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Le dialogue de théâtre est chose fine : il doit à la fois avoir l’air d’une conversation courante et fournir de précieux renseignements pour permettre au lecteur/spectateur de saisir l’enjeu de l’action. Dans le théâtre actuel, toutefois, la conversation est de plus en plus souvent érigée en genre littéraire et, de ce fait, libérée (du moins en apparence) de la nécessité d’informer. S’il se répand, ce type d’écriture n’est pas nouveau, et l’on peut remonter à La cantatrice chauve (1950) d’Eugène Ionesco, voire au théâtre d’Alfred de Musset — Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée (1848), par exemple —, pour trouver des traces de cette conversation devenue l’art de parler pour ne rien dire et d’exister pour le simple bonheur de maintenir la relation à l’autre. Roman Jakobson a baptisé fonction phatique cet usage d’« établir, [de] prolonger ou [d’]interrompre la communication[1] » sans autre objectif précis. Une dramaturgie qui repose sur la conversation désigne alors un théâtre qui parle plutôt qu’il raconte, selon des modes variés de partage des voix. Dans certains cas, le contact verbal ne fait que masquer la gêne et le silence qui s’installent néanmoins ; dans d’autres cas, la conversation refoule le mensonge et les tragédies personnelles derrière l’apparence de la banalité ; parfois encore la conversation se présente comme un dispositif où la parole est toujours alternée, mais où l’alternance ne forme pas nécessairement un dialogue. Dans les pièces qui font l’objet de la présente chronique, nous ne sommes toutefois pas dans l’ordre de ce que Jean-Pierre Ryngaert appelle la parole errante[2]. Il reste suffisamment de corps aux personnages pour en faire des sujets parlants autonomes et pour que le dispositif à plusieurs voix apparaisse comme un problème, problème de communication, problème du vide existentiel, problème de solitude somme toute.

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On peut ainsi prendre pour point de départ le cas de la pièce de Dany Boudreault et Maxime Carbonneau, Descendance[3], qui réactualise à sa manière le cri de Marie-Lou : « Une gang de tu-seuls ensemble, c’est ça qu’on est[4] ! » Divisée en deux parties, la pièce, créée par La Messe Basse à la salle Jean-Claude-Germain du Théâtre d’Aujourd’hui le 11 mars 2014, dans une mise en scène de Maxime Carbonneau, présente trois générations de la famille Therrien, réunie à Shawinigan, à l’occasion des fêtes du Nouvel An. La première partie renvoie aux préparatifs de la soirée organisée par Luc et sa fille Geneviève. Elle permet l’entrée en scène de chacun des invités : la tante Suzanne, qui arrive deux heures trop tôt, la cousine Julie, la grand-mère Luce et Marc-André, le fils de Luc. Chacun apporte un plat de lasagne, réalisé selon la recette de feu Sylvie, la troisième des enfants de Luce, qui avait un jour renoncé au traditionnel pâté à la viande. Chacune de ces entrées en scène est filmée par Luc, qui conserve ainsi le souvenir de sa soirée de la même manière qu’il a conservé le souvenir de plusieurs soirées antérieures, dont il revoit les images en les commentant. Le dialogue est ainsi conçu que l’on n’en saisit que la discontinuité. C’est que, à la suite d’un événement ou d’une série d’événements dont la nature n’est guère précisée, cette famille n’a pas de présent autre que dans la banalité de cette lasagne et de ces débuts de conversation qui ne dépassent jamais le temps qu’il fait ou les récents résultats sportifs. Seuls subsistent les souvenirs que transmettent les images enregistrées au fil du temps et que l’on commente parfois avec nostalgie, mais aussi d’autres souvenirs plus douloureux que l’on tait et que laissent deviner ces moments de malaise que le spectateur a bien saisis depuis le début.

Le texte est construit comme une partition, imprimé parfois sur deux colonnes. Ce stratagème permet plusieurs conversations simultanées, et la futilité des sujets n’exige pas qu’elles soient suivies avec attention. Au début de la deuxième partie, un peu avant que soient prononcés les voeux de la nouvelle année, les membres de la famille visionnent les images de la réception en cours. Tante Suzanne saisit alors le micro du karaoké et s’adresse au public, faisant allusion à l’histoire de la famille, moins banale qu’elle n’en a l’air. Elle dresse la liste des bloopers que l’on verra par fragments successifs, mais jamais en assez grand nombre pour recréer un portrait complet. Tout reste implicite. Cette réception, peut-être la dernière de cette famille puisque les uns et les autres annoncent un départ, qui vers l’Ouest, qui vers l’Afrique, n’existe donc que pour la caméra. Au besoin, on recyclera des images empruntées à une précédente année.

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Par comparaison, les cinq personnages de Nous voir nous (Cinq visages pour Camille Brunelle)[5] de Guillaume Corbeil ne forment jamais un groupe, une « gang » véritable : les voix sont juxtaposées, et l’échange à la base du dialogue est toujours médiatisé par une tierce partie, ici le réseau social qui agit comme concentrateur (comme hub) de toutes les connexions. Créée le 26 février 2013 à l’Espace GO par le Théâtre PÀP dans une mise en scène de Claude Poissant, la pièce commence sur une adresse aux spectateurs : « Merci d’être venus nous voir. » (13) Les personnages, désignés par les chiffres un à cinq, se présentent au public selon le modèle prosopographique (sexe, âge, taille, yeux, cheveux, état civil) puis recommencent selon un deuxième modèle (ma devise, ma passion, mon style, mon club, mon drink, mon restaurant, ma chanson) puis un troisième (où les phrases commencent par « J’aime… »). On aura reconnu ici les paramètres de l’application Facebook, qui précise le nombre d’amis de chaque personnage (entre 782 et 2982) et les invitations reçues. La déclinaison des listes se poursuit jusqu’à ce que le numéro trois s’écrie :

On va quand même pas passer la soirée à faire ça
J’ai envie de sortir
Ça vous tente ?

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Cependant, sortir n’est qu’une occasion nouvelle de nourrir Facebook avec les commentaires, les égoportraits (les selfies), voire les vidéos qui saisissent le corps sous tous ses angles. Le dialogue produit ainsi l’effet d’un montage en simultané d’énoncés prononcés en des lieux et des temps différents.

Cet effet de simultanéité est confirmé par la présence allusive de Camille Brunelle, personnage partagé, si l’on peut dire, mais qu’on ne verra jamais sur scène : « Moi et Camille Brunelle. […] Elle est tellement belle cette fille-là. » (37) Mais on apprend bientôt que Camille Brunelle souffre d’une leucémie. Comme on apprend que la mère de Deux vient de placer sa mère pour cause d’Alzheimer et que le père de Trois est dans le coma depuis des mois. Se succèdent ainsi les drames et tragédies, accidents, viols, procès pour fraude, trafics en tout genre, emprisonnement, itinérance, jusqu’au meurtre puis au suicide, toujours sur le même ton. L’important ici est la spirale, vécue comme une répétition simple. Car l’accumulation est impossible dans cet univers où se sont perdues tant la réalité de l’espace que la notion du temps. Les personnages demandent constamment : « On est déjà après-demain ? » (54), « T’es où en ce moment ? » (66), « On est déjà trois ans plus tard ? » (86). La mort de Camille Brunelle laisse croire à un moment d’accalmie, presque à un retour à la normale. Le ton est plus doux. Nous sommes de nouveau entre amis, amis Facebook bien entendu : on a imprimé la photo de la morte en 10 000 exemplaires. Cet autoportrait d’une génération de l’instant et de l’instantané, narcissique à souhait, se termine sur les mots qui désignent la perte du collectif, où le « moi » remplace le « nous » du début : « Merci d’être venus me voir moi. » (115 ; je souligne.)

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C’est aussi à une dramaturgie du montage, mais qui présente les actions et les dialogues en parallèle, que nous convie François Archambault dans Enfantillages[6], créée le 7 mai 2013 par le Petit Théâtre du Nord, au théâtre de la Licorne, dans une mise en scène de Frédéric Blanchette. Le titre est à double, voire à triple sens, désignant un ensemble de choses futiles, un manque de maturité en même temps que la référence aux enfants qui réunit les quinze sketches de l’ensemble. Or, les enfants ne sont pas toujours ceux qu’on pense, et les enfantillages ne sont pas toujours des jeux d’enfants.

La pièce met en scène une trentaine de personnages adultes, dont le rapport aux enfants est pour le moins inattendu. Enfantillages est donc une collection d’anecdotes où les parents sont tous aussi dysfonctionnels les uns que les autres. Ainsi, quand Maximilien, élevé dans un monde sans armes, sans conflits et sans guerres, se voit refuser l’autorisation de jouer avec le fils de Paul, qui possède une collection de petits « guns de Playmobil » (33), on se demande qui, du pacifique Yves, qui avoue des fantasmes d’assassinat, ou de Paul, qui se promène avec un revolver dans la poche, est le plus inquiétant. Il en va de même des aventures amoureuses de Jacques avec Pauline, qui rêve de refonder la famille du baron von Trapp dans La mélodie du bonheur, avec Rose-Marie, qui craint tant la grossesse qu’elle ne s’arrête jamais de parler, ou avec Sophie, qui avoue avoir déjà sept enfants. Plus conventionnelles sont les scènes où Marie-Josée et Robert donnent (!) leurs deux filles aux voisins, espérant revenir à leur vie d’insouciance comme avant les enfants ; où Sylvain et Hélène se disputent à propos de la norme linguistique à transmettre à leur fils ; où Mélissa et Claude tentent de convaincre la directrice d’une compagnie de lait de publier la photo de leur fille disparue ; et où Georges et Francine entreprennent de visiter les parents des copains de leur fils, espérant découvrir qui est porteur de tous ces poux qu’il a rapportés à la maison. Ce ne sont là que quelques exemples. À l’occasion, un monologue (deux de l’Actrice, deux de l’Acteur) ou un conte (« Le géant qui aimait les enfants ») viennent alléger la structure d’ensemble. Le dernier sketch, « Délivrance », fait pendant au premier, « Au moment de la conception », de sorte que tous ces parents dysfonctionnels ne font que refléter l’angoisse (par ailleurs normale) de ceux qui attendent et qui espèrent. L’auteur a jugé bon d’ajouter trois « retailles », c’est-à-dire des scènes retranchées à la représentation, mais celles-ci n’ajoutent rien.

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Titre opaque que celui de la pièce de Guillaume Lagarde, Les champs pétrolifères[7], créée par le Théâtre PÀP le 10 novembre 2013 à l’Espace GO, dans une mise en scène de Patrice Dubois. L’action se déroule dans une banlieue cossue, loin de toute référence aux sables bitumineux ou à toute autre formation géologique riche en hydrocarbures. À moins que ce ne soit là précisément une métaphore de la banlieue, ici une zone précisément circonscrite, où chaque résidence serait un bâtiment énergivore qui draine ses résidents. Il y a, en effet, quelque chose d’inquiétant dans cette famille isolée, qui observe le monde extérieur avec des jumelles et où, à la suite d’un repas trop ordinaire, le fils conclut : « Il faut vraiment qu’on crève. » (14) Déjà, l’identité familiale était marquée par les prénoms, tous commençant par la lettre « B » : la mère, Barbara, le père, Bernard, le fils, Bruno. Dans cet univers aseptisé, à la limite du tolérable, survient Blanche, « une petite punkette à l’allure plutôt androgyne » (21), qui a trouvé Bruno évanoui dans la rue à la suite d’une syncope vasovagale survenue alors qu’il était sur sa moto. S’ensuit une série d’échanges insolites où Bernard tente de s’approprier l’attention de Blanche, où Barbara imagine les hordes envahissantes cannibalisant sa maison et où, finalement, Bruno a gain de cause, obtenant de ses parents que Blanche puisse rester quelques jours. C’est que Blanche est une fille de la ville, jamais sortie de Montréal ; eux sont des banlieusards qui évitent la ville sauf en de brèves occasions. Tel est l’argument du premier acte.

Au deuxième acte, Blanche apparaît métamorphosée en jeune fille de banlieue, à l’image de la fille que Barbara aurait pu avoir. Blonde elle est, fausse blonde, elle qui a toujours eu les cheveux verts, bleus, orange ou rouges. Elle a échangé la clé de son journal intime contre celle de la maison. Les repas sont désormais à heure fixe et les plats sont bons. Un soir, Blanche disparaît, ce qui n’est pas sans susciter une crise familiale, puis elle réapparaît. Elle rend les objets qu’elle avait volés, annonce qu’elle a jeté ses vieilles affaires et qu’elle s’installe à demeure. Elle s’appelle désormais Coralie et exige sa chambre à elle, un téléphone cellulaire (elle qui n’a personne à appeler), une voiture sport. À partir de là, la vie familiale se réorganise. À demi-mot, l’on comprend que Coralie a rétabli l’équilibre et que, si elle est devenue tyrannique, c’est que la vie dans la maison s’est réorganisée autour d’elle. Les gars ont chacun leur journée avec elle et Barbara s’est déchargée du ménage et de la lessive. Au début de la pièce, on aurait voulu croire que la punkette itinérante de la ville aurait rendu un peu de vie à la famille banlieusarde en manque d’énergie. À la fin, on comprend que l’aliénation aux lois de la société marchande est totale. Tout est pourtant resté implicite.

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On peut toujours compter sur Carole Fréchette pour résister à cette déshumanisation qui traverse les textes dramatiques des jeunes auteurs et pour refuser le décentrement absolu de l’action dramatique. Dans Small Talk[8], pièce écrite pour le Théâtre du Peuple de Bussang (France) et créée par ce même théâtre le 12 juillet 2014 dans une mise en scène de Vincent Goethals, elle explore la démarche de Justine, une technicienne de laboratoire parfaitement incapable de conversation banale qui a entrepris de suivre par correspondance un cours de Conversation en dix étapes faciles, qui découpe et rythme la pièce : « Je veux être incorporée. Entrer dans le corps. Le corps du monde. » (18) Les premières scènes nous font assister à ses échecs successifs et permettent du même coup de saisir l’ampleur du problème de Justine, incapable de prendre l’autobus avec une collègue, de déjeuner avec les autres employés (elle se cache dans l’entrepôt) ou de répondre au téléphone. On la voit essayer, rater et fuir. Peu à peu, le lecteur fait connaissance avec sa famille : son frère, un dynamique animateur de jeu-questionnaire télévisuel, sa mère, victime d’un accident de la route qui l’a laissée avec des troubles de la mémoire et de l’élocution, son père, qui ne parle jamais pour ne rien dire et qui reste donc, le plus souvent, silencieux. Au cours d’une ballade, près d’un terrain vague, elle croise Timothée, qui y a élu domicile pour fuir des souvenirs troublants : « Et j’aimerais tellement ça, qu’on se parle, lui et moi. » (34) Deux épisodes vont marquer la démarche de Justine. D’une part, au jour de son anniversaire, alors que sa mère a organisé une petite fête, elle rencontre Galina, l’amie russe de son frère, qui, dans son français approximatif et coloré, entreprend de la faire parler de sa vie sexuelle. D’autre part, son frère a inscrit toute la famille au générique de sa nouvelle émission de télévision consacrée aux anecdotes d’enfance. Cette fois, là encore et malgré les encouragements de Galina, Justine s’enfuit et se retrouve au terrain vague, devant Timothée. Il n’est pas plus doué qu’elle pour la conversation, mais elle insiste et lui raconte l’anecdote qu’elle aurait voulu présenter à la télé : « C’est peut-être pas complètement vrai, mais c’est ça, non, une anecdote ? Prendre un petit bout de réalité et le reconstruire, le réinventer pour le rendre plus fascinant, plus punché. » (75) Il finit par répondre et parler de Virginie, du pacte de suicide qu’ils avaient conclu et qu’il n’a pas respecté. Il faudra encore quelques essais avant que Justine n’obtienne que Timothée accepte de la revoir au bar Small Talk, où il travaille. De ces personnages qui éprouvent tous quelque difficulté à prendre la parole, bien que ce soit chaque fois pour des raisons différentes, surgit une réflexion sur le rôle de la parole comme instrument de relation sociale. De la fonction phatique pure.

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« C’est par le dialogue, dans le vif d’une parole échangée, que ce projet de livre a démarré[9] », écrit Mélanie Dumont dans la présentation d’Un regard qui te fracasse de Brigitte Haentjens (9). Elle ajoute : « Brigitte était mûre : désireuse de témoigner d’une vie chevillée au théâtre. » (9) Ainsi, quelque dix ans après Martine Beaulne[10], Haentjens livre, en une série de fragments, le témoignage de sa carrière et de ses projets esthétiques. Plusieurs de ces fragments sont de nature autobiographique. On y apprend qu’elle a « perdu le goût de jouer à l’école de théâtre » (13), celle de Jacques Lecoq, et qu’elle s’était d’abord préparée à une carrière de femme de lettres : « je parvenais à m’imaginer en Simone de Beauvoir, avec turban, ongles laqués et fume-cigarette » (21). Pour fuir un univers familial dévorant, elle s’installe à Ottawa puis à Sudbury, où elle rencontre Jean-Marc Dalpé. De cette rencontre au Théâtre du Nouvel-Ontario (TNO), alors dans ses grandes années, elle écrit qu’elle « a été foudroyante et décisive » (36). C’est en effet avec Dalpé qu’elle monte ses premiers spectacles, et sa première « vraie » mise en scène sera celle du Chien. Naît ainsi le désir, voire le besoin de s’émanciper des projets collectifs (qui dominent au TNO) pour déployer un projet esthétique fondé à la fois sur des textes dramatiques qui lui tiennent à coeur (outre Dalpé, elle cite Bernard-Marie Koltès, Henrich Müller, Georg Büchner, Sarah Kane et Louise Dupré, dont elle a monté Tout comme elle), sur des scénographies inspirantes (sous la signature d’Anick La Bissonnière surtout) et des acteurs dont la générosité ne cesse de l’émouvoir. Reviennent ici les noms de Marc Béland, Céline Bonnier, Anne-Marie Cadieux, Sylvie Drapeau, Francis Ducharme, Roy Dupuis, James Hyndman, Gaétan Nadeau, Sébastien Ricard. Tel engagement demande forcément une nouvelle migration, à Montréal, cette fois. L’expérience de direction de la Nouvelle Compagnie théâtrale toutefois se révèle peu satisfaisante, tant pèsent lourd les convictions et les craintes du conseil d’administration, bourgeois par conviction, frileux devant toute forme d’expérimentation. Brigitte Haentjens n’est pas la première à décrire les conditions structurantes du théâtre montréalais : productions formatées d’avance, budgets connus trop tard ; « le spectacle devient alors un produit de consommation » (65). Elle en tire néanmoins quelques leçons qui seront utiles au moment de la fondation de la compagnie Sibyllines, dont le succès ne cesse de s’affirmer, grâce à une administration serrée, à la constitution d’un réseau de collaborateurs attentifs, libres comme elle, et à la liberté du répertoire : « Sibyllines m’a décomplexée et affranchie du jugement, du regard des autres. » (77)

Cet essai témoigne avant tout d’un grand amour du théâtre en même temps que de la nécessité de revenir à l’écriture, d’abord pour mettre des mots sur une pratique désormais bien maîtrisée qu’il s’agit de faire mieux connaître, voire peut-être de transmettre à ceux et celles qui viendront, mais aussi sans doute pour répondre au désir d’écrire, projet de jeunesse qui se fait plus pressant avec le temps et qui a amené Brigitte Haentjens à renouer avec la poésie dans D’éclats de peine ou avec le récit dans Blanchie et Une femme comblée. Ce ne sont là que quelques jalons dans la carrière de celle qui continue de s’affirmer comme marxiste et comme féministe, envers et contre toutes les modes : « c’est en travaillant dans notre blessure que, comme artistes, nous parvenons à reprendre le fil d’un dialogue, d’une dialectique avec le peuple dont nous sommes issus. Nous devenons éventuellement des porte-voix si nous pouvons descendre dans les abîmes et y écouter ce qui bouillonne et nous tourmente. » (206)