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Les notions de l’américanité, de la nordicité, de l’écriture migrante et de l’écocritique sont appliquées à des textes littéraires à partir des années 1980. Dans la présente étude, ces termes seront mis à l’épreuve d’une démarche quelque peu anachronique : l’objectif est de nous en servir pour éclairer le symbolisme de l’hiver dans la littérature québécoise de la Révolution tranquille, durant la période caractérisée par l’esthétique de la fondation, comme la nomme Pierre Nepveu dans L’écologie du réel [3]. La lecture de certains textes marquants de cette époque charnière — surtout de Marie-Claire Blais et de Jacques Godbout — permettra d’approfondir la compréhension d’une des métaphores principales qui alimente l’imaginaire québécois, à savoir l’hiver.

De l’américanité à la nordicité

Dans Intérieurs du Nouveau Monde, Pierre Nepveu propose une nouvelle perspective sur l’américanité. Il illustre comment, dans l’imaginaire littéraire, le sujet parvient à dépasser l’extase de la découverte et à « instaurer un temps réel, une histoire habitable, une expérience de ce monde neuf qui s’inscrive dans la pensée et dans la durée [4] ». Au lieu d’être perçue comme un vaste territoire vierge à conquérir et à civiliser, vision propre à l’approche colonisatrice européenne, ou, à l’inverse, comme un espace propice à un nomadisme héroïque, vision alimentée par les road stories (INM, 27 et 86), l’Amérique provoque, dans plusieurs textes, une expérience d’anéantissement : afin de se percevoir comme sujet, de se donner un lieu et de s’élaborer une culture, l’individu doit tout lâcher, se déraciner, s’annihiler, et se soumettre « le plus humblement et le plus lucidement possible à cette réduction » (INM, 40). Elle seule lui permettra d’apprivoiser le cadre géographique d’une manière psychique plutôt que physique et de transformer le mythe et l’extase en un espace réel et habitable. Bref, d’assumer cet habitat, de s’y enraciner et de s’y redéfinir (INM, 44).

Deux constats découlent de cette interprétation de l’expérience américaine. D’abord, le sujet issu de la colonisation (le successeur des colonisateurs, celui qui naît en Amérique des habitants d’origine européenne) est un exilé, un immigrant. À l’exemple de l’américanité, l’exil physique provoque une expérience psychique, l’exploration de « la division de l’être » entre deux états, qu’il soit question d’un individu ou d’un collectif, et la recherche d’un équilibre (ÉR, 47). Il faut « tuer ce que l’on a en soi de faux, d’emprunté, d’aliéné, de colonisé, dans l’espoir de retrouver la pure présence à soi et au réel (c’est-à-dire au vide ou au néant) » (ÉR, 18). La métaphore de l’exil est activée dans l’imaginaire québécois dès les années 1950 afin d’exposer les sentiments de détresse, de dépossession, de nudité, de carence, de distance et de dépaysement, essentiels à l’espérance, à la découverte et aux commencements propres à l’esthétique de la fondation (ÉR, 18 et 48 [5]). Alors que la tradition canadienne-française s’est battue contre l’assimilation en s’accrochant à l’héritage européen et catholique, l’imaginaire québécois « s’est largement défini, depuis les années 1960, sous le signe de l’exil (psychique, fictif), du manque, du pays absent ou inachevé » (ÉR, 200-201). Selon Nepveu, « la passion de l’exil, du vide et de la blancheur […] est au coeur de l’expérience québécoise » (ÉR, 191). Notons ici la mise en parallèle de l’exil avec une autre notion significative, la blancheur, dont nous parlerons sous peu.

Le connaisseur des littératures scandinaves reconnaît quelque chose de familier dans cette façon d’envisager le continent. L’habitat nordique, principalement hors des centres urbains, est souvent présenté comme un espace psychique qui libère le sujet de l’emprise sociale et culturelle en le réduisant à une partie intégrante de la nature qui l’entoure [6]. Le sujet nordique est invité au même type d’expérience d’aliénation et de dépaysement que le sujet américain, à un exil loin des lois et des diktats du monde civilisé. Au lieu d’imposer la civilisation à cet espace, comme le ferait le colonisateur moderne à la recherche de nouvelles conquêtes, il s’abandonne à son habitat et s’en sert pour porter un regard critique sur la société dont il est issu [7]. Ce que Nepveu révèle de l’américanité, c’est-à-dire une expérience géographique qui se transforme, sur le plan symbolique, en une expérience d’enracinement psychique nécessitant la rupture, l’abandon et le vide, s’avère donc bien près de ce qui se manifeste aussi comme la nordicité. Le rapport à l’espace nordique est envisagé sous l’angle de l’assimilation, de l’anéantissement et de la réduction fertiles et libérateurs, plutôt que comme un exercice de pouvoir.

Le parallèle entre l’américanité et la nordicité dans le corpus québécois a déjà été remarqué par Nepveu. Dans L’écologie du réel, il souligne l’ambiance particulière qui émane de la poésie de la Révolution tranquille, marquée par des figures de catastrophe, de désastre et de mort (ÉR, 155-156). Ces figures symbolisent la transition de la littérature canadienne-française vers une littérature québécoise : la première « témoignait, plus ou moins passivement, de la réalité » (ÉR, 18) alors que la deuxième « veut transformer la réalité » à l’aide de telles figures (ÉR, 19 [8]). Elles reflètent une subjectivité moderne qui, elle, est basée sur quelque chose de catastrophique et de désastreux (éclatement, déracinement, fragmentation, aliénation, etc.) (INM, 75). La recherche d’un réel habitable passe par un processus de destruction et d’effacement. Les auteurs cherchent ainsi à asseoir la culture québécoise dans le présent et dans la durée (plutôt que dans le passé, comme le faisait l’idéologie du terroir), à la déraciner de l’ancrage européen et à assumer son américanité. « Être vraiment américain, au sens d’appartenir au Nouveau Monde, […] c’est creuser sa propre originalité » (INM, 160), se réinventer « poétiquement, comme sujets », écrit Nepveu, car le symbolisme poétique est « la clé d’une américanité pleinement assumée, la forme même (la seule possible) de notre accès enfin réalisé au Nouveau Monde » (INM, 162). Nepveu constate que cette poétique apocalyptique de l’esthétique de la fondation est souvent suscitée par la métaphore de l’hiver, symbole proprement nordique [9]. La poétique « américaine » exploite donc une figure qui lie aussi ce processus d’enracinement au Nord.

Si l’américanité de l’imaginaire québécois révèle du même coup sa nordicité, l’expression symbolique de l’exil a, elle aussi, un lien avec la dimension nordique du contexte et du corpus québécois. Daniel Chartier a remarqué que l’écriture des auteurs immigrés au Québec, surtout depuis les années 1960, donne une signification particulière au passage du premier hiver comme rite initiatique et métaphore d’enracinement : l’hiver est le point culminant de l’expérience d’étrangeté, d’altérité et de souffrance que vit un immigrant né dans un climat plus tempéré, à la recherche d’un nouvel ancrage social, culturel et identitaire, et la traversée de cette saison signifie une victoire et un exploit qui rendent possible le sentiment d’appartenance [10]. Or, l’imaginaire de l’exil n’est pas « l’exclusivité » des personnes qui traversent concrètement les frontières des pays et des cultures. La migration peut être intérieure : on pense aux mouvements à l’intérieur d’une société (par exemple, les déplacements entre campagne et ville) ou à l’intérieur d’une personne (divers états ou diverses phases d’une vie [11]). De plus, nous avons vu l’importance accordée à la métaphore de l’exil, définie comme un des piliers de l’imaginaire littéraire dans l’esthétique de la fondation. S’il semble normal que l’hiver nordique représente un seuil symbolique pour une personne qui ne le connaît pas, on s’étonne peut-être de constater qu’il revêt un symbolisme analogue dans l’imaginaire des auteurs exemptés d’une telle expérience ; autrement dit, que les auteurs « de souche », qui connaissent l’hiver depuis leur naissance, en fassent également un rite de passage, le seuil d’un processus d’initiation et d’identification. L’objectif de cet article est de montrer que le symbolisme révélé par la critique dans l’écriture migrante et dans la poésie de la fondation traverse la littérature québécoise de l’époque d’une manière plus globale, peu importe l’expérience ou l’origine de l’auteur. Ce parallélisme est révélateur des sentiments d’étrangeté et d’altérité qu’ont pu ressentir les Québécois par rapport à l’héritage canadien-français. Dans l’esthétique de la fondation, la réduction exigée par le Nouveau Monde est rendue possible par l’hiver, ce qui transforme dès lors l’expérience américaine en une expérience nordique.

L’hiver en tant que non-lieu

Paulette Collet a consacré une étude aux effets de l’hiver « sur les moeurs et le tempérament » des Canadiens, tels qu’ils sont dépeints par leur prose avant les années 1960 ; dans une optique purement sociologique, elle se limite à examiner « le rôle de l’hiver dans la vie des personnages », soit l’influence de la saison sur les tâches domestiques, les déplacements, les divertissements, le caractère du peuple, etc. [12] Or, la charge symbolique de l’hiver a subi un changement important durant la Révolution tranquille, parallèlement à la métamorphose politique, culturelle et identitaire que traverse alors la société québécoise en voie d’affirmation. Ce changement va de pair avec l’évolution de l’utilisation de l’environnement dans l’imaginaire et la critique littéraires. Les praticiens de l’écocritique [13], approche qui apparaît à la fin du siècle dernier, s’intéressent aux textes où « l’environnement non humain est évoqué comme acteur à part entière et non seulement comme cadre de l’expérience humaine [14] ». L’exploitation de la métaphore de l’hiver dans l’imaginaire québécois révèle la pertinence de l’approche, car on peut y constater un virage analogue dans le rôle octroyé aux forces de la nature : la saison ne sert plus seulement de milieu à certaines activités humaines, mais elle devient elle-même un actant, un élément central de l’intrigue. Ce changement s’impose autant sur le plan poétique que symbolique.

Sur le plan poétique, on constate que l’intrigue linéaire et cyclique propre au roman du terroir ou à certains romans plus modernes est souvent remplacée, à l’époque de la fondation, par une intrigue fragmentaire : le cycle des saisons est discontinu et l’hiver occupe une place de prédilection dans plusieurs textes. Là où l’ordre habituel évoquait la routine rassurante et la répétition aliénante des traditions, en valorisant ainsi le passé canadien-français, le fait de limiter la portée de l’intrigue à la saison hivernale, à laquelle sont associées diverses épreuves, comme nous le verrons plus loin, et d’effacer les autres repères temporels représente une forme de claustration, voire un cataclysme, déterminant pour l’avenir québécois. La discontinuité et la discordance sont des éléments clés de la nouvelle forme romanesque qui permettent « de jouer avec un contenu plutôt que de simplement le véhiculer » (ÉR, 22) ; elles sont la « possibilité même de l’imprévu, du nouveau » (ÉR, 81), selon Nepveu. Parmi les saisons, l’hiver est celle qui représente le mieux la discontinuité et l’arrêt : il marque la fin d’un cycle et permet la transition vers un nouveau.

Cette réduction de la portée et de l’ordre temporels de l’intrigue a également des conséquences sur le plan symbolique. En raison de son impact sur la nature (ralentissement, hibernation, mort), l’hiver est la saison qui incarne l’effacement et la blancheur valorisés dans l’imaginaire de cette période : « l’hiver est la métaphore même (typiquement québécoise et d’ailleurs pancanadienne) de l’irracontable [sic] où tout déploiement horizontal des signes, selon une mémoire et une continuité ouverte sur l’avenir, s’avère bloqué » (ÉR, 95-96) ; il est la « métaphore d’une réduction et d’une régression du sujet dans le symbolique » (ÉR, 98), affirme Nepveu, à la lumière de la poésie de l’époque. Ces comparaisons rappellent l’obligation du sujet québécois de se réinventer sur les plans poétique et psychique, de tuer ce qu’il y a de faux et de colonisé en lui (du passé, de l’histoire, du souvenir), par le biais du langage et de l’imaginaire, ce qui constitue la seule voie pour l’affirmation d’une nouvelle identité dans la blancheur et l’anéantissement imposés par le continent et permis par cette saison nordique. Nous verrons qu’il en est de même dans la prose de cette période.

La fin du xxe siècle apporte aussi un autre changement dans l’exploitation symbolique de l’environnement. En présentant les notions de l’américanité et de l’exil d’après Nepveu, nous avons constaté que le questionnement identitaire est souvent représenté dans le symbolisme romanesque par les enjeux de l’espace : celui-ci provoque un mouvement psychique plutôt que physique. De surcroît, dans la deuxième moitié du siècle, comme conséquence de la multiplication des stimuli spatiaux et événementiels, l’individu fréquente de plus en plus souvent un type d’espace que Marc Augé caractérise de « non-lieu », en contraste avec le lieu anthropologique (identitaire, historique ou relationnel) : au sens concret, un non-lieu est un espace que l’individu n’habite pas et qui le laisse anonyme et solitaire [15]. Au sens figuré, un non-lieu pourrait être un espace symbolique et imaginaire qui incarne la même idée d’anonymat, de solitude, de passage, de transition et de temporaire, mais ayant le potentiel de susciter une réflexion sur la pertinence de l’appartenance territoriale habituelle. Dans cette perspective, l’hiver occupe une place de prédilection parmi les saisons car, justement, il n’évoque pas un lieu physique et concret, mais une idée d’un lieu, un univers mythique sans contours, sans identification et sans utilité immédiate, qui impose au sujet des conditions physiques et géographiques particulières, propices à une remise en question.

Traditionnellement, c’est le Nord qui provoque la rencontre avec l’altérité dans l’oeuvre de plusieurs auteurs qui s’aventurent dans ces territoires imaginaires [16]. La différence physique et culturelle du Nord imaginé (qui revêt souvent les allures du Grand Nord) par rapport à l’expérience des protagonistes venant de zones plus tempérées fait de ces personnages des « immigrants » et impose la réflexion identitaire, ce rite initiatique qui, idéalement, sera suivi du passage d’un état à un autre. Or, il n’est pas nécessaire d’atteindre le Grand Nord pour être mis en présence de l’altérité : les conditions climatiques imposées par l’hiver gomment les distinctions des paysages et peuvent produire le même effet (une ville sous une couche épaisse de neige, par exemple, ressemble au désert de neige que l’on imagine dans le Grand Nord). La saison modifie l’univers de telle sorte que le sujet se trouve « ailleurs », dans le sens physique comme spirituel. L’hiver représente ainsi une sorte de non-lieu qui permet à l’individu de faire un pèlerinage spirituel sans déplacement ; Nepveu compare « la claustration hivernale » à un « lieu incantatoire, magique, où l’expérience se trouve transformée en enchantement et en rituel [17] » (ÉR, 98). L’hiver incarne l’altérité déclenchant ou imposant la réflexion identitaire, contrairement à l’été qui, du moins dans les régions du Sud, constitue « une saison unique, qui, du fait de sa permanence, ne contraint pas les habitants à la méditer [18] ». Dans l’imaginaire québécois, le passage par ce non-lieu hivernal se présente comme une obligation pour la création d’un réel contemporain et concret.

Ainsi, d’un simple élément du décor, l’hiver semble devenir, dans la littérature québécoise de la Révolution tranquille, un signifiant symbolique, la métaphore principale d’une nation, d’une culture ou d’un individu en transformation. En raison de l’épreuve qu’il représente dans les écrits des auteurs immigrants ou du cataclysme qu’il incarne dans l’esthétique de la fondation de l’imaginaire québécois, il constitue un véritable non-lieu ou un entre-deux, un rite de passage ou un seuil entre ancien et nouveau, entre illusion et réel, en effaçant le passé et la mémoire, et en imposant la blancheur et l’anonymat essentiels aux commencements. Bref, le symbole du premier hiver, tel que Chartier le voit dans les écrits d’immigrants, ne se limite pas à ces derniers. La suite de l’article présentera quelques exemples, parmi les romans québécois parus dans la mouvance de la Révolution tranquille, qui dotent l’hiver d’un symbolisme identique.

Le premier-hiver

Le premier hiver d’Emmanuel, le personnage éponyme d’un des romans clés des années 1960 [19], est un parfait exemple du symbolisme associé à la saison dans l’imaginaire littéraire de la Révolution tranquille. L’extinction du Canada français avec son héritage désuet y est annoncée par les intempéries saisonnières qui condamnent la société et ses habitants à l’immobilisme et à l’isolement physiques (les églises ou les écoles sont inaccessibles, leurs représentants s’égarent sur les routes, etc.), rappelant ainsi l’inertie politique et spirituelle critiquée dans ce roman [20]. Même si le texte évoque une région rurale quelque part au Canada français, aucun lieu géographique n’est mentionné, mis à part les routes et les champs enneigés ou les points cardinaux [21] ; l’univers hivernal est un non-lieu vidé de ses ancrages familiers et ouvert à quelque chose de nouveau. Le traitement de la religion catholique en particulier (la banalisation, la ridiculisation, le blasphème) est représentatif du processus nécessaire pour que le Canada français se dote d’une nouvelle identité. La religion catholique « se sera toujours définie […] comme une forme de résistance à l’Amérique » dans les écrits des intellectuels canadiens-français d’avant la Révolution tranquille, écrit Nepveu, où l’Américain « n’est jamais vraiment religieux », caractérisé « par son absence d’intériorité » (INM, 90 ; Nepveu souligne). Le rejet de la protection que le catholicisme représentait jusqu’alors et l’invention d’une nouvelle forme d’intériorité et de profondeur sont donc essentiels à l’assomption de l’américanité (INM, 108) ; l’un des véhicules de cette transition, dans ce roman comme dans plusieurs autres, est ce symbole bien nordique, la saison hivernale qui permet le vide, l’effacement et le renouveau. L’hiver sert ainsi de rite initiatique pour une société qui « migre » d’une époque à l’autre et qui subit alors une métamorphose profonde, à l’exemple d’un exilé qui découvre une nouvelle terre et une nouvelle culture. On ne s’étonne pas d’apprendre, à la fin du roman, qu’Emmanuel « consent » à vivre à l’arrivée des premiers rayons du soleil printanier ; sans mémoire ni histoire, le nouveau-né incarne le Québec qui dévoile son visage américain.

D’autres textes de la même décennie reflètent également ce déplacement du territoire de l’interrogation identitaire en donnant peu d’importance aux repères géographiques concrets et en faisant plutôt de l’hiver le lieu de cette réflexion. Si Le couteau sur la table de Jacques Godbout laisse entendre que les événements de l’intrigue ont lieu en Amérique du Nord, Le jour est noir de Marie-Claire Blais [22] ne fait que quelques références à une île Noire, à un pays heureux ou à un pays des neiges [23]. Au lieu de préciser le milieu spatiotemporel, les textes mentionnent une saison ou un mois (surtout les mois d’automne ou d’hiver), ce qui permet au lecteur de situer vaguement les événements, les saisons évoquant des lieux [24]. Dans ces deux récits, les premières séquelles de l’hiver sur les personnages sont d’ordre physique, provoquant la même inertie que dans Une saison dans la vie d’Emmanuel : l’ouïe, par exemple, est attaquée par l’hiver — la tempête efface les sons et l’air glacial les rend agressants (CT, 27) —, ce qui rappelle l’utilisation de la saison comme métaphore de l’inracontable dans la poésie, illustrée par Nepveu, ou encore l’association qu’établit Matthieu Guillot entre la neige et le silence dans le domaine de la sémiologie [25]. L’effet de l’hiver sur les autres sens est comparable : la vue, l’odorat et le toucher en souffrent, ce qui provoque une forme de paralysie saisonnière.

Dans Le couteau sur la table, cette paralysie traduit le clivage culturel du Canada et le sentiment d’étrangeté du protagoniste devant le pays qui est censé être le sien : ni la querelle anachronique des deux peuples fondateurs reflétée par l’armée canadienne (CT, 31-32), ni la société multiculturelle et muette, composée d’ethnies qui ne se comprennent pas et que le narrateur fréquente à l’extérieur de la caserne (CT, 54-55), ni ses compatriotes canadiens-français qui s’accrochent aux traditions (CT, 115) ne lui procurent de sentiment d’appartenance. Cet héritage est maintenant « crevé vidé », et ses héritiers sont « épuisés » (CT, 70 ; Godbout souligne) ; la culture canadienne-française, telle qu’elle a survécu aux rouages politico-religieux du début du xxe siècle, est sur le point de s’éteindre et son peuple a deux options : s’assimiler ou s’assumer (CT, 108 [26]). La compagnie de Patricia, son amoureuse canadienne-anglaise rencontrée dans l’Ouest canadien, lui permet d’ignorer un temps ce dilemme : « Nous n’étions alors, elle et moi, que les bohémiens d’une race nouvelle : des gitans sans passé, médiocres, sans traditions… » (CT, 30 ; Godbout souligne) Faute de connaître la langue et la culture de Patricia, le narrateur ne peut pas « imaginer ses jours, ses pensées, son enfance » (CT, 31) ; sans passé, elle n’est qu’un présent neutre, un terrain vierge [27]. Or, peu à peu, le désir qu’ils se connaissent au-delà du niveau superficiel et physique l’envahit. À Montréal, les soirs d’hiver, il essaie de lui raconter son enfance lors de « pèlerinages inutiles » — terme révélateur du caractère spirituel du geste —, mais les champs et les rochers de ses terrains de jeu ayant été remplacés par des immeubles, la remémoration est impossible : « les paysages eux-mêmes disparus, il ne me restait rien de l’enfant que je voulais lui décrire, lui expliquer » (CT, 86). L’enfance, la base de son identité, est donc symbolisée par l’espace ; la base physique disparue (effacée par l’urbanisme et la neige), la base psychique, le souvenir, s’efface aussi [28]. L’incapacité du protagoniste de se souvenir de son enfance, dans les rues de Montréal enneigées, confirme l’association de la saison à l’effacement, au vide et à la blancheur.

Les personnages du Jour est noir sont aussi rongés par un « vide », liés entre eux par une « fraternité passive » (JN, 37), comme s’ils composaient un peuple renfermé sur soi, sans volonté ni capacité d’assumer son rôle dans un nouveau contexte [29]. Ce récit pousse la réflexion identitaire sur un plan plus allégorique, exposant le questionnement identitaire d’un peuple sous forme d’une réflexion sur l’influence du temps dans la vie d’une personne. Tout comme le peuple québécois, que Nepveu compare à un fils orphelin qui a du mal à entrer dans l’histoire occidentale (ÉR, 72 et 99), les personnages de ce récit (dont plusieurs sont orphelins) ont du mal à grandir et à assumer une identité adulte, à mettre « le pied dans le temps » (JN, 59) ; pour eux, « il n’y a pas de siècle, partout et avec tous, ils sont en exil » (JN, 25). Leur génération est celle « de la mort » (JN, 49), génération qui avance « dans un siècle de destruction » (JN, 50), d’où leur peur ou leur refus de grandir. Ici aussi, c’est la saison hivernale qui dévoile leur rapport malaisé au temps, au passé comme au futur (leur « pays des neiges » [JN, 78] leur apporte la conscience, contrairement à l’été, « temps des profondes ignorances » [JN, 88] que l’on associe à leur enfance). Les deux récits évoquent ainsi le dilemme du peuple québécois qui essaie de se tailler une place dans l’histoire occidentale, entre le passé et l’avenir, entre l’Europe et l’Amérique. La première solution adoptée par leurs personnages est l’exil (chez Godbout, on s’exile au Canada anglais et aux États-Unis ; chez Blais, dans « un pays sans neige » que l’on associe à la France [30]), mais tôt ou tard, chacun comprend l’impossibilité de fonder une identité sur l’anonymat et la solitude, et le retour s’impose, accompagné d’une métamorphose psychologique.

Le sentiment qui ronge ces personnages en exil concorde avec l’ambiance que Nepveu considère comme propre à l’imaginaire littéraire du milieu du xxe siècle québécois, entre les cultures canadienne-française et québécoise : la période est marquée par « une angoisse temporelle » ou une « souffrance du temps » causée par la « mémoire meurtrie », l’« incertitude », l’« attente » et la « discontinuité » (ÉR, 79-80). Dans la poésie, ces sentiments prennent la forme d’une temporalité quotidienne aliénante ou d’« une rhétorique du désastre » énergisante (ÉR, 80). Les « discours sur l’exil, la folie, l’ennui, l’irréel, la mort » (ÉR, 59), si fréquents dans la poésie de l’époque, usent souvent du symbole de l’hiver pour représenter le temps qui s’effondre. La concentration sur cette saison qui marque, sur le plan extratextuel, un arrêt ou, du moins, une pause importante dans le cours chronologique de la vie, souligne le bouleversement de la routine et de la répétition de l’histoire : l’hiver signifie la « perte du destin et de l’Histoire, [la] destruction de toute une économie narrative où l’homme pourrait se poser comme sujet actif, comme désir et volonté » (ÉR, 96). C’est la saison par excellence de l’anéantissement, de la réduction et de l’effacement imposés par l’Amérique et le Nord.

L’oubli représente l’envers de leur angoisse temporelle et leur permettrait d’éviter les tourments. « Je rêve de pouvoir un jour m’oublier ; dans l’armée, j’oubliais à force de fatigue, dans tes draps j’oublie à force d’amour et de sommeil, mais il faudrait pouvoir […] oublier en ne faisant rien » (CT, 42), souhaite le narrateur du Couteau sur la table. Une nouvelle tentative d’oublier (après l’armée canadienne et le refuge émotif auprès de Patricia) survient en plein hiver à Montréal alors qu’il découvre « toute une société nouvelle en marge de l’antique unicité locale », « un no man’s land culturel » (CT, 105) en train de « détruire un mythe, [de] le remplacer par un autre [31] » (CT, 119). Or, ni ce « pays neuf » (CT, 87) ni le nouveau mythe ne le comblent. Après un nouvel exil (aux États-Unis, cette fois), il retourne, l’hiver suivant, auprès de Patricia afin de « reprendre contact avec la vie peut-être, avec [s]on corps, par celui-ci recoudre hier et demain… Cela ne [lui] était plus possible de continuer de vivre avec seulement des souvenirs […] » (CT, 48). Cette citation est révélatrice de toute l’angoisse temporelle qui anime le narrateur. Refuser l’avenir ou oublier le passé sont les deux options que lui proposent les modèles culturels dont il est l’héritier (le Canada français repose sur l’ancien et rejette le nouveau, et le « pays neuf » n’a fait que remplacer l’ancien mythe par un autre et se croit ainsi libre de l’empreinte de l’histoire). Il lui faut apprendre à « recoudre hier et demain », c’est-à-dire à reconnaître le passé (sans se laisser engouffrer par lui) afin de pouvoir s’ouvrir à l’avenir [32]. La prise de conscience de ce besoin est accompagnée d’une forme de plaisir physique provoqué par l’hiver, comparable à une libération ou à une communion (on pourrait y lire aussi l’abandon final au nouveau continent), qui remplace la confusion ou la paralysie du départ [33]. Sa solution n’est donc pas l’oubli absolu, mais un équilibre entre le passé et l’avenir, deux pans de son identité personnelle et collective que la saison hivernale lui aura permis d’apprivoiser, à l’instar du passage du premier hiver dans l’écriture migrante, comme l’a constaté Daniel Chartier.

La sorte d’oubli que recherchent certains personnages du Jour est noir est de nature quelque peu différente : elle les libère définitivement du temps, les menant à la mort, comme si le désir de réduction, d’anéantissement et d’annihilation dont parle Nepveu était ici pris à la lettre. Trois personnages se laissent bercer par les forces de l’hiver, certains jusqu’à la mort, et y trouvent une forme de paix spirituelle comparable à une communion ; la neige les attire comme un lit de plumes dans lequel ils trouvent un sommeil éternel [34]. Le sort de ces personnages permet de lire, dans ce récit, un souci écocritique, à savoir la remise en question de la vision anthropomorphiste souvent encouragée par la littérature occidentale ainsi que la tentative « de dire l’altérité de la nature (de ce qui est sauvage) sans la civiliser, sans la cultiver [35] ». La solution proposée par Blais est analogue à ce que Nepveu considère comme le coeur de l’américanité et que nous avons aussi identifié comme l’une des caractéristiques de la nordicité : au lieu de chercher à acculturer, à civiliser et à exploiter l’espace physique, le sujet s’y abandonne et s’y fusionne. Contrairement au paysage, que Nepveu associe à l’altérité et à l’étrangeté, le sol et la terre signifient l’enracinement : « Le sol, la terre sont des entités indifférenciées, ils évoquent une pure matière où l’individualité s’abolit. » (INM, 172-173) Cet abandon permet aux personnages blaisiens de s’approcher de ce « vide qu’une tradition catholique québécoise a cherché de toutes ses forces à colmater et à nier » (INM, 91), vide essentiel à l’assomption d’une place et d’une identité dans ce nouveau continent. Leur dernier hiver devient alors leur premier, en un sens, car il constitue les premiers instants de cette nouvelle forme d’existence.

Un dernier exemple du symbolisme réservé à l’hiver dans l’imaginaire de l’affirmation d’une identité québécoise est fourni par L’hiver de force de Réjean Ducharme [36]. Contrairement à ce que laisse entendre le titre, l’intrigue elle-même n’a plus rien à voir avec l’hiver : la saison qui sert de cadre aux aventures des personnages est le printemps, comme si la saison de rupture et de métamorphose, le premier hiver, était en train de s’achever et que la société était déjà libérée de son carcan passéiste [37]. L’hiver de force décrit la communauté qui émerge après l’hiver initiatique mis en scène dans les romans antérieurs. Avec le même ton carnavalesque que Marie-Claire Blais, Ducharme brosse le portrait d’un peuple en délire, ivre de sa liberté, de sa modernité et de son américanité ; Nepveu interprète ce changement de vision comme une tentative de dégager le potentiel critique, ludique et euphorique du catastrophisme de la décennie précédente (ÉR, 158 [38]). L’ancien « barbarisme » associé aux cultures du continent, redouté par les intellectuels canadiens-français, s’y trouve à la fois ironisé et valorisé (les taxis Diamond, le TV Guide, les électroménagers américains ou d’autres reflets de la vie anglo-saxonne se substituent aux valeurs hexagonales). La lecture de La flore laurentienne (plutôt que des classiques français), qui modèle d’ailleurs la structure même du roman, permet de renforcer le sentiment d’appartenance à ce nouvel habitat de même que l’ironie exprimée envers les anciens repères identitaires (les Belges s’approprient la culture de la betterave et de la canne à sucre alors que les Français se convertiront au joual). Voici la confirmation de ce que Nepveu considère comme la particularité de la modernité québécoise, à savoir sa volonté de « fonder la culture et l’histoire sur l’anti-culture et le non-historique » (ÉR, 20) : « Au beau milieu de l’ère du progrès technologique et du développement tous azimuts, Québec (ou Kébec) est le nom même du primitif retrouvé », résume-t-il (ÉR, 20). Que ces retrouvailles avec les repères culturels et identitaires locaux aient eu lieu durant cette saison de force qu’est l’hiver (quoique moins euphorique et bucolique que dans les textes précédents, les restes de la neige étant associés à des « os sales » oubliés sur le trottoir ; HF, 31), voilà qui confirme l’association de l’Amérique à ce Nord critique qui permet d’assumer l’aliénation exigée par la « nouvelle » civilisation. La création et la transformation d’un « réel » recherché dans l’esthétique de la fondation et subverti dans celle de la transgression « suppose[nt] une habitation radicale du présent, de l’ici-maintenant » (ÉR, 19). Par conséquent, contrairement aux personnages des romans précédents qui errent dans un univers hivernal sans ancrage physique concret, comme en exil — la saison étant leur seul habitat, tel un « no man’s land » intérieur —, les personnages de Ducharme retournent physiquement à Montréal. L’univers mythique, rêvé et mystérieux, ce non-lieu offert par l’hiver se sera donc finalement transformé en un lieu concret, en un réel habitable, une fois le rite de passage accompli [39].

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La passion de la blancheur, que Nepveu situe au coeur de l’expérience québécoise, se manifeste donc bien souvent par la métaphore de l’hiver dans notre imaginaire, surtout à l’époque de son accession à la modernité. Le potentiel symbolique de la saison sert à la fois la recherche d’une nouvelle intériorité appelée par l’espace américain, la quête d’une identité dissociée des repères historiques suscitée par l’expérience de l’exil ou encore l’assomption de nouveaux ancrages culturels et identitaires amenés par le réel nordique. L’hiver en tant que non-lieu exempt des repères habituels et ouvert à toutes les possibilités, associé à la fois à un cataclysme énergisant et à un vide régénérateur, offre une métaphore de premier ordre pour signaler une expérience initiatique, tel le premier hiver dans l’écriture migrante. Le recours fréquent à la métaphore hivernale dans les textes fondateurs de l’imaginaire québécois confirme le renouvellement des symboles d’appartenance à une tradition littéraire, comme le montre Chartier [40], mais aussi le déplacement plus général des hiérarchies culturelles et, surtout, l’importance des nouveaux transferts culturels qui en découlent.