Louis (endroit littéraire mythique s’il en est) : « Tout à coup, c’est une émotion spontanée, j’ai la conviction que j’ai de belles années devant moi. La vie commence. » (SF, 64) Sans doute ce moment d’épiphanie doit-il quelque chose au fait qu’il vient de se re-connaître, en faisant l’expérience de l’altérité, et du coup de se rattacher à quelque chose de plus grand que lui : « la Bildung, c’est l’accès du particulier à l’universel », estime Berman (BB, 143-144).

Si l’on reprend la perspective qui est la nôtre, celle du tétraptyque, l’on s’aperçoit que la littérature, ou du moins l’imprimé, est présente dans trois des quatre premières nouvelles du Sort de Fille. Dans « La maladie du céleri », alors que le narrateur peine à s’endormir, trop excité par la perspective d’aller le lendemain travailler avec Gaétan Roy, il se laisse emporter par son imagination :

Mon pied gigote d’impatience. Je regarde le reflet de lumière sur le mur blanc devant moi, une lumière froide qui vient de la lune ou d’un lampadaire, et je finis par y voir des allées d’arbres taillés en boule, fruits cirés, innombrables, comme des dessins en lignes claires, coloriés en aplat. Des images pour apprendre à lire. Des fruits d’une perfection de manuel scolaire.

SF, 12

Ce manuel scolaire offre le double avantage d’enseigner une technique — la lecture — et de fournir, voire d’entretenir une vision idyllique de la connaissance, l’Éden, que dénotent ici la rondeur des arbres et la perfection des fruits symboliques. Cette vision livresque s’oppose à l’expérience du réel que connaîtra le narrateur quelques heures plus tard. La perspective édénique se transformera alors en boulevard Therrien (route qu’empruntent les deux garçons quand ils comprennent que l’autobus devant les emmener aux pommes ne viendra pas) :

Ensuite nous longeons le boulevard Therrien, sans parler. Le boulevard Therrien est un monstre routier avec des voies condamnées ou rétrécies sans raison, avec des sorties bétonnées qui aboutissent dans une clairière où l’herbe à poux foisonne, avec des fondations armées placées en prévision d’embranchements qui n’ont jamais abouti. Un carrefour absurde, impossible à rectifier. Un projet abandonné.

SF, 14

Un cul-de-sac, un carrefour qui, symboliquement, n’offre aucun choix, un « projet abandonné », une clairière où prolifère l’herbe à poux qui donne des démangeaisons comme celles de la maladie du céleri [15] : telle est la conclusion de cette escapade idéale projetée dans le manuel scolaire.

Dans « Le parking de la construction » voisinent deux lectures, des bandes dessinées et Jane Eyre. Des premières, le narrateur dit qu’il les lit dans un « magazine de parodies [16] bourré de bédés dont [il] ne fini[t] jamais de décortiquer tous les détails » (SF, 18), sur lequel il n’est pourtant plus capable de concentrer son attention après avoir appris de la bouche de Gaétan les détails de sa relation avec sa mère, signe que l’heure n’est plus aux jeux enfantins. La lecture de Jane Eyre, livre volé dans un centre d’achats, avance péniblement, le narrateur s’arrêtant longuement à ses qualités matérielles, à la couverture notamment, qui présente un portrait au fusain d’une jeune femme. Il pense : « Je ne peux pas me tromper avec l’esquisse de cette jeune lady aux cheveux lâchement retenus, à l’ovale noble et au regard hanté par des angoisses proprement britanniques. » (SF, 21) Sa conviction de ne pas se tromper semble reposer sur la certitude de disposer d’un moyen de s’opposer victorieusement à la tristesse qui le tenaille d’avoir été rejeté par Gaétan à l’école ce jour-là : « Je me promets de commencer le livre ce soir même. Si Gaétan Roy attend que je lui adresse la parole de nouveau, il va trouver le temps long. » (SF, 21) Par ailleurs, le roman apparaît comme un repoussoir, un moyen de conjurer le climat intérieur qui est le sien, semblable au ciel anglais :

Je l’ouvre au hasard et je tombe sur ceci :

Un admirable été resplendissait en Angleterre. Notre pays, avec sa ceinture de vagues, est rarement favorisé, même pendant un jour entier, d’un ciel aussi pur, d’un soleil aussi radieux que ceux dont nous jouissons depuis assez longtemps.

SF, 21

Mais bientôt, le livre s’avère refléter la réalité du narrateur, dès qu’il en commence la lecture, c’est-à-dire quelques minutes avant que sa mère lui raconte que Gaétan Roy aurait menacé de la violer (ce qui est manifestement un mensonge) :

CHAPITRE PREMIER

Il n’était pas possible de faire une promenade ce jour-là. Nous avions bien passé une heure de la matinée à errer dans le bosquet dénudé, mais depuis le déjeuner, le vent froid de l’hiver avait amené de si sombres nuages…

Juste à ce moment, ma mère rentre. Elle semble de bonne humeur. […] Elle parle sans arrêt en soupesant le roman comme un bibelot qu’elle ne saurait où ranger.

SF, 22

Ces passages « atmosphériques » du roman de Charlotte Brontë paraissent en phase avec les sentiments du narrateur (notamment celui de la solitude), et ce n’est pas un hasard si deux vers d’Emily Brontë, que nous avons cités plus haut, sont placés en exergue de la nouvelle. Ils semblent remplir la même fonction.

On aura noté au passage la comparaison du livre avec le « bibelot ». Ici perçu comme une chose gênante (la mère ne sait qu’en faire), le roman de Charlotte Brontë ne saurait remplir, au mieux, qu’une fonction décorative. L’ironie de la mère est d’ailleurs très nette : « — My my ! Charlotte Brontë, how romantic ! lance-t-elle en me prenant le roman des mains. » (SF, 22) Le mot « bibelot » prendra un tout autre sens pour Mike quand il sera prononcé par le barbu, dans « Le pont ».

La narration de « Mon trésor » ne faisant aucune place à la vie mentale de Kevin, qui semble dormir toute la durée de la nouvelle, il n’y est aucunement fait mention de publications, exception faite des « magazines d’hommes nus » que s’échangent Manon et son voisin, Camilien (SF, 32), qui vient veiller Kevin pendant que Manon aide ses anciens comparses à se débarrasser d’un cadavre. Cela révèle tout de même l’idée qu’on se fait de la lecture dans cette maison. Il n’est pas étonnant que la mère des deux premières nouvelles se moque du romantisme de son fils en train de lire Jane Eyre, si on veut bien nous permettre de relier encore une fois les nouvelles entre elles.

Dans la dernière des quatre nouvelles étudiées ici, la place qu’occupe le Larousse dans l’existence du narrateur est fondamentale. Il dira au barbu, pour excuser son inculture et le fait qu’il ait abandonné l’école : « Mais, vous savez, j’aime les mots, […] j’en suis sûrement à ma troisième lecture du Petit Larousse. » (SF, 62) C’est d’ailleurs à partir de la lecture du Larousse qu’il s’endort et rêve, chaque soir, comme il l’indique dans l’incipit :

Ça commence toujours de la même façon. Je lis une page, dans les N mettons, nard, narguer, narine, narquois… et je m’allonge sans bouger, je suis une momie bien ficelée, confite dans le nard, et soudain, on me découvre. On me déballe, on me nargue, et on m’interroge le couteau sous la narine. Je m’échappe. Je suis poursuivi. Forêts. Déserts. Montagnes. Banquises. Dormir est mon activité préférée.

SF, 45

Stratégie d’évitement, fuite, refus du réel, dirait sans doute sa mère. Quoi qu’il en soit, le narrateur est déjà en train de faire de la littérature à partir de mots (évidemment), il invente des aventures, il est écrivain sans le savoir. Et la fantaisie induite par les mots place le rêveur dans un monde périlleux qui exprime certainement une facette de la vie intérieure du personnage. Car cette aventure-ci a à voir avec son propre devenir. La momie qu’on découvre et déballe fait penser à la chrysalide et au potentiel qu’elle cache. Il y a là comme un appel, une envie de pousser, de croître, de devenir. Cette image rejoint l’expression « coffret précieux » qu’accole le narrateur du « Parking de la construction » à son exemplaire de Jane Eyre : « Il est beau. Je passe souvent ma main dessus, je le traîne dans mon sac comme un coffret précieux. » (SF, 27) Ce n’est pas tant pour le texte, dont il a à peine entamé la lecture, qu’il est attaché au livre, que pour sa qualité de contenant — d’aucuns diraient de signifiant — riche en potentialités. Le narrateur rejoint ici Mike dans son intérêt pour le signifiant, l’importance de celui-ci dans la poésie de Mallarmé n’étant plus à prouver [17]. Le livre est comme un symbole du potentiel littéraire de l’adolescent, qui ne se trouve alors ni sur les bancs d’école ni sur le marché du travail, et pourtant dans un univers où existent une authentique vie intellectuelle et une véritable occupation. Et quand Mike pense : « Je me demande s’il existe un “grand” Larousse. Ça doit… » (SF, 62), ce « grand » doit sans doute être interprété non pas dans sa dimension matérielle, mais comme le signe d’une aspiration, celle de devenir un vrai littéraire. La fin de la nouvelle laisse entendre qu’en effet, Petit Larousse deviendra grand.

Le spectre du livre est donc assez large : manuel scolaire, magazines de bédés, d’hommes nus, Jane Eyre, le Larousse, enfin Mallarmé dont on ne voit aucune édition, mais dont on entend les vers déclamés par le barbu au bar de la rue Saint-Denis. Cela dit, on peut observer une progression assez logique dans les oeuvres lues par l’adolescent dans ces nouvelles : des livres illustrés (manuel scolaire, bédés), il passe à Jane Eyre (et à sa couverture), avant de rencontrer Mallarmé, qui offre à l’adolescent une occasion de prendre conscience de l’importance des mots et du littéraire pour lui.

Car Mike aime les jeux de sonorités, comme il le dit clairement quand il se met en marche pour le bureau de poste : « J’ai deux grosses heures devant moi à nommer les choses qui se présentent, à les orner d’allitérations. “Trop petit trottoir.” “Toute auto totale.” C’est comme siffler. » (SF, 50) ; « Je descends tout le boulevard [Dorchester] jusqu’à l’ouest en me concentrant sur mes pas, en inventant des assonances pour ne pas penser. » (SF, 52) Mais, grâce au Larousse, Mike est aussi sensible à l’étymologie des mots : « Je me rappelle avoir lu que chance venait de choir et cette association me laisse pensif. Je reste un temps, les yeux vagues, à faire toutes sortes de liens comme ça. » (SF, 50) Le verbe « choir », d’un usage assez rare, réapparaîtra d’ailleurs dans la citation de Mallarmé par laquelle le barbu entamera la conversation avec Mike : « Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur » (SF, 59) — ce qui constitue véritablement une chance, de même que son échec lors de l’entrevue au bureau de poste constitue finalement une bénédiction.

Cet intérêt pour l’étymologie [18], chez un orphelin de père, indique certainement la recherche d’une filiation, qu’assume peut-être le littéraire dans la vie de Mike (et des adolescents des trois autres nouvelles). La rencontre avec le barbu survient dans un bar qui se nomme Chez Dumas, patronyme québécois assez fréquent et qui fait vraisemblable, mais surtout nom de famille des deux grands écrivains français que l’on sait, signe d’une double filiation, biologique et littéraire (la première question que l’on se pose lorsqu’on entend le nom d’Alexandre Dumas étant : le père ou le fils ?). Cette filiation qui s’opère par la littérature (les images, l’imagination, la lecture, l’amour des mots) est également un élément qui permet de rattacher entre elles les quatre premières nouvelles du Sort de Fille, comme nous l’avons suggéré.

Recueil de nouvelles et Bildung

Cette analyse textuelle nous amène à aborder une question intéressante, soit celle de la poétique du recueil de nouvelles chez Michael Delisle. Il nous reste en effet à examiner la proposition selon laquelle la discontinuité narrative que présente le recueil de nouvelles n’empêche pas la constitution, à la lecture, d’une véritable Bildung qui déborderait le cadre des textes individuels et des personnages eux-mêmes. L’évolution de la figure de l’adolescent dans les quatre premiers textes du Sort de Fille paraît autoriser cette position. Que ce soit sur le plan de la recherche de soi et de repères paternels ou sur celui de la littérature, qui se confondent en bonne partie, les trois adolescents des quatre nouvelles, en admettant qu’il faille les distinguer eu égard aux prénoms qui leur sont ou non donnés, sont comme autant d’étapes dans le développement d’une figure, latente (et pour cause : elle est en pleine éclosion), qui se trouve à n’être activée, à ne se former véritablement que par le lecteur, dans l’exercice de la lecture. Entre les moments critiques de l’initiation, l’adolescent change, devient autre, et si lui-même ne fait pas nécessairement le lien entre ces crises, comme le ferait peut-être le personnage unique d’un roman à un seul narrateur (fût-il omniscient), le lecteur est en mesure de le faire, lui, et ainsi de contribuer à l’édification du personnage (ce qu’un roman ne lui demanderait sans doute pas). C’est l’envers de ce que René Audet appelle la pseudo-identité, qui « consiste en un lien strictement onomastique des personnages : les noms des personnages sont récurrents mais ne désignent pas les mêmes entités fictionnelles [19] ». Rappelons que dans le Bildungsroman, stricto sensu, « les expériences considérées comme “formatrices” sont soigneusement sélectionnées […]. Les expériences non formatrices ne sont tout simplement pas représentées » (BB, 153).

Le tétraptyque créé par ces quatre nouvelles compose un cycle, fait de trois échecs individuels, épisodes clos sur eux-mêmes [20], et du « Pont » qui rompt le maléfice pour ouvrir sur des repères personnels enfin identifiés et sur la possibilité d’une vie adulte, d’une destinée propre, voire d’une carrière — ce qu’il n’est pas nécessaire de raconter (Marcel Proust ayant prouvé que c’est comment Marcel devient écrivain qui est intéressant). C’est donc davantage qu’un simple partage d’univers, ou de données fictionnelles, entre les personnages.

D’ailleurs, les nouvelles exclues du cycle de la Bildung ne sont pas totalement sans lien avec les quatre dont nous avons parlé ici. Peut-être ces nouvelles témoignent-elles non pas de l’échec total de la formation, mais de certains aspects mal intégrés dans l’édification du héros multiple. La pulsion de mort (qui plane sur « Le sort de Fille »), les pulsions homosexuelles (qui se manifestent dans « Le vieux chèvre »), comme l’impossible relation avec l’archétype paternel, Dieu ou père biologique (dans « Relation »), qui sont postérieures aux premières nouvelles en ce sens qu’elles leur succèdent dans le recueil et qu’elles mettent en scène un protagoniste d’âge adulte (quoique chaque fois imprécis), semblent attester que, en marge de l’épiphanie du « Pont », il existe de sérieuses séquelles à cette difficile formation. L’auteur n’a certes pas voulu montrer un parcours exemplaire : les étapes de sa formation ne composent pas une totalité, un modèle d’intégration ; aussi ne devons-nous pas nous étonner de nous trouver devant un recueil aux allures d’oeuvre fragmentée.

Quoi qu’il en soit, si Helen avec un secret présente au lecteur un portrait de famille moins complexe à reconstituer, peut-être, que l’est la Bildung du jeune homme du Sort de Fille, il n’en demeure pas moins que ces deux recueils sont très semblables en ce que chacun offre un total de sept textes, dont quatre semblent inviter le lecteur à y voir un cycle. C’est un élément à considérer dans une éventuelle définition de la poétique de la nouvelle et du recueil-ensemble chez Michael Delisle.