Corps de l’article

On aurait pu penser que, quinze ans après sa mort, l’étoile de Gaston Miron eût quelque peu pâli au firmament de la poésie québécoise. Il n’en est rien. La célébration de sa mémoire et de ses mérites ne diminue aucunement, loin de là, et un événement considérable vient confirmer l’importance du phénomène : la parution de la monumentale biographie que consacre à Miron l’excellent Pierre Nepveu. Ajoutons à cela un essai, intellectuellement stimulant, de François Hébert. Pour compléter, tout en changeant de registre, j’irai du côté de la poésie féminine, illustrée par un choix de poèmes de Claudine Bertrand.

+

L’oeuvre poétique de Gaston Miron est l’une des plus minces, matériellement parlant, de la littérature québécoise contemporaine : à peine deux cent cinquante pages, en incluant les Poèmes épars [1] réunis après sa mort. Par ailleurs, Pierre Nepveu est l’un de nos meilleurs écrivains, à la fois romancier, poète et essayiste (en particulier, critique littéraire), et ses travaux sont tous rédigés avec élégance, mais aussi sobriété. On chercherait en vain dans sa prose des traces d’inflation verbale.

Comment expliquer dès lors ce prodigieux monument de neuf cents pages [2] que l’écrivain d’aujourd’hui a dressé à la mémoire du grand poète d’hier ? Tout soupçon de bavardage, de complaisance dans l’anecdote, est à exclure d’emblée. On ne peut que se rendre à l’évidence : Pierre Nepveu a pris la mesure d’une poésie tout à fait exceptionnelle et de la vie à partir de laquelle cette poésie s’est élaborée, et il leur a admirablement rendu justice.

Il l’a fait avec une compétence qui s’était amplement constituée à l’occasion de travaux antérieurs. La thèse de doctorat de Pierre Nepveu, rédigée au cours des années 1970, était consacrée en grande partie à l’oeuvre de Miron [3]. Ce dernier est maintes fois cité tout au long d’un essai ultérieur des années 1980 intitulé L’écologie du réel [4]. Pierre Nepveu a aussi signé la préface des dernières éditions québécoises de L’homme rapaillé (celles de 1993, 1994, 1996 et 1998). Il a préparé, avec Marie-Andrée Beaudet, la publication plus récente des Poèmes épars [5], d’Un long chemin [6] et de L’avenir dégagé [7]. Comme professeur, il a consacré à Miron un séminaire à l’Université de Montréal de 2002 à 2009, et a organisé, en mai 2004, dans le cadre du congrès annuel de l’ACFAS (Association francophone pour le savoir), un colloque sur le Miron des Poèmes épars. Bref, Pierre Nepveu s’est depuis longtemps qualifié comme l’un des exégètes incontournables de Gaston Miron, il a fait preuve d’un attachement constant pour cet auteur même s’il ne partage pas tous ses « partis pris » politiques, et l’énorme biographie qu’il vient de publier, après plus de dix ans de recherches, porte à leur apogée les mérites déjà accumulés.

Neuf cents pages, donc, et de grand format. Le récit d’une vie, mais aussi de l’oeuvre se faisant, depuis les balbutiements jusqu’aux derniers éclats d’une inspiration toujours malaisée. Il fallait le courage intellectuel et le tact de Pierre Nepveu pour mener à bien une tâche aussi exigeante. Car il n’est pas facile de rendre compte d’une personnalité éminemment complexe dont les apparentes naïvetés, la compulsion exhibitionniste, voire le côté bouffon cachent des profondeurs de sentiment et de réflexion appelées à nourrir une poésie étonnante. Il y a un personnage Miron, qui a fasciné les intellectuels, mais aussi les gens plus ordinaires (que le poète, resté fidèle à ses origines modestes, retrouvait toujours avec bonheur). Et il y a l’auteur de vers admirables, parmi les plus beaux vers de langue française au xxe siècle, et qui font de lui l’égal des plus grands. Pierre Nepveu, sensible à tous les aspects d’une oeuvre et d’une vie si riches, nous promène avec grand talent de la naissance jusqu’à la mort, nous fait pénétrer dans le secret des amours malheureuses comme des amitiés ferventes et des travaux, des espoirs et des désillusions. Ces dernières concernent surtout un Québec qui refuse d’assumer son destin, lors de deux référendums funestes, alors que l’écriture de Miron, sans se cantonner dans la problématique de l’engagement, a essentiellement voulu conforter l’affirmation d’un être (au sens le plus vaste) lié à la libération collective.

La biographie moderne est confrontée au problème du respect de la vie privée dans nos sociétés où une transparence mal conçue, exacerbée par les moyens de communication et d’information, étend de plus en plus ses ravages. Un des mérites de Pierre Nepveu est d’avoir fourni quelques renseignements indispensables sur la vie intime du poète, si souvent marquée par le malheur, sans se complaire dans des révélations sans intérêt. L’essentiel de son effort consiste à montrer comment une existence d’homme, c’est-à-dire d’une personne éminemment sensible à sa condition d’être humain, trouve par un gigantesque travail d’écriture son expression dans des vers d’une beauté et d’une vérité sans égales [8].

+

Gaston Miron est un poète particulièrement inspiré, sans doute le plus inspiré de tous nos poètes, comme l’ont bien reconnu les Français, qui lui ont accordé une bonne place dans leurs collections et anthologies [9].

Pour analyser son oeuvre, il convient que la critique manifeste elle aussi de l’inspiration, et c’est particulièrement le cas avec François Hébert, poète lui-même mais aussi universitaire et essayiste de grand talent.

Ce qui fait l’intérêt du livre d’Hébert [10], c’est sa façon très personnelle d’aborder le poète à travers des textes souvent brefs et qu’il soumet à une minutieuse interrogation. On peut parler, à cet égard, de micro-analyses, et pourtant la démarche comporte tout aussi bien une macro-analyse puisque le poème est renvoyé à tout un intertexte que le commentateur va chercher très loin, aussi bien dans la poésie contemporaine que dans celle du passé. Loin d’être la voix d’un Québec culturellement et politiquement défavorisé, Miron apparaît comme le frère d’un François Villon ou d’un Rutebeuf, d’un André Frénaud, d’un Paul Celan, voire d’un Mallarmé ou d’un Lautréamont, ou encore de l’auteur des Psaumes attribués à David. On peut n’être pas toujours d’accord avec certains rapprochements, mais ils ont pour effet, tous ensemble, de situer Miron dans un espace de résonances neuf, qui permet d’entrer plus avant dans son oeuvre et d’apprécier sa familiarité avec les plus grandes. Car le Miron que nous révèle François Hébert transcende incontestablement son milieu et son époque.

Pourtant le commentateur, loin de pratiquer l’encensement, ne se prive pas de signaler les violences que cette poésie fait subir à la langue. François Hébert les commente avec compétence. Il souligne, à propos d’un poème, « la juxtaposition d’éléments disparates [qui rend le poème] bizarroïde, hétérogène, bigarré, chaotique avec ses solécismes, anacoluthes, parataxes, localisations douteuses, anachronismes, illogismes, énigmes, ellipses, concaténations louches, abstractions déconnectées et j’en passe » (162), pour dégager finalement les raisons secrètes et la secrète et profonde beauté de l’« imperfection ». Miron n’est certainement pas un écrivain maladroit, lui en qui ses confrères français les plus réputés ont reconnu un égal.

La grandeur de Miron tient à un mélange de réalisme et d’épopée, mais François Hébert la découvre aussi dans tout un arrière-plan religieux que recouvrirait une laïcité de surface. Ici, on peut soupçonner le commentateur de projeter sur le poète ses propres préoccupations spirituelles, surtout quand il déniche dans tel ou tel vers des traces de pensée kabbalistique. Il n’en reste pas moins que l’imaginaire québécois est imprégné de références chrétiennes ; une universitaire française, Cécile Pelosse, a d’ailleurs longuement exploré ce territoire allusif dans une thèse datée de 1974 [11].

Les analyses de François Hébert, quand elles ne dérivent pas du côté de la religion, ont souvent une dimension philosophique, métaphysique, laquelle se développe à propos du temps surtout, et parfois aussi de l’espace. C’est à partir de notations volontiers déconcertantes ou paradoxales du poète, comme : « “Il y a longtemps que je vous aime à Tréviso [sic]/ne vous ayant jamais vue/et, du seul aujourd’hui naguère, plus/ne vous reverrai” » (137) que le commentateur s’interroge sur « ce temps biscornu que deux mots continus lient, mais que le sens sépare » (153) : « aujourd’hui naguère ». C’est là que la micro-analyse déploie toutes ses ressources, notamment philosophiques, mais parfois au détriment de l’accessibilité. Qu’importe : on en ressort avec l’impression que Miron non seulement touche, émeut, ébranle, mais qu’il donne énormément à penser.

On peut signaler, chez Hébert, une tendance à privilégier les poèmes brefs de Miron et à laisser de côté — il y a l’heureuse exception de « Séquences » — les grands poèmes qui ont fait la réputation de l’auteur de L’homme rapaillé. Le neuf, le moins-connu, l’encore-à-découvrir attirent toujours de préférence l’intellectuel. Mais il y a aussi que le « grand » Miron est le chantre d’un Québec asservi, soumis aux puissances d’assimilation, et que la conscience de cette réalité déplaît de plus en plus, sans doute par suite d’un consentement de la Terre Québec à disparaître. Hébert écrit :

Il y aurait quelque profit à reconsidérer le thème de l’aliénation chez Miron […] au regard de la modernité et de ses enjeux, plutôt qu’en ramenant toujours le problème de Miron à celui d’un Québec colonisé, anglicisé, bien qu’il ne faille pas écarter complètement cet aspect du morcellement du sujet et de ses tiraillements.

107

Écarter complètement la question nationale, en effet, ce serait faire de Miron un égaré complet, lui qui trouvait son équilibre et sa force dans la référence au pays. À cet égard, François Hébert ne commente pas beaucoup le mot de son titre, « égarouillé », dans lequel il voit un néologisme créé par le poète. Or il n’en est rien. Dans les dernières pages de Menaud, maître-draveur [12], il est question du vieux patriote, « les yeux tout égarouillés [13] » et plus loin, « pâle, tout égarouillé [14] ». Miron a lu Félix-Antoine Savard, qu’il considère comme l’un des maîtres écrivains du Québec [15], et Savard a sans doute glané « égarouillé » dans le champ des parlures populaires, auxquelles Miron était initié depuis son enfance.

Les trésors d’érudition dont fait montre François Hébert, dans son analyse où se succèdent les éclairs d’intelligence, compensent certes la menue méprise sur la nature d’un québécisme dont la saveur, au demeurant, ne lui a pas échappé.

+

L’extraordinaire activité de Claudine Bertrand comme fondatrice et directrice de la revue Arcade et, plus généralement, comme animatrice culturelle dans le domaine de la poésie, tant au Québec qu’à l’étranger, a pu faire passer au second plan son oeuvre poétique, laquelle est pourtant loin d’être négligeable et s’est vu décerner, en 2001, un hommage aussi prestigieux que le prix français Tristan-Tzara. Voici qu’un choix de poèmes, Rouge assoiffée [16], rend pleinement justice à une oeuvre d’une remarquable constance (dix-sept recueils en vingt-sept ans) et qui, dès le début, a manifesté une inspiration sûre et personnelle.

Il faut d’abord s’arrêter au titre du livre, dont la couverture spectaculaire et en même temps attachante, avec son rouge lumineux, constitue le commentaire visuel, comme si le contenu verbal s’offrait d’un coup à la contemplation. Titre assez complexe. Il désigne une présence, celle de l’auteure, en lui attribuant une soif qui est celle, on le suppose, de la vie, ou de l’amour, ou du monde. Rouge semble fonctionner comme substantif, et substantif féminin, qui tient lieu du sujet (c’est-à-dire de l’auteure) et peut évoquer le sang ou le coeur qui, littéralement, l’emplit. Cette poésie est essentiellement affaire de coeur. Or, assoiffée, qui est ici l’épithète de rouge (ou son apposition ?), devrait normalement être le mot auquel ce dernier se rapporte : assoiffée de rouge — comme on dit « assoiffée de sang ». C’est dire que l’autre dont on a soif est logé à l’intérieur même de soi ; que le sang qui désire le fait à partir même du sang désiré.

« Rouge assoiffée » pourrait rappeler une figure associée à la jeune poète par son conjoint, lui aussi poète et de grand renom. Lucien Francoeur, en effet, a baptisé « la gitane » celle qu’il a célébrée dans un recueil intitulé Clo la gitane [17], et le premier recueil de Claudine Bertrand, Idole errante (27-44), paru en 1983, suggère un même motif, celui de la nomade ardente.

Dans ces conditions, on s’attendrait à une poésie passionnée, voire quelque peu frénétique. On est surpris, au contraire, dès le début de l’oeuvre, par le classicisme de l’inspiration, lié au laconisme d’un texte qui refuse tout long développement et mise sur un symbolisme qui recourt à la litote. Non, certes, que manque l’intensité du regard jeté sur le monde, mais elle s’exprime avec une sobriété et une rigueur exemplaires. Voici, par exemple, comment se perçoit l’amoureuse dans sa relation à l’homme aimé : « Désir nocturne occulté. J’étais sa gitane des rues païennes comme dans un tableau surréaliste. Je cachais la nuit contre son corps. J’étais celle qu’il retrouvait sa phrase d’amour au moment de jouir » (107). La gitane, l’animation païenne pour ne pas dire l’animalité, la fantasmagorie surréaliste sont évoquées (comme choses du passé), mais elles sont enveloppées par la nuit qui occulte, qui cache ou est cachée. La chair de la femme devient « phrase d’amour », se désincarne sous l’âpreté du désir masculin.

La gitane fait plutôt figure de victime dans les premiers recueils, elle qui a vécu « une enfance infernale » (68), confrontée à la « mort du père-coyote » (94) et à une mère qui « ne voulait pas d’elle » (30). Le propos personnel perce ici, mais tenu à distance par une formulation à la troisième personne et transformé par un travail de l’écriture. Loin de sombrer dans le lyrisme subjectif, la poète fait du malheur vécu qui déclenche l’inspiration l’occasion d’une exploration simultanée du langage et du sens. Ce n’est pas un hasard si, à côté des thèmes existentiels bien réels que toute poésie reprend et réinvente, Claudine Bertrand accueille des thèmes plus formels, ceux que sa génération a exploités sans doute, mais qui acquièrent chez elle une tonalité beaucoup plus concrète : mot, syllabe, phrase, voyelle, langue… La femme-écrivaine se dit « la prêtresse des voyelles » (64), elle se voit comme « une perpétuelle voyelle dans ce paysage sans limites à la recherche d’une beauté d’un sujet d’une vérité… » (79), elle est voyelle comme on est femme ou grâce ou amour, ou bien page à couvrir de mots ; bref elle s’identifie totalement à la vie de l’écriture et aux chances qu’a cette dernière de produire une « surexistence ». Ce miracle survient quand, par tout un effort de l’être, la grâce de l’origine, de l’enfance est retrouvée malgré la « naissance douteuse » (31). L’auteure est alors propulsée au sommet de soi : « Du haut de la pyramide, je prendrai mon envol » (31).

Je cite pour finir deux vers qui montrent bien de quelle vérité cristalline la poète est capable quand elle décrit l’essentiel, même le plus sombre : « J’ai vu le fleuve se coucher/dans les carnets de la mort » (304) — énoncé saisissant où se nouent, comme je le mentionnais plus haut, le réel, simple et vaste, et l’écriture quotidienne.

On trouvera la description précise et éclairante du périple poétique de Claudine Bertrand dans la préface de Louise Dupré (9-23), et les commentaires les plus représentatifs sur chacun des recueils dans les extraits de la réception critique (333-347).