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[I]l n’est pas de répit de moi homme du modernaire, à rebours de disparaître, dans une histoire en laisse de son retard [1].

Dans le champ de la philosophie, de G. W. F. Hegel à Karl Marx, jusqu’à Alexandre Kojève commenté par Jacques Derrida ou par Giorgio Agamben, la « fin de l’Histoire » est une figure, voire ce que l’on a traduit par « figure » et qui trouve son origine dans un certain « type » (typos) de l’épître paulinienne [2]. En ce sens, la fin de l’Histoire est une « préfiguration » de ce qui doit advenir, et dont il est possible de suivre la « trace ». Ainsi, rien d’étonnant qu’on ait cru découvrir une filiation entre théologie et historicisme, ce dernier n’étant que la forme sécularisée de la première [3]. Cette figure de la « fin de l’histoire », si l’on exclut les débats contemporains qu’elle contribue toujours à nourrir, n’a cessé de hanter une partie de la littérature québécoise. Une partie, disons une époque, malgré tout bien difficile à circonscrire tant elle —de façon approximative, les années soixante et soixante-dix — ne cesse encore aujourd’hui de nous faire signe. « Préfiguration », « hantise », ce vocabulaire fantomatique dit bien ce à quoi l’on a affaire lorsqu’il s’agit d’évoquer la fin à l’intérieur d’une littérature qui peine à se présupposer une origine. Le malaise se double aussi d’une autre intuition : celle selon laquelle il est toujours déjà trop tard, qu’il ne vaut plus la peine de naître dans quelque chose d’achevé. « Par ma race, je suis en retard. Par ma race, je suis cette course désespérée vers ce qui, partout ailleurs, a été aboli. Je suis finitude, avant même que de commencer [4] », écrit Victor-Lévy Beaulieu. Qu’est-ce qui a donc été aboli ? De quel retard s’agit-il ? De l’histoire, sans doute. À rattraper par l’écriture « désespérée » de ce « livre du Québec », mais d’une écriture précisément désespérée en ceci qu’elle se trouve empêchée par ce même retard. On reconnaît bien la suture propre à Beaulieu. Suture de l’écriture et du politique, voire de l’histoire, qui a recouvert cette oeuvre du même silence inconfortable qui règne autour de ces figures qu’elle ne cesse de brandir, et d’une façon si désespérée qu’il y a peut-être quelque chose à comprendre de ce désespoir, qui est aussi attente de l’histoire, de l’événement, du temps.

Avant d’amorcer la lecture du Livre, ou ce qui en tient lieu, je voudrais évoquer une figure préalable à l’analyse de l’historicité romanesque. Cette figure de temps qui a fait date, si je puis dire, et qui par-delà le cadre romanesque où elle s’inscrit, aura permis la cristallisation de la problématique historicité québécoise. Cette figure littérale d’une montre qui s’arrête en pleine course, livrant son détenteur à l’angoisse de l’absence d’événementialité, est celle que l’on retrouve dans la scène du château d’Echandens dans Prochain épisode [5] d’Hubert Aquin. Cette scène nous donne à lire le poids démesuré de l’histoire, de même que la léthargie d’un présent entièrement figé par sa fascination pour le passé historique [6]. C’est précisément au moment où le temps du narrateur se fait court — rappelons qu’il attend H. de Heutz pour enfin le tuer avant de retourner en vitesse à Lausanne où l’attend K à six heures trente sur la terrasse de l’hôtel d’Angleterre — que sa montre s’arrête, ce qui a pour effet immédiat d’étirer considérablement la durée de l’instant, faisant dévier le roman de sa trame diégétique pour le soumettre à l’angoisse historique d’un temps en arrêt [7]. Que se passe-t-il, dans cette scène, si ce n’est la mise en place de deux temporalités distinctes ? Une scène historique, où continue de sévir le double du narrateur, H. de Heutz, et cet éternel présent du narrateur, qui se révèle, en dernière analyse, la temporalité même de l’énonciation. Il existe donc un écart fondateur entre ce qu’on appellera par ellipse l’historicité québécoise, en manque d’événementialité, et l’Histoire proprement dite [8]. Par cet arrêt symbolique du temps — « Ma montre s’est arrêtée à 3 heures 15 [9] » —, se déploie une logique de l’instant qui refuse résolument tout moment de synthèse (représenté par les retrouvailles avec K).

Quelle est cette logique de l’instant, et par quelle équation est-il possible d’en rendre compte ? Le malaise de l’histoire, que l’on retrouve aussi bien dans le refus ducharmien des « tâches historiques [10] », dans l’espace mironnien comme « débarras de l’Histoire [11] », que dans cette course contre la montre qu’est Prochain épisode, il est sans doute possible de l’apercevoir à partir d’une autre perspective, d’une historicité qui elle aussi n’en finit plus de hanter la culture occidentale, et particulièrement la littérature québécoise, soit le messianisme. Ce dernier, en tant que « dimension rétroprojective » propre à l’histoire québécoise, en constante invention d’une origine qui lui fait défaut, se situe toujours devant, dans un au-delà de l’histoire qui ne manque jamais d’évoquer sa fin [12]. Il s’agit de poser comment la dimension messianique d’un temps en arrêt se heurte à la figure téléologique de la fin de l’Histoire dans l’imaginaire du roman québécois. Deux figures eschatologiques de l’oeuvre de Victor-Lévy Beaulieu qui conduisent la temporalité romanesque à un chaos qui frôle le désastre, voire l’habite, et fait de l’inachèvement sa loi.

Parenthèse du désenchantement et écriture du livre

Nul mieux que Victor-Lévy Beaulieu ne s’est approprié la figure de l’arrêt. En donnant à ses romans le visage d’une perpétuelle écriture/réécriture du Livre — ce « livre du Québec » que doit être La grande tribu —, celui-ci se retrouve mis entre parenthèses par les nombreux autres livres qui font du temps de l’énonciation un autre temps. Ces livres, d’un point de vue typologique, ne sont que figures du Livre, c’est-à-dire la contraction et la récapitulation messianiques d’une histoire qui arrive à sa fin, et qui annoncent, par le fait même, l’avènement d’un autre temps [13]. Ces livres annoncent sans cesse le Livre, mais l’auteur ne fait plutôt qu’en réécrire les conditions, d’un livre à l’autre, jusqu’au silence relatif des téléromans, pourtant à leur tour hantés par des éléments de La grande tribu.

Il faut donc commencer par la fin, ou plutôt par cette absence de fin, soit la figure de l’achèvement définitif qui hante l’imaginaire de Beaulieu, La grande tribu. Rappelons qu’il s’agit là du titre usuel du Livre — la capitale, variable chez l’écrivain, venant marquer l’importance symbolique d’une origine de l’histoire qui fait défaut, et que le Livre, précisément, cherche à colmater — que promet Beaulieu depuis plus de trente ans, et que le personnage-écrivain d’Abel Beauchemin porte comme une croix, jusqu’à se faire crucifier sur ses pages éparses dans Steven le hérault [14]. S’il apparaît important de se pencher sur ce livre absent, au risque de se perdre dans le reste de l’oeuvre, immense comme on sait, c’est qu’il est le lieu de la suture avec la politique par l’ambition qui le constitue. Ce Livre est décrit par Beaulieu, à la fin de Monsieur Melville, comme le « lieu de la poésie épique et lyrique, seule capable de faire apparaître l’histoire » (MM3, 214). Apparaître ? Il faut sans doute ajouter « ici » pour donner du sens à l’énoncé, ce qui suppose une définition de l’histoire comme Histoire universelle, dont nous serions toutefois exclus. Ce qui est nouveau dans cet énoncé, ce n’est pas autant l’exclusion de l’histoire (qui apparaît bien comme la hantise par excellence de l’époque littéraire qui nous intéresse), mais plutôt le statut de rédempteur attribué à la littérature et en particulier à la poésie. À cet égard, Pierre Nepveu a bien montré comment la poésie, chez Beaulieu, est d’abord l’assomption du « non-poème » de Miron comme espace du roman en tant que « conscience poétique malheureuse [15] ». L’écriture de La grande tribu nécessiterait la quête d’un langage qui lui soit propre, cette « souveraine poésie » que l’écrivain va chercher dans sa lecture de Melville. C’est d’ailleurs tout le paradoxe de l’oeuvre beaulieusienne : absence de participation active à (et de) l’Histoire par manque de représentation symbolique de l’origine (ce à quoi La grande tribu devrait remédier) et impossibilité de l’écriture du Livre, à cause de cette absence et de la dépossession — délimitée par l’espace du « non-poème » — qui en résulte. Le « Grand Oeuvre » n’en finit plus de ne pas s’écrire parce que la langue fait défaut — « ces viscères de mots que je ne sais pas toujours écrire, qui se mentent à force de trop se crier de vérités [16] ». Par la langue, entendons surtout une insuffisance du symbolique qui cède à tout moment à cette présence envahissante du trou que l’écrivain ne parvient pas à colmater, et qui coïncide étonnamment, dans la lecture de Melville, avec ce que Beaulieu appelle la « souveraine poésie ».

Dans les méandres de cette « lecture-fiction », nous pouvons suivre Abel sur les traces des voyages de Gustave Flaubert et de Melville au Moyen-Orient. En commentant leurs correspondances respectives, Abel qualifie d’abord leurs descriptions des pyramides comme « de la très belle poésie » (MM3, 150). Entre ce qualificatif et le chapitre suivant, où Abel s’apprête à lire la « souveraine poésie » du dernier Melville — ce « lyrisme triomphant soulevant les mots pour permuter non seulement l’ordre du discours mais l’organisation même du réel » (MM3, 168), c’est-à-dire de l’histoire — nous assistons au silence inusité du narrateur. Ce silence est d’autant plus troublant qu’il est investi par la parole de l’autre, par cette langue qui fait plus que jamais défaut à l’écrivain. Reste à voir ce qui occupe cette parole, et qui répond bien à cette recherche impossible de l’origine, d’ailleurs située symboliquement à Jérusalem :

Jérusalem est un charnier entouré de murs ; la première chose curieuse que nous y avons rencontrée, c’est la boucherie. Dans une sorte de place carrée, couverte de monticules d’immondices, un grand trou ; dans le trou, du sang caillé, des tripes, des merdes, des boyaux noirâtres et bruns, presque calcinés au soleil, tout à l’entour. Ça puait très fort, c’était beau comme franchise de saleté [17].

Ce qui ne saurait sans doute s’écrire, chez Beaulieu, c’est cette rencontre du présent de l’énonciation avec la beauté fangeuse du « trou » de l’origine, afin de mettre un terme à l’attente d’une historicité qui se refuse. L’oeuvre accumule donc les masques de cette faille dans la représentation, qui est aussi bien le silence de cette « souveraine poésie » que la blancheur de la baleine de Melville, cette Blanche forcée qui inaugure le cycle des « Voyageries », que la « grosse Baleine-Mère » de La grande tribu [18]. Une telle impossibilité conduit à faire de l’énonciation le lieu de ce qui fait retour, ce qui ne manque pas de retarder davantage l’avancée de l’écriture dans sa quête du Livre :

((comme si j’ignorais, comme si je voulais malgré tout ignorer que Blanche est morte, de même que mon amour d’elle — et qu’il ne me reste qu’à ré-écrire Blanche sans arrêt, non pas pour que ça demeure dans les centres désormais sans feu de mon être mais pour que s’allonge démesurément cette distance qu’il y a, qu’il y a toujours eue entre elle et moi — dans le blanc laiteux qui est toute oeuvre))

NP, 23 [19]

Malgré les indications d’une oeuvre qui semble « progresser » dans La saga des Beauchemin, le résultat d’une telle « distance » entre le sujet de l’énonciation et le désir du Livre, c’est une écriture qui avance par le milieu, littéralement du fond du « ventre femelle ». Cette avancée se fait au moyen de ces parenthèses multiples qui ne cessent de proliférer : « Il faudrait vraiment que le livre s’écrive d’une traite et qu’il n’y ait pas de repos avant la fin. Alors on atteindrait un autre état, enfin non linéaire, qui ferait éclater la phrase et l’ouvrirait comme un ventre femelle, de quoi féconder le livre ou ce qui serait devenu le livre, c’est-à-dire cette prodigieuse énergie intemporelle [20]. »

À cet égard, le texte le plus intéressant quant à cette logique d’un temps an-historique, littéralement « sorti de ses gonds », reste certainement N’évoque plus que le désenchantement de ta ténèbre, mon si pauvre Abel. Véritable livre-parenthèse, ce dernier interrompt le cycle des « Voyageries » afin de s’interroger sur le geste de l’écriture d’un Livre sans fin. Ce Livre n’est ici jamais nommé, puisqu’il s’agit avant toute chose de passer par Monsieur Melville afin de déterminer la forme à donner à l’objet du désir de l’oeuvre, le Livre à écrire prenant tour à tour la figure de Blanche et de la « baleine blanche » poursuivie par le capitaine Achab dans sa lecture de Moby Dick, et qui finit toujours par se confondre avec les méandres de l’origine. N’évoque plus que le désenchantement de ta ténèbre, mon si pauvre Abel s’écrit dans un présent absolu, puisqu’il s’agit d’écrire en retrait du Grand Oeuvre, et de faire coïncider la recherche de l’origine avec la forme qu’elle doit prendre afin de réembrayer une historicité qui fait défaut. Précisément, ne peut-on pas voir dans cette façon d’occuper l’instant une autre historicité qui éviterait de la percevoir sur le mode de l’exclusion ? Qu’est-ce que le gonflement infini d’une oeuvre que l’on n’achève jamais, si ce n’est de faire de l’énonciation et du temps qu’il suppose le modèle d’une histoire qui n’aurait pas tant à se constituer en vue d’une fin, qu’à effectuer une constante contraction entre un avenir sans cesse compromis et une origine à réinventer dans ce temps de l’écriture ? C’est ce que suggère le rêve d’Abel, que celui-ci se remémore au moment de sa rencontre avec Robert Bourassa, c’est-à-dire lorsque le lieu du politique semble irrémédiablement compromis :

Une grande femme vêtue d’une longue robe blanche transparente qui se tient immobile, de la fumée lui sortant des yeux. Elle a un turban sur la tête et un épais maquillage. Je ne sais pas pourquoi ses oreilles sont si roses, à me faire mal aux yeux. Alors je les baisse et il y a ce livre dans mes mains. Grand format, relié plein cuir avec toutes sortes d’hiéroglyphes — ourobouros celte dans le féroce mordement de sa queue. Parsemé de petites pierres très précieuses. Le livre s’ouvre, un grand trou dans lequel je vois de misérables poupées de plastique, des capsules de Seven-Up, des bouts d’anchets séchés et moi-même au milieu de tout ça, tenant le livre et étant au milieu du trou pour le creuser.

je souligne

NP, 62-64

Voilà donc l’image du Livre : un trou en son centre qui révèle un autre livre, avec le sujet qui se démultiplie au rythme des mises en abyme qui viennent le creuser de l’intérieur. Ce que vient également révéler ce rêve, c’est qu’Abel ne saurait trouver que lui-même dans l’immense faille de l’origine, et que la suspension du Livre n’a d’équivalent que la suspension de sa parole, livrée à l’indétermination d’une langue qui s’avère avant tout la langue de l’autre. Puisque l’Oeuvre, dans la perspective fondatrice de Beaulieu, doit être ce « gonflement du collectif » visant à « l’enfin conjugaison de nos temps présents » (NP, 19), elle se voit irrémédiablement compromise par la pauvreté de « ce pays de mimes », « ce pays dont le destin serait peut-être de ne jamais arriver à son langage, se condamnant de lui-même à la répétition, à tout ce qui déjà était et qui ne pouvait que produire de l’insignifiance — ce qui ne viendrait pas au monde de l’écriture » (NP, 148). On reconnaît ici le problème de l’aliénation qui a tant préoccupé la génération d’écrivains à laquelle appartient Beaulieu. Mais ce dernier lui ajoute une prolifération infinie de l’écriture qui en dépend ; saisie par l’incapacité politique de parler en son nom, celle-ci, plutôt que de se réfugier dans le silence, se perd dans un bavardage fasciné par la catégorie des « Pères », qu’elle se met à paraphraser, reproduire et déformer, piller dans l’espoir d’une aide qui surgirait dans l’espace du fantasme [21]. Si bien que la fin de ces nombreux livres-parenthèses ne peut qu’entraîner un livre de plus, éloignant d’autant l’horizon fondateur et eschatologique du Livre :

Le dernier mot n’est-il pas écrit que vous vous retrouvez comme suspendu dans l’air, en train d’attirer sur vous toutes ces phrases qui s’y promènent et qui, pareilles à des sangsues à sang chaud, se collent à votre peau et vous obligent à commencer un autre livre, et pas nécessairement celui que vous pensiez. Et ça devient finalement intenable, vous comme crucifié à la croix de votre création, vous comme mot tournant sur la broche du désir, vous comme écartelé, fractionné à l’infini par tout ce par quoi vous êtes vécu, sans distinction de réel ou d’imaginaire, tout à la fois livre et substance du livre.

NP, 84

La catégorie messianique du temps comme principe d’inachèvement se donne à lire, dans le « désenchantement » d’Abel, sous la figure d’un Messie souffrant et condamné à une rédemption toujours reportée vers la « fin de tous les temps », et dont il se verra en définitive dépouillé au profit d’un autre frère, Jos, dont la mission hallucinée quitte le langage pour s’engager dans une action d’autant plus incertaine qu’elle fraie avec la folie. Qu’il apparaisse sous le masque dérisoire du « Bonhomme Sept-Heures » au volant de son ambulance noire, comme le grand prêtre de la fin des jours, ou sous les traits d’un « Père du désert », lui-même « aîné de [s]on propre père [22] », Jos Beauchemin se présente comme l’alternative aux manquements du langage, oeuvrant à hauteur du réel par une violence qui n’est plus feinte. Avec le personnage de Jos, une autre forme de récapitulation se met en place, soit celle de la folie, qui multiplie les masques d’une fin de l’Histoire qui devient une fin du monde ; ou nouvel éon comme « temps du messie » dans lequel le peuple des « Porteurs d’Eau » jouerait enfin le rôle qui lui était destiné [23]

Figures, formes et autres masques de l’histoire

Chez Beaulieu, il suffit de s’aventurer dans une représentation quelconque de l’histoire pour que les figures de la fin prolifèrent. Si l’on veut démêler cet écheveau de figures qui s’accumulent et se contredisent, il faut faire place à une logique de l’écart. Beaulieu, à constamment reprendre ces figures, à les réécrire, les immiscer dans un autre contexte, roman après roman, a fait de la notion d’écart la loi de son oeuvre. Décalage entre l’oeuvre d’Abel, toujours à écrire, et les « préparatifs » de Jos visant à « hâter la fin [24] » ; mais aussi décalage entre un ordre temporel qui remet la notion d’histoire sur le chantier et un horizon eschatologique de l’Histoire dans lequel la « nation » aurait enfin un rôle à jouer, son rôle, « promis » depuis le dix-neuvième siècle :

Tout le monde sait que Jos se prépare dans l’ombre à jouer un grand rôle. Tout le monde sait qu’il sera un jour le grand-prêtre de la Religion nouvelle. Cela arrivera bientôt quand le Kali-yuga, cette période noire de l’humanité que nous traversons actuellement, se terminera dans la Catastrophe qui marquera la fin d’un Cycle, la fin d’un Monde mais surtout la fermeture de l’Histoire [25].

Dans les « visions » de ce « fils de Saint-Jean-de-Dieu » qu’est Satan Belhumeur, l’Histoire s’accompagne non seulement de motifs apocalyptiques, mais de tout un bric-à-brac mystico-spirituel aux horizons les plus divers, comme si tous les masques religieux — et le vide (historique) qui se cache derrière — étaient nécessaires à la représentation du paradoxe québécois ressassé par l’écrivain : celui d’avoir son origine au carrefour d’une Histoire en plein achèvement. Avant d’analyser la logique propre au Livre, et du temps de son écriture, il nous faut d’abord s’arrêter sur cette figure philosophique de la fin de l’Histoire, et sur la conception historiciste qu’elle implique, puisque l’oeuvre, paradoxalement, ne cesse de les convoquer et de les mettre en rivalité avec sa logique propre.

Puisqu’il s’agit d’évoquer la figure de la fin afin d’en délimiter la portée politique, partons à tout le moins non pas de l’origine de la figure elle-même, mais de l’une de ses occurrences les plus célèbres, d’ailleurs régulièrement reprise, contenue dans une simple note de l’Introduction à la lecture de Hegel d’Alexandre Kojève. Pour bien en saisir les enjeux, rappelons que la « fin de l’Histoire » est avant tout pour Hegel achèvement de la philosophie, c’est-à-dire la conformité de l’Homme et de la Nature en tant que « Monde ontologique », limite de tout accroissement de la « Conscience-de-soi [26] ». Ce qui est intéressant, quoique discutable, chez Kojève, c’est qu’il prend le parti de lire la Phénoménologie de l’esprit à la lettre, c’est-à-dire en tant que traduction de l’Histoire en Concept, ce qui suppose que cette Histoire soit achevée [27]. Que Beaulieu ait lu ou non Kojève [28], voire Hegel, n’a pas d’importance. En revanche, il importe de rappeler qu’il partage avec nombre de ses contemporains la conception historiciste d’une Histoire pourvue de sens et en cela susceptible d’achèvement.

Si l’hypothèse de Kojève est au fondement de l’ensemble de sa lecture, ce n’est qu’à la fin de celle-ci qu’il quitte le domaine conceptuel pour s’aventurer dans une explicitation à la fois de ce qu’il advient de l’homme au moment de la fin de l’Histoire et du moment qu’il convient de choisir pour cette fin. Si la fin désigne la cessation de l’Action proprement historique, avec ses guerres et ses révolutions, Kojève n’en distingue pas moins une « avant-garde de l’humanité » qui aurait « virtuellement atteint » la fin du processus historique et la nécessaire « extension dans l’espace » de la « puissance révolutionnaire universelle [29] ». C’est autour de ce moment de la fin, lui-même multiple, que Kojève entreprend une spéculation tout à la fois sérieuse et ironique sur ce qu’il advient de l’humain, lieu de l’erreur et de l’Histoire, lorsqu’il « cesse d’exister en tant qu’Homme et [que] l’Histoire prend fin [30] ». Dans un premier temps, Kojève ne fait d’une certaine façon qu’adapter les conséquences conceptuelles de ce que La phénoménologie de l’esprit dit du « Royaume de la liberté » du Capital comme monde du loisir. Car si l’Esprit résout (en Conscience-de-soi) le dualisme du Temps (l’homme dans l’Action) et de l’Être (Nature), l’homme, écrit Kojève, « reste en vie en tant qu’animal en accord avec la Nature ou l’Être donné [31] ». Toute la question est alors de déterminer quelle part de l’homme échappe à ce retour de l’animalité, quelle partie de son activité disparaît avec l’Action proprement historique (guerres et révolutions) et la philosophie qui était appelée à la comprendre. Kojève, pour respecter le thème marxiste du loisir, commet ce qu’il va qualifier plus tard de « contradiction » lorsqu’il écrit que « tout le reste peut se maintenir indéfiniment ; l’art, l’amour, le jeu, etc. ». Or voilà précisément ce qu’il va, dans une note ajoutée à la deuxième édition, remettre en question, prétextant que si l’homme demeure en vie « en tant qu’animal », « le reste » doit aussi redevenir purement « naturel ». L’argument décisif dans cette relecture de la fin consiste à opérer une distinction entre bonheur, lié au registre du désir (et de la négativité qui lui est consubstantielle), et contentement, lié à la sphère des besoins (naturels). C’est à partir d’une telle distinction que Kojève va entamer un véritable ballet historique, cherchant dans l’actualité ce qu’il appelle une « extension dans l’espace de la puissance révolutionnaire universelle actualisée en France par Robespierre-Napoléon [sic[32] », et voyant dans l’actualisation « sino-soviétique du bonapartisme robespierrien » les signes les plus avancés de ce contentement. L’ironie est de voir dans « l’American way of life » le genre de vie le plus propre à la période « post-historique », puisque tous les membres d’une « société sans classes » peuvent s’y procurer tout ce dont ils ont besoin, ce qui démontre, selon Kojève, que les États-Unis « ont déjà atteint le stade final du communisme marxiste [33] ». C’est pour se préserver de telles conséquences que Kojève entreprend d’établir un contre-modèle où la négativité n’est pas abolie avec l’Action, mais demeure en tant que puissance « sans emploi », comme le voulait George Bataille — une puissance de séparation. Cette séparation esthétique entre forme et contenu, qui préserverait par pure gratuité le dualisme du sujet et de la nature, Kojève en trouve le modèle dans ce qu’il appelle le snobisme japonais avec l’art du bouquet et de la cérémonie du thé [34]. Il ne s’agit pas, dans cette dernière figure, de remettre en cause l’effectivité de la fin, mais bien de protéger la puissance du désir de ses effets.

Retenons deux choses de la figure de la fin esquissée par Kojève. Premièrement, la fin est déjà présente, selon la stricte logique de la Phénoménologie de l’esprit, du moins virtuellement dans certaines régions historiquement en avance (ce qui exclut le Québec, toujours en manque de reconnaissance) [35]. Deuxièmement, on peut déceler une logique messianique à même cette figure de la fin, notamment à travers la logique de la séparation appelée à retarder l’avènement de cette fin dans ce qu’on peut désigner avec Franz Kafka un « atermoiement infini » de la « Conscience-de-soi ». Ceci nous ramène à Victor-Lévy Beaulieu, car la dimension politique de la figure du Livre se tient dans l’intrication entre promesse d’une oeuvre permettant de fonder l’histoire et imminence de la fin de cette même histoire. L’oeuvre de Beaulieu n’est pas seulement messianique par son principe d’inachèvement, elle l’est aussi parce qu’elle met aux prises deux temps qui se nouent dans la « figure du présent » de l’écriture : le temps du Livre, qui permettrait de sauver le passé déliquescent de l’histoire québécoise ; et le temps de la fin qui préside à cette vaste entreprise de totalisation que constitue l’oeuvre de Beaulieu. Contre toute hantise de la fin, l’écriture est d’abord l’expérience du temps. Non pas de l’instant, mais de tous les temps, « tout à la fois son propre passé et son propre devenir » (NP, 142), dans une historicité renouvelée qui vise à prendre le relais de la « gigantesque anecdote » ayant remplacé l’Histoire (SB, 41). Faisant fi de l’historicisme qui nourrit paradoxalement nombre de ses énoncés sur l’histoire, l’oeuvre de Beaulieu permet ainsi d’entrevoir une expérience de l’énonciation qui se projette sans cesse dans le devenir comme recherche de l’origine. Malgré la somme des énoncés tributaires de la hantise de la fin, l’écriture de Beaulieu fait montre d’une tout autre logique, inconsciente, qui permet de concevoir une historicité proprement québécoise qui échapperait aux apories de l’historicisme.

La lutte des frères : messianité et messianisme du livre

Si tu rencontres Dieu, tue-le, ce n’est pas lui.

Maxime bouddhiste

Si tu écris le Livre, détruis-le, ce n’est pas lui.

Axiome déduit de La grande tribu

De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque le messianisme ? Apparemment de plus d’une chose car ce concept, devant rendre compte de l’histoire, dispose lui-même d’une histoire plurielle, qui a joué un rôle déterminant dans l’historiographie du Québec [36]. Même si l’historicisme en est le concept sécularisé, le messianisme reste sans doute plus riche en terme de potentialité interprétative. Encore faut-il apporter quelques distinctions. De prime abord, on dira que le messianisme ne se donne pas comme une fiction de la fin, mais bien comme la relation entre une eschatologie espérée et le présent de cette évocation. Le messianisme serait donc une figure de la fin, c’est-à-dire une contraction du temps, une pliure du passé sur le futur — ou du futur sur le passé — avec le présent comme impératif d’achèvement. C’est le principe d’inachèvement temporel qui permet l’accomplissement de cet impératif d’ordre éthique. La catégorie de « temps messianique » désigne donc avant tout cette tension entre l’attente et le prolongement incessant de cette attente, même si elle repose sur une exigence d’achèvement. Gérard Bensussan écrit ainsi que « le messianique ne qualifie pas le futur tel qu’il distend la relation présent/futur, il est cette relation elle-même, c’est-à-dire une expérience du temps qui supporte ici et maintenant son interruption et même l’exige d’un présent toujours à achever [37] ». L’intérêt de reprendre la question du messianisme à propos de Beaulieu, malgré ou en raison de cet autre « messianisme canadien-français », qui disait tout autre chose, consiste à pouvoir envisager une transcendance opérant à l’intérieur de l’immanence de l’histoire. Dans la perspective de l’écrivain, le messianisme permet de considérer la fonction prédicative de La grande tribu sur le reste de l’oeuvre, constamment rappelé à son insuffisance en regard d’une histoire qui fait défaut et qui exige restauration. L’oeuvre de Beaulieu se donne à lire comme ce reste immanent qui prolifère, mais qui risque de s’interrompre dans l’accomplissement du Livre, qui est peut-être aussi le silence de la « souveraine poésie ».

Quelle différence y a-t-il entre la transcendance du Livre et celle d’une possible élection pour les temps futurs ? C’est ici que la distinction entre la vision immanente de l’écriture et de l’histoire et la détermination téléologique de cette même histoire s’impose. Si Victor-Lévy Beaulieu brandit aussi bruyamment les visions eschatologiques et délirantes de Jos Beauchemin ou Satan Belhumeur, c’est peut-être pour mieux recouvrir une autre logique qui l’habite de l’intérieur, soit un messianisme plus originaire que l’oeuvre réhabiliterait a contrario par l’exhibition dérisoire et catastrophique d’un nationalisme qui se nourrit de son échec [38]. Sous un messianisme s’en cacherait donc un autre, à l’égal de la superposition des masques de Satan Belhumeur dont la « couronne d’épines » dans les moments de martyre peine à recouvrir la barbe de rabbin qu’il a hérité de son grand-père Maguid de Mezeritch [39]. Tout comme le « Bonhomme Sept-Heures » n’est que le masque dérisoire du fondateur de la « secte des Porteurs d’Eau », authentique mouvement millénariste, de même Jos n’occupe la place de Messie que pour révéler une autre messianité, qui appartient au Livre que cherche à réaliser Abel. Cette figure du Livre témoigne d’une tout autre logique que celle du « héros créateur de mythe », ressassée par Beaulieu, et révèle une logique de l’attente toute en contradiction, comme l’illustre l’un des principes (le douzième) de Maimonide consacré au « temps du Messie » : « Il consiste à croire et à tenir pour vrai qu’il viendra et à ne pas penser qu’il tardera. Bien qu’il tarde, attendons-le [40]. » Tout le messianisme est contenu dans cet espoir que l’attente se poursuive. Ce qui importe, c’est donc d’occuper cette attente : par le temps, c’est-à-dire l’instant, dont le temps de l’écriture prend ici valeur d’exemple.

La distinction entre le messianisme juif, qui se veut avant tout une logique de l’histoire, et la messianité chrétienne, qui tient pour sa part à la figure de l’Incarné, ou du Crucifié, s’impose donc d’elle-même. S’il peut sembler superflu de la rappeler ainsi, la rivalité des frères Beauchemin appelait sans doute ces remarques qui engagent aussi toute une partie de l’histoire québécoise. Dans la logique temporelle propre au judaïsme, la place du Messie est un espace vide. Le Messie, dans l’histoire du judaïsme, apparaît autant sous les traits d’un roi fils de David que sous ceux d’un mendiant qui attend aux portes de Rome l’accomplissement du monde. Il s’agit avant tout d’une figure du temps, qui lie attente et rédemption. En ce sens, le messianisme, dans sa forme juive, témoigne avant tout d’une ouverture de la finitude, d’une inversion qui conduit l’achevé vers l’inachèvement, que cela concerne l’histoire ou l’écriture d’un livre. En concentrant le messianisme sur la figure du Christ, le christianisme a permis l’apparition d’une logique de l’exception. Même si pour saint Paul la figure du Crucifié permet avant tout de développer les conséquences temporelles de son apparition, l’intériorisation de la foi comme principe de légitimité a pu conduire aux pires dérives de l’interprétation [41]. L’insistance avec laquelle Beaulieu agite ses figures de Christ, supposées fondatrices d’une histoire qui fait défaut, démontre surtout sa difficulté à envisager l’histoire québécoise à partir d’une représentation dont le fondement symbolique soit assuré. Ce qui importe, chez Beaulieu, c’est que la figure du Messie se donne à lire dans toute son insuffisance. Le seul Messie qui vaille, dans cette oeuvre protéiforme, c’est le Livre, ou l’écriture du Livre, constamment livré à son retard.

À cette distinction somme toute banale, il faut encore en ajouter une autre, plus fondatrice quant à la notion de messianisme et qui trouve son origine dans le texte des prophètes, dont les visions sont la principale source du développement ultérieur du messianisme. Gershom G. Scholem souligne ainsi l’existence d’un courant « restaurateur », qui vise « au retour et à la résurrection d’une situation qui était révolue mais qui était toujours ressentie comme définissant l’idéal », et un courant « utopique », qui cherche « un état de choses n’ayant encore jamais existé [42] ». Il faut relever ce qu’il y a d’utopique dans ces deux conceptions à vouloir restaurer une origine perçue dans l’après coup comme idéale, n’ayant donc jamais existé comme telle, et frôlant ainsi la transgression de l’idolâtrie comme retour à l’origine. On peut également noter la conception immanente de l’utopie, en ceci qu’elle permet une prise en compte à travers l’Action pour hâter sa venue. Il existe une tension entre les deux courants, qui souvent cohabitent dans une même figure. Cette intrication des deux tendances s’avère donc décisive autant pour ces figures elles-mêmes que pour la dimension exclusivement temporelle du messianisme [43]. C’est également cette tension qui permet à certains philosophes juifs de comprendre la philosophie de l’Histoire hégélienne en des termes messianiques, ou à des Gentils (comme moi…) de recourir à ce même messianisme afin d’ouvrir la fin à d’infinis recommencements. D’ailleurs, la posture de Beaulieu est à cet égard exemplaire, lui qui me semble parvenir à réconcilier les deux tendances historiques du messianisme à l’intérieur d’une seule figure. Car si, pour le courant restaurateur, la rédemption correspond à la « restauration d’un état primitif », elle est plutôt, dans le courant utopique, « un événement grâce auquel quelque chose qui n’a pas encore existé doit se faire jour, quelque chose de totalement neuf [qui] doit infailliblement arriver [44] ». Or, La grande tribu est précisément ce Livre qui doit donner naissance à l’histoire, par l’entremise d’une restauration symbolique de l’origine. Cette origine aux noms multiples se livre avec insistance sous les traits d’une présence envahissante — et repoussante — de la mère (ou de « la grosse Baleine-Mère »). Si elle apparaît parfois comme l’objet d’amour idéalisé de Jos Beauchemin — ce qui détermine tout l’enjeu de devenir le père de son propre père — elle est le plus souvent hideuse, notamment pour Satan Belhumeur, pour qui elle est avant tout « le cancer [qui] rongeait tout cet espace par où j’étais sorti [45] ». Il est possible que le caractère messianique de l’écriture du Livre tienne en définitive à ce rapport problématique avec l’origine. Comment faire coïncider l’origine avec la fin quand elle est avant tout ce trou impossible à dire ? Comment ce manque à dire — littéralement ce trou du langage — peut-il colmater la brèche d’une Histoire qui peine à se mettre en branle ? L’écriture du Livre, chez Beaulieu, apparaît ainsi comme un retournement interminable du temps : la projection d’une origine catastrophique sur l’avenir du « pays équivoque » ; la réminiscence du mythe et de l’histoire n’ayant toujours pas débuté.

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Il faut aussi retourner au commencement, tant il est vrai, comme n’a cessé de le montrer Victor-Lévy Beaulieu, que la fin se confond avec la question de l’origine, et revenir sur la notion d’image, synonyme de figure (typos), chez Benjamin [46] : « L’image est la dialectique à l’arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est purement temporelle, la relation de l’Autrefois avec le Maintenant est dialectique : elle n’est pas de nature temporelle, mais de nature figurative (bildlich). Seules des images dialectiques sont des images authentiquement historiques, c’est-à-dire non archaïques [47]. » Ce que Benjamin appelle ici « image dialectique » est en fait la révocation de toute pensée dialectique. L’image, ou la figure, n’est pas le « re-souvenir » hégélien d’un moment de l’histoire dans sa reconstitution conceptuelle. Elle est plutôt la constellation de tensions qui immobilisent l’histoire, ce que Benjamin appelle aussi un « blocage messianique des événements ». Le temps suspendu est ce temps messianique. Et le Livre serait la figure de ce temps en arrêt. Constant rappel de l’origine qu’il s’agit de remettre toujours devant, contraction d’une expérience du temps dont la perpétuelle mise à distance crée l’espace de l’écriture, ce « temps de maintenant » messianique ouvre cet arrêt du temps à l’historicité. À l’intérieur même de ce temps suspendu, la fin peut surgir d’un instant à l’autre, puisque « chaque seconde, comme l’écrit Benjamin, [est] la porte étroite par laquelle le Messie [peut] entrer [48] ». L’écriture du Livre peut aussi s’interrompre à tout instant. Mais qu’importe son inachèvement, si dans l’intervalle il a su conduire à l’expérience de l’historicité, dont l’absence a provoqué l’origine.

Qu’est-ce qui nous fait signe, dans cette oeuvre qui semble elle aussi résolument suspendue depuis plus de vingt ans ? Quelle chance nous faut-il saisir à tout prix, au risque de la voir se perdre à jamais dans les ruines de l’histoire ? Victor-Lévy Beaulieu ne fait pas que donner à lire une oeuvre où règne l’inachèvement, et dont le principe est la promesse. Il donne aussi accès à une autre forme d’historicité, et ce à défaut d’avoir « créé du mythe » et accordé la parole au Messie qui devait enfin nous inscrire dans l’Histoire [49] : « Tout livre est une déchirure par quoi l’avenir pourrait entrer, puisque tout livre est homme, fils d’homme et père d’homme à la fois, créé et recréé et se recréant de sa création même, puisque tout livre fait naître du pays pour le rendre dans ses grosseurs, puisque tout livre n’est rien d’autre que du demain. » (NP, 60-61)