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« [L]e narrateur-auteur-personnage omniscient, si actif dans la prose moderne, démontre que la construction du roman ne saurait faire abstraction de son constructeur [1] », affirme Wladimir Krysinski. À la différence du dialogisme présenté par Mikhaïl Bakhtine, où l’auteur s’efface derrière la parole des personnages, l’auteur-constructeur témoigne de sa forte présence, de son autorité narrative, grâce à une manipulation notable des éléments constitutifs du récit. Or, bien que Krysinski signale une tendance romanesque, cette disposition à la construction narrative n’épargne pas le genre du recueil de nouvelles. En effet, dans certains recueils contemporains, les nouvelles, formellement ou thématiquement reliées, semblent révéler la voix omniprésente d’un narrateur-auteur derrière leur conception. C’est ce qui caractérise, notamment, le recueil de nouvelles L’art de la fugue [2] de l’auteur Guillaume Corbeil, publié en 2008. Par l’intermédiaire du prologue et de l’épilogue, le narrateur homodiégétique expose sa propre histoire : il souhaite échapper au trouble qui le ronge, fuir sa vie qui représente un espace inhabitable. Pour mettre en marche ce projet, il construit des mondes énigmatiques, des fictions narratives qui formeront L’art de la fugue : « Je vais rallumer la lumière et me remettre à écrire tout plein d’histoires à dormir debout, des histoires qui n’ont absolument rien à voir avec moi, car il n’y a que là où l’on n’est pas qu’on peut espérer se trouver. Et que dans la fugue qu’on peut se sentir à la maison. » (AF, 15-16) Ces fables ne font pas l’objet de récits [3] linéaires et homogènes. Terrains de moult variations narratives, les récits proposent des intrigues morcelées, des personnages évanescents. On sent, en fait, dans chaque nouvelle, que l’histoire se plie au verbe inventif du narrateur-constructeur [4] : celui-ci transgresse l’ordonnancement classique du récit et va, à certains moments, jusqu’à remettre en question les « catégories fondamentales de notre perception du monde », soit « la temporalité (relation de succession, d’avant et d’après) et la causalité (une action est la cause d’une autre) [5] ». Nous rencontrons un spécimen exemplaire de cette transgression du récit dans « Elles détestaient Madrid ». Cette nouvelle, sur laquelle portera notre étude, malmène le récit canonique en présentant plusieurs variations de la narration monologique, de la « narration en action ». Néanmoins, nous souhaitons montrer comment l’unité diégétique de la nouvelle de Corbeil peut être rétablie grâce à la lecture, malgré les contradictions et les manques du récit. Une connivence avec le lecteur, marquée au sein même du texte par les choix du narrateur-constructeur, sous-tend différentes approches possibles du récit, ce qui fait d’« Elles détestaient Madrid » une nouvelle foncièrement polysémique. Notre étude, en proposant trois lectures distinctes de la nouvelle, veut en observer le mécanisme et mesurer l’incidence de la narration sur la structure du récit. Nous montrerons d’abord le résultat d’une première lecture qui tente de compléter les séquences narratives manquantes du récit : cette lecture affecte les logiques temporelles et causales, amenant le lecteur à douter de la cohérence et de la vraisemblance des actions. La deuxième lecture concevra le développement temporel selon un mouvement centripète : nous verrons que l’intrigue tend à se définir par un instant central qui agit et se construit comme un seul récit, à l’instar de l’instant figé dans l’expérience de la photographie. Enfin, une troisième lecture éclairera l’influence de la narration sur la direction des actions dans le récit. Nous verrons que le narrateur-constructeur d’« Elles détestaient Madrid » oriente son texte selon une logique des possibles narratifs qui lui donne un pouvoir décisif et laisse entrevoir sa quête individuelle.

Brièvement, l’histoire

« Elles détestaient Madrid » s’ouvre sur un homme blessé ; une femme l’a heurté en voiture. Étendu dans la rue, l’homme trace avec son sang le mot « fin » sur l’asphalte puis le prononce à haute voix. La musique de ce dernier mot nous ramène en arrière. Une heure avant la collision, l’homme quitte sa compagne pour aller mourir ; or, il se lance dans une quête impossible : à la pharmacie, il lui manque une ordonnance pour accéder aux médicaments, à la quincaillerie, on tente de lui vendre deux mètres de corde en trop. Malgré tout, il poursuit ses démarches, jusqu’à ce que la collision ait lieu. Alors que l’homme écrit le mot « fin » sur le sol, la femme dans la voiture trace le même mot sur son pare-brise. Encore une fois, la narration nous ramène une heure avant l’accident, mais présente une nouvelle diégèse : la conductrice cherche à mourir, angoissée à l’idée de s’être mariée quelques heures plus tôt. Elle veut se jeter en bas d’un pont, mais on lui interdit d’y marcher. Elle s’achète une voiture puis elle s’en va mourir. La collision a lieu, encore une fois ; l’histoire de l’homme et celle de la femme confluent. C’est comme « s’il n’y avait jamais eu que la collision entre elle et lui et que cette scène était devenue l’origine de toute [leur] existence. Que cet impact entre ces deux corps était le seul instant à ne jamais avoir existé » (AF, 60). Dès lors, l’homme et la femme cherchent un commencement à leur histoire.

Combler les manques

Un commencement, un milieu et une fin ; cela répond, selon Aristote [6], au critère de totalité de l’intrigue. Qu’arrive-t-il lorsque la fin s’impose dès le commencement, et que le commencement n’est envisagé qu’à partir de la fin ? Gérard Genette écrit, dans Figures III : « Étudier l’ordre temporel d’un récit, c’est confronter l’ordre de disposition des événements ou segments temporels dans le discours narratif à l’ordre de succession de ces mêmes événements ou segments temporels dans l’histoire [7]. » En ce sens, le poéticien tient compte des possibles divergences entre le récit et l’histoire, qui donnent lieu à des « oeuvres-limites », « où la référence temporelle se trouve à dessein pervertie [8] ». « Elles détestaient Madrid » propose justement une disposition temporelle problématique : non seulement les segments temporels du récit ne correspondent pas aux segments de l’histoire, mais le récit semble échouer à rendre la logique narrative de l’histoire. La construction formelle du récit par le narrateur-constructeur présente certaines lacunes. En fait, suivant le raisonnement de Genette, l’ouverture de la nouvelle sur sa fin — le protagoniste masculin trace sur l’asphalte les lettres F.I.N. avec son sang, signifiant qu’ici s’achève sa quête — n’a rien de transgressif. Ce dénouement s’organise au présent ; une « anachronie narrative [9] » permet ensuite de revenir en arrière pour retracer le parcours qui amène l’homme à signer ainsi sa fin. Toutefois, le réel dénouement — soit l’adéquation entre la fin du récit et la fin de l’histoire — qui unit, dans le texte de Corbeil, les deux diégèses indépendantes (la quête de l’homme, la quête de la femme) souligne un manque dans la structure du récit : il n’y a pas de commencement. La dernière phrase de la nouvelle témoigne de cette absence : « il dit que leur histoire, elle était déjà finie, au fond. Il ne restait plus qu’à trouver comment elle commençait » (AF, 62).

Pour amorcer la première lecture, nous convoquons Roger Odin qui, dans son ouvrage De la fiction, s’applique à retracer ce qu’il estime être les sept « phases syntagmatiques essentielles pour la production d’un récit [10] ». En appliquant cette séquence organisationnelle à la construction des actions dans « Elles détestaient Madrid », nous remarquons que la nouvelle de Corbeil n’admet pas dans sa structure les deux premières étapes considérées par Odin : « la présentation d’une situation initiale [et] l’intervention d’un événement déclencheur qui modifie la situation initiale [11] ». En fait, le lecteur qui veut retracer le parcours de l’homme de la première diégèse constate que l’histoire débute dès lors que le personnage poursuit un but : « Il avait pris la décision de mourir une heure plus tôt. » (AF, 41) Cette phrase d’amorce répond à la troisième phase présentée par Odin, laquelle concerne la détermination d’un objectif, par le protagoniste, pour répondre à un changement. Or, ce désir d’en finir avec la vie n’est pas expliqué ; le bouleversement à l’origine de la quête du suicide n’est pas évoqué. La situation initiale s’avère d’ailleurs tout aussi peu explicitée : le narrateur-constructeur fournit un minimum d’informations. Il n’expose que la situation conjugale de l’homme, en couple avec une femme qui n’aime pas l’appeler, et qui est incapable de se souvenir sous quelle lettre elle a classé son nom dans un répertoire téléphonique : « Dans les C pour Chouchou ? les O pour mon oiseau ? ou peut-être dans les H, pour mon hibou en sucre ? L’avait-elle déjà appelé comme ça ? Elle ne s’en souvenait plus. » (AF, 41) Le personnage masculin semble se trouver à une époque indéterminée, dans un hors-lieu, dépourvu d’identité — le narrateur-constructeur le désigne par « l’homme » ou par « il », ne lui allouant aucune caractéristique propre. Le caractère indéfini de la situation initiale nous permet déjà de remarquer une volonté du narrateur-constructeur de ne représenter le personnage que par sa fonction, qui est de poursuivre une quête, celle de mourir. Nous reviendrons plus loin sur ce choix du narrateur, mais retenons pour l’instant que la quête du protagoniste se met en branle sans prémices, de sorte que, si le commencement est manquant, la succession des actions suivantes respecte à tout le moins la logique des phases subséquentes d’Odin. Le personnage trouve des moyens pour mourir. Des obstacles l’empêchent d’y parvenir, notamment une collision avec la femme de la seconde diégèse. Cette collision, d’ailleurs, représente le climax du récit. Elle aboutit à un résultat (les protagonistes s’unissent malgré eux) et engendre un état final (l’homme et la femme recherchent un commencement à leur histoire). Cette lecture, simple et linéaire, révèle donc une brèche dans la logique successive des événements puisqu’il y manque les phases initiales. Cette omission affecte également le temps : le lecteur, au même titre que les personnages à la fin du récit, recherche un commencement à l’histoire, une explication à la quête qui est lancée soudainement, sans contexte ni balises temporelles. Néanmoins, l’absence des deux premières phases essentielles du récit selon l’approche d’Odin ne pose pas de problème de compréhension puisque, nous dit-il, « les phases manquantes sont rétablies par inférences [12] ». Le lecteur, en effet, est porté, devant une ellipse du discours, à combler les vides du récit par des déductions, de sorte que le texte puisse malgré tout bénéficier d’une totalité, d’un sens. D’ailleurs, les différentes phases du récit se présupposant, comme le fait remarquer Odin, elles facilitent le travail d’interprétation et d’inférence lors de la lecture. Le narrateur-constructeur, par le biais du texte, fournit des indices au lecteur pour simplifier son entreprise de déduction. Ainsi, constatant le caractère parcellaire de la structure narrative, le lecteur est appelé à compléter, ou, comme l’écrit Umberto Eco, à « actualiser le contenu [du texte] à travers une série complexe de mouvements coopératifs [13] ». Cette coopération est balisée par la narration, car « si la chaîne des interprétations est infinie […], l’univers de discours intervient pour limiter le format de l’encyclopédie [14] ». En d’autres termes, les phases initiales manquantes d’« Elles détestaient Madrid » ne sauraient être résolues par n’importe quelle hypothèse ; le texte contient un nombre limité de propositions sur lesquelles la lecture s’appuie pour retrouver l’unité du sens.

La nouvelle de Corbeil, nous l’avons mentionné, donne à lire des histoires parallèles, deux diégèses qui se rejoignent à l’étape du dénouement lorsqu’une collision réunit les personnages : « C’était comme si deux corps étaient soudainement apparus, là, sur la route, pour venir se fracasser l’un contre l’autre. » (AF, 60) Cependant, bien qu’essentiellement indépendantes, les deux trames narratives s’appellent ; l’histoire de la femme rejoint, par certaines résonances, l’histoire de l’homme. Ces résonances, dans le contexte d’une séquence narrative incomplète, deviennent de véritables indices textuels appelant l’actualisation du lecteur. Ainsi, ne disposant que de peu d’informations sur le passé de l’homme, n’ayant accès qu’à quelques détails de sa vie de couple, le lecteur s’accroche à la moindre correspondance, invoque le moindre clin d’oeil entre les deux diégèses pour compléter la structure du récit. C’est dans ce sens que pourrait être interprétée la scène des surnoms oubliés (« chouchou », « oiseau » ou « hibou en sucre »). Cette scène, en effet, se reflète dans la seconde diégèse, celle de la femme mariée qui, elle, n’éprouve aucune difficulté à surnommer son conjoint : « elle demanderait comment a été ta journée aujourd’hui mon chouchou, mon oiseau, ou alors mon hibou en sucre » (AF, 52). Opérant un rapprochement, voire plusieurs, entre les différentes diégèses de la nouvelle, le narrateur-constructeur pousse le lecteur à nouer les deux histoires en une pour combler l’absence de situation initiale et rétablir la temporalité/causalité, soit la logique d’une relation amoureuse : l’amour s’exprime par des mots doux ; le temps efface les petites attentions ; on ne se souvient plus des surnoms. Après tout, l’homme de la première diégèse et la femme de la seconde étant respectivement en couple, la collision qui les réunit à l’étape du dénouement ne pourrait-elle pas représenter leur union première, ainsi que le commencement de leur histoire commune ? Une histoire d’amour que le narrateur-constructeur d’« Elles détestaient Madrid » aurait segmentée en deux trames narratives ? Ainsi s’expliquerait que le lecteur voie en l’impact des deux personnages le commencement d’une relation amoureuse qui aboutirait à leur recherche du suicide, celle-ci étant la quête ultime des deux protagonistes dans le texte de Corbeil. De cette façon, l’ouverture de la nouvelle sur l’inscription des lettres F.I.N. aurait réellement sa place dans l’incipit, représentant — ce qu’on ne peut prétendre que rétrospectivement — le début de l’histoire (les premiers instants de leur amour, qui s’affadit ensuite).

Or, si le narrateur-constructeur cherche à faire inférer au lecteur une telle hypothèse en mettant en relation les deux diégèses dans son texte, cette lecture n’est pas pour autant cohérente. Bien qu’elle rétablisse l’ordre temporel, elle s’avère erratique en ce qu’elle détruit la logique successive des événements. En effet, si les deux diégèses concernent l’histoire d’un seul couple, comment expliquer que le duo se sépare à des moments différents ? D’un côté, la femme venant de se marier quitte son époux ; de l’autre, l’homme part en prétextant un voyage alors que sa compagne tente de faire lever un gâteau. Des indices sont bel et bien inscrits dans le texte par un narrateur-constructeur. Il s’agit de « dispositif[s] aléatoire[s], c’est-à-dire d’agencements textuels qui ne produisent certains effets qu’à la condition que la lecture effectue certaines opérations [15] ». Attentif à de tels dispositifs, le lecteur tend à rendre totale l’histoire de l’homme, mais incohérent le récit global. Incohérente, mais non infondée, cette lecture revêt un intérêt certain, non étranger à celui qui est accordé par Richard Saint-Gelais à la lecture erratique [16] : elle met en opposition la totalité — la complétude de la séquence narrative — et la cohérence. Il va sans dire que le respect de la cohérence exerce une plus grande autorité sur l’interprète, l’appelant à respecter la logique des informations fournies ; mais l’invitation à compléter les blancs, au péril de cette logique, semble révélatrice d’une volonté narrative. Les résonances entre les trames narratives, ne rétablissant pas l’unité, attestent le caractère joueur d’un narrateur-constructeur qui aime à ouvrir, vainement, les cases interprétatives. Ce narrateur se trouve au centre des systèmes de lecture que nous explorerons maintenant.

Récit de l’image

La nouvelle est structurée de façon telle que le lecteur remarque l’insistance du narrateur-constructeur sur un moment unique : la collision entre l’homme et la femme. Le narrateur introduit cet accident dès l’ouverture de la nouvelle, le décrit à nouveau au milieu du texte — où une variation narrative permet de passer de l’histoire de l’homme à celle de la femme — et y revient à la fin pour nouer les deux diégèses. Cette reprise organisée d’une même scène alloue à cet instant un caractère central. De fait, il apparaît que la mise en intrigue doit sans cesse nous ramener à cet événement significatif, comme si « la collision entre ces deux corps avait été le seul instant à ne jamais avoir existé » (AF, 48). Le narrateur-constructeur ne s’ingénie pas seulement à immortaliser le temps par la répétition, mais également par la description du moment de la collision, description qui, « parce qu’elle s’attarde sur des objets et des êtres considérés dans leur simultanéité, et qu’elle envisage les procès eux-mêmes comme des spectacles, semble suspendre le cours du temps [17] ». De fait, le narrateur de la nouvelle expose la scène de l’accident comme un moment interrompu : « une femme dans une automobile, qui semblait tomber pour toujours, et un homme suspendu dans les airs, comme si une corde le retenait là, dans les airs. L’un contre l’autre. » (AF, 48) Cette impression d’une suspension du temps présente dans le texte de Corbeil, nous la retrouvons également dans la photographie. Philippe Dubois souligne que « l’acte photographique réduit le fil du temps, […] fait de la durée qui s’écoule infiniment un simple instant arrêté [18] ». La photographie fige l’action en cours, le temps, et cette fixité de l’image livre cette dernière à de nombreux récits possibles. La parenté entre le mouvement du temps qui, dans la nouvelle, converge vers un instant central et le traitement de l’instantanéité dans la photographie ouvre la porte à une nouvelle lecture d’« Elles détestaient Madrid », appréhendée tel un récit de l’image.

Le narrateur-constructeur de la nouvelle de Corbeil parle de la collision comme d’« un vide dans lequel on s’apprête à tomber pour toujours, […] dans une chute qui durera à jamais, qui sera le seul instant de votre vie. Votre passé. Votre présent. Votre avenir » (AF, 48). Cette façon singulière de décrire le moment de l’impact comme une éternité interroge la temporalité. Elle donne à penser qu’il n’y a plus à se soucier d’un ordre de succession des actions, d’une causalité ; l’instant figé et central de la collision parle de lui-même. D’une façon semblable, la photographie supporte une image fixe qui abonde en significations : l’interprète y voit un monde qui correspond à ses connaissances et à ses compétences, se questionne au sujet de valeurs qui l’interpellent, s’éveille en émotions ou en réflexions. Néanmoins, c’est dans son caractère narratif que la photographie trouve, pour nous, tout son intérêt. En effet, l’image photographique, affirme Jan Baetens, « nous plonge, parfois très brutalement, dans un univers qui est bien celui du récit [19] ». D’une certaine manière, la capture d’un mouvement montre que s’est produit un événement ; par ailleurs, elle suggère que quelque chose a précédé l’instant représenté, y a mené, et qu’un autre événement suivra. Elle implique donc une temporalité, une causalité, bref une succession d’actions. C’est du moins ce que prétend Baetens lorsqu’il souligne que « le médium photographique a les moyens de construire un “instant décisif”, c’est-à-dire, si l’on suit la terminologie traditionnelle de l’esthétique picturale, un instant qui suggère également un avant et un après [20] ». Ainsi, l’interprète, devant l’instant décisif de la photographie, se crée non seulement un monde, mais un récit :

[D]u point de vue cognitif, l’interprète serait invité à compenser les lacunes de la narration [ou de l’image] en élaborant différentes formes d’hypothèses créatives (pronostic, diagnostic ou récognition engendrée par la situation narrative imprévue) et, du point de vue affectif, cette expérience esthétique lui permettrait de ressentir des passions [21].

Guidé par l’émotion et la cognition, l’interprète formule des hypothèses concernant les développements passés ou futurs du récit de l’image.

La capture du moment de la collision par le narrateur-constructeur dans « Elles détestaient Madrid » s’organise de la même façon, en un récit autonome. L’instant est séparé du reste, souligné pour son importance à l’aide de procédés narratifs tels que la répétition et la description. Le lecteur est ainsi amené, à l’instar de l’interprète de la photographie, à s’approprier l’instant et à construire son propre récit. Il en est de même pour certains personnages de la nouvelle. Une petite fille, éblouie par l’impact, voit ce spectacle comme le commencement de son avenir ; la mère de cette fillette, témoin elle aussi de l’accident, recrée sa propre histoire : « Cet homme, il lui rappelait le commencement de son histoire d’amour avec son mari, le jour où elle l’avait vu pour la première fois, si beau au coin d’une rue, lui qui s’approche d’elle […], eux qui rient, eux qui s’embrassent. » (AF, 49) De la même manière, c’est à partir de l’instant significatif et omniprésent de la collision que le narrateur-constructeur de la nouvelle de Corbeil est en mesure de construire un récit, en proposant — présupposant — un avant, qui tente de répondre également, dans ce cas-ci, à la nécessité d’un après. Le narrateur, nous l’avons montré, cherche à faire du moment de l’impact à la fois un commencement et une fin. Ainsi, la quête du suicide des personnages s’articule comme le postulat d’un avant : leur périple respectif à la recherche de moyens pour mourir se solde en un impact qui les ranime. Puis, leurs situations conjugales — qu’elles soient indépendantes ou qu’elles forment une relation commune — se présentent comme le postulat d’un après : elles représentent la fatalité de l’amour, l’habitude qui s’installe. D’où l’infini retour des choses, d’où la recherche du suicide : « Ils auraient leurs habitudes, leur train-train même au lit. Oui, à partir d’aujourd’hui, qu’elle [la femme] se dit, plus rien ne commencera pour moi. Il ne me reste plus qu’à attendre que tout se termine, à jamais, ou jusqu’à ce que la mort nous sépare. » (AF, 53) On remarque donc, en observant la façon dont le narrateur-constructeur structure la nouvelle, que l’intrigue s’inscrit dans une prolepse et une analepse qui cherchent à entourer le moment présent, suspendu, de la collision, à compléter le récit. Les propositions du narrateur exposent son interprétation ; il agit comme un constructeur de mondes possibles. Il emprunte la posture de l’interprète devant l’instant décisif de la photographie, attribuant à l’image un potentiel temporel et causal qui puisse lui donner du sens. Le lecteur, devant cette construction interprétative, est appelé à confronter sa propre compréhension logique des événements à celle qui est proposée par la narration : le rapport de connivence établi jusque-là entre le lecteur et le narrateur-constructeur semble céder la place à un rapport de subordination. De fait, si tout le récit se donne à l’interprétation du narrateur, il réduit en définitive les possibles lectures à une lecture unique.

On a dit, dans la première section de l’analyse, que la complétude et la cohérence sur le strict plan des actions devenaient des enjeux de la lecture. La totalité de la séquence narrative n’était atteinte qu’au prix de la cohérence du récit. La présente lecture, inspirée de l’expérience photographique, évite cet écueil : subsumant la séquence narrative dans un seul instant décisif, la totalité et la cohérence deviennent indépendantes. En fait, cette lecture rapporte toute la cohérence à l’instance interprétative qu’est le narrateur-constructeur. Alors que, dans le premier cas, la tentative de suicide des personnages menait à l’accident central de la nouvelle, posant le problème du commencement, dans le second cas, l’interprétation de la « photographie » de la collision mène le narrateur à imaginer la quête du suicide, effectuant ainsi, véritablement, cette recherche du « commencement » qu’il mentionne à la fin de la nouvelle. D’ailleurs, une telle analyse se trouve fortifiée par le motif récurrent de la photographie que l’on retrouve dans L’art de la fugue. La photographie semble génératrice de récits pour le narrateur-constructeur. Dans la nouvelle « L’Île qu’on appelait L’Île », le narrateur s’inspire littéralement d’une image pour la création de son texte : « [J]e suis tombé sur la photo d’Huberto Tiñedda. […] [J]e me suis contenté de cette photo, plutôt moche, mal cadrée et floue (pour tout dire, on y voit même l’index de son auteur dans l’un des coins) comme sujet pour cette nouvelle […]. » (AF, 64) En définitive, la nouvelle « Elles détestaient Madrid » est ici présentée comme une inférence du narrateur-constructeur. La grande participation de ce dernier nous amène maintenant à observer la mécanique du récit opérée par lui, les choix qu’il fait et qui témoignent de son pouvoir. Ce narrateur, en effet, est appelé à devenir le véritable sujet du récit. Nous en sommes déjà à esquisser les modalités de la troisième lecture.

De quête en quête

Nous avons exposé jusque-là le rôle du narrateur-constructeur dans la manipulation des inférences du lecteur ou dans la réponse qu’il fournit à l’instant décisif que représente la collision. Seulement, sa participation ne s’arrête pas là : le parcours des personnages n’échappe pas à son contrôle. Le narrateur, de fait, exerce un pouvoir décisionnel sur les deux trames narratives, sur la succession des actions du récit, en construisant son texte selon une logique des possibles narratifs [22], concept que nous empruntons à Claude Bremond. Cette détermination du destin des protagonistes souligne la présence textuelle du narrateur et, nous le verrons, met en évidence la quête de celui-ci, au profit de celle des personnages.

À première vue, les deux personnages principaux d’« Elles détestaient Madrid » poursuivent une quête commune : ils veulent mourir. Cette quête se maintient tant qu’ils tentent d’arriver à leurs fins : l’homme s’achète entre autres de la corde pour se pendre ; la femme se procure une voiture pour s’écraser au bas d’un pont. Nous pouvons déduire de ces gestes suicidaires des personnages que, si leur recherche du trépas se solde en une collision et en un espoir de renaissance qui contrecarre l’idée de la mort, leur parcours aurait pu se terminer autrement. En effet, tout au long de la « performance [23] » des protagonistes, de nombreuses alternatives se présentent ; les événements s’ouvrent à différentes suites possibles, qui auraient des impacts variés sur le destin des personnages. Par exemple, l’homme accoste la caissière de la pharmacie où il cherche un médicament pour mourir : « Elle lui demanda s’il ne voulait pas aller prendre un café, maintenant. Revenir chez elle. Puis faire l’amour. Elle laisserait tout tomber. Son travail. Son fiancé. Le voyage qu’elle avait planifié […]. Il lui dit qu’il avait pensé aller à Madrid. » (AF, 44) Par cette rencontre, le narrateur-constructeur introduit une possibilité de changement : l’éventualité d’une nouvelle relation, d’un départ, d’un mouvement, le délaissement de la quête. Le personnage se trouve donc à la croisée de différents chemins. C’est, en un sens, ce qu’entend Claude Bremond lorsqu’il explique la logique des possibles narratifs : « une fonction [dans le récit] ouvre la possibilité du processus sous forme de conduite à tenir ou d’événement à prévoir [24] ». Il ajoute :

[L]orsque la fonction qui ouvre la séquence est posée, le narrateur conserve toujours la liberté de la faire passer à l’acte ou de la maintenir à l’état de virtualité […]. Si le narrateur choisit d’actualiser cette conduite […], il conserve la liberté de laisser le processus aller jusqu’à son terme ou de l’arrêter en cours de route : la conduite peut atteindre ou manquer son but, l’événement suivre ou non son cours jusqu’au terme prévu [25].

Ainsi se manifeste, au coeur de la diégèse, le narrateur-constructeur dans la nouvelle de Corbeil : il prévoit un terme au récit et décide du résultat des actions des personnages. Or, on remarque que chaque alternative qui se présente aux protagonistes est anéantie par le narrateur ; par exemple, l’homme ne peut songer à s’enfuir avec la caissière puisqu’« elle détest[e] Madrid » (AF, 44), puis « il faut qu’[il] aille mourir » (AF, 44). Les occasions de dévier de la quête sont abolies et, paradoxalement, les actions entreprises par les personnages pour se suicider tournent court. Lorsque le personnage masculin va à la pharmacie dans le but de se gaver de médicaments, un fait banal l’empêche d’avoir accès à des pilules pour se tuer : il lui manque une ordonnance. « Il y a des lois, [dit le pharmacien]. Plus on veut de pilules, plus il faut avoir une prescription. Pour chaque pilule ajoutée, la prescription gagne en nécessité […]. Et proportionnellement au million de pilules demandées, il faudrait que cette personne soit un million malade. » (AF, 42) Tandis que l’homme ne peut s’intoxiquer avec des médicaments, la femme ne peut se jeter en bas du pont. Il est impossible de marcher jusqu’au centre du pont, disent les policiers : « Vous auriez beau habiter juste à côté du pont […] et travailler juste à côté de l’autre rive […] qu’il vous faudrait tout de même une voiture pour le traverser, le pont. C’est comme ça, désolé. » (AF, 56) Donc, visiblement, il y a des lois dans l’univers fictionnel, des lois qui réduisent — et même annulent — les possibilités narratives, et le fait que ces lois ne puissent être transgressées par les personnages montre le pouvoir du narrateur sur la succession des actions. Il est dit que l’homme et la femme veulent mourir, mais le narrateur-constructeur en a décidé autrement.

Ce contrôle des actions montre que « le narrateur qui veut ordonner la succession chronologique des événements qu’il relate, leur donner sens, n’a d’autres ressources que de les lier dans l’unité d’une conduite orientée vers une fin [26] ». C’est dans l’orientation vers une fin, justement, que la construction opérée par le narrateur prend tout son sens pour le lecteur. En effet, ce projet du narrateur-constructeur est prégnant. Ce dernier ne prend pas la peine de personnaliser ses personnages ; ceux-ci ne se caractérisent que par leur fonction de sujets de la quête. Le narrateur ne leur offre pas non plus la possibilité de dévier de leur quête. Leur chemin est tracé jusqu’à cette fin qui apparaît comme l’intention ultime du narrateur dans son projet de construction. D’ailleurs, c’est à se demander si le texte ne répondrait pas justement à cette intention du narrateur de mener le récit vers une fin, tandis que l’intention des personnages est absente ou nulle. Certes, dans leur recherche improbable de la mort, ils obéissent à une volonté visible, mais on comprend que ce n’est pas la leur. Il s’agit de celle d’un narrateur-constructeur qui manipule les pions de son récit pour lui donner la direction qu’il choisit. De cette façon, l’objet de la quête est déplacé et, considéré comme l’initiateur d’un projet, le narrateur devient personnage principal, de sorte que la quête du texte s’articulerait plutôt ainsi : comment arriver à la fin ? Et, une fois la fin « atteinte » : comment retourner au début ? Évidemment, un texte représente toujours, d’une certaine manière, la quête d’un auteur qui veut raconter une histoire, passer d’un début à une fin et offrir une cohérence globale. Par contre, dans le cas d’« Elles détestaient Madrid », la structure du récit se place réellement au service du projet. En effet, l’incipit montre déjà le but du narrateur-constructeur, c’est-à-dire atteindre la fin, car c’est cette dernière qu’il présente d’emblée, forçant son lecteur à s’y rendre pour donner un sens au récit. Par différents moyens — notamment par son emprise sur les personnages, par des analepses et des prolepses, ainsi que par des variations narratives —, le narrateur construit sa nouvelle, cherchant à expliquer cette fin — la scène de la collision — qui d’entrée de jeu se pose comme un problème, un mystère, que l’écriture permet de résoudre.

Après la fin, le commencement

Narration éclatée, structure fragmentée ; c’est ce qui, nous l’avons vu, caractérise « Elles détestaient Madrid », et pour cause : le narrateur-constructeur, motivé par un désir de fuite, s’applique à réinventer le récit. Son traitement de la temporalité et des actions rend bien compte de ses manifestations dans la construction du récit ; son pouvoir sur le texte affecte les personnages et, de ce fait, le lecteur. Ce sont les différents malaises, les différents aléas, les pistes possibles de la lecture que nous avons voulu mettre de l’avant pour explorer la structure de cette nouvelle. Que le lecteur ne puisse, dans un premier temps, compléter les séquences narratives sans mettre en péril la cohérence causale des actions témoigne de la place centrale du narrateur-constructeur dans le processus interprétatif du récit. Malgré les indices, malgré les propositions en creux de la narration, il semblerait que, hormis les lectures erratiques, aucune des inférences suggérées par le texte ne permette d’atteindre le commencement. La première lecture préfigure celle qui, dans un second temps, confie au narrateur un rôle interprétatif. De fait, reconnaître à la narration une responsabilité interprétative, selon les modalités de la lecture de la photographie, amène le lecteur à délaisser ses propres interprétations : alors que le récit d’« Elles détestaient Madrid » se donne comme construction narrative à partir d’un instant décisif supposant un avant et un après, les interprétations du narrateur annihilent celles du lecteur qui voudrait, par exemple, retrouver le commencement de l’histoire. Cette prise en charge du récit coïncide avec la troisième lecture dans laquelle le narrateur exerce une autorité sur les actions des personnages. Conçu tel le sujet du texte, le narrateur dévoile son geste créateur et ainsi soumet la lecture aux aléas d’une écriture subjective. En somme, le narrateur n’est pas simplement une voix dans « Elles détestaient Madrid » ; il tient un rôle essentiel dans la conception du récit en laissant des traces textuelles de la construction qu’il opère. Ce que Krysinski dit à propos du roman contemporain, encore une fois, on le retrouve dans le recueil de Corbeil : « la poétique du roman repose sur l’acte créateur d’un individu, concepteur de structures fonctionnelles [27] ». En effet, la structure de la nouvelle « Elles détestaient Madrid », aux yeux du lecteur, est tout à fait parlante : elle témoigne de l’expérience d’écriture d’un narrateur, d’un projet narratif qui tente de modifier la construction habituelle du récit. Il s’agit de la mise en scène d’un narrateur à la recherche du commencement, d’un narrateur qui se dirige résolument vers la fin, d’un milieu qui cherche son sens, privé des balises structurantes de l’histoire. Il est d’ailleurs écrit, dans « Elles détestaient Madrid » : « tant qu’il y aura quelqu’un pour remonter le mécanisme, il y aura toujours un commencement pour suivre la fin et le silence sera remis à plus tard » (AF, 41). Cette allusion à une musique répétitive témoigne bien de la structure du recueil dans lequel la fin d’un texte n’est que le prétexte au commencement d’un autre. Le prologue de L’art de la fugue ne manque pas de réaffirmer ce mouvement d’écriture : « Ce serait une histoire qui ne finirait jamais. La fin s’ouvrirait sur le début, et les pages ne seraient pas numérotées. Le livre aurait la forme d’un cercle, et il n’y aurait aucune couverture, si bien qu’il y aurait toujours une page à tourner après celle qu’on est en train de lire. » (AF, 13) Le narrateur poursuit un projet de création, et sans cette intention du narrateur-constructeur de donner à lire ses histoires, il n’y a pas de récit. Celui-ci découle du pouvoir du narrateur, de ses manifestations, de ses choix. L’art de la fugue de Guillaume Corbeil use de façon exemplaire de cette narration monologique, et une grande part de l’intérêt du recueil se trouve là, dans cette pratique. Ainsi se rencontrent nos objectifs initiaux : examiner un phénomène narratif moderne et mettre en saillie la richesse de l’oeuvre de Corbeil.