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Depuis nombre d’années, je me donne surtout pour tâche de rendre compte des ouvrages de poésie du genre « rétrospectives », lesquels rassemblent en partie ou en totalité les recueils d’un même auteur ; ou encore, des choix de poèmes, des anthologies, à l’occasion aussi des essais sur la poésie québécoise. Or, ce genre de publications se fait plus rare, depuis quelque temps [1]. La parution de recueils « singuliers » se poursuit, certes, avec entrain, et c’est bien l’essentiel. Je me tourne donc vers eux, en privilégiant les écrits de maturité. Mes deux dernières chroniques ont porté sur des ouvrages du Noroît, et j’ai eu l’idée, pour cette fois, de rendre hommage à un autre artisan important de la vitalité poétique actuelle, Les Herbes rouges, en saluant trois de ses récentes publications.

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Le titre du dernier livre de Marcel Labine, Le tombeau où nous courons [2], est inspiré d’un passage de l’Ecclésiaste cité en exergue à la section finale du recueil. Celle-ci, « Les derniers gestes d’encre », nous place devant une appréhension de la mort prochaine que le texte biblique évoque ainsi : « Faites promptement tout ce que votre main pourra faire, parce qu’il n’y aura plus ni oeuvre, ni raison, ni sagesse, ni science dans le tombeau où vous courez. » (143) En termes plus prosaïques : dépêchez-vous d’écrire car, ensuite, il n’y aura plus rien. Perspective sinistre, sans doute. Vivre, écrire, c’est courir au tombeau.

Pourtant, le pessimisme du poète est combattu, in extremis si l’on peut dire, par des expressions fugitives d’espoir. Elles ont des apparences bien modestes : « Nous savons que les conséquences sont minimes,/mais nous croyons encore à la force des brins d’herbe. » (162) Ou encore : « Nous prenons sans cesse appui sur nos deux mains et remontons. » (168)

À l’agression du monde est opposée la seule chose dont on soit sûr, la force immédiate du corps, à la fois dérisoire et loyale.

Le sentiment de « courir au tombeau » est toutefois plus constant, plus fondamental que l’espoir de triompher de la nuit. Il s’exprime de diverses façons à travers toutes les sections, depuis les « Tableaux des années oubliées » (11-25), qui ressuscitent divers mauvais souvenirs d’enfance, jusqu’aux « Derniers gestes d’encre » (141-168), précurseurs de la fin.

Le mal de vivre, dénué de romantisme mais souvent peint aux couleurs de l’horrible, va se décliner autour d’une personne grammaticale différente pour chacune des sections. La première adopte, comme sujet des énoncés, le « il » (11-26) ; la deuxième, le « tu » (27-53) ; la troisième le « vous » et un « il » non personnel en alternance (59-73) ; la quatrième, le « ils » (79-102) ; la cinquième, le « je » (107-140) et la sixième, le « nous » (145-168). Chaque section comporte aussi une formule métrique et strophique particulière (à de rares exceptions près). Le poème ne dépasse jamais une page, et il est le plus souvent composé de vers de longueur égale qui forment des blocs réguliers, divisés en quelques stophes ou non. Or il est possible, à la lecture, de ne pas prendre conscience de cette organisation tant le message reste, d’un groupe de poèmes à l’autre, sensiblement le même. C’est le « je » surtout, même quand il se déguise en « tu » ou en « il », voire quand il se pluralise, qui impose sa tonalité sémantique au lecteur. On a constamment l’impression que le moi cherche à se faire exister par l’écriture, à travers les notations de la vie physique ou quotidienne, les évocations géographiques, parfois sociales, l’infini des circonstances du présent, et cela, sans narcissisme ni lyrisme, juste pour se poser face à un monde dont le sens est la mort même. Je ne puis m’empêcher de penser au beau livre de Nancy Huston, Professeurs de désespoir [3], où sont présentés des écrivains majeurs de notre temps dans un face à face avec la nuit qui dépasse de beaucoup les lamentations égocentriques (les réticences de l’auteure, face à tant de déréliction, en un sens importent peu).

La poésie de Marcel Labine impose souvent un effet d’autobiographie par son évocation d’aspects personnels (vrais ou pas) : « Tes épaules n’en mènent pas large/voûté si tôt tu fais plus vieux/que ton âge de mauvaise peau/dérobée à la lumière du jour […]. » (38) Les choses du corps côtoient ainsi celles du tempérament : « L’oeil furieux hérité de ta mère […]/tu te livres à la haine d’être là/accroupi dans la cendre des rêves […]. » (43) Les évocations de villes, volontiers associées à une dimension théâtrale : celles de quartiers, de rues, assurent le passage entre la réalité individuelle et la vérité populaire. Certains énoncés sont d’un réalisme transparent alors que d’autres nous entraînent dans l’inconnu, pas toujours facile à déchiffrer :

Plus jamais seul,

je gratte des stigmates :

assez de perte

dans les voûtes,

assez d’eau

dans les soutes ;

lanterne au poing,

je cherche un os.

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Ce qui fait la force de la poésie de Marcel Labine, c’est ce mélange inédit de simplicité et de recherche formelle, considérable bien que discrète. Celle-ci permet d’aborder les aspects les plus sombres de l’existence en leur gardant une allure d’évidence et, tout juste, la chance d’un revirement salvateur : « Il lui faudra des livres/qui l’abriteront enfin. » (25) Oui, vraiment, les livres, l’écriture — c’est la leçon conservée du formalisme d’autrefois — sont un abri contre le monde, antichambre du tombeau.

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Jean-Pierre Guay a déjà indisposé plusieurs de ses confrères en écriture par les témoignages sans ménagements dont il farcissait son fameux Journal (dix-huit tomes en une quinzaine d’années). Voici que, à soixante-cinq ans, le diariste, qui est aussi poète, meurt en laissant derrière lui un dernier livre, pas du tout « sulfureux [4] » cette fois. L’errance amoureuse [5] tient à la fois du journal et du poème. Du poème surtout, même si la forme prose l’emporte de très loin sur l’usage du vers. Mais quelle prose ! Il y a là un rythme, un élan, un envol qui font que, à aucun moment, on ne se sent en dehors du plus authentique lyrisme.

Comme le titre l’indique, l’amour est un thème central. L’errance l’est également, allant jusqu’à se confondre avec le précédent. L’errance est le mode d’existence du poète livré à la terrible maladie qui va l’emporter, et qui cherche le réconfort dans la présence infiniment gratifiante mais toujours différée de l’autre. « Viens me chercher » (15), s’écrie trois fois coup sur coup l’être souffrant, qui reprendra cet appel tout au long du livre (17, 38, 43, 60, 62, 82, 88, 100, 110, 114, 124, 127, 148…), scandant ainsi sa solitude de mots pathétiques. D’autres énoncés sont aussi répétés : « reste doux avec moi » (39 et passim), « tu es là ton bras autour du mien qui tremble » (55 et passim), ou encore l’évocation terrifiante des « bruits lancés dans les murs » (63 et passim). Bien entendu, il n’y a pas que des énoncés qui font l’objet de répétitions, mais encore des motifs narratifs comme certains lieux qui ont marqué le poète : Anticosti, Delson. Il y a aussi et surtout des auteurs et des artistes dont les noms hantent les pages. Toutes ces références créent un paysage pour une errance jamais achevée, qui trouve sa raison d’être dans le sentiment de mourir bientôt et dans un amour à la fois total et fuyant. Cet amour s’adresse, depuis très longtemps, à un homme. Certes, des femmes ont jalonné la vie du poète, mais, au centre du paysage affectif, il y a lui et lui seul :

hier je t’ai dit au moins mille fois que je t’aimais

aujourd’hui la salive me manquait

c’est normal

bien plus qu’on pourrait l’imaginer

même dans le virtuel même dans la vie normale.

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Le discours d’une vie qui, sur le point de s’achever, privilégie la passion parce qu’elle surmonte l’errance tout en l’accomplissant est d’une beauté et d’une force remarquables. Les mots qui composent ce discours sont d’une grande limpidité. En voici quelques exemples : « le silence a la forme de la nuit dans les montagnes » (19) ; « pardonne-moi je souffre au-delà de ce que je puis être » (36) ; « donne-moi quand même ta douceur tu la perdras en me la donnant je te donnerai en retour la mienne » (55) ; « J’entends crier dans les murs/de mes propres ruines » (70) ; « La douceur d’un vent léger/sur mes pieds en sang (70) » ; « Une île plane au plafond/du ciel de mai » (71) ; « De tous les océans/arrivent les marées noires/des temps présents » (97) ; « le froid les bruits dans les murs la nuit n’a pas été facile/je t’aime comme on respire » (102) ; « aimer n’est pas courir mais/s’étreindre doucement avec des lèvres qui se taisent » (145).

Voilà une poésie qui, à l’orée de la mort, redonne à la vie sa pleine lumière signifiante.

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C’est encore nous qui rêvons [6], dit André Roy dans le titre de son dernier recueil. Le rêve, bien entendu, connote la poésie, qui est une machine à transformer l’existence, mais l’énoncé peut s’entendre d’au moins deux façons contraires. D’une part, il peut suggérer une lassitude du poète devant l’obligation d’exercer son métier — « encore nous » ! D’autre part, et c’est sans doute l’interprétation juste, le poète revendique le mérite de faire advenir le rêve — c’est nous et pas les autres ! Quoi qu’il en soit, les poèmes d’André Roy nous placent continuellement devant des propositions dont le sens est indécidable, et c’est sans doute en cela qu’ils affirment leur nature proprement poétique, en même temps que leur pouvoir de faire rêver.

Ces propositions sont hermétiques, donc, mais d’une obscurité qui doit beaucoup moins au lexique qu’à la façon de combiner les mots entre eux. Car le recours à un procédé combinatoire est fortement caractéristique du discours du poète. Un certain nombre de lexèmes, toujours les mêmes, constitue la trame de chaque texte. Le mot « nuit » revient dans tous les poèmes des pages 15 à 38 sans exception, et se retrouve dans un bon nombre de ceux qui suivent. Il est le concept majeur — je n’ose employer le mot « thème », qui suppose une forme de signification moins ludique.

Après le mot « nuit », le mot « rêve » remporte la palme, et suivent plusieurs autres tels que « ciel », « Dieu », « ange », « étoile », « peau », « blond », « amour », « sexe », « ventre », « coeur », « poème », « écrire », « corps », « désir », « péché », « mot », « temps », « horloge », « réalité », « salé », « épine », etc. Les divers vocables relèvent de quelques champs sémantiques bien définis : la religion, l’amour, la sexualité, l’écriture, le concret. Ces mots sont si souvent répétés qu’ils perdent leur capacité d’évocation, en viennent à ne plus évoquer qu’eux-mêmes. Le poète est donc bien loin de la position narcissique, où il ferait état de ses propres vérités intimes. Tout en lui se projette au-dehors, dans un espace essentiellement verbal. Espace fort beau d’ailleurs, mais froid. Un des poèmes qui échappe le plus à cette froideur est le suivant :

Quelle heure est-il quand tu deviens doux,

quand tout est follement d’or ?

Il n’est jamais trop tard pour attendre

que les autres soient minces comme nous deux,

que le ciel grossisse dans un avenir proche.

Quand dors-tu comme un bijou,

comme une étoile, comme un coeur ?

Quand ressembleras-tu à un ange ?

Ici, malgré la récurrence ludique des vocables — « ciel », « étoile », « coeur », « ange », mais on pourrait ajouter aussi : « heure », « avenir », « bijou »… —, une émotion vraie face à l’être aimé fait jaillir des éclats verbaux tels que « tout est follement d’or » et « quand dors-tu comme un bijou », inventions magnifiques.

Mais les reprises de mots donnent souvent l’impression d’un langage qui n’a d’autre but que de confirmer sa propre validité, plutôt que d’explorer une réalité qui échappe ou qui ne vaut pas qu’on s’y arrête. L’écriture, pourtant, propose une conversion du rêve en réalité :

Voici l’heure d’écrire,

de changer les rêves

en réalité qui dure.

Hasard qui peut.

Qui veut de nous ?

On a toujours voulu aimer,

devenir la chair des bons hommes,

des garçons déguisés en fantômes.

Donne-moi des mains, des bouches

pour vivre, pour la vie entière,

pour le poème intitulé « André »

(celui qui croit au texte qui ment).

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Malgré la sincère volonté d’exprimer sa « réalité », son désir d’aimer, le poète se voit ramené au rang des « fantômes », réintégré au poème intitulé « André » (celui qui dit, qui est l’auteur), au « texte qui ment ». Rien, de la vie, ne subsiste que l’écriture et que les paysages de mots qu’elle autorise. Elle permet de reconstruire l’histoire des hommes et de Dieu même, de « voir Dieu traverser le ciel à toute vitesse » (15). On s’étonne de retrouver, dans cette poésie moderne, tant de motifs religieux : « Dieu », « ange », « péché », « résurrection », « Christ », « épines », sans qu’on sache s’ils s’accompagnent ou non de dérision.

Mais c’est justement le propre de la poésie d’André Roy de nous diriger dans les espaces sans nom de la signification, pour nous inviter à explorer tout le possible.