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Dans son introduction à À tout regard [1], Pierre Nepveu évoque l’hermétisme de la poésie brossardienne pour expliquer la résistance historique à cette oeuvre. Sans trop s’étendre sur les motifs de ce qu’il considère être une « hostilité institutionnelle [2] », le critique fournit comme explication plausible que « la poésie québécoise a toujours été plus proche de Rimbaud que de Mallarmé, à l’image de toute une culture plus portée sur les élans instinctifs que sur les efforts patients et parfois méandreux de l’analyse [3] ». On aura tôt fait de reconnaître dans cette opposition un principe structurant du champ poétique québécois dont la conséquence première est de ranger Nicole Brossard du côté des « illisibles », son oeuvre s’en trouvant rapidement disqualifiée justement parce qu’elle refuserait les aléas d’un sujet ontologique auquel la poésie québécoise a du mal à résister.

Qu’entend-on toutefois dans ce nom, « Mallarmé », qui résonne d’une manière particulière au sein de la littérature québécoise contemporaine ? Dans le contexte qui voit naître La (Nouvelle) Barre du jour, Mallarmé est déjà « un “classique” de la modernité [4] » dont on retient principalement le propos de la « Crise de vers », qu’on résume en quelque sorte à ceci que le texte moderne refuse « l’universel reportage [5] » (l’anecdote, le récit) afin de se faire « oeuvre pure ». Or,

l’oeuvre pure implique la disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés ; ils s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplaçant la respiration perceptible en l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase [6].

Lisant « Crise de vers » au Québec comme ailleurs, on en a compris que la rénovation textuelle passe par un double travail sur le vers et sur l’inscription du sujet, qui devrait être en mesure d’arracher la poésie à la référentialité, à la transparence, qui la plombait historiquement. Il s’agit conséquemment de refuser la grandiloquence de la subjectivité lyrique aux fins d’une valorisation du travail sur le signe et la déconstruction du vers [7]. Or, ce rapport de concomitance entre la négation du sujet et l’exploration formelle se trouve justement au coeur du travail poétique opéré par Nicole Brossard.

Ce serait toutefois prendre en mauvaise part le travail de Nicole Brossard que de mesurer la poète à l’héritage de Mallarmé sans reconnaître qu’elle est sous plus d’un aspect une écrivaine « classique [8] ». Ce classicisme explique sans doute la présence effective du je dans cette poésie. Car l’oeuvre poétique de Nicole Brossard contredit la vulgate consistant à réduire la poésie formaliste à une « absence du sujet ». Louise Dupré a par exemple signalé que s’il s’était fait « discret, sinon absent » dans certains recueils, « le je [était] réapparu dans la poésie de Nicole Brossard avec l’avènement d’une conscience de femme [9] ». Si le rapport à Mallarmé semble donc aussi intellectuel que thématique chez Brossard [10], sa poésie témoigne d’un travail propre où l’écrivaine québécoise ne semble d’aucune façon souffrir de cette « angoisse de l’influence » dont parle Harold Bloom [11].

Les propositions mallarméennes me semblent en effet agir, chez Brossard, comme un ressort esthétique permettant de faire surgir un je qui se trouve en définitive exprimé depuis une mécanique d’ordre métrique, l’un et l’autre (sujet et mètre) se lisant dans la synchronie de leur réalisation. En m’appuyant tour à tour sur les recueils Musée de l’os et de l’eau, Je m’en vais à Trieste, Mécanique jongleuse, À tout regard et Langues obscures, je développe ici l’hypothèse que le je brossardien s’énonce, au fil du temps et des recueils, depuis le travail formel qui lui est concurrent plutôt que depuis l’ordre impliqué par une éventuelle métaphysique lyrique [12].

Je : la référence

Musée de l’os et de l’eau fait partie de ces recueils où le je s’inscrit résolument. Le poème liminaire de ce livre publié en 1999 décline les formes atones de son sujet, forme pronominale conjointe au premier vers, forme adjectivale possessive dans le second : « je le sais aux verbes qu’il manque/ma vie s’est endormie » (MOE, 9). En plaçant dans une telle position de surplomb le je qui pourrait la désigner, la poète témoigne d’un jeu incessant qui marque l’entièreté de son oeuvre. Ici, le pronom s’insère dans un réseau lexical de l’existence (le savoir, la vie) qui désigne bien la charge complexe de l’inscription de cette oeuvre au sein du champ poétique québécois. Le contexte de production du recueil semble d’ailleurs encourager la possibilité d’une telle lecture puisqu’il est publié aux Éditions du Noroît, une maison où les poètes laissent entendre des « voix très personnelles [qui] participent en même temps d’un désir commun de témoigner […] sur un fond commun de mélancolie qui est tout le contraire d’un vague à l’âme mais qui semble plutôt nourrir une précision du regard et une acuité de l’émotion [13] ».

Musée de l’os et de l’eau montre aussi et surtout que la poésie de Brossard n’échappe pas non plus à la question de la référence. C’est ainsi que, dans tel poème où le sujet déclare qu’« à trois pas du terminus Voyageur le Taj Mahal/dans la blancheur inclinée de midi/l’eau du fleuve je caresse tes cuisses » (MOE, 22), le toponyme renvoie à une image tirée de la géographie réelle : à Montréal, un hôtel du nom du mausolée indien campe en effet à quelques mètres de la gare routière. Tout se passe ici à première vue comme si ces vers nous autorisaient à les lire depuis le mimétisme que leurs noms de lieux engendrent : « Ce sont les éléments mimétiques du réel qui opèrent la fonction schématique du texte : les aspects schématisés sont caractérisés par des “qualités descriptives” analogues au réel [14] ». L’habitabilité du monde ressortirait au caractère dicible de la référence du poème, immédiatement reconnaissable par le lecteur. Ce seraient donc le quartier Hochelaga-Maisonneuve qui sourdrait du vers « un matin de mai rue Ontario j’observe » (MOE, 17) et la magnificence millénaire de la Sicile qui apparaîtrait dans cette strophe : « le silence entre le rosier déclic indigo/je m’habitue aux questions à leur ombre/dans la baie de Palerme immédiatement la soif » (MOE, 18).

Avec plus de clarté encore, un recueil ultérieur de Brossard soumet l’ordre mimétique des textes à l’autorité plus large du muthos [15]. Composé de « poèmes écrits au cours de voyages [16] », Je m’en vais à Trieste, paru en 2003, nomme d’emblée, par son titre, cette personne grammaticale honnie du formalisme. Plus encore, dans ce recueil, la précision des dates posées en sous-titre de chaque poème recompose le fil chronologique d’une traversée particulière qui se déroule entre « Tucson 11 novembre 1993 » et « Trieste 16, 17 juin 2003 », liant du coup la durée décennale à une géographie qui met en jeu les fonctions référentielle et poétique de ses toponymes. Nul doute que le voyage fictif proposé par le livre est bel et bien celui de ce je qui s’affiche au point de départ du titre pour constituer le point d’acmé du recueil tout entier, lequel se trouverait de facto subordonné à une logique de la subjectivité.

Un tel pouvoir iconique des poèmes, où l’imagination se trouve « canalisée par des qualités descriptives mimétiques [17] » préexistantes aux mots, peut paraître étonnant quand on sait que le je brossardien « ne cherche aucunement à correspondre au portrait d’une subjectivité pleine, immuable [18] ». Et pourtant, il signale bien que, des années 1960 aux recueils les plus récents, cette poésie ne fait finalement jamais l’économie de l’enjeu qu’est la subjectivité, « car la poésie de Nicole Brossard est portée par un questionnement d’ordre philosophique, qui touche la langue, la littérature, la psyché et la culture [19] ».

En cela au moins, Nicole Brossard se fait héritière de Mallarmé quand elle refuse les accents lyriques d’une déclamation soumise aux impératifs de la syntaxe narrative. Dans ses poèmes, déictiques et verbes d’action conjugués contribuent à inscrire le je nommé dans une suite dont le rapport de conséquence se trouve rapidement miné. Ainsi dans les vers suivants, où l’absence de ponctuation contribue à redistribuer le sens de la signification narrative du texte : « À Dresde un matin de suie de gare et de musée/je m’étais arrêtée à une carte/l’index planté dans la destruction//amas de peuples et de crânes/masse de marbre et solitude au milieu//personne ne ressuscite pour demain/ reprendre la conversation là où laissée » (MOE, 12). Si le texte narre, ses éléments ne s’en trouvent pourtant pas subordonnés à la logique hypotaxique qui préside habituellement au récit. « La vraie vie est ailleurs », écrivait Rimbaud ; « la vraie vie est dans le texte qui la construit », écrirait Brossard. En même temps qu’il signe une interrogation — celle, donc, de la possibilité pour la poésie de dire et de signifier le monde —, je raconte une histoire bien particulière dont la marque reste essentiellement scripturaire.

La référentialité lisible dans Musée de l’os et de l’eau et Je m’en vais à Trieste nous engage en effet à la lire en regard d’un jeu incessant où l’inscription textuelle du je appelle la figure du Poète pour en interroger la portée. On le sait, la production scripturaire d’un je ne constitue jamais un geste neutre. Entre fantasme identitaire et inscription historique désignée, je dit toujours une subjectivité, quelle que soit sa forme. Comme le fait remarquer Dominique Combe, chaque fois qu’il écrit je, le poète désigne, « outre sa personne propre, celle du Poète archétypique, devenu le personnage d’une fiction allégorique de la création poétique [20] ». La marque de la première personne du singulier, dans un poème, n’a de cesse de renvoyer à la possibilité d’une fiction dont le sens, chez Brossard, est à entendre dans l’inscription grammaticale et syntaxique des vers et de la prose où il se trouve joué. « D’une mécanique piégée/La référence » (MJ, 39), écrivait déjà la poète, en 1974. Jamais niée, la référence existe bel et bien. Simplement, elle s’inscrit dans un dispositif exigeant, parce qu’à tout instant miné par la possibilité du péril qui la guette. Or ce dispositif ne me semble jamais mieux se comprendre que depuis les propositions de Mallarmé.

La « leçon » de Mallarmé

Les professions de foi brossardiennes à l’égard d’un je qui serait tout sauf stable et rassurant sont donc nombreuses. Parmi elles : le « chaque fois que je m’installe/dans un pronom mis à part le pur je/je me soustrais à l’inquiétude » (I, 38), ou encore la déclamation suivante : « Ô je, pure construction de rêves » (LO, 9). Nul doute que le rapport à Mallarmé joue pour beaucoup dans cette manière d’appréhender l’inscription de la subjectivité. Car en même temps qu’elle écrit que « son influence reste purement formelle [21] », Nicole Brossard ajoute du même coup : « j’aime le dispositif mental et visuel qu’il [Mallarmé] met en place de manière à exciter le sens [22] ». On ne saurait réduire le lien de Brossard à Mallarmé à la stricte dimension de la forme, que la poète retient pourtant.

S’il a prôné la disparition élocutoire du sujet, Mallarmé a aussi, on le sait, théorisé la question du Vers par le diagnostic de la crise qu’il posa dans plusieurs de ses textes [23]. Du moment qu’il analyse les lois formelles du vers français, Mallarmé en vient à établir une distinction entre trois types de vers et, partant, entre trois types de poètes (ou versificateurs). Pour lui, « les atteintes au canon présentent un caractère graduel. La première reste métrique ; la seconde peut être qualifiée de paramétrique ; la troisième, et seule vraie nouveauté, est extramétrique [24] ». Si, pour Mallarmé, « les fidèles à l’alexandrin, notre hexamètre, desserrent intérieurement ce mécanisme rigide et puéril de sa mesure [25] », d’autres lui préfèrent le « vers faux », dont l’invention, parce qu’elle repose encore sur le principe métrique du vers, est « révélatrice du trouble transitoire chez les exécutants devant l’instrument héréditaire [26] ». Et Mallarmé de conclure que, « jusqu’à présent, ou dans l’un et l’autre des modèles précités, rien, que réserve et abandon [27] » face au vers strict dont ces deux cas constituent des avatars. Car la véritable nouveauté n’arrivera qu’avec le vers qui déjouera le principe métrique de la syllabation :

Toute la nouveauté s’installe, relativement au vers libre, pas tel que le xviie siècle l’attribua à la fable ou l’opéra (ce n’était qu’un agencement, sans la strophe, de mètres divers notoires) mais, nommons-le, comme il sied, « polymorphe » : et envisageons la dissolution maintenant du nombre officiel [de l’alexandrin] [28].

À cette seule condition pourra-t-on selon lui assister à la possibilité de l’invention individuelle. Pour Mallarmé, le vers ne se réduit pas à sa mécanique. En somme, le poète différencie l’acception métrique du vers, laquelle lui apparaît mesquine, de son acception principielle [29], qui vise à laisser sourdre ce que Mallarmé appelle la « nécessité intérieure » du vers, qui n’est pas le mètre :

Il redéfinit le vers à partir du principe que la rime exemplifie, et qui est un couplage créant une parité, ou à défaut un rapport intelligible. Le vers en effet ne peut être nombre absolu, pour une raison non pas technique mais philosophique : à savoir la « spirituelle impossibilité que rien soit exclusivement à tout », en d’autres termes, l’impossibilité qu’un objet ait une existence absolue, hors de la totalité des rapports dont il dépend [30].

Or le vers de Nicole Brossard entretient un rapport complexe au mètre, auquel il paraît encore et toujours redevable. Brossard semble en cela appartenir à ces versificateurs qui refuseraient la souveraineté du traitement voulu par Mallarmé. Jaugé depuis les propositions de « Crise de vers », le vers libre brossardien apparaît comme cet « agencement, sans la strophe, de mètres divers notoires » dont parle, non sans le mépriser, Mallarmé : c’est-à-dire comme ce que Morier nomme un « vers libre classique [31] ». Or cet arrangement a ceci de précis, chez Brossard, qu’il permet finalement d’évacuer le je hors du cadre du vers.

Je entre parenthèses

En fait foi le recueil de 1974, Mécanique jongleuse, où de tels vers libres sont omniprésents. Le poème suivant joue par exemple des possibilités métriques offertes par l’assouplissement du vers en contexte de modernité en installant deux ennéasyllabes qui font obstacle à la velléité autoritaire du dodécasyllabe initial :

davantage une suite de perturbations

qu’étrange acceptation du circuit

décline et se reproduit l’écho

émerge à nouveau (ma langue dans son

oreille relais et machinations)

un mode de suspension au-dessus

du bleu veineux (si je la vide

c’est qu’elle m’inverse les circuits

plus palpitants qu’autrement)

ET D’AGRESSION

arc de terreur ---------- l’enchaînement

de la courbe à l’invasion

des profils mutants

MJ, 41

L’intérêt réel de ce poème réside toutefois dans le fait qu’il n’est ponctué que par un seul signe : la parenthèse. Cette ponctuation, qui fait finalement écho au sens du premier vers (« une suite de perturbations »), organise un partage net qui découvre la clé précise de la signification du texte.

C’est ainsi que, hors les parenthèses, les vers rabattent leur syntaxe sur leur structure syllabique [32]. Du point de vue structurel, chaque ligne s’ajoute à la précédente dans la continuation logique du mouvement d’une pensée sans jamais toutefois s’y réduire complètement puisque chaque ligne reste néanmoins lisible, et compréhensible, dans l’autonomie de son sens immédiat [33]. Un tel agencement structurel, où les logiques de continuation (syntaxique) et de rupture (syllabique) se relaient, concourt au caractère somme toute classique de la prosodie des vers. Poème en vers libre ? Certes, si l’on entend par là que « le poème en “vers libre” se caractérise en général par un découpage alinéaire de niveau inférieur à la phrase et syntaxiquement concordant [34] ».

La ponctuation introduite par les parenthèses, à partir du quatrième vers, rompt toutefois cette logique. Comme le précise Jacques Drillon, la parenthèse « figure un décrochement opéré à la faveur d’une halte dans le déroulement sémantique et/ou syntaxique de la phrase [35] ». Dans le poème de Brossard, elle le fait par l’utilisation d’enjambements [36] dont l’effet d’élongation syntaxique rapproche le texte du principe hypotaxique de la prose. La non-concordance entre mètre et syntaxe (celle-ci débordant celui-là) dans les parenthèses engendre une forme de narrativité au sein même du texte.

Deux logiques semblent donc en définitive informer la prosodie globale du texte : là où les vers situés hors des parenthèses appartiendraient à la logique du vers libre, ceux dans les parenthèses s’agenceraient selon l’ordre continu et narratif de la prose. Et ces logiques de se distribuer selon un partage net qui n’est pas étranger à l’inscription du je.

« Ma », « je », « m’» : les figurations du sujet se trouvent toutes, sans exception, dans les vers enjambés entre parenthèses. Or Drillon ajoute, à propos de la parenthèse : « L’auteur éprouve un besoin passager de préciser, d’expliquer, d’ajouter une information, un commentaire ; il suspend alors sa phrase, place une parenthèse, et reprend son cours normal ; il sait que le lecteur a pris connaissance de la parenthèse [37]. » Dans ce poème, l’ajout, l’explication, la suspension, qui ne dédaignent donc en rien l’ordre hypotaxique procuré par les enjambements, concernent tous l’inscription éventuelle du je. Totalement absent des vers libres hors parenthèses, le sujet ne se dit explicitement que dans les interstices en prose produits par les parenthèses.

Osons le dire autrement : le je, ici, n’existe que dans le retrait d’une inscription rendue possible par la prose intercalée des vers enjambés entre parenthèses. Tout se passe ici comme si le poème refusait le sujet en le renvoyant à l’ordre d’un récit (en prose) qu’il cherche finalement à évacuer par le biais des parenthèses. Chez Brossard, je existe donc dans le texte, oui. Mais il n’existe pas dans le poème, quant à lui écrit en vers libres.

Je et le vers libre

À tout regard pose ces questions de manière criante : « voilà un recueil dans lequel la poésie, l’écriture et ses enjeux se croisent au coeur même du chant existentiel », peut-on lire sur la quatrième de couverture. Ce recueil, publié en 1989, contient des poèmes en prose qui sont pour l’essentiel réflexifs, portés par cette idée toute mallarméenne de l’écriture et du Livre, et où le je, discret, n’existe jamais pleinement :

s’imposer un récit ouvre toutes portes ornées de désir, une rhétorique en soi pour embellir la matière. d’un récit un grand élan ailé. […] une partie de soi s’embrouille dans l’image et d’autres passions de l’être »

ATR, 54

Ici fragmenté, puis mis à distance par la force d’une objectivation qui le rend extérieur au sujet énonciateur, le je existe pourtant dans un récit (en prose), témoignant encore une fois de sa difficulté à exister dans le vers. Plus loin, il s’inscrit dans un réseau de sens qui fonde un ordre de l’existence poétique (« tout excitée que j’existais » [ATR, 75]) où, toujours, la possibilité ontologique reste éminemment suspecte. En témoigne au premier chef la série de poèmes dialogiques de la section « Polynésie des yeux », où Nicole Brossard et Daphne Marlatt se prêtent au jeu de la traduction. Ce qui se lit en anglais comme suit : « here I am » devient, en français, « me voici » (ATR, 115). La traduction est, certes, littérale et correcte. Elle ne manque toutefois pas de souligner que là où, en anglais, le sujet poétique s’impose réflexivement par la force de la majuscule de sa marque pronominale, il est, en français, objectivé. Plus encore, « me » est le tout premier mot du poème ; il ouvre donc grammaticalement une phrase. Pourtant, sa marque reste celle de la minuscule. Je est ici encore une fois refoulé.

Ne pourrait-on pas à cet effet lire dans le poème suivant une reprise textualisée du trouble ontologique naguère décrit par Saint-Denys Garneau ?

sans répit, j’entends cette prononciation

distincte, la forme sonore du désir d’elle

j’entends du corps antérieur et virtuel

dans le double des voyelles

des blancs comme éperdument

je garde l’équilibre parmi les sons

l’avalanche

puis la réalité s’arrondit

Il y a des mots comme pensée qui touchent ma main, je ne sais pourquoi, il y a des mots qui s’arrondissent au contact de la fiction.

ATR, 131 ; Brossard souligne

L’imprévisibilité de l’équilibre décrit par Garneau a été transformée au contact de la virtualité mallarméenne, de telle sorte que cet équilibre est maintenant celui, sonore et formel, du signe comme abstraction d’une pensée dite en prose dans la dernière strophe du poème.

De Garneau à Brossard, la poésie québécoise serait ainsi passée de la leçon de Baudelaire à celle de Mallarmé, mais jamais servilement intégrée dans la mesure où le je brossardien s’inscrit encore une fois dans l’ordre narratif de la prose, sinon dans celui d’un vers enjambé où le nombre métrique agit comme « opérateur d’un principe d’équivalence entre unités [38] » du texte : « je ne calcule pas le ventre/quand j’avance » (ATR, 141) ; « si je dis roman/c’est qu’en pleine civilisation/s’aventurer dans la démographie/et la chose encombrée du regard/fait trembler parfois/même en riant, soudain » (ATR, 143).

Cela étant, et parce que le travail de Nicole Brossard est incessant, la section « Apaisement », qui clôt À tout regard, témoigne d’une volonté ferme de rallier le je dans la souveraineté d’une existence poétique enfin débarrassée de la contrainte métrique ; chaque vers semble ainsi acquérir un statut autonome délié du principe métrique. Parmi les exemples possibles, ces quelques vers où l’enjambement se fait discret, sinon nul : « la réponse escarpée des bouches/je veille/il fait tard et c’est tôt/on dirait/matière prématurée du rêve » (ATR, 188).

La contrainte prosodique reprend toutefois rapidement ses droits au sein de la logique syntagmatique du recueil quand le poème suivant garantit la continuité syntaxique des vers : « je vais m’approcher/de la vie, l’ampleur des sens » (ATR, 189). À propos de Mécanique jongleuse, Louise Dupré écrivait que « le transfert entre les pronoms devient une mise en scène par laquelle le sujet s’amuse à se masquer et à se démasquer [39] ». Or, dans À tout regard, la métrique reste instrumentale dans cette mise en scène du je alors que l’enjambement le décale vers la prose de son anecdote, autant dire : de son récit.

La prose du sujet

Presque entièrement écrit en prose [40], Langues obscures est le recueil où le je brossardien atteint son expression la plus ample. Son premier poème s’ouvre sur une phrase — « Il faudra s’entendre sur ce qui détourne notre attention » (LO, 10) — dont le mode optatif résume d’emblée la médiation désirée par le sujet [41]. Et le second poème de poursuivre ce désir, par la médiation de la parole cette fois :

Je m’intéresse à la connaissance. Partout où le tourment sécrète le mensonge et, on l’a déjà dit, la beauté. C’est dans la langue, on s’en souviendra, que le doute fit sa première apparition. Depuis, il a fallu répéter entre les verbes, inventer, deviner. C’est dans ce contexte qu’il faut parler d’affolement, d’élans et certains jours, paradoxe, de l’incroyable limpidité du ciel.

LO, 11

Par la voie de son premier verbe, conjugué au présent de l’indicatif, le poème met d’abord l’accent sur l’effet de présence causé par l’immédiateté supposée de sa parole. Or, comme l’a montré Gustave Guillaume, le présent n’existe pas de manière isolée ; il nécessite la juxtaposition constante de deux autres temps (le passé et le futur [42]) pour se réaliser. N’étant déjà plus le passé auquel il succède, mais n’étant pas encore non plus le futur qu’il sera bientôt, le présent ne se réalise que dans le mouvement d’une progression qui, parce qu’elle est temporelle, présuppose finalement une durée. C’est dire que le présent inscrit le sujet énonciateur dans une temporalité qui va toujours déjà au-delà de l’immédiateté affichée de sa présence.

Et le poème de Nicole Brossard est justement ainsi structuré qu’il vogue entre le futur hypothétique de la découverte que présupposent les verbes intéresser, inventer et deviner, et le passé toujours déjà contenu du souvenir et de la répétition. Au moment où il dit je, le sujet poétique se projette simultanément dans le passé et le futur de sa conscience. Je, ici, s’exprime dans les termes d’une durée narrative dont la prose peut justement rendre compte par l’inscription hypotaxique de ses constructions phrastiques. Sans interruption, donné dans la logique de son mouvement syntagmatique, le poème concourt à supporter formellement le déplacement temporel de l’énonciation du sujet. Le poème met ici à mal la Poésie pour enfin dire, depuis la médiation en prose de la langue, l’affolement, le doute et le mensonge. Car la clé de ce poème réside vraisemblablement dans ce syntagme précis, « C’est dans la langue […] », qui résume l’essentiel de la possibilité esthétique chez Brossard. Le mouvement du sujet brossardien se donne ainsi toujours à lire dans sa résolution langagière, textuelle.

Mais surtout : je est dans la prose, pour autant que cette prose constitue une forme particulière d’interrogation du poétique et de ses enjeux. Nul étonnement à ce que ce soit dans ce même recueil que Nicole Brossard écrive « Ô je, pure rhétorique » (LO, 9 ; l’auteure souligne). Car il faut absolument remarquer que cette formulation se trouve dans le poème liminaire du recueil, qui en est au surplus le seul poème en vers. Cette double distinction signe fortement la singularité du texte, que sa police, l’italique, conforte, puisque sa première caractéristique est d’occuper moins d’espace que le romain [43]. Le procès rhétorique de l’inscription du je, dans le poème liminaire de Langues obscures, se conjugue donc à un code poétique métrique mis à mal par la typographie, découvrant du même coup l’interrogation proprement langagière de la subjectivité, laquelle éclora dans les cinquante proses suivantes, par ailleurs toutes imprimées en caractères romains.

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Pour conclure, je dirais que cette posture esthétique particulière peut être liée à l’attitude politique propre aux textes brossardiens. En effet, les stratégies féministes qui informent cette oeuvre renvoient à l’idée d’une communauté, d’une conscience partagée : « Brossard’s engagement with writing as a woman has never been a solitary project [44]. » La suspicion entretenue à l’égard du je lyrique s’inscrit dans cette perspective, en cela qu’elle décale l’inscription de la subjectivité, « vid[ant] le sujet de tout espoir tout en le gardant en alerte et suspendu à son désir [45] ». L’effacement du sujet individué n’est-il pas en effet une manière d’appeler le groupe auquel la poésie brossardienne se rallie en définitive [46] ? Dans la mesure où l’invention moderne du je lyrique et de l’individualisme qui lui est concurrent a très justement surgi d’une nouvelle représentation sociale permise par le cogito cartésien [47], le refus lyrique n’est pas étonnant de la part d’une écrivaine qui remet en cause les fondements patriarcaux structurants de sa société. Et c’est à partir de cet ordre qu’il faut comprendre le travail du vers chez Nicole Brossard, qui n’est pas que jeu formel ou pure virtuosité. La versification métrique, dans cette oeuvre, procède véritablement de la pensée politique qui l’informe.

Car si tant est que le blanc typographique agit comme « catalyseur syntaxique [48] » dans la poésie de Nicole Brossard, il en va de même de ce je qui, chaque fois qu’il trouve à s’inscrire dans le texte, le fait en regard d’une syntaxe métrique qui mine le sens historique du poétique. Inscrit dans le décalage des vers enjambés ou dans la forme plus unie des poèmes en prose, je raconte une suspicion formelle à l’égard de la signification poétique. Du moment qu’il s’inscrit du côté de la continuité discursive, je se trouve donc du côté du langage commun (qui est celui de la communauté) plutôt que du haut langage (qui est celui de l’individuation de la Beauté désignée par la subjectivité lyrique moderne).

Du vers libre, Mallarmé disait qu’il est le symptôme d’un dérèglement social. Commentant la réponse du poète à l’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret, Murat écrit : « Mallarmé [y] formule, pour la première fois, l’idée que la crise est de nature sociale : “dans une société sans stabilité, sans unité, il ne peut se créer d’art stable, d’art définitif” [49]. » Le recours brossardien au vers libre apparaît de ce point de vue doublement significatif : tout en signalant une forme postmoderne d’instabilité, qui est celle de la conjoncture féministe de l’écriture, sa forme métrique (plutôt que « principielle ») lui permet d’inscrire le signe ultime de la subjectivité (je) au sein d’un langage partagé (celui de la prose) plutôt qu’individué (celui du vers).

Si le sujet poétique brossardien existe dans l’exigence politique de la prose, c’est parce que Nicole Brossard aura su, à raison, ne pas faire aboutir le « traitement apporté au canon hiératique du vers [50] » appelé par Mallarmé. C’est à cette condition qu’elle rénove le langage poétique commandé par la situation sociopolitique inédite où elle s’inscrit.