Corps de l’article

« Je n’écris que pour cent lecteurs, et de ces êtres malheureux, aimables, charmants, point moraux, auxquels je voudrais plaire. » Cette phrase de Stendhal tirée de La vie d’Henry Brulard, que j’ai lue et notée à vingt ans, n’a cessé de guider mon écriture. Je m’empresse d’ajouter que je ne voulais pas tant plaire à ces lecteurs anonymes que leur lancer un appel, leur faire un signe discret. Notre détresse en serait comme atténuée. Je me souciais assez peu de les connaître, de leur parler. Qu’ils me témoignent parfois leur satisfaction a toujours été pour moi source de grande émotion. Il m’arrive d’être bouleversé par une simple remarque, une confidence.

Je n’ai pas eu de carrière d’écrivain. N’ayant pas voulu être le commis-voyageur de mes livres, je me suis toujours abstenu de participer à des rencontres publiques, à des séances de signature. Lire ma prose devant un auditoire me paraîtrait déplacé. Ce faisant, j’aurais l’impression de me prendre trop au sérieux. Il y a trois ou quatre ans, on m’avait convaincu d’interviewer des écrivains dans une salle où se réunissaient une centaine de personnes. Assez souvent il m’est arrivé d’être étonné par les attitudes qu’avaient les écrivains avec qui je m’entretenais. Il me semblait qu’ils en faisaient toujours trop. Qu’ils se donnaient en spectacle.

Un travail fort convenablement rémunéré et régulier m’a très rapidement mis à l’abri des soucis d’ordre pécuniaire. Une crainte grandissante des foules, petites ou non, ne me porte pas à rechercher les applaudissements trop nourris. Le murmure, en règle générale favorable, qui a salué l’apparition de mes livres, m’a suffi. Je ne parle pas des débuts qui ne furent pas faciles. Mais pourquoi me serais-je épuisé à jouer les écrivains de profession ? Le regard ironique que je porte sans cesse sur mes attitudes d’écrivain m’interdit une trop grande condescendance à cet égard. Le milieu québécois est si restreint de toute manière qu’il faut être bien naïf pour être tenté de perdre son naturel en le conquérant.

Pareillement je me suis tenu loin des colloques littéraires, des palabres universitaires. Je n’ai jamais compris qu’on puisse souhaiter de se rencontrer à cinquante pour discuter de sujets souvent très vagues. Plus justement, je devrais dire que je n’y étais pas à ma place. Les idées ne m’ont pas tellement intéressé ; seule me passionnait la façon de les exprimer. Je n’aime pas tant le commentaire que les oeuvres qui l’ont suscité.

Ce que j’ai fait toute ma vie a été d’écrire. Une occupation qui a eu ses bons moments. C’est surtout des autres que les romanciers parlent volontiers. Ils ont beaucoup insisté, me semble-t-il, sur le calvaire de la page blanche. Comme si les affres de la création tant décrites par Gustave Flaubert sacralisaient à tout jamais l’écriture. Les bons moments que je viens d’évoquer, je les ai connus dès qu’une certaine confiance en mes moyens m’était donnée. Pendant des mois j’avais douté, je m’étais persuadé de l’inutilité de tout effort, puis tout à coup je me mettais à taper à la machine comme un forcené. J’avais un livre en train, je n’aurais plus que ce souci en tête pendant des mois. J’avais la permission d’être angoissé, je voyais monter en moi une ferveur qui me grisait. Vers la trentaine, j’ai été, je crois, un véritable obsédé. Il me semblait que le temps fuyait à une vitesse folle, que je n’aurais jamais le loisir d’aller au bout de mon besoin de création. En somme je voyais trop loin. J’en étais hors d’équilibre. Une certaine modestie m’est venue sur le tard. J’ai su qu’un livre s’écrit ailleurs que devant une feuille blanche, qu’on peut parfois travailler avec plus grand avantage en marchant ou en regardant le ciel. Ce sont là des évidences, mais qui ne me sont pas venues facilement. La mauvaise conscience — la peur morbide de perdre son temps si on n’écrit pas — avait pour moi une importance qu’elle n’a plus. Je supporte avec une belle inconscience de ne rien faire. Rien du tout. Pourquoi me dépêcher ? Qui m’attend ? Pourquoi me hâter puisque les années, les jours vont plus vite que moi ? De toute manière, il ne faut jamais trop écrire. Ce sont là des propos d’homme vieillissant, mais qu’y puis-je ?

Lorsque Jacques Chardonne a accepté de réunir ses oeuvres complètes, il s’est livré à une véritable refonte de ses livres. Son travail consistait à élaguer, à simplifier le dessin de ses romans et de ses chroniques. Je n’ai pas à juger de la pertinence dtel parti pris. Il m’aurait été impossible cependant de l’imiter. Je ne me vois tout simplement pas relire mes livres un crayon et une gomme à la main. Comment refaire quinze ans après un cheminement ? Je n’agis pas autrement dans le cas des traductions qui sont faites de mes livres. Après m’être assuré de la qualité du traducteur, vogue la galère ! Ce qui est le passé doit rester le passé. Comment puis-je sans être atteint de vertige me pencher sur l’homme de quarante ans que j’ai été ? J’ai changé, mes livres sont une étape de ma vie. Je ne crois pas être modeste pour autant. Je ne suis tout simplement plus intéressé à un livre dès que j’ai donné le bon à tirer. Quant à ce qui arrive par la suite, interviews, recensions critiques, commentaires de vive voix, ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Si j’en avais les moyens, je quitterais le pays dès la parution d’un roman que j’ai écrit. Attitude de fuite, j’en conviens, mais je n’ai pas pour autant l’intention de m’amender. Le doute ne me quittera jamais, j’ai cessé depuis longtemps de tenter de le combattre. Se dépêcher de tout oublier pour passer à autre chose… ou à rien.

Pourquoi ai-je succombé à la tentation des oeuvres complètes ? Je ne le sais que trop bien. Le désir de rejoindre de nouveaux lecteurs, le goût du risque, un immense orgueil. Il faut avouer que l’expression « oeuvres complètes » a du panache. On regarde autour de soi dans les rayons de sa bibliothèque, on se trouve en bonne compagnie. On songe aux plus grands, Anton Tchékov, Franz Kafka, Saint-Simon. Pendant quelques minutes, on a même la grosse tête. On sait bien que ces grands écrivains nous écrasent de leur génie, mais il n’empêche… Quand l’euphorie cède la place au rêve tamisé puis au réalisme, on n’a plus que l’ironie comme seule défense.

Pourquoi réunir ses oeuvres complètes ? N’est-ce pas là se livrer pieds et poings liés aux détracteurs ? Moi surtout qui ai tout fait pour ne jamais jouer à l’écrivain, est-ce que je mérite tant d’honneur ? N’ai-je pas cent fois répété que je n’ai que repris le même livre depuis mes débuts ? Trouvera-t-on intérêt à ce rabâchage incessant ? Je pose la question sans trop d’espoir, mais je souhaite que ces romans que j’ai signés renferment plus que des redites. Les confessions maquillées qui jalonnent mes livres doivent bien avoir un certain ton. Il me semble en effet que j’ai gardé depuis le premier livre paru en 1963 une uniformité dans la démarche. Tant mieux si j’ai acquis, chemin faisant, une aisance que je n’avais pas. J’ai été depuis les débuts cet écrivain intimiste et pourtant violent, tout près du « je » mais trouvant dans les « il » des voies de traverse utiles. Il m’arrive de croire qu’on s’intéressera à cette succession de romans, de nouvelles et de chroniques, qu’on y discernera une voix qui n’est pas toujours insignifiante. Je ne demande que cela. En insistant un tout petit peu.

Si j’ai tenu à rédiger moi-même cette préface, c’est que je n’ai pas osé en confier la tâche à quelqu’un d’autre. Il doit bien se trouver quelque universitaire ou quelque critique qui aurait accepté l’invitation. En telle occurrence, est-ce que je souhaiterais me prêter à de longues séances d’entretien avec mon préfacier ? Est-ce que je pourrais définir devant lui avec patience et pertinence mes intentions littéraires ? Pourquoi ai-je écrit telle phrase, ai-je toujours eu les mêmes idées sur le bonheur et l’amour ? Je le dis tout net, une telle éventualité m’effraierait. Je ne veux donner à mes livres que le temps qu’il faut pour les imaginer et les écrire. Après, mes livres ne m’intéressent pas. Le commentaire, la glose, ce ne sont pour moi que fariboles. Supposons que l’universitaire ou le spécialiste en question connaisse bien mes romans, qu’il ait avec eux certaines affinités et qu’il comprenne mon désir de m’isoler. Toutes ces conditions réunies, il est évident que je ne lirais son introduction que du bout des yeux, dans le seul but de me rassurer. Pour le reste, je n’ai aucune vanité littéraire.

Les bonnes critiques, les recensions favorables ne m’ont jamais ravi autant que les avis contraires m’ont chagriné. Ce qui m’a manqué, et je le dis le plus simplement du monde, c’est d’être lu et commenté pour des raisons que j’estimais valables. Que me vaut une recension bienveillante d’un inconnu qui ne détecte pas les raisons mêmes de mes raisons de vivre et d’écrire ? Rien si ce n’est que de satisfaire à ma vanité d’écrivain. Ces joies sont très éphémères. « Je n’écris que pour cent lecteurs », dit Stendhal. Quel écrivain véritable peut prétendre à une plus vaste audience ? Que le livre soit tiré à cent mille exemplaires ou plus modestement à trois mille, il ne trouvera que peu de véritables lecteurs. Les miens, je les souhaiterais imprégnés de tendresse, de brio, d’ironie, de finesse, de culture. Je les imagine plus volontiers portés vers une mélancolie maîtrisée, aimant l’amour même s’il est irréalisable, préférant être blessés plutôt que de blesser eux-mêmes. Vous voyez que je suis exigeant et que je ne me contente pas du premier venu. Et pourtant, arrive-t-il ce premier venu et me manifeste-t-il son contentement de me lire, que me voici rapidement ému, étonné qu’on trouve plaisir à ces contes un peu désespérés qui sont nés dans ma salle de travail. Au lecteur de mes livres, je n’ai jamais su dire que de vagues remerciements. Étonné du fond de ma solitude d’avoir trouvé quelqu’un qui consente à m’écouter. De ce petit troupeau d’anonymes, me parviennent parfois des échos. Des femmes très souvent écrivent. Je ne crois pas exagérer en avouant que je suis chaque fois bouleversé. Étonné encore une fois, ravi, flatté, mais en même temps inquiet. Cette personne qui se manifeste, qui est peut-être un peu semblable à moi, menacerait-elle de m’envahir ? N’ai-je pas tous les amis qu’il me faut ? Ne découvrira-t-elle pas, en s’approchant de moi, toutes mes failles, mes manques ? C’est pour elle que j’ai écrit, mais ai-je bien voulu entendre de si près son appel ?

Mais justement est-ce que j’écris pour les autres ? L’acte d’écrire est égoïste, mais je sais que si j’avais laissé mes écrits dans un tiroir, il y aurait belle lurette que je me tairais. Je l’ai dit tout à l’heure, je n’ai jamais cherché à agrandir le cercle de mes lecteurs. Très tôt j’ai su que ceux qui me liraient seraient peu nombreux. Ce que j’avais à raconter, que j’ai raconté de la façon dont j’étais capable, ne pouvait convenir au grand nombre. Qu’ai-je voulu décrire en définitive sinon la précarité de tout, la difficulté de l’amour, l’angoisse de la vie et de la mort ? Ceux qui n’ont pas ces options ne me suivent pas et se passionnent pour des activités qui me laissent de glace. Ou encore pour des oeuvres littéraires qui font place à l’optimisme. Dès que je m’interroge avec insistance sur les raisons qui m’ont poussé à écrire, je m’aperçois que c’est l’insatisfaction devant la vie qui a été le principal moteur de mon écriture. Ce n’était pas tellement que j’aimais écrire, mais que je n’aimais pas ne pas écrire. C’était ma façon de me distraire de la solitude essentielle. Pendant que mes semblables se tournaient vers le vol à voile ou les autos de sport, j’écrivais. Je n’ignorais pas que l’effort serait souvent inutile, que je ne parviendrais qu’à sauvegarder quelques lignes au bout de plusieurs heures d’effort. Plus j’avançais dans cette voie, plus me guidait un sens de la dérision. Je me voyais écrire. J’apprenais petit à petit le sens de la relativité des choses. Il y a loin de l’adolescent de dix-huit ans qui voulait réussir par la littérature au quinquagénaire, qui écrit parce qu’il ne sait rien faire d’autre.

Depuis un an pourtant, je n’écris pas. Il n’est pas interdit de penser que je m’y remettrai un jour. Dans mes cartons, j’ai un synopsis, une esquisse de personnages, un titre qui me convient. Toutes les conditions sont réunies sauf le désir de plonger. On jurerait que la mauvaise conscience qui s’emparait de moi chaque fois que je désertais ma table de travail m’a quitté à tout jamais. J’aime de plus en plus rêver. En cela je ne crois pas céder à cet « à quoi bon ? » qui a dicté très souvent ma conduite tout au long de ma vie. Je pense que l’écriture est la moins blâmable des illusions que j’ai entretenues. Un matin, j’imagine, me prendra une nouvelle fringale d’écriture. Je travaillerai alors furieusement comme si le sort du monde devait en dépendre. Si ce matin n’arrivait jamais, je ne crois pas que je serais tellement triste. Mes livres ne sont pas parfaits. Loin de là. Nul ne le sait autant que moi. J’ai toutefois la certitude de les avoir écrits honnêtement. Je n’ai jamais cherché à tricher. Ne cédant à aucune mode, j’ai décrit à voix basse ma vision du monde. On m’accordera peut-être la réputation d’un écrivain buté qui n’a fait aucune concession. Cette intransigeance était la seule voie qui s’offrait à moi. Ni le pittoresque ni les audaces de forme ni les complaisances linguistiques ne m’intéressaient. Je n’ai pas eu à lutter contre le moindre désir d’être à la mode. Des naïvetés, j’en ai bien eu quelques-unes. Je n’aurais pas détesté par exemple qu’un de mes livres parût en France. Un seul. Je ne parle pas d’un succès remarqué, célébré. Une simple parution. À cause du symbole. Un symbole qui n’a d’importance que pour moi. L’adolescent qui a découvert la littérature en 1950 était fasciné par la France des lettres. Cela ne s’est pas produit. Il n’y a pas de quoi en faire un drame. Et puisque je n’ai pas pris d’assaut les maisons d’édition parisiennes…

Combien d’années d’écriture me reste-t-il ? C’est ainsi que je mesurais mon existence jadis. C’était elle, l’écriture, qui était l’aune. Tout a bien changé. Je ne veux plus être le bourreau de moi-même. Jusqu’à la fin de mes jours, j’imagine, j’aurai la manie de prendre des notes, je n’écouterai pas les autres tout à fait, je ne converserai pas naturellement avec mes semblables. Je penserai toujours à un récit ou à une nouvelle que je pourrais écrire à partir d’un regard ou d’un sourire. Tant mieux si l’écrit qui résulte de cette dispersion n’est pas un roman. Un roman met des mois et des années à prendre forme, et je souhaite vivre un peu, rêver, méditer, perdre mon temps. Non, je ne suis pas sûr de souhaiter refaire l’expérience de ces livres exténuants. De toute manière, le vieil homme que je deviendrai bientôt aura tout intérêt à être bref. Des nouvelles donc, des chroniques, des textes proches du journal intime. Cela suffira à m’occuper et ne dérangera pas trop les générations montantes. Les jeunes ont tout à fait raison de se détourner de nos chimères. Ils ont les leurs.

Je ne voudrais pas terminer ce texte liminaire sur une note trop désespérée. Je ne suis pas un homme résigné. J’oserais même dire que je suis habité par la sérénité. Qu’est-ce qui peut m’arriver de si terrible puisque j’ai accepté ma mort. Chaque jour mune joie. Qu’on ne souffre pas trop à cause de moi, je n’en demande pas plus. « Avec l’âge, écrit Émile Cioran, ce n’est pas tant nos facultés intellectuelles qui diminuent que cette force de désespérer dont, jeunes, nous ne savions apprécier le charme ni le ridicule. »

J’ai aimé écrire, j’ai écrit. De quoi me plaindrais-je ? Que j’aie eu très souvent l’impression d’écrire dans la plus opaque des noirceurs n’est pas bien grave. Il existe de bien plus tristes destins. Bien que l’écriture ne m’ait procuré que très peu de joie, je tiens plus que jamais à ces petits bonheurs. Les maîtres qui m’ont guidé, qui m’ont soutenu depuis les débuts, m’ont montré pour toujours la beauté de la prose française. Ce sont eux que j’ai tenté d’imiter maladroitement au long de ces années. Au fond de moi existait toujours le désir qu’une phrase ou deux que j’aurais écrites puissent ne pas périr avant ma propre mort. C’est là mon orgueil.

Qu’importe le reste ? Plus j’avance en âge, plus je crois que le vieil écrivain doit se faire rare. Le monde qui prend naissance autour de lui lui est de plus en plus étranger. Les avis qu’il pourrait émettre sur son déroulement n’ont pas d’intérêt pour les passionnés de la vingtaine. Je suis facilement convaincu d’agir avec prudence désormais. Il ne faut pas abuser des bonnes choses. À quoi rimerait d’ajouter trop de livres à ceux que j’ai déjà écrits ? À quoi servent ces amas de papier ?

Pourquoi ai-je écrit cette préface, sinon pour me justifier une fois de plus. Tout au long de ces années d’écriture, qu’ai-je fait d’autre ? Ai-je vraiment cessé de tenter de me faire pardonner mon existence ? Malcolm Lowry dans sa préface à l’édition française d’Au-dessous du volcan écrit : « J’aime les préfaces. Je les lis. Parfois je ne vais pas plus avant, et il est possible qu’ici, vous non plus n’alliez pas plus avant… Toutefois, lecteur, ne considérez pas ces pages comme un affront à votre intelligence. Elles prouvent plutôt que, par endroits, l’auteur interroge la sienne. »

Je ne m’en cache pas, comme Malcolm Lowry, je souhaite que vous alliez un peu au-delà de cette humble préface. C’est plutôt aux plus jeunes d’entre vous que je m’adresse. N’ayant jamais suivi les conseils qu’on me donnait, je ne suis pas tenté d’en prodiguer à mes cadets. Il n’empêche que tout naturellement je songe à ceux qui verront des jours que je ne verrai pas. Jeunes gens qui vous apprêtez à lire quelques-unes des pages qui forment ce monument que j’ai élevé si patiemment à mon orgueil, soyez conciliants, si vous le pouvez. Ces pages, trop nombreuses sûrement, ne sont après tout que l’expression d’une détresse qui à certains moments m’a paru insurmontable. Je n’étais pas submergé par ce désarroi, puisque j’ai pu le décrire. Il est arrivé qu’on me reproche de me cantonner dans des zones grises, que le soleil éclairait rarement. Oui, jeunes gens, feuilletez au hasard, vous trouverez peut-être un mot, une phrase, un paragraphe qui ne vous laissera pas indifférents. Je n’aurai pas perdu mon temps.

Je viens de vous confier mon peu d’attrait pour les conseils — j’abhorre les attitudes de protection, d’autorité — je ne peux pourtant me retenir de souhaiter aux écrivains qui viendront après moi de rechercher avant tout l’indépendance. Sans elle, l’écriture est peu de choses. À suivre les modes, à courir les honneurs, on s’épuise rapidement. La critique est à la fois importante et vaine. Elle peut vous soutenir, mais ne vous attendez pas à ce qu’elle le fasse. C’est un cadeau qu’on n’est pas tenu de vous offrir. Que votre orgueil soit flatté, rien de plus normal, mais ne vous attardez pas à ces vétilles. Si vous le pouvez, armez-vous contre les incompréhensions qui viendront, contre la bêtise qui n’est jamais loin. Mais surtout, jeunes gens, ne modifiez jamais la route que vous vous étiez tracée. Allez sans hâte, à votre allure. Votre opiniâtreté viendra à bout de tout. N’allez pas essayer de satisfaire des girouettes agitées par la mode, la sottise ou l’intérêt.

Voilà ce que je voulais ajouter aux livres que j’ai écrits. Peut-être aurais-je dû laisser mes pauvres histoires se défendre toutes seules. Je suis un bavard intarissable. Je n’ai même pas honte de ce verbiage. Je suis de plus en plus persuadé que toute écriture est impudique.