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L’Ukraine coule en flammes au milieu de la veulerie générale des ruminants qui attendent leur tour d’être avalés, pendant que je glisse dans ma tour d’ivoire, en m’adonnant au sublime et décadent plaisir de côtoyer une pensée qui a le privilège de jouir du délai de la gratuité.

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Même dans le paysage littéraire québécois, fertile en esprits originaux, il est rare de voir apparaître une oeuvre aussi forte que L’autre modernité [1] de Simon Nadeau, essai incandescent et visionnaire qui propose une revalorisation de l’histoire littéraire de son pays [2] tout en offrant une solution aux dilemmes qu’apportent d’un côté un passé renié et, de l’autre, une modernité excessivement unificatrice.

La thèse de l’auteur est qu’au lieu de chercher à accomplir une mission sociale en mettant son talent au service de la communauté nationale, l’écrivain du pays de Québec [3] devrait cheminer seul à la recherche d’une souveraineté personnelle, autrement plus précieuse que l’indépendance nationale dont la génération des baby-boomers avait fait son fétiche. Autrement dit, la construction intellectuelle proposée par Nadeau, en privilégiant l’individu qui se cherche et se crée dans la solitude de son atelier d’écriture, déprécie par le fait même le grégarisme et l’engagement qui caractériseraient les partisans de la Révolution tranquille — lesquels, au sortir de l’ère de la foi religieuse, auraient remplacé cette dernière par la foi en un Québec libre, ce qui revient, pour l’essayiste, à changer tout simplement d’eschatologie sans vraiment quitter l’aspiration vers un au-delà paradisiaque.

À travers une réflexion brillante qui porte tant sur les oeuvres des auteurs canadiens-français un peu oubliés (Jean-Charles Harvey, Paul Toupin, Pierre de Grandpré, François Hertel…) ou réinterprétés (Ringuet, Hector de Saint-Denys Garneau…) que sur celles des grands acteurs de la culture mondiale (Goethe, Nietzsche, Rousseau, Hesse…), Nadeau présente sa vision d’une « autre modernité » qui dépasse la dichotomie classique entre tradition et modernité, dichotomie qui s’exprimerait, en sol québécois, par le repli sur soi, d’une part, et par la volonté de se fondre dans une universalité factice, d’autre part. Il préconise donc une troisième voie en proposant à son écrivain idéal, qu’il appelle l’« arpenteur de l’autre modernité », de « façonner à sa manière son propre “territoire imaginaire de la culture”, […] concept mis de l’avant en 1979 par les philosophes Michel Morin et Claude Bertrand dans leur livre Le territoire imaginaire de la culture [4] » (232).

Est-ce à cause du choix des auteurs canadiens-français auxquels il se réfère ? Toujours est-il que la thèse de Nadeau est à la fois anhistorique et « souchiste ». Afin de désigner les auteurs de son pays qui lui servent de balises pour présenter l’idée principale de l’essai, il se sert, comme de raison, du terme d’usage, c’est-à-dire « canadiens-français ». Or, de temps en temps, d’ailleurs conformément à son argument, il les oppose aux « Québécois » de la génération qui a fait la Révolution tranquille, ceux dont il fustige l’esprit grégaire et le culte de la souveraineté politique, les partisans de la « Grande Liquidation tranquille » (98) du patrimoine intellectuel de la société canadienne-française, réalisée au nom du « Grand Rattrapage historique » (98) [5]. Les « Canadiens-français » ainsi (implicitement) définis seraient donc tant les ancêtres des « Québécois » d’aujourd’hui qu’un modèle à suivre pour les futurs « modernes-archaïques » (170), des intellectuels (dont l’exemple est ici le Jean-Jacques des Rêveries du promeneur solitaire [6]) appelés à créer un réseau de « monastère[s] fantôme[s] disséminés dans les interstices du monde marchand et technologique » (171).

L’idéalisme de l’essayiste lui épargnera sans doute le reproche de restreindre le groupe de « Canadiens-français », dont il fait une catégorie transtemporelle d’esprits individualistes et libres, aux seuls « Québéciens-d’origine-canadienne-française » — comme Monique LaRue désigne, dans son dernier roman [7], les Québécois de souche —, vivant, eux, aux côtés des autres citoyens québécois d’origine non canadienne-française. J’espère qu’aucun nouveau « mésinterprète » et piètre lecteur ne déclenchera, à grand fracas, une « affaire Nadeau » pareille à celle d’il y a dix-sept ans [8]. Ses « arpenteurs d’espaces imaginaires », agriculteurs des « ferme[s] intérieure[s] » (95), vadrouillent à mon avis sur des pâturages trop éthérés et trop idéels, qui semblent exister dans une tout autre dimension que celle des champs de mines idéologiques.

Une autre remarque qui ne se veut nullement malicieuse : en prônant l’individualisme de ces moines intellectuels vivant dans un entourage indéfini qui paraît leur assurer tout naturellement la sécurité linguistique, Nadeau me fait penser à Rousseau, qui imaginait son homme primitif comme un solitaire pensif et mélancolique, taillé à l’image de son créateur péripatéticien, vivant sans se préoccuper ni de semer ni de moissonner, comme ces oiseaux du ciel de la parabole de saint Matthieu (Mt, 6, 26). Je me demande toutefois si, sans ces « Québécois » de la « Grande Rupture » qui ont réussi, sinon l’indépendance, du moins (et ce n’est pas rien !) à promulguer une loi 101, il aurait été aussi facile qu’aujourd’hui, au Québec, d’apprendre et de manier le français de la manière proprement mozartienne qui est celle de Nadeau. Et, pour en finir avec cette critique qui n’en est pas une, il est utile de rappeler que les pères fondateurs de la « Grande Rupture » des années 1960 soulignaient que la langue et la culture nationales ne pouvaient vraiment se développer que dans un milieu favorable ; ils pensaient évidemment à un État québécois indépendant, mais s’ils ont échoué dans leur tentative, ils ont par contre réussi à créer un pays propice à l’épanouissement de toutes les idées.

Il aurait peut-être été plus excitant de vivre, comme Jean-Charles Harvey, dans un monde où il faut lutter avec acharnement et sans grand succès immédiat pour la liberté d’expression. Or, je l’ai connu, ce monde, durant les trois premières décennies de ma vie et, même si j’avoue avoir joui, de concert avec des millions de mes concitoyens, de chaque brèche de la censure, j’ai appris, avec l’âge, à apprécier la possibilité de m’exprimer librement, bien qu’elle donne aussi l’occasion de dire (et d’entendre dire) des bêtises.

L’autre modernité est un livre fascinant que j’ai parcouru avec un réel plaisir intellectuel en y trouvant, presque à chaque page, des preuves de l’intelligence et de l’érudition de l’auteur, d’une vaste culture qui n’est pas simplement bien assimilée, mais qui sert avant tout de tremplin pour une vision du monde qui permet d’appréhender des phénomènes littéraires connus (et parfois inconnus) sous des angles inédits. Moi aussi, j’aurais aimé faire partie d’un archipel de ces mini-couvents intellectuels éparpillés à travers le monde dont parle Nadeau, celui de nouveaux thélémites se reconnaissant par la devise : « Pense ce que voudras ! »

Après Aimer, enseigner [9] d’Yvon Rivard, que j’avais recensé dans ma chronique précédente [10], l’essai de Nadeau a été publié dans la collection « Liberté grande » au Boréal, qui connaît décidément un bon départ.

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La nouvelle québécoise contemporaine (1995-2010). États des lieux d’une pratique vive [11], est un collectif publié sous la direction de René Audet et Philippe Mottet aux éditions Nota bene. L’objectif des dix-sept articles signés par une vingtaine de collaborateurs se rapproche de celui qui avait présidé à la publication des deux volumes d’À la carte [12], un collectif de recensions critiques de la production romanesque québécoise de la dernière décennie.

Le collectif dirigé par Audet et Mottet présente un éventail — non exhaustif certes, mais représentatif — de la nouvelle québécoise de la période 1995-2010. Après les tentatives de synthèse théorique et critique proposées par Gilles Pellerin ; François Gallays et Robert Vigneault ; Cristina Minelle ; Christiane Lahaie ; et Gaëtan Brulotte [13] (sans oublier le numéro qu’a consacré Littératures [14] à ce sujet), le livre a le mérite de présenter au lecteur universitaire des analyses approfondies d’un ensemble de recueils de nouvelles, analyses soutenues par différentes approches méthodologiques (aspects générique, spatial, thématique et autres). Le principe adopté permet ainsi d’obtenir des analyses de dix-sept recueils notables pour l’évolution de la nouvelle québécoise durant la période considérée.

Il aurait été impossible de rendre justice, dans le cadre du collectif en question (ni d’ailleurs dans aucun autre recueil de dimensions plus vastes), à la richesse quantitative et qualitative de la production « nouvellière » de 1995 à 2010. Y sont analysés, sous différents angles, des recueils d’Anne Legault, de Michael Delisle, de Monique Proulx, d’Aude, de Suzanne Jacob, de Christiane Frenette, de Gaëtan Brulotte, d’Ook Chung, de Sylvie Massicotte, de Michèle Péloquin, de Louis Hamelin, de Sylvain Trudel, de Robert Lalonde, de Guillaume Corbeil, de Louise Cotnoir et de Morgan Le Thiec. On pourrait évidemment relever l’absence de tel ou tel recueil [15] qu’il aurait été légitime d’envisager comme marquant, voire d’une catégorie de recueils ou d’auteurs de nouvelles : ainsi, si l’on ne tient compte que de l’origine des nouvellistes choisis, on remarque que, sauf Ook Chung, qui fait l’objet d’une étude de Catherine P. Cua, tous les auteurs abordés dans le collectif sont des Québécois de souche. Nonobstant cette remarque purement statistique, signalons que l’ouvrage constitue une revue aussi détaillée que possible des recueils soumis à l’exégèse, le choix effectué par les chercheurs étant fondé sur l’intérêt scientifique de l’objet et sur leurs propres prédilections esthétiques.

Cela dit, les directeurs du collectif ont réussi à réunir un bel ensemble d’études consacrées à des oeuvres qui ont marqué l’histoire du genre bref au cours de la période succédant à celle, de 1985 à 1995, qui est généralement tenue pour l’âge d’or de la nouvelle québécoise. Dans le cas de 1995-2010, il ne s’agit pourtant pas d’un âge d’argent annonçant un imminent âge de fer et le déclin de la nouvelle québécoise, mais plutôt d’une phase de diversification et de maturité, accompagnée d’une remise en question de l’appartenance générique des textes créés à ce moment précis de l’évolution de la pratique.

En tant que coauteur et cotraducteur d’une anthologie polonaise de la nouvelle québécoise contemporaine [16], j’ai eu le plaisir de retrouver dans La nouvelle québécoise contemporaine (1995-2010) des analyses de certains textes que j’avais essayé de comprendre mot après mot. Au total, ce collectif est non seulement une excellente introduction à un « petit genre » saisi dans son extrême contemporanéité, mais il constitue aussi une plongée fort instructive, dix-sept fois réitérée, dans l’oeuvre d’un nouvelliste québécois important.

L’introduction des directeurs du collectif propose une vue générale et synthétique de la nouvelle québécoise contemporaine, tandis que la bibliographie établie par Luc Pearson — qui contient, comme le précise son auteur, « un répertoire aussi complet que possible des travaux critiques sur la nouvelle québécoise de 1995 à la parution du présent ouvrage [17] » — constitue un outil de référence précieux pour les universitaires et les amateurs curieux d’en savoir davantage sur ce genre si fécond au Québec depuis au moins trois décennies.

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Comment trouver un dénominateur commun entre un essai se voulant subversif et un solide collectif qui dispense une suite d’analyses portant sur des recueils de nouvelles bien palpables ? C’est toujours la partie la plus difficile de l’art de la chronique, qui relève des sauts et pirouettes des artistes du Cirque du Soleil. Cette fois-ci, pour conclure sur ce qui n’appelle aucune conclusion et trouver un trait d’union entre deux ouvrages que n’unit que la coïncidence de la date de publication et mon admiration pour chacun, je dirais que l’oeuvre de synthèse qu’est L’autre modernité se construit et progresse à force d’analyses personnelles mais fort bien argumentées, tandis que La nouvelle québécoise contemporaine (1995-2010). État des lieux d’une pratique vive, malgré son caractère foncièrement analytique, présente un état de la nouvelle québécoise la plus récente dans un survol fort instructif du genre, l’introduction d’Audet et de Mottet dotant cette suite d’articles d’une vision très structurée de l’ensemble de la production nouvellière de la période de référence.

Ce que je viens de dire est la preuve que la critique, en ce pays au nom changeant, se porte bien. Lira bien qui lira les deux ouvrages, en prenant soin, au préalable, de fermer soigneusement derrière soi la porte qui donne sur le dehors où se joue dans une savane humaine un spectacle digne de National Geographic. J’ai commencé par une paraphrase du célèbre incipit d’Hubert Aquin. Je termine par celle de Paul Alexis qui, s’il vivait aujourd’hui, au lieu de proclamer la survivance du naturalisme dans un télégramme resté célèbre pour son laconisme, enverrait sans doute à Francis Fukuyama un sms disant : « Histoire pas morte. Invasion suit. »