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Aux deux extrémités de ses Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand disait s’être rencontré entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves [1] ». Combien d’écrivains canadiens-français du xixe siècle ont éprouvé une semblable impression, combien ont perdu l’assurance de ce qu’ils sont, tellement le monde qui les a vu naître et grandir paraît s’être évanoui en quelques décennies ? Eux aussi se découvrent à la croisée de ce qui a cessé d’être, de ce qui est et de ce qui sera ; eux aussi parlent et écrivent assis au fond de leur cercueil : « Nous avons presque toutes les allures d’une première moitié du siècle à la fin de la deuxième, et ce qu’il y a en nous de vivant a toutes les peines du monde à combattre ce qui y tient du fantôme ou du fossile en préparation [2]. »

Le rideau finit de tomber sur des siècles entiers. L’Ancien Régime, dont l’effondrement a déjà eu lieu partout en Europe et en Amérique, peine cependant à mourir au Canada français. Il agonise, donnant lieu à une abondance de représentations symboliques qui, une fois mises en système, forment presque autant d’univers de compensation. La lutte pour la survie politique de la nation combinée à des facteurs sociaux comme l’industrialisation, l’urbanisation et l’avènement des États démocratiques ouvrent, avec le temps, un gouffre, une altérité radicale entre le passé et le présent. Le désir de combler cette distance, par la célébration d’un passé magnifié ou l’appel à une modernisation débridée, mettra des générations d’écrivains au travail.

Mieux que n’importe quel autre genre, les Mémoires expriment cette conscience d’un siècle inquiet. La filiation entre les Mémoires de Philippe Aubert de Gaspé (1866) et les « Réminiscences et portraits » de François-Magloire Derome (1866) est évidente. En plus d’être publié la même année [3], le texte de Derome comporte une référence explicite aux Mémoires. À propos de Justin McCarthy, il écrit effectivement : « […] ce même avocat dont fait mention M. de Gaspé dans ses Mémoires [4]. » Même en tenant compte de l’identité de titre, le recours aux Réminiscences d’Arthur Buies (1892) étonnera davantage, surtout lorsque l’on sait tout ce qui oppose celui-ci aux deux premiers sur le plan idéologique. De plus, pour ajouter à l’hétérogénéité du corpus, les trois textes adoptent des formats différents : un livre (Gaspé), un article de revue (Derome) et une plaquette (Buies).

Ces auteurs se rejoignent cependant dans leur pratique mémorialiste, les trois oeuvres possédant en quelque sorte la même prémisse : l’étrangeté, et quelquefois l’injustice, d’être toujours en vie, d’agir, de penser et d’écrire, tandis que tant d’autres, des membres de leur famille, des amis, des connaissances, des maîtres à penser, ont déjà quitté ce monde, trop souvent prématurément. Écrasés par la marche du temps, les mémorialistes s’entourent des crânes des anciens et meublent le silence des morts avec leurs souvenirs.

La disparition d’un homme, d’une génération même, n’aurait en soi rien d’exceptionnel, et encore moins de dramatique, si le monde n’avait pas tant changé. Aubert de Gaspé en reste abasourdi : « Je regarde de tous côtés, j’écoute de ma bonne oreille, je lis les journaux de mes deux bons yeux ; tout me frappe d’étonnement, et je dis à part moi : “Que les temps sont changés depuis ma jeunesse !” [5] » François-Magloire Derome évoque au passage la légende du moine d’Olmutz (RP, 417), transposée plus tard en vers par Émile Nelligan, selon laquelle, après s’être endormi en forêt, le frère Alfus se réveille dans un monde totalement inconnu. Écrivant sur un temps plus rapproché, Arthur Buies constate que le sable coule à flots dans le sablier : « Mais que de choses dans ce quart de siècle ! » Science, découvertes et progrès ont balayé l’esprit ancien :

Ces temps ne sont pourtant pas bien éloignés, et, néanmoins, ils étaient si différents du temps actuel que les jeunes gens d’aujourd’hui s’y trouveraient comme dans un autre monde, tout ahuris, tout dépaysés au milieu des étudiants vieux modèle, dont nous avons été les derniers types.

RE, 34-35

L’examen de ces trois textes autobiographiques nous transporte au coeur de la conscience historique du xixe siècle québécois, où se mêlent le sentiment aigu de l’historicité, la nostalgie du passé, la peur d’un futur indéterminé et le plaisir gratuit de raconter.

Les générations perdues

Les Mémoires de Philippe Aubert de Gaspé (1786-1871) se veulent le complément des Anciens Canadiens en même temps que la réhabilitation d’un monde disparu dont le romancier demeure l’un des derniers représentants : celui de la noblesse terrienne et militaire canadienne. Nous nous attardons peu à cette oeuvre, car elle commence à recevoir l’éclairage qu’elle mérite [6]. Retenons seulement que c’est un homme déchu — il a été destitué de sa charge de shérif, en plus d’être emprisonné pour dettes, sans parler du régime seigneurial qui est aboli en 1854 — et « accoutumé à la morgue », pour reprendre l’une de ses expressions, qui termine la rédaction de ses Mémoires. Marc André Bernier et Claude La Charité, glosant les vers d’Horace placés en épigraphe du premier chapitre des Anciens Canadiens et que se serait remémorés Aubert de Gaspé sur son lit de mort [7], n’ont pas manqué de constater que les souvenirs du mémorialiste cristallisaient « non seulement la conscience douloureuse de ce temps qui fuit et dont l’écoulement infini entraîne la ruine de tous les êtres, mais encore l’esprit de toute une oeuvre marquée à la fois par le sentiment de l’irréversible et les sursauts d’une mémoire personnelle dont les souvenirs redonnent chair et fraîcheur à la vie des anciens Canadiens [8] ».

Tout au long de son récit, le vieux seigneur compte ses morts : madame William Selby (Marguerite Baby), son « amie dans des temps plus heureux », tous ses compagnons de randonnée au lac Trois-Saumons — à l’exception du docteur Painchaud — , le docteur Pierre de Sales Laterrière, onze des treize convives de feu Andrew Stuart lors d’un dîner à La Jeune-Lorette, les « joyeux chasseurs » réunis sur la batture aux Loups-Marins en 1833, son épouse Susanne Allison [9], etc. Tous trépassés !

Avocat et journaliste, protonotaire du nouveau district judiciaire dont Saint-Germain-de-Rimouski peut se « targuer » d’être le chef-lieu depuis 1857, François-Magloire Derome (1821-1880) se sentait investi d’une sorte de « magistrature des lettres [10] ». Il s’était déjà acquis une certaine notoriété d’écrivain avec des poèmes comme « Le lendemain » (1841) et le « Le voyage par eau à Rimouski » (1859). En 1866, alors qu’il est âgé de 45 ans, il publie dans Le Foyer canadien un texte qui, comme on l’a vu, s’inscrit dans le sillage des Mémoires d’Aubert de Gaspé, tout en marquant un rabaissement significatif des prétentions associées au genre. Réminiscences et portraits : voilà, en effet, tout ce que le titre promet et tout ce que le lecteur obtiendra de la part de l’écrivain-greffier de la Couronne. Si écrire des Mémoires, c’est faire de sa vie un monument, alors commettre des réminiscences, c’est au moins élever quelques croix de chemin çà et là. L’intrigue du récit, il faut le dire, est rudimentaire : un retour de voyage, la rencontre inopinée d’un vieux compagnon de collège, « inépuisable discoureur », qui se transforme pour l’occasion en guide de voyage. C’est là le prétexte qui sert à évoquer la mémoire d’une société qu’une fatalité aveugle semble avoir anéantie. Les souvenirs de l’interlocuteur de Derome se rattachent à l’élite, à la géographie et aux hivers de Kamouraska, aux débris d’un moulin, à un ermite à la vocation douteuse, à la cour de circuit, etc.

Bien qu’écrites plus d’un quart de siècle plus tard, les Réminiscences d’Arthur Buies (1840-1901) partent d’un point de départ similaire. Évidemment, vu les convictions libérales de Buies, ce n’est pas la vieille aristocratie seigneuriale ou encore les élites traditionnelles de Kamouraska qu’il regrette, mais bien une génération de libéraux radicaux que l’on désignait naguère comme la « pléiade rouge », celle-là même que s’était plu à railler Joseph-Charles Taché dans un essai polémique_ [11]. Trop jeune pour appartenir lui-même à cette constellation, Buies la voit d’abord décroître, puis disparaître complètement à l’horizon : « La génération tout entière a été moissonnée en pleine force, en pleine maturité, sans qu’aucun de ses membres [12] [n’]ait pu arriver seulement à l’automne de la vie […]. » (RE, 5) Les Réminiscences présentent ainsi une série de fragments intimes concernant Buies et sa génération, plus particulièrement ce groupe qu’il décrit comme « un faisceau d’amitiés indissolubles » (RE, 30).

Cette génération a connu son apogée de 1864 à 1869. Au dire de Buies, elle semble pourtant ne jamais avoir eu son temps à elle, gardant toujours un pied dans un passé en voie d’être révolu et un autre dans un futur encore largement incertain : « Nous avons ainsi formé le trait d’union entre une société qui s’éteignait et une société nouvelle qui s’annonçait avec des goûts, un esprit et un genre inconnus jusque-là. D’un côté nous tenions aux fusils à pierre, de l’autre nous chargions par la culasse. » (RE, 36) Écartelé entre deux mondes, Buies se sent doublement solitaire : abandonné par les anciens, battu sur le plan intellectuel, il ne se reconnaît plus dans l’atmosphère des temps nouveaux. Pire, avec l’échec du « rougisme », ce pays lui semble mort et enterré [13]. Partout où il regarde, le chroniqueur voit les signes d’un abâtardissement croissant de la culture canadienne-française. Reposant dans un si pauvre terreau et privée d’oxygène, la littérature nationale, dont on proclame pourtant la naissance de toutes parts, est condamnée à mourir dans l’oeuf. Doit-on se surprendre que les Réminiscences soient suivies d’un essai intitulé Les jeunes barbares où Buies, alors dans la cinquantaine, contemple le « spectacle de ses ruines [14] » tout en prenant un plaisir sadique à écorcher la jeune génération d’écrivains ? De toute évidence, l’auteur de La Lanterne se languit de l’indépendance d’esprit et du radicalisme de l’Institut canadien de Montréal — et peut-être même de l’audace et de la révolte qui animaient sa propre jeunesse, lui qui, sans jamais se renier, s’est passablement assagi avec les années. Son malheur, on l’aura compris, est en partie celui de son école intellectuelle marginalisée par les attaques du pouvoir clérical et le recentrage des idéologies de la fin du xixe siècle. Tels Chateaubriand [15] ou Aubert de Gaspé, plus près de nous, il est un « vaincu » de l’histoire qui cherche sa victoire dans la rétrospection.

Se souvenir pour ne pas mourir

Ce n’est pas sans scrupules que l’on entreprend des Mémoires au xixe siècle. Le genre, effectivement, n’est pas sans obstacle, le premier étant la nécessité de se mettre soi-même en scène. Aussi Aubert de Gaspé commence-t-il par s’excuser, avouant qu’il déteste toute préface, pour ensuite tenter d’attribuer une finalité louable à sa démarche. Certes, il parlera de lui, mais ce sera pour mieux parler des autres : « Que m’importe après tout la critique ; je ne puis écrire l’histoire de mes contemporains sans écrire ma propre vie liée à celle de ceux que j’ai connus depuis mon enfance. Ma propre histoire sera donc le cadre dans lequel j’entasserai mes souvenirs. » (M, 38) Derome adopte un stratagème différent : ce sera non pas lui qui se souviendra, mais son vieux camarade de collège. Ce dernier, en plus de l’accompagner dans son voyage, lui confiera ses souvenirs et son savoir à propos de la région de Kamouraska et de ses habitants les plus fameux. Grâce à ce subterfuge, Derome s’absente pour ainsi dire de ses propres mémoires, neutralisant par le fait même sa subjectivité. Pour parler des autres et de lui-même sans donner l’impression de le faire, il introduit une tierce personne. Un individu, prétendait le sociologue Maurice Halbwachs, ne peut se souvenir qu’en tant que membre d’un groupe : « Nous dirions volontiers que chaque mémoire individuelle est un point de vue sur la mémoire collective [16]. » Ce n’est jamais aussi vrai que dans « Réminiscences et portraits ». En plus d’avoir fréquenté certains des personnages dont il parle, ou encore des témoins de leur existence, le compagnon de route de Derome tire des informations d’un vieillard, mobilise le poète et la muse, interpelle l’« opinion », recherche la caution d’« autorités » et verse même au dossier quelques pièces documentaires [17]. L’auteur, lui, se contentera du second rôle ; il sera le représentant d’un public amateur d’histoires de toutes sortes. Quant à Buies, déjà rompu à l’art de la chronique, il ne cherche à déguiser ni sa personne ni son âge :

[…] je rencontre tous les jours, et de plus en plus, signe infaillible de décrépitude, des gens qui me disent à l’envi : « Comme vous rajeunissez ! Comme vous êtes alerte ! Vous avez l’air d’un jeune homme de vingt-cinq ans ! »…

Hélas ! Quand un homme rajeunit tant que ça, on n’a pas besoin de le lui dire ; il s’en aperçoit suffisamment à la nature et au nombre des exploits qu’il peut accomplir.

RE, 3

Le temps dégrade les capacités physiques, corrompt les meilleurs, gâte le génie [18], nous fait pleurer sur le sort de ceux qui se sont égarés, emporte avec lui la vie et le labeur des hommes. Dans cette perspective de dégradation ontologique, pour le croyant, la mort est délivrance. D’ailleurs, on ne plaint jamais les défunts, car Dieu rend « le calme aux malheureux » (M, 398) et libère des souffrances morales.

Restent les vivants. Car les gens ne font pas que disparaître ; ils laissent derrière eux une absence qui pèse lourdement sur ceux dont le coeur bat toujours. On ne fait pas que se désoler de leur disparition, on subit le manque que celle-ci laisse en nous. Les littéraires vont s’emparer de ce vide, de cette faille, pour parler comme l’historien François Hartog [19]. De l’absence, ils feront leur territoire et leur motif. Le passé devient ainsi l’objet d’une poétique associant mémoire et nostalgie. Non, jamais il ne reviendra le temps… constitue certainement la formule favorite de bien des littéraires canadiens-français du xixe siècle occupés à contempler la face obscure du « progrès ». Comme l’a rappelé Thierry Hentsch, la mort est une composante de tout récit, du plus simple au plus complexe, et renvoie au double désir de durer et de faire sens, propre à toutes les sociétés :

Se raconter, c’est ne pas mourir. Ce désir s’exprime dans la parole, dans l’écriture de narrateurs qui, eux, se savent mortels, et c’est même pour cela qu’ils racontent, pour nourrir la mémoire de ceux qui prendront le relais. Raconter et mourir. Mourir apaisé d’avoir vécu et transmis [20].

Parmi nos trois mémorialistes, Aubert de Gaspé est sans doute le plus transparent à cet égard. Il se rend compte à quel point « il fait bon d’avoir longtemps voyagé sur le chemin de la vie pour en conter à la génération actuelle » (M, 99). Seule la perspective de transmettre un héritage, avoue-t-il avant de briser sa plume, lui a permis de surmonter les épisodes de découragement et les infortunes qui ont accompagné la rédaction des Mémoires : « En proie à ces dégoûts, un sentiment de patriotisme me soutenait pourtant : celui de consigner des actions, des anecdotes, des scènes, que mes soixante et dix-neuf ans me mettaient en mesure de transmettre à une nouvelle génération. » (M, 497) Ce que les auteurs de l’Histoire de la littérature québécoise disaient des Anciens Canadiens, on pourrait le répéter à propos des Mémoires : l’écriture ne sert pas qu’à divertir, elle remplit également une fonction de réparation [21].

Le livre de sa vie [22]

Par-delà ce qui les sépare, Aubert de Gaspé, le compagnon de Derome et Buies ont en commun de se retrouver seuls, comme pris entre deux eaux. Ils n’ont pas encore quitté le monde, et le monde les quitte déjà :

C’était à l’aurore d’un monde encore vaguement entraperçu, où l’illusion fait un dernier effort pour ne pas devenir la réalité et où les mille images d’un passé, qui ne laissera bientôt plus aucune trace, s’agitent encore dans l’esprit des hommes et essaient de retenir dans un lit trop étroit le fleuve qui veut s’épancher dans un vaste et profond bassin.

RE, 36

J’ai, pendant cinq ans, habité cette paroisse dont nous traversons à cet instant la partie la plus agréable et peut-être la plus fertile. J’y fus heureux. C’est pourquoi j’y reviens encore comme dans un asile aimé qui m’offre des souvenirs. Mais souvent un sentiment de tristesse se mêle à la contemplation du passé le plus aimable. En me retrouvant à Kamouraska, je n’y reconnais presque plus personne.

RP, 416-417

La mort brise les familles et les amitiés les plus indéfectibles. Son absurdité, même tempérée par la perspective du paradis éternel, engendre un sentiment de perte chez les vivants transformés du coup en survivants. Parfois même, les mauvais tours du destin exacerbent ce sentiment jusqu’à la mauvaise conscience. Se représentant en train d’échapper à un ouragan, sans doute plus métaphorique que réel, et ruminant sur ses déboires personnels et la misère humaine, Aubert de Gaspé en vient à regretter d’être né. Paraphrasant la Bible, il écrit :

Périsse le jour où je suis né, et la nuit où il fut dit : un homme a été conçu ! Pourquoi ne suis-je pas mort dans le sein de ma mère ou n’ai-je pas péri en en sortant ? Pourquoi m’a-t-elle reçu sur ses genoux et allaité de ses mamelles ? Maintenant je dormirais en silence et je reposerais dans mon sommeil.

M, 483

Le guide de Derome, de son côté, s’interroge à haute voix sur cette mortalité insolite qui s’est abattue sur Kamouraska :

Il faut bien disparaître de ce monde ; c’est d’ordre éternel ; mais ce qu’il peut y avoir d’étrange, même en cela, c’est l’extinction complète, rapide, d’une société nombreuse que la mort foudroie, sans qu’il faille se l’expliquer par le très grand âge de la pluralité de ses victimes ; c’est le fait qu’on a pu leur survivre, et rester ensuite presque seul.

RP, 417

L’épée qui pend au-dessus de la tête des vivants et es grandes lois du changement qui, le réalise-t-on mieux que jamais, gouvernent toute chose ici-bas, modifient la perception du monde qu’ont les mémorialistes. Pour Derome, l’amitié devient une fenêtre ouverte sur le passé : « Il me plaît de revoir un camarade d’études, quand je le retrouve un peu ce qu’il est, quand il m’apporte simplement un souvenir de cette liaison première que le monde fait oublier trop tôt, ou que l’on oublie soi-même tellement qu’on ne se tutoie plus! » (RP, 414) Dans le récit de l’ami de collège, la nostalgie du bonheur éprouvé en ces lieux, l’étrangeté de n’y reconnaître presque personne, la simple pensée de cette génération éteinte contribuent à donner une autre densité au monde, à le rendre « pittoresque » — le terme revient d’ailleurs à plusieurs reprises dans le texte. Les histoires sont là, partout où les yeux se portent, qui attendent leur public : voyez le sommet de ce rocher, ce reste de moulin à vent, cet ancien presbytère, combien d’« épisodes » ne pourrait-on pas raconter à leur propos ? De toutes ces histoires, nous n’aurons droit cependant qu’à quelques-unes, les autres devant attendre le « moment propice ». Dire que l’on ne doit qu’à une averse torrentielle, qui contrecarre un projet d’excursion, la commémoration d’un certain nombre d’« individualités notables qui, dans nos cantons ruraux, ont laissé des traces utiles ou honorables de leur passage » (RP, 418) ! Et nul Génie ne s’élèvera des ruines, comme chez Volney, pour « révéler la sagesse des tombeaux et la science des siècles [23] ». La philosophie de l’histoire n’est pas la spécialité de la maison… Le compagnon nous prévient d’ailleurs : il ne fait pas de chronique, pas plus qu’il ne s’intéresse aux « faits burlesques ou purement anecdotiques » ; il préfère s’en tenir aux traits caractéristiques des personnes (RP, 440).

L’écho du passé éveille bonheur et tristesse chez les mémorialistes, les plongeant dans un état affectif qui leur permet de pousser plus avant leur récit : « La lumière se faisait dans mon esprit à mesure qu’il me parlait : j’étais transporté aux beaux jours de ma jeunesse ; tout passait devant mes yeux comme les ombres produites par une lanterne magique. » (M, 227) La clarté des souvenirs elle-même peut susciter une irrépressible impulsion de raconter. Aubert de Gaspé était d’ailleurs réputé avoir une mémoire exceptionnelle, alors que l’ami de voyage de Derome met sa prolixité naturelle et son imagination au service de ses capacités mémorielles [24]. Sa solitude se transmue en désir de raconter :

En songeant à tant de personnes, moissonnées sans retour, je m’en attriste parfois, sans cesser du moins de reporter sur elles ma pensée. Il me semble, à ces moments-là, me retrouver près d’elles, les entendre, me revoir dans leur société collective. Ma mémoire, fidèle en ce cas à mes sentiments, me retrace avec tant d’exactitude la vie, le caractère et les traits de mes personnages éteints, que je me crois en état de vous dire leur histoire et même de vous les peindre…

RP, 417-418

À force de les invoquer, de vouloir en recomposer l’image, les morts finissent par paraître tellement proches qu’ils semblent nous faire des signes à travers les épaisseurs troubles du passé :

Nous sommes aujourd’hui au vingt d’août de l’année 1865, et il me semble cependant avoir devant les yeux les neuf amis de mon enfance, réunis au manoir de Saint-Jean-Port-Joli, le vingt d’août de l’année 1801, à six heures du matin, pour, de là, après un ample déjeuner, se mettre en route pour le lac Trois-Saumons. Est-ce l’ombre des trépassés qui m’a visité pendant une nuit orageuse, que leurs traits, leur image m’est aussi présente aujourd’hui qu’elle l’était alors ?

M, 179

Certaines fois, l’ambition de ressusciter le passé tourne en procès du présent ou du proche passé. Le compagnon de route de Derome est agacé par les arrêts trop fréquents et le tintamarre du chemin de fer qui l’empêchent de discourir ; Buies considère qu’une actualité de plus en plus envahissante, la multiplication des journaux et l’arrivée des « reporters » ont fait perdre toute candeur au métier de journaliste ; Aubert de Gaspé, en bon conservateur, raille les technologies « modernes », comme le poêle à vapeur, condamne la pratique par les femmes de certains exercices qui, de son avis, « sont du ressort exclusif du sexe masculin », s’exaspère du manque de courtoisie de ses concitoyens et déplore la dégradation des rapports entre seigneurs et censitaires dans les derniers temps du régime seigneurial, dégradation qu’il impute d’ailleurs à ces derniers. Ici, la pensée se crispe devant l’avancée des technologies, des pratiques, des moeurs et des idées, à telle enseigne que les souvenirs ne servent plus qu’à fuir le présent par la porte de derrière. Subissant les assauts répétés du progrès, les mémorialistes remontent à une origine qui, peut-on penser, représente moins un âge réel de la société que l’inconscience et la naïveté de l’enfance et de la jeunesse :

Combien je suis heureux, lorsque je pense à l’état toujours déclinant de notre nationalité, de revenir à mes réminiscences personnelles ! Je me console de notre amoindrissement et des dédains qu’il nous faut subir en me reportant vers ma jeunesse, vers cet âge heureux où l’on ne tient compte d’aucune réalité et où l’on s’imagine posséder l’avenir, parce que l’on possède le présent dans toute sa plénitude et qu’on ne voit pas en quoi il pourrait jamais changer !

RE, 49-50

Je trouvais la vie pleine de charme pendant mon enfance, ne m’occupant ni du passé ni encore moins de l’avenir. J’étais heureux !

M, 43

Lorsque la pensée emprunte cette pente, nostalgie et ironie ne sont jamais loin : « Ah ! le bon temps que celui-là, pour la simplicité en toute chose et même l’état arriéré des communications ! » (RP, 422) s’exclame le compagnon de Derome après avoir évoqué l’époque où Kamouraska n’était rien de plus qu’un gros bourg. Buies, on le devine, ne peut pas résister à la tentation de faire de l’ironie : « Ce que c’est que le progrès ! Jadis on disait “quinze sous” ; aujourd’hui l’on dit “douze centins et demi”. Comme ça marche ! Comme ça marche ! » (RE, 4) S’indignant du mauvais traitement accordé aux gentilshommes, Aubert de Gaspé s’écrie : « Ô l’heureux temps que celui où nous vivons ! » (M, 202) À l’occasion, le rappel du passé s’accompagne même d’une prescription pour l’avenir : « Que nos bons Canadiens conservent toujours la foi vive de leurs ancêtres, source de tant de consolations dans cette vallée d’amertume ! » (M, 80)

S’il sait très bien se faire moraliste lorsqu’il le juge opportun, Buies n’entend toutefois pas se mentir à lui-même. Dans ses Réminiscences, il se contente de jouer les relativistes tout en ne se faisant pas trop d’illusions sur la portée de ses critiques :

Je ne dirai pas que c’était là le « bon temps » plutôt que tout autre ; je ne suis pas encore à l’âge où l’on commet ces amusants anachronismes ; du reste le « bon temps » est toujours celui qui se trouvait trente ans avant celui où l’on est, et le bon temps sera le nôtre pour ceux qui vivront dans trente, quarante et cinquante ans d’ici. Mais comme on est toujours mécontent de l’époque où l’on vit, comme on lui trouve tous les défauts et tous les vices, qui, évidemment, ne pouvaient exister avant elle, il est consolant de se retourner en arrière, là où l’on ne regarde plus qu’à travers ce prisme trompeur qui s’appelle l’histoire.

RE, 23-24

Dans la même veine, comme s’il voulait compenser les pensées morbides qui s’accumulent à la fin des Mémoires, Aubert de Gaspé se fait rassurant. Car si le temps prend, il donne aussi :

En effet, pourquoi ces nuages sombres attristent-ils mon âme ? Les enfants de la génération future passeront bien vite, et une nouvelle surgira. Les hommes sont comme les vagues de l’océan, comme les feuilles innombrables des bosquets de mon domaine ; les tempêtes des vents d’automne dépouillent mes bocages, mais d’autres feuilles aussi vertes couronnent leurs sommets. Pourquoi m’attrister ?

M, 332

En faisant de leur vie un « livre » et en consignant dans les pages de celui-ci leur conception des temps passé et présent, les mémorialistes trompent la solitude dans laquelle le destin les a laissés et inscrivent leur propre finitude dans la durée longue de l’Histoire. « On n’est jamais seul, rappelle Buies, quand on pense et qu’on se souvient [25]. »

Confectionner des masques mortuaires

Les trois textes étudiés intègrent en outre des anecdotes, des actions, des contes et des légendes jugés dignes de passer à la postérité, une galerie de portraits. Si la majorité des personnages évoqués appartiennent aux réseaux social et intellectuel des auteurs, on sent percer chez ces derniers la volonté d’édifier le lecteur, à tout le moins de le convaincre de la valeur de leurs relations — et par là de l’importance historique de leurs Mémoires.

Que faut-il, par exemple, pour se hisser au panthéon de l’élite de Kamouraska et de ses environs ? Des qualités personnelles et morales — celui-ci est vertueux et cordial, celui-là est probe —, de l’initiative individuelle — « il se forma presque de lui-même et devint, à proprement parler, le fils de ses oeuvres » (RP, 430) —, une forme de reconnaissance publique — « Bien des contemporains de ce prêtre estimable lui survivent encore : aucun d’eux n’oubliera jamais ni ce qu’il fut ni ce qu’il a fait ; on le sait d’ailleurs, et l’histoire en dit quelque chose » (RP, 435) —, ou encore des liens filiaux — « On sait qu’il était le frère de [s]ir Étienne-Pasc[h]al Taché, à la mémoire duquel on parle en ce moment de consacrer un buste. » (RP, 431) Emportés, la plupart dans la fleur de l’âge, par la mort, ces personnages valent cependant mieux que l’oubli qui les menace, et Derome les fait pudiquement ressurgir, à distance de lui-même, dans l’oeil de son ancien condisciple.

Aubert de Gaspé valorise des qualités similaires. Il nous parle du self-made man sir Étienne Taché, de l’esprit précoce de Louis Plamondon, de l’éloquence naturelle du jeune McCarthy, du « coeur excellent » du mal aimé gouverneur Craig, etc. À cela, il faut encore ajouter certaines qualités militaires (stratégie, bravoure) et féminines (pureté, vertu). Buies aussi distribue les éloges : « Ovide Perrault, qui a été jusqu’à son dernier soupir le plus aimable, le plus généreux compagnon et l’un des plus fins causeurs que j’aie connus de ma vie. » (RE, 28) Et les sarcasmes : « Letendre est depuis de longues années protonotaire à Rimouski et il a conservé toute son intelligence, en dépit de ses fonctions. » (RE, 29)

On remarque une constante : les morts ont mérité que l’on se souvienne d’eux, qu’on rende hommage à leurs vertus. Chacun a gagné sa place dans l’Histoire : « Son nom se prononce encore parmi ceux de ses contemporains qui lui ont survécu. Pourquoi l’oubli serait-il le partage d’un compatriote de cette valeur ?  » (RP, 430) Plusieurs fois, les auteurs se sentent obligés de contourner le caractère a priori insignifiant de leurs sujets : « Ces réminiscences et d’autres encore, seraient peut-être à vos yeux autant de puérilités, si elles n’empruntaient quelque valeur à des circonstances d’une autre nature. » (RP, 424) Ces « circonstances » ne sont autres que le mérite et la grandeur des êtres illustres. Et ceux-là ne sont pas toujours ceux que l’on croirait :

Ceux qui ont connu le père Romain Chouinard, humble et paisible cultivateur, passant sur le chemin de la vie sans y imprimer la trace de ses pas, seront surpris que je m’occupe d’un individu en apparence si insignifiant. Mais pourquoi ne rendrais-je pas hommage à la vertu, si je l’ai découverte sous cette rude enveloppe ?

M, 396

Dans le régime d’historicité de l’historia magistra vitae (Cicéron), le temps rebondit : les qualités morales et les exploits héroïques transcendent les époques, permettant aux morts d’enjamber les cendres encore chaudes de l’histoire pour rejoindre les vivants. On connaît l’attirance des romantiques pour les individualités marquantes, en qui ils voyaient, selon le mot de Renan, la fin même de l’humanité. Déjà en 1828, Victor Cousin pouvait écrire avec confiance : « Ainsi donnez-moi la suite des grands hommes, tous les grands hommes connus, et je vous ferai toute l’histoire connue du genre humain [26]. » Donnez à nos mémorialistes la série de toute l’élite cléricale, libérale et même paysanne connue, et ils vous feront toute l’histoire connue du Canada français.

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Pareillement à Chateaubriand, Philippe Aubert de Gaspé, François-Magloire Derome et Arthur Buies sont restés là pour enterrer leur siècle. Dans une veillée funéraire à laquelle ils convient la postérité, ils portent le deuil de leur existence personnelle en plus de celui de l’époque qui les a vus naître et vieillir. Les transformations incessantes du xixe siècle attachent du prix à leurs souvenirs ; ce qui autrefois n’aurait eu qu’un intérêt anecdotique ou une valeur d’exemple (exemplum) a maintenant force de témoignage.

En prenant acte des ruptures qui se produisent sous leurs yeux, en faisant dialoguer les générations tout en affrontant la mort à travers l’écriture, les mémorialistes se taillent une part d’immortalité et fondent la possibilité d’une continuité historique de la nation : les Mémoires d’Aubert de Gaspé participent à la réhabilitation personnelle de l’auteur, de la même manière qu’ils contribuent à l’édification d’une mémoire nationale ; ni Mémoires, ni histoire, ni chronique, les « Réminiscences et portraits » de François-Magloire Derome font remonter à la surface les souvenirs enfouis d’une communauté régionale dont les racines historiques ont été coupées et sur laquelle pèse, conséquemment, la menace de l’oubli ; enfin, les Réminiscences d’Arthur Buies, sur un ton qui rappelle davantage la mélancolie que la nostalgie, proposent une réflexion lucide sur un monde qui s’éloigne et un autre, plus angoissant pour un vieil homme, qui s’annonce.

Malgré tout ce qui les différencie, ces trois oeuvres procèdent d’un même dessein. Au siècle de l’histoire et des nations, elles incarnent la conscience d’un changement « par nature défaisant » et dans lequel « tout est engendré et détruit [27] ».