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Je dépends de lui, il est le sujet de mon livre, enfin de ce journal qui deviendra peut-être un livre, j’en ai besoin pour écrire, pour vivre[2].

La littérature est ce genre de vieille personne qui ne réussit qu’à parler d’elle-même[3].

Toute une vulgate littéraire problématise l’écrivain comme figure analysable ; depuis le Contre Sainte-Beuve[4] de Proust et l’assassinat structuraliste de l’auteur, il est gênant de renouer avec une figure qui semble ramener les études littéraires en arrière, les tirer vers l’ancien contre le moderne[5]. Pas étonnant, à cet égard, que lorsqu’un roman met en scène un romancier, les critiques préfèrent analyser son caractère spéculaire, métafictif, tout en convenant que cette autoreprésentation n’est pas que pur artifice textuel. André Belleau, pionnier au Québec dans l’analyse de ce héros-écrivain apparaissant « avec une fréquence plus que normale[6] », note, en ce sens, au début de son Romancier fictif :

[L]e seul fait pour la littérature de se représenter elle-même en redoublant l’autre, sujet de l’énonciation, par un auteur, sujet de l’énoncé, n’est pas sans conséquence car les modalités de cette représentation […] peuvent nourrir des rapports avec le statut effectif de la littérature et du langage dans la société réelle[7].

Cette réalité à laquelle Belleau renvoie n’est cependant pas directe : la représentation du romancier observée dans son étude est bien davantage la représentation de la littérature que du sujet biographique — d’ailleurs, Belleau ne manque pas de souligner qu’une analyse autobiographique de Rue Deschambault[8] de Gabrielle Roy constituerait une « pente fatale » et qu’« il faut y résister[9] ». Cette perspective est généralement partagée dans les analyses de la représentation de l’écrivain au Québec. Ainsi, l’écrivain fictif revêt de différentes manières, dans les oeuvres où il est mis en scène avec une grande constance depuis les années 1960, l’habit de la littérature, son efficace, son rôle social, sa position, et c’est le statut de cette littérature dans la société québécoise qu’on étudie majoritairement[10]. Néanmoins, dans les romans de la dernière décennie, la représentation de l’écrivain, qui fut jusqu’alors inscrite dans une pensée de l’autarcie littéraire, de l’autotélisme du texte, se redéfinit : il semble difficile, en effet, de lire ces romans de l’écrivain en ignorant la clé biographique, elle-même mise en jeu dans différentes fictions. C’est que, comme le suggère Michel Lacroix,

le succès remarquable […] des pratiques de l’autofiction et des biographies imaginaires a […] « contraint » en quelque sorte les spécialistes de la littérature à se pencher sur l’auteur comme texte, l’auteur comme figure auto ou allo-réflexive, en même temps que sur les spécificités génériques des mises en texte de la figure d’écrivain […][11].

En fait, l’avènement de l’autofiction a moins contraint à l’analyse de la figure du romancier qu’il n’en a modifié les modalités. Après tout, souligne Philippe Gasparini à propos du pacte autobiographique,

s’il est un trait biographique du personnage qui autorise, à lui seul, son identification avec l’auteur, c’est l’activité d’écrivain. Cette identification professionnelle présente l’avantage de ne nécessiter aucun recours au paratexte : écrivain, l’auteur l’est, incontestablement, son livre l’atteste[12].

Il ajoute qu’évidemment « tout personnage-écrivain n’incarne pas l’auteur […]. C’est que le héros-écrivain comporte un potentiel réflexif auquel l’auteur ne peut guère se soustraire[13]. » L’autofiction, liant pragmatiquement le personnage de l’auteur à l’auteur réel, institue alors un pacte de lecture hégémonique — Yves Baudelle parle d’« hégémonie de l’autofiction[14] » ; nous y reviendrons — qui modifie l’appréhension du roman du romancier fictif. En effet, de l’autarcie littéraire qu’il symbolisait, du « ici littérature » que cette figure représentait, l’écrivain fictif semble maintenant renvoyer à une tâche biographique, simple présence de l’auteur réel ; cet horizon de lecture le trouve alors bien à l’étroit, et certaines oeuvres semblent s’opposer à cette réduction qui a des conséquences, pour paraphraser Belleau, sur le statut effectif de la littérature et du langage dans la société réelle.

Voilà pour l’essentiel la confrontation que nous observerons : l’autofiction — ses clés de lecture et sa transitivité — s’oppose à une ambition autarcique de la littérature, dont le romancier fictif est bien, dans le roman, le plus fier représentant. Il s’agira, en ce sens, de présenter les définitions de l’autofiction ainsi que les conséquences de son succès hégémonique sur l’appréhension de la littérature à l’époque contemporaine. Après quoi, l’observation d’oeuvres contestataires de la pratique autofictive permettra de saisir l’enjeu de la confrontation en place. Plusieurs romans des dernières années instituent, en effet, une telle contestation au Québec. Par exemple, Alia[15] de Mélikah Abdelmoumen met en scène une narratrice qui fut l’auteure d’une autofiction, reniée par sa famille en raison de cette publication et vivotant dans le monde littéraire, d’amours en romances ; or, la fin du récit n’est pas sans rappeler une tragédie grecque. Tout dans ce roman repousse le pacte autofictif pour en faire un cadre inopérant : l’autofiction est oeuvre du passé, le présent est frappé du sceau de l’improbable ou du délire. Une estafette chez Artaud[16] de Nicolas Tremblay fait un pas de plus : sous-titré « Autogenèse littéraire », ce roman présente Nicolas Tremblay, auteur sans oeuvre, dont l’oeuvre est la vie qu’il a menée et dont la vie est le sujet du livre que nous lisons. Le roman, de cette façon, crée l’auteur ; il se trouve libéré de la nécessité de raconter le déjà-là biographique : fidèle en cela à l’idée d’autarcie littéraire, l’oeuvre se fait elle-même, pour elle-même. Mais parmi d’autres exemples contemporains, deux oeuvres paraissent tout particulièrement parlantes à l’égard de ce phénomène de contestation : La blonde de Patrick Nicol de Patrick Nicol, d’une part, et Matamore no 29[17] d’Alain Farah, d’autre part. En effet, on le verra, ces deux romans reproduisent le pacte de l’autofiction, mais minent, de l’intérieur, le propre du genre. En jouant le texte contre le monde, d’une certaine manière, ils réduisent le contenu biographique à la forme d’un prétexte et donnent à la littérature un rôle performatif, opposé au réel.

Dans cet article, nous prenons le parti de traiter d’oeuvres québécoises sans les inscrire dans des enjeux strictement québécois ; c’est que l’autofiction et sa contestation relèvent d’une crise qui n’est pas propre à notre littérature, bien que celle-ci la gère à sa façon. L’autofiction québécoise s’est pour beaucoup érigée sur les modèles français, autour de l’an 2000, et c’est, pour l’essentiel, grâce aux pratiques de Nelly Arcan et de Marie-Sissi Labrèche qu’elle a trouvé sa forme de référence au Québec. Comme on le constate à la lecture des épigraphes de cet article, une opposition productive est envisageable : entre la pratique autofictive, dépendante d’un contenu biographique, ayant besoin de la vie pour écrire, et une pratique contestataire de l’autofiction, reprenant les codes autofictifs, mais pour parler d’eux, les déconstruire, bref, pour faire ce que sait faire la littérature, soit parler d’elle-même. Se rejoue ainsi, chez Nicol et chez Farah, un phénomène de repli sur soi que Jacques Dubois constate après « l’ère du soupçon » et le nouveau roman : « [le roman est amené] à se tourner vers lui-même, à cultiver sa forme, à substituer à la référence au monde une référence à soi, c’est-à-dire à la littérature[18] ». Entre ce repli sur soi en tant que littérature et le repli sur soi en tant que sujet biographique, il semblerait qu’il existe une différence idéologique à expliciter.

Le réel autofictif

L’autofiction souffre et profite de trois définitions, en concurrence constante dans le discours littéraire, de telle sorte qu’on peut parler de phénomènes assez différents lorsqu’on traite de cette pratique[19]. Une première définition, jouissant d’un support étymologique non négligeable (auto/fiction), a été défendue par Vincent Colonna et Gérard Genette, et suppose une fiction inscrite dans le cadre de vie biographique de l’auteur. Genette la définit comme suit : « Moi, auteur, je vais vous raconter une histoire dont je suis le héros mais qui ne m’est jamais arrivée[20]. » Or, Philippe Gasparini, et toute une école de l’ambiguïté, ne l’entend pas ainsi ; au contraire, il défend une « hybridité », c’est-à-dire un « pacte de double affichage », où la fiction et la réalité coexisteraient. En ce sens, il écrit : « Le roman autobiographique et l’autofiction pourraient se comprendre comme des variantes sophistiquées, pour adulte, du jeu de cache-cache. […] Caché, secret, le “vrai self” lance des appels pour signaler son existence. Mais, si on le débusque, le “faux self” s’interpose aussitôt[21]. » Cette définition, pragmatique, liée à la pratique lectorale, prête le flanc à certains détracteurs, précisément agacés par cette littérature de l’ego : s’il y a un jeu de cache-cache, il se déploie hors du livre pour l’essentiel, dans les médias où l’auteur dévoilera le réel et prendra ses distances de la fiction. Arnaud Schmitt est parmi ces critiques qui préfèrent, à l’instar de Serge Doubrovsky, inscrire l’autofiction dans « l’espace autobiographique », c’est-à-dire supposer que l’engagement de l’auteur consiste à ne relater que des faits et événements strictement réels[22]. L’engagement liminaire garantirait ainsi la vérité des énoncés, qu’importe que cette vérité soit avérée — et même possible — ou non ; seul le pacte compte. De là, Schmitt conclut :

L’autofiction telle qu’elle est pratiquée par Doubrovsky, mais aussi par tous ceux qui lui ont emboîté le pas, est tout simplement la fusion d’une narration romanesque et d’un contenu autobiographique qui, du fait de cette fusion, subit des modifications drastiques, selon les critères habituels du vraisemblable[23].

Cette dernière position remporte une grande adhésion, capable d’accueillir des pratiques autobiographiques diverses ; l’autofiction devient narration de soi, et par la simple narration, construction de soi, à un pas de la fiction et y plongeant parfois. C’est que cette définition s’érige sur la seule base du pacte référentiel, c’est-à-dire l’engagement liminaire ou textuel de l’auteur qui prétend se livrer avec une authenticité narrative complète. Il y a, au coeur de cette définition, un enjeu poétique rattaché à l’autofiction qu’on ne retrouve pas dans les deux autres. En fait, selon Genette, l’autofiction serait composée d’énoncés fictionnels insérés dans un cadre référentiel ; selon Gasparini, on aurait droit à une concurrence d’énoncés fictionnels et référentiels dans un cadre référentiel assez ambigu pour les contenir tous. Or, la définition de Doubrovsky semble indifférente à la nature des énoncés, car le pacte référentiel, convention de lecture, précède et dépasse le contenu textuel. Philippe Lejeune marque bien, en ce sens, que ce pacte n’a pas pour but « la simple vraisemblance, mais la ressemblance au vrai. Non “l’effet de réel”, mais l’image du réel[24] ». Cette dernière définition éclaire bien un des problèmes de l’autofiction, problème lié à certains aspects de son analyse textuelle : en associant et en réduisant l’autofiction à un pacte — le pacte référentiel — et à une forme — le roman —, elle évite les questions de référentialité effective. Le a-t-elle vécu ceci ? devient non pertinent pour l’analyse : seul demeure le pacte pragmatique. C’est pourquoi nous la privilégierons. Cela dit, cette définition, constituée d’une nouvelle vraisemblance, engage un changement de paradigme qu’il convient maintenant d’observer.

La lecture de l’autofiction, en effet, déplace les modalités de la captatio illusionis : il ne s’agit plus d’accepter la vraisemblance des actions sur la base de leur réalisme, mais plutôt en vertu de l’entente pragmatique, autobiographique, qui chapeaute le récit. C’est ce qu’affirme Yves Baudelle lorsqu’il écrit que « le pacte romanesque a changé. Il fut un temps — disons le xviiie siècle — où le topos liminaire du “je dis vrai” était un indice de fiction ; à présent, il suffit d’affirmer qu’on invente, il suffit d’écrire un roman pour donner à penser qu’on dit vrai[25]. » D’ailleurs, cela amène Baudelle à traiter de l’autofiction comme hégémonie ; c’est dire que le pacte romanesque général, en raison de l’importance de l’autofiction dans les sphères médiatiques et littéraires, serait modifié, soumis aux mêmes conditions que le texte autofictif. L’oeuvre littéraire semble ainsi se réduire, par une sorte de biais de lecture contemporain, à un échange pragmatique entre l’auteur et le lecteur, l’émetteur et le récepteur, où l’auteur est nécessairement investi biographiquement dans l’énoncé, même l’énoncé romanesque. Nous assisterions donc au retour d’une vraisemblance pragmatique, au détriment de la vraisemblance mimétique : alors que depuis le xixe siècle on pouvait « énoncer sur le mode constatif ce que l’on a imaginé[26] », ce qui signifie ne plus justifier son savoir de façon pragmatique, mais prouver le réalisme de ses énoncés par ce que Barthes a nommé des « effets de réel », il semblerait qu’aujourd’hui, l’autofiction change la donne. Il ne s’agit pas, évidemment, de prouver de façon plus ou moins ludique, comme ce fut le cas au xviie et au xviiie siècles, sa connaissance des événements par ce qui devint, par exemple, le topos du manuscrit trouvé[27] ; plutôt, on assiste à une tendance générale de la littérature à se réduire à l’énonciation de l’auteur, jusqu’à le chercher dans son oeuvre et, l’autofiction aidant, à l’y trouver le plus souvent[28]. De là découlent deux changements majeurs : la fiction change de statut et la littérature se redéfinit.

Voilà en effet, dans un deuxième temps, le changement mis en place par l’hégémonie de l’autofiction. Suivant Gérard Genette, lequel s’appuie sur la Poétique d’Aristote, le seul critère de littérarité constitutif est la fiction[29]. Placer au centre du pacte romanesque contemporain une recherche du réel de l’auteur, c’est-à-dire, par convention, récuser l’aspect fictionnel de l’oeuvre, constitue une remise en question bien radicale d’un certain pouvoir de la littérature. Tout fonctionne, à cet égard, comme si la littérature trouvait dorénavant sa légitimité dans son rapport au réel, un rapport qui tend à mettre en réserve les énoncés sans efficience sur ce réel[30]. Cette remise en question hiérarchique des discours fragilise certes la fiction comme propre du littéraire, mais plus encore la valeur de l’énoncé de fiction dans la société contemporaine :

La controverse à rebondissements sur l’autofiction n’est pas seulement l’affaire des savants […]. Le problème n’est plus [de] déterminer le statut pragmatique des discours feints versus factuels, […] mais de décider, entre la littérature d’imagination et la veine autobiographique, laquelle des deux est la plus légitime et doit prévaloir sur l’autre : la discussion se déplace du plan théorique au plan axiologique — sinon idéologique — des valeurs[31].

Le constat est un peu radical : l’autofiction comme hégémonie discursive modifie l’appréhension de la littérature en privilégiant un rapport pragmatique au texte. Ce rapport pragmatique fragilise l’une des prérogatives de la littérature, qui consiste à parler à côté du réel, à devenir scriptible, autotélique, intransitive. En ce sens, les attaques faites à la fiction prennent l’apparence d’attaques contre la littérature. C’est ce que nous observerons bientôt : chez Patrick Nicol, par exemple, le caractère littéraire du texte, son infidélité à une réalité préexistante constitue un souci de construction ; la fiction revêt ainsi, dans le roman, un statut ambigu, rhétorique, capable de dire ce que le réel ne peut porter.

Le discours de la littérature, certes libéré des avant-gardes, cherche, devant cette crise — c’est effectivement l’hypothèse que nous poursuivons —, à retrouver une légitimité qui semblait entière lors du grand règne structuraliste comme aux grandes heures du réalisme mimétique. Le romancier fictif, symbole littéraire le plus entamé par l’autofiction, doit bomber le torse ; Charline Pluvinet ne manque pas de souligner à cet égard que « les auteurs de ces récits [du romancier fictif] continuent de rechercher […] comment être auteur et comment reconstituer une autorité qui leur permettrait de continuer à écrire[32] ». Roseline Tremblay en vient au même constat lorsqu’elle rapproche la figuration de l’écrivain de la disparition des hiérarchies discursives dans les sociétés hypermédiatiques : « Mort de Dieu, mort de l’auteur, fin des idéologies. Qui, désormais, détient la légitimité d’un discours sur le monde[33] ? » Il semblerait que se joue, dans la représentation du romancier, l’autorité énonciative de l’écrivain comme représentant de la littérature, sa pertinence discursive au sein des discours sociaux. Cette recherche d’autorité vise à donner une valeur à l’énoncé littéraire dont l’écrivain est le porteur traditionnel : on défend la nécessité de la narration, de l’imagination, de l’esthétisme. Ce combat du romancier fictif, suivant Baudelle, s’opposerait précisément à l’autofiction ; il y a là une contradiction que nous entendons résoudre dans la suite de cette étude.

Représentation de l’écrivain

Le romancier fictif, lorsqu’il est narrateur, c’est-à-dire délivré dans un récit autodiégétique, peut se contenter d’écrire un roman, a fortiori le roman que nous lisons. L’écrivain autofictif, pour mettre en texte sa réalité, évite généralement la grande téléologie romanesque ; pour tout dire, il écrit rarement, de façon directe, un roman. Pour résoudre ce problème, que Michal Glowiński nomme le « paradoxe narratif » de la narration au « je », le narrateur fait donc appel à une « mimésis formelle » qui « fait fond sur des formes d’expression socialement déterminées, et en général profondément ancrées dans une culture donnée[34] ». Ces formes — le journal intime et les mémoires sont les exemples utilisés par Glowiński — permettent ainsi d’atteindre un certain niveau d’authenticité. Par exemple, le roman d’autofiction La brèche de Marie-Sissi Labrèche prend la forme d’un journal intime, et Folle[35], une autofiction de Nelly Arcan, la forme d’une lettre, ce qui permet d’additionner à la vraisemblance pragmatique, assurée par une suite de biographèmes[36], une scène d’énonciation intime et personnelle : ce texte n’est pas seulement vrai, il est au plus près de moi. Si généralement la mimésis formelle « fictionnalise [la] structure [imitée][37] », en régime d’autofiction il semble que ce trait contraire au genre est évité. Par exemple, dans Folle, on comprend que la lettre écrite par la narratrice n’est pas une lettre puisque c’est le lecteur qui lit la lettre plutôt que son destinataire, ce qui rend la situation énonciative factice. Mais le roman d’Arcan prévoit ce biais énonciatif : « [O]n dit souvent que l’aveu soulage. Pourtant, jusqu’à ce jour je ne l’ai pas senti en écrivant cette lettre, c’est peut-être parce qu’elle ne s’adresse pas vraiment à toi[38]. » La mimésis formelle est dénudée, réalignée à la situation d’énonciation réelle — le livre —, et ne reste que l’armature de la lettre : son ton intime, son rapport au quotidien, sa diction. On reconnaît là un procédé à la base du premier roman d’Arcan, Putain :

[J]’étais en analyse avec un homme qui ne parlait pas […], et comme cette analyse ne menait nulle part, comme je n’arrivais pas à parler, muselée par le silence de l’homme et par la crainte de ne pas bien dire ce que j’avais à dire, j’ai voulu en finir avec lui et écrire ce que j’avais tu si fort […]. Voilà pourquoi ce livre est tout entier construit par associations, d’où le ressassement et l’absence de progression, d’où sa dimension scandaleusement intime[39].

Le ton de la thérapie est convié, sans qu’on prétende y reproduire la situation énonciative ; on met à distance, par là, la « fictivité essentielle des romans » telle que conçue par Barbara Hernstein Smith, fictivité qui

n’est pas à chercher dans l’irréalité des personnages, des objets et des événements mentionnés, mais dans l’irréalité de la mention elle-même. En d’autres termes, dans un roman ou dans un conte, c’est l’acte de rapporter des événements, l’acte de décrire des personnes et de référer à des lieux, qui est fictif[40].

Rapportant des événements dans une perspective autobiographique, dénudant la scène d’énonciation du livre que nous lisons, les romans d’Arcan utilisent plusieurs stratégies qui renforcent le pacte pragmatique, de telle sorte qu’à la fin du livre, il est permis de dire que l’écrivaine du texte est l’écrivaine des médias. La chose se révèle un peu plus compliquée chez Marie-Sissi Labrèche. Comme chez Arcan, le journal intime qui constitue La brèche s’inscrit dans le registre thérapeutique :

[P]our avoir moins mal dans mon ventre, entre chaque rendez-vous, j’écris mon journal, c’est ma béquille, parce que cette histoire est trop grosse pour moi, c’est une histoire au-dessus de mes moyens, alors pour m’aider […] j’écris l’histoire de ma relation avec mon prof de littérature[41].

Or, cette histoire devient parfois virtuelle : « Le pire est que je serais incapable d’arrêter cette histoire virtuelle, une histoire macintosh, qui parle de deux écrivains, il était une fois un maestro de la poésie et sa ritournelle[42] », ou imaginée, alors qu’un amant conseille à la narratrice de « vi[vre] enfin une vraie vie. Pas une vie imaginée avec un prof de littérature fucké[43] ». Le pacte de double affichage, chez Labrèche, est entretenu : confusément autobiographique, le roman prétend moins dire toute la vérité sur les faits que toute la vérité sur l’imaginaire de l’autobiographe. Dans la perspective de Hernstein Smith, La brèche ne serait cependant pas fictif en ce qu’il dénude l’artifice de l’énonciation. En s’inscrivant dans le virtuel et l’imaginé, en effet, le texte dévoile son rapport partiel au réel et entretient, du même coup, le pacte autofictif : tout est presque réel, et ce qui ne l’est pas vous sera communiqué.

Le roman de Patrick Nicol et celui d’Alain Farah reproduisent le protocole pragmatique de l’autofiction : le narrateur est l’auteur, homonymie importante, et l’intimité, par le biais de la maladie ou de l’amour, est conviée directement au sein des diégèses. Or, les points d’écart sont nombreux et supportent une finalité bien différente que celle de l’autofiction ; plutôt que de référer au « monde », à la réalité égotiste de l’autofiction, ces romans se replient sur eux-mêmes, donnant à voir, avant tout, un discours sur la littérature. C’est ce déplacement que nous entendons maintenant observer.

Autobiographie du potentiel : Patrick Nicol

La blonde de Patrick Nicol présente, dès l’incipit, une origine hypertextuelle qui sied mal au genre autobiographique : « Les pages arrachées d’Anna Karénine errent dans ma maison. » (BPN, 7) La pénétration de l’oeuvre littéraire dans l’intimité — « ma maison » — est explicitée un peu plus loin : « Voilà l’histoire la plus simple, sans doute. Détruire. En un jour ou en cent, arracher un à un les morceaux. Ici, heureusement, il ne s’agit que d’un livre. » (BPN, 7) En guise d’ouverture, nous assistons à la destruction du roman de Tolstoï, laquelle devient, de façon indécidable, la destruction d’un soi, une fragmentation : le passage cité, en effet, ne renvoie qu’obliquement au livre déchiré ; le « [i]ci, heureusement, il ne s’agit que d’un livre » réfère autant à l’énonciation — ici, un livre que vous lisez — qu’à l’action — ici, chez moi, un livre de Tolstoï déchiré. Cette indécidabilité présente un texte qui hésite à sortir de lui-même : toujours reporté à sa propre énonciation, l’auteur-narrateur ne présente sa matière biographique que partiellement, spoliée qu’elle est par l’acte d’écriture qui devient vite central.

La narration est ainsi mise de l’avant grâce à des métacommentaires sur l’acte de narrer : « La forme la plus élémentaire du récit raconte le passage du vide au plein, du plein au vide. » (BPN, 14) Il ajoute : « Fantaisie, j’opte aujourd’hui pour une spirale inversée. » (BPN, 14) Le caractère « possible » mais conditionnel de son énoncé est alors souligné. Il raconte une querelle avec le voisin, par exemple : « J’aime la scène où le voisin m’engueule à propos de l’herbe propulsée. […] J’aime aussi m’imaginer lui disant que j’envisage de ne plus jamais tondre afin de pouvoir ramper dans l’herbe longue. » (BPN, 15) La scène potentielle se trouve réduite à la rédaction de celle-ci : « J’atteins le coeur de la spirale et mon histoire est terminée. Je suis en forme aujourd’hui ; tout pourrait m’arriver. » (BPN, 16) L’écriture devient création d’actions ; ces dernières sont vécues par le sujet autobiographique qui se désigne en tant qu’objet de son récit. Comme la première ligne de Matamore no 29, « [t]out m’arrive », le « tout pourrait m’arriver » de Patrick Nicol dévoile le paradoxe même du texte en marche : le texte crée de l’action, l’action engendre le texte, mais qui de l’action ou du texte est à l’origine de cette mécanique ?

Un tel conditionnel fonde non seulement la narration, mais aussi la diégèse de l’oeuvre. On le trouve dès le commencement, alors que l’auteur-narrateur s’entretient avec une amie :

— Tu sais, on aurait pu être amoureux.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— S’être rencontrés avant, ailleurs. J’aurais pu être ton chum, on aurait pu vivre ensemble.

BPN, 11

À la fin, pour bien boucler cette ronde de flirt potentiel, qui n’éclot jamais en cette infidélité qui devait constituer le récit — celle des Karénine, Bovary, Chatterley[44] —, le narrateur énonce :

L’intensité lasse. Nous ne sommes pas des personnages de roman. […]
— Il faut arrêter, maintenant. Nous allons cesser de nous voir.
— Mais pourquoi ?
— Parce que cette histoire-là ne se peut pas.

BPN, 90

L’impossibilité de l’histoire est stipulée ; le récit auquel on a droit, en ce sens, est celui de sa potentialité. Le repli de l’énonciation sur sa propre mécanique engendre ces énoncés de fiction potentielle, entraînant, également, plusieurs autres commentaires métatextuels. Ainsi, ces extraits qui se passent sur le plan des signes : « C’est ce qu’il avait dit, je crois, ou quelque chose d’approchant. Je ne sais plus. Je m’étais évanoui après la troisième virgule, j’ai manqué d’air pour lui. » (BPN, 33) Ou encore, exemple plus frappant, un personnage traite d’un document et le désigne à l’auteur : « Je ne comprends pas pourquoi tu n’es pas plus inquiet, pas plus suffoqué. Regarde : cette phrase ne devrait pas être en italique. » (BPN, 50) En reportant l’action sur l’énonciation — ce n’est pas après la première minute (mesure d’action), mais après la troisième virgule (mesure phrastique) que le narrateur s’évanouit —, en rendant indécidable le régime de certains énoncés — la phrase en italique appartient-elle à l’action du roman ou à son énonciation ? —, La blonde de Patrick Nicol présente une pratique textuelle qui appelle, espère même, son autarcie. C’est un peu, en parlant d’Anna Karénine, la profession de foi que fait l’auteur-narrateur : « On dit que cet amour représente celui de Tolstoï pour sa femme, mais qui s’intéresse à trouver les amours des auteurs dans leurs livres ? » (BPN, 27) On pourrait lui rétorquer, nous appuyant sur les constats d’Yves Baudelle : tout le monde. Cette force qui pousse le lecteur hors du texte, le narrateur tâche ainsi de la mettre en bride :

Seule une personne que je ne connaissais pas pouvait déclencher l’inventaire de mes êtres et de mes avoirs, s’émerveiller d’apprendre ce que tous savent déjà à propos de moi : les livres que j’ai lus, l’école où j’ai étudié, cette manie que j’ai de faire des livres avec ce qui ne m’est jamais arrivé.

BPN, 60

L’autofiction est ici réduite à son voyeurisme. Le narrateur neutralise alors le registre biographique : ses livres, confie-t-il, sont faits d’actions potentielles, soit de ce qu’il n’a pas vécu.

Cette double tension, entre le repli du texte sur lui-même et le refus de la fictionnalité, mène à un paradoxe :

J’aime le dire comme ça. J’ai fait ma rencontre dans le stationnement d’un centre commercial. […] Je me souviens de tout ça. Et du sourire familier qui doucement passait devant moi, heureux […] mais conscient que quelque chose se produisait qui n’aurait pas dû — ou au contraire, qui devait absolument avoir lieu. […] Je lis mon nom au-dessus d’un numéro de téléphone qui n’est pas le mien.

BPN, 18

L’auteur-narrateur, porteur de l’énonciation, se rencontre lui-même, Patrick Nicol, dans le stationnement d’un centre commercial. Ce dédoublement, plus qu’invraisemblable, présente l’inadéquation passagère entre le sujet de la narration et le sujet de l’action, dans un régime de texte, l’autofiction, où le sujet est conventionnellement l’objet : le récit ne présente plus le « tout m’arrive » mais plutôt le « tout arrive à Patrick Nicol », une disjonction si importante que le pacte autofictif se brise. Il s’agit là d’une véritable métalepse : l’auteur-narrateur rencontre son personnage[45]. Mais comme le narrateur est autofictionnaire, le rendez-vous est épatant : c’est lui-même qu’il rencontre. La métalepse, nous disent John Pier et Jean-Marie Schaeffer,

semble particulièrement importante pour comprendre la spécificité du récit fictionnel comparé au récit factuel. Moyen réservé au récit de fiction, elle constitue en même temps une mise à nu de la situation de communication paradoxale qui caractérise la fiction : en court-circuitant la frontière entre le monde de la narration et le monde narré, elle met l’accent sur le fait que dans le récit de fiction, contrairement au récit factuel, le monde narré est ontologiquement dépendant de l’acte de narration qui l’engendre[46].

Cette dépendance, une fois soulignée au sein d’une oeuvre qui se refuse à la fiction, désigne bien le statut de l’énonciation et son pouvoir effectif : ces énoncés ne se contentent pas de performer, ils engendrent. La métalepse, ainsi, se retrouve dans plusieurs fictions du romancier fictif, à la manière de chaperons qui guettent pour que le pacte autofictif ne soit pas consommé. La même question se trouve au centre, pour ainsi dire, de Matamore no 29.

Autofiction d’une création : Alain Farah

Au centre de Matamore no 29 se joue la mécanique de Matamore no 29 : c’est sa rédaction, sa réception et ses origines comme texte qui en constituent le sujet premier. Ainsi, on rencontre « cette lectrice intriguée qui s’adonne au décryptage [du] texte » (M, 23) que nous sommes en train de lire, lectrice qui transgresse la logique ontologique de l’oeuvre : dans la communication littéraire pragmatique, effectivement, le lecteur reçoit l’énoncé, il ne peut en faire partie, sinon par le biais d’apostrophes. Introduire le lecteur comme acteur de l’oeuvre est ainsi un geste métaleptique qui fragilise l’énoncé biographique. De la même manière apparaît le personnage de Marie-Claude : « Elle me dit : et si, au lieu de parler de choses compliquées, tu écrivais le roman de nos vies. » (M, 31) Ou encore, celui de l’architecte : « Heureusement, pour la deuxième fois, l’architecte interrompt la bonne marche de l’intrigue par une remarque qui n’a rien à voir avec le roman. » (M, 33) Ces intrusions métaleptiques viennent non seulement contrecarrer la narration, elles influencent le roman. La frontière maintenue entre énonciation du romancier et énoncé romanesque semble mince, en effet : le personnage — la lectrice, Marie-Claude, l’architecte — demande à l’auteur-narrateur de changer son récit, d’aborder certains thèmes, de mettre fin à une scène. Ce qu’on raconte donc, encore une fois, ce sont les péripéties du discours (énonciation) plutôt que celles de l’histoire (action) : la trame narrative se constitue de lecteurs qui veulent influencer le contenu de Matamore no 29, de personnages qui posent des problèmes de narration, d’un auteur-narrateur qui tente de boucler son roman. Tout fonctionne comme si, radicalement, le texte se présentait telle une aventure de l’écriture et contre l’écriture de l’aventure, pour reprendre l’antinomie de Jean Ricardou[47].

En ce sens, la rédaction est toujours en train de se faire : il n’y a aucune distance entre l’action narrée et l’énonciation de l’action. Au détour d’un épisode, le narrateur s’écrie : « Et voilà que je tiens mon filon. C’est Marie-Claude qui va être contente. » (M, 45) Parfois, ce sont des problèmes qui surviennent : « Je racontais pourtant une histoire simple : il aimait une joueuse de tennis ; ses parents étaient du Croissant-fertile. Il y a eu des complications. » (M, 93) Dans ce dernier passage, la narration frôle l’autofabulation : ce que raconte le narrateur, c’est bien l’histoire potentielle d’Alain Farah, d’un sujet amoureux, devenue impossible car « nous ne sommes pas à la fin d’un film, mais au milieu d’un livre » (M, 92). Bref, le triple décalage action-énonciation-lecture qui constitue l’échange littéraire classique — que l’aoriste représente bien — est sans cesse réduit dans Matamore no 29 : alors que la narration doit rapporter l’action et la lecture décoder le récit de la narration, ici, les instances passent d’un champ ontologique à l’autre. Le lecteur agit sur l’énonciation, l’énonciation modifie alors l’action ; le lecteur devient personnage de l’action ; l’énonciation devient action. La métalepse, pour ainsi dire, structure le texte. Lorsque l’auteur-narrateur est invité à lire Matamore no 29 à un festival de littérature, la proximité vie-écriture-lecture est à son comble : « [J]e prends une chambre à l’Hôtel moderne,/Puis je note tout ce que je viens d’écrire. » (M, 176) Dans la même scène, Alain Farah lit son roman à un auditoire, vit sa lecture publique et en rend compte par écrit. Cette proximité montre la fragile interdépendance entre les champs, certes, mais peut-être plus encore l’importance de la lecture, de la littérature qui fait peu de cas de l’action et du réel à narrer. C’est d’ailleurs en tant qu’auditeur, et donc lecteur, que l’auteur-narrateur découvre le dénouement, la résolution de son projet : « [T]out se met en place, l’oeuf, l’amour, le zéro, je viens de trouver comment finir mon roman, je regarde la performeuse avancer […] et à partir de là je comprends LE-SOMBRE et la nature de ma lutte. » (M, 177)

« Arrive la littérature, décampe le monde » (M, 178), cite Jean-François Chassay pour conclure : « La littérature engendre le monde, un monde, et ce faisant elle place le réel à l’écart[48]. » Cette mise à l’écart semble cependant incertaine dans l’oeuvre de Farah. Si l’auteur-narrateur dit bien : « j’ai voulu donner à du mort (mes souvenirs) la possibilité de revivre (dans la fiction) » (M, 181), cette fiction n’est plus factuelle, elle apparaît et est donnée au sein de l’oeuvre comme trope, indécidable, image du monde façonnée par la littérature. Effectivement, Farah « s’amuse à déconstruire l’autofiction[49] », mais, convient encore Chassay, « [s]i des scènes peuvent sembler autobiographiques […], elles éloignent l’auteur […] à cause de l’importance des références intertextuelles qui ne cessent de nous situer dans la littérature[50] ». Que Chassay parle de la littérature comme lieu paraît révélateur : son analyse oppose l’autofiction, cette écriture du réel, à ce que propose Matamore no 29, une écriture moins de la fiction que de la littérature.

La littérature contre la réalité

On aura peut-être l’impression d’un savant retour du même, d’une résurgence, grâce à la figure du romancier fictif, ce fantasme avant-gardiste de la littérature tournée vers soi ; paraphraser la formule de Ricardou sur l’aventure de l’écriture n’arrange en rien cette apparence. Or, s’il y a retour, on le perçoit davantage dans l’idéologie de la forme que dans la forme elle-même ; pour reprendre l’expression de Belleau, c’est « l’idéologie du texte[51] » qui, peut-être, adaptée au nouveau contexte de la littérature, est ici semblable. En effet, on a souvent commenté le nouveau roman et les autres formes d’avant-garde des années 1950 en mentionnant leur contestation du réalisme et de ses conventions, leur contestation, bref, de l’idéologie mimétique. C’était notre hypothèse de départ : le roman du romancier fictif conteste, aujourd’hui, cette hégémonie autofictive, la surprésence, la survalorisation — sociale, imaginaire, médiatique — du texte donné comme réel, comme vrai, comme authentique. Jean-François Chassay mentionne ce détournement de l’autofiction qu’on rencontre chez Farah. De la même manière, Jean-Philippe Martel souligne que le roman de Nicol met en perspective l’autorité de l’autofiction « en tant que discours parmi d’autres discours. Cette pratique renseigne de même sur la place et sur la position que la littérature occupe dans le monde[52]. » Nous avons voulu montrer que cette contestation s’appuyait sur l’arbitraire du protocole pragmatique à l’origine de l’autofiction : en reproduisant le pacte autofictif — tout comme Alain Robbe-Grillet reproduit, par exemple, la description minutieuse des réalistes, mais jusqu’à la dé-représentation de l’objet décrit —, les romans de Nicol et de Farah surjouent la convention jusqu’à la rendre intenable. Cette contestation poétique mène à une contestation idéologique. En détournant le pacte pragmatique, ces romans remettent en question la légitimité du réel ; c’est précisément l’imaginaire et la fiction dans le réel qui sont mis en scène dans ces oeuvres, soit la nécessité de la littérature dans le discours social.

Mais il faut saisir, en fin de parcours, de quoi est faite cette contestation. On a vu que la figure transgressive qui posait les oeuvres de Patrick Nicol et d’Alain Farah hors du pacte autofictif était la métalepse. Celle-ci joue effectivement un rôle tout à fait particulier chez le romancier fictif.

Genette montre bien dans les premières pages de Métalepse[53] (2004) que cette figure est, classiquement, une figure rhétorique, qui se passe donc sur le plan du texte. Or, il ajoute que la « métalepse fictionnelle » est « un mode élargi de la figure[54] ». La métalepse rhétorique serait, par exemple, ces passages lors desquels une narration extradiégétique semble traverser la frontière entre l’énonciation où elle devrait être confinée et l’énoncé : tous ces passages où le narrateur dit, sans grandes conséquences, « suivons notre héros… » ou « attardons-nous ici… » seraient des métalepses rhétoriques. Ce trope, soutient Genette, est cependant peu transgressif si on l’accepte comme trope. Le chercheur conclut, en ce sens, qu’« une fiction n’est en somme qu’une figure prise à la lettre et traitée comme un événement effectif[55] ». Ainsi, prendre à la lettre la métalepse « suivons le héros… » nous propulserait en pleine fiction : il est impensable que l’instance narrative et nous-mêmes, lecteurs, pénétrions l’action de l’énoncé. Ce détour éclaire tout particulièrement la nature de la contestation de nos exemples. De fait, les romans de Patrick Nicol et d’Alain Farah appartiendraient à la fiction en ce que la métalepse fictionnelle, qui est la figure rhétorique devenue effective, y occuperait un rôle central. Mais le pont entre la figure rhétorique et la situation effective est-il véritablement franchi dans ces romans ? En effet, les auteurs-narrateurs, en vertu du pacte autofictif, prennent la parole ; leur personne réelle paraît alors attachée à leur énonciation, laquelle évite la fictivité par une autoréflexivité soutenue : ils affirment écrire ce qu’ils écrivent, que cela soit potentiel — écrit au conditionnel — ou métaphorique. En découle le statut ambigu de certains énoncés : les personnages de Joseph Mariage dans Matamore no 29 ou de Patrick Nicol rencontré par Patrick Nicol ne pourraient-ils pas être des figures métaphoriques ou métaleptiques, ayant cours, par conséquent, sur le plan de l’énonciation plutôt que sur le plan de l’énoncé ? Joseph Mariage, en effet, apparaît dès l’incipit de Farah : « Quelle est sa mission ?/Faire revenir mon passé. » (M, 13) Ce personnage, métaphoriquement, chercherait à refonder des souvenirs d’Alain Farah, auteur-narrateur ; dès lors, sa quête fantaisiste n’appartient pas tout à fait à la fiction. Ainsi en serait-il du double de Patrick Nicol, qui dédoublerait l’auteur — le « je » — et l’acteur dans la vie — Patrick Nicol, enseignant au cégep. En fait, ce serait là une hypothèse de lecture qui maintiendrait ces oeuvres à l’intérieur du pacte autobiographique. Mais cela ne les rend pas moins contestataires : en s’appuyant sur le pacte autofictif tout en se détournant du monde pour se retourner vers soi, vers la littérature, ces romans revoient l’usage de l’autofiction, non sans en révéler, par quelques pointes, l’ineptie.

Il reste à voir si est généralisable cette contestation de l’autofiction chez le romancier fictif. La figure du romancier fictif contemporain se distingue-t-elle vraiment, de façon systémique, de l’autofiction par des stratégies semblables ? Répondre par l’affirmative serait évidemment réducteur. Les romans de François Blais (La nuit des morts-vivants[56]), de Pierre Yergeau (Conséquences lyriques[57]), de Guillaume Corbeil (Pleurer comme dans les films[58]) ou de Daniel Canty (Wigrum[59]) mettent plutôt en scène la disparition du romancier, fondu dans son texte, submergé par l’imaginaire devenu réel. Autres stratégies, mêmes effets : la fiction et le texte gagnent contre la vie de l’écrivain. Et c’est sans doute dans La logeuse[60] d’Éric Dupont que se trouve le mieux présentée cette contestation ; dans cette oeuvre, l’autofiction est ridiculisée par le biais d’une prostituée devenue romancière célèbre grâce à son premier roman autobiographique intitulé Clitoris. Cette critique pour le moins explicite du phénomène Nelly Arcan se double d’une critique de la vraisemblance. En effet, la logeuse tente d’imposer, contre la lecture des contes inventifs aux tonalités kafkaïennes de Jacqueline, la lecture d’un roman historique. Sur les contes, la logeuse tempête : « J’ai jamais entendu une chose aussi conne ! Franchement ! […] Ça se peut pas ! C’est pas possible ! C’est pas vraisemblable ! Tsu [sic] parles d’une connerie[61] ! » Elle impose donc la lecture du roman Madame Autrefois, « une histoire vraie de la femme du premier chirurgien francophone de notre pays. […] Aucun détail de la vie à cette époque n’échappe à la plume de ce génie du réalisme[62]. »

Se perçoit ici, dans sa forme la plus crue, une contestation de la littérature québécoise contemporaine : celle qui consiste à refuser la réalité, le donné fictif, au profit de l’imaginaire et de ses potentiels. Il faudra alors se demander ce que cette contestation engage. La défense de la littérature, dont la fiction est la représentante constitutive, en tant que discours au sein de l’imaginaire social est pour le moins évidente. Mais la littérature nous apprend, précisément, à nous méfier des évidences.