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Donc, on va, sans un regard par-dessus son épaule, on se quitte, on s’arrache à la pesanteur de son identité, on va, on va, tantôt à gauche, tantôt à droite, avec ici et là des moments de stupeur quand au milieu du chemin lourdeur et légèreté s’épousent en un seul envol. Alors pachyderme ailé, on s’étonne de cela qui reste rivé au-dessous de soi et qui parle pour le plaisir de choses graves et conséquentes, et l’on rit au bord de l’inespoir, on s’enfantise, on emmêle tout, les ailes et la trompe, on se dit qu’il y a de l’être dans l’air ou bien de l’air dans l’être, on ne sait plus qui ou quoi et bientôt on se retrouve perdu par terre, fourmi laborieuse, chemineau du hasard, amour trahi par sa dérision et mourant de ne jamais mourir tout à fait [1].

Ce n’est pas la première fois que je cite ce passage des essais de Jacques Brault. J’y reviens souvent, comme à un mantra, à une leçon me rappelant la juste mesure des choses. J’y vois une magnifique description de ce qui se produit lorsque par miracle l’écriture rejoint la vie, laquelle ne passe pas et sans cesse recommence. Alors que file ma quarante-neuvième année et que mon corps déjà fait face au nord des heures [2], il me dit qu’au fond je suis la même que quand j’avais neuf ans : solitaire, chercheuse, rêveuse, follement amoureuse des livres, à la différence qu’aujourd’hui, j’ai une chambre à moi, que je peux arpenter à loisir, où je peux me recueillir pour bien entendre la voix des livres, ceux que je lis et ceux que j’écris (mais ceux-là sont-ils vraiment de moi ?), et être mieux, peut-être, l’enfant que j’ai été. Cette méditation me rassure un peu sur mon compte, et sur le sort de l’humanité.

J’ai trouvé semblable préoccupation dans le beau recueil de Jocelyne Felx. Saisie dès les premières pages par une joie reconnaissable entre toutes, je me suis demandé pourquoi l’on aime tant que tout s’emmêle, le passé, le présent et l’avenir, l’instant et l’éternité, la naissance et la mort, l’infime et l’incommensurable. Est-ce parce que, comme le fait remarquer Yvon Rivard à propos de Bernanos, « le salut […] de l’adulte passe par le secours porté à l’enfant qu’il a été [3] », ou est-ce que l’alchimie du verbe appelée par Rimbaud suppose cette distance depuis laquelle on peut embrasser d’un seul coup d’oeil les trois lignes sinueuses qui composent une vie, comme le croit Marguerite Yourcenar [4] ? Quoi qu’il en soit, je me suis sentie chez moi dans ces poèmes au ton familier, qui vous ballottent entre la réalité des hommes et celle de la nature, assurant les croisements, les tressages avec une bienveillante ironie, un humour attendri.

Sans nier la détresse engendrée par la violence, l’idéologie meurtrière, l’imminence de la vieillesse, la parole de Felx ne s’y complaît pas et, oscillant entre les pôles, parvient à ménager des espaces d’apaisement. Le livre s’ouvre et se clôt sur une nuit étoilée. Mais alors que le premier poème illustre l’inquiétude devant l’hiver qui vient — aux sens propre et figuré (« Je ne sais pas ce que sera l’aube//le chant guttural du geai nous brise/chaque matin depuis quelques jours/rien de paisible ne subsiste » [9]) —, le dernier relie le ciel au lit des amants, là où les corps se fondent à la nature, terre et ciel enlassés (« Les boutons de mes roses et tes doigts sur ma mousse/Palpitent, et nous nous égarons dans cette brousse/Avec la vérité de l’étoile à travers. » [72]).

Si les poèmes du Nord des heures savent si bien donner corps à l’invisible, c’est qu’ils s’ancrent dans une expérience concrète du monde. Un monde se mesurant à l’aune de l’intime, des menus travaux qui, modestement et mine de rien, trament le sens d’une vie. On y côtoie une abondance d’oiseaux, de fleurs, de plantes, d’arbres, qui peuplent le jardin entourant la maison, lieu des plaisirs domestiques et du repos. La communion du corps avec cette luxuriante nature passe entre autres par les aliments apprêtés avec soin et le joyeux rituel précédant les repas de fêtes.

je suis celle qui caresse ses outils

dans la sécurité de l’accompli et du fondé

celle qui met ses mains — outils de chair — sur le réel

[…]

moi mes fruits sont exacts

j’appartiens aux petits mystères

je ne connais pas la route

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Depuis ce point d’ancrage, ce sédentarisme pleinement assumé, le regard, abandonné au vertige temporel (ce sont moins ses heures, dont il est question, que celles qui lui sont prêtées, et qu’elle s’efforce d’habiter du mieux qu’elle peut), étend à l’infini les limites de la présence — et ce faisant ramène toute vie humaine à ses véritables proportions.

[…] les oiseaux colportent leur vérité

d’anciens reptiles et nous font espérer

dans deux mille fois mille ans

le corps de nos futurs nouveaux besoins

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C’est dans son jardin, ce microcosme où il peut observer les moindres variations du temps et de la lumière, que le sujet éprouve la vie avec la plus grande acuité. Là, il peut compatir à la détresse du monde sans succomber au pessimisme, car il s’y soumet à la sagesse des grands cycles, ceux des astres, des migrations d’oiseaux, de la vie des dieux, confiant que l’ordre des choses en donne la mesure exacte, même si toujours ordre et chaos s’attirent et se relancent.

je vise la parole d’un arrachement à l’ordre

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tout dérangement finit par rentrer

dans l’ordre en laissant apparaître

un ordre plus large où je suis sans défense

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la nuit nous dormons dans la même chambre

c’est ainsi que se meut le tourbillon des âges

que voyage l’outarde vers la nativité polaire

migratrice orientée sur les astres

débris de coquille autour de l’oison

il y a là nombre mètre et mesure

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On ne s’étonne pas qu’en seconde partie du livre Jocelyne Felx nous propose une suite de sonnets, des poèmes de circonstance, en somme, et qui forment avec la première partie une sorte de trajet à rebours. D’ailleurs, la première partie prépare à la lecture des Sonnets des jeunes heures, qui sans elle n’auraient pas la même résonance. Il faut un certain front pour oser le mètre et la rime. Rares sont les auteurs qui s’y risquent, et cet anachronisme délibéré peut être interprété tantôt comme une provocation (comme chez Michel Houellebecq), tantôt comme un attachement aux formes fixes (comme chez Robert Marteau). Chez Jocelyne Felx, on pourrait dire que les sonnets sont à la forme du recueil ce que la fête de Noël est à son contenu : une force de résistance, de l’auteure aussi bien que des poèmes. Ces « nombre mètre et mesure » qu’elle postule en voyant se mouvoir « le tourbillon des âges » dans les plus infimes détails, elle les applique et s’y astreint en ciselant ses vers. Et si l’ensemble présente des inégalités, plusieurs sont fort réussis. Ressortent de ces sonnets le plaisir du travail bien fait, et une joie tout enfantine — et communicative — de se frotter à la matière, de la plier à la contrainte.

Ainsi l’intimité dont le livre fait l’éloge, loin d’être un cloisonnement dans l’individualité, est portée par une attention soutenue et patiente à tout ce qui est susceptible d’ouvrir la présence (« mes travaux préparent le passage/du clos à l’ouvert » [18]). C’est cette mesure éprouvant sa démesure qui me touche tant dans ces vers. Elle m’incite à porter mon regard en arrière, sans nostalgie, et à tendre la main à l’enfant que j’ai été. L’enfant qui sait entrevoir, dans le chant d’un oiseau ou le scintillement des astres, un futur à perte de vue, sans égard pour sa propre individualité, à laquelle du reste elle renonce sans peine.

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Chemins mal éclairés [5], d’Étienne Lalonde, nous place dans un décor semblable à celui du livre de Jocelyne Felx. Dès le début du recueil le cadre est fixé : « Le jardin. Au fond, un mur percé d’une petite porte. À gauche, un bosquet. À droite, une maison dont la fenêtre fait face aux arbres et aux massifs. » (9 ; l’italique est de l’auteur.) Dans ce décor évoluent, par menus déplacements [6], une femme vieillissante et une jeune fille, dont les portraits s’entremêlent et se nouent aux lignes du paysage. Ce pas de deux fantomatique au coeur d’un univers familier (le jardin, la maison où elles habitent toutes deux) figure le temps — le temps d’une vie qui se partage entre jeunesse et vieillesse, lesquelles se rencontrent parfois et parfois s’ignorent, se croisant sans se voir ou s’affrontant dans un même corps.

Les derniers livres d’Étienne Lalonde [7] n’étaient certes pas dépourvus de qualités, mais ils me demeuraient lointains, abstraits. On aurait dit que les poèmes, entretenant une confusion entre sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation, y cherchaient leur sujet, tournaient autour sans y entrer. Or ici, la présence des personnages est nettement plus sensible et mieux assumée. Et s’il y a aussi un personnage masculin dans le livre (l’amant de la femme), sa présence est ténue et il ne fait l’objet d’aucune identification. Le résultat est parfaitement convaincant, et poignante la beauté qui s’en dégage.

La femme, malade, « accepte de mourir/Par la fenêtre ouverte/Avec pas de mains pas de voix » (12). La maison, dans laquelle elle a vécu longtemps, et seule, fait office de second corps, un corps d’emprunt qui se substituerait au corps propre, sorte d’armure ou d’armature lui conservant une intégrité, tandis que par ailleurs elle le laisse aller, se déliter, se disséminer dans le paysage. Ce déversement de l’identité de la femme dans l’espace favorise la rencontre avec la jeune fille. Or cette jeune fille autour de qui « la vie avait cessé » (13), c’est elle, bien sûr, et c’est ainsi, en ranimant sa mémoire à la faveur des sensations que lui procure la nature, qu’elle se donne un sursis et comme un surcroît d’être, avant de faire le grand saut. Les poèmes sont agencés de telle sorte que le mouvement est double. Ainsi, au regard de la jeune fille apparaît la femme « au fond du paysage, un râteau à la main » (14), apparition qui n’est pas sans rappeler l’image de la faucheuse. La relation des personnages avec les éléments du paysage est illustrée avec une grande finesse. La jeune fille est grisée par les sensations qui l’assaillent, s’habille de pluie et d’automne, sent jaillir le printemps sous ses pas ; la nature sert d’écrin à ce corps qu’elle densifie, magnifie, un corps aux « seins couleur parfaite » (suivant un mouvement centrifuge et ascendant). Parallèlement, la femme abandonne son corps à la nature qui ne lui promet plus que la mort en retour, lui offre jusqu’à ses seins, comme par souci de rendre ce qu’on lui a prêté (suivant un mouvement centripète et descendant).

De plus en plus maison

De plus en plus récif

Son sourire sent l’hiver

Elle ramasse les feuilles mortes

Les seins bien dégagés

Dans l’angle de la porte

Par terre la nuit se touche

Elle a encore pris froid

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Dans l’escalier des pas

L’invisible s’allonge

La femme devient poussière.

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On le perçoit clairement, il n’y a plus de frontière entre le paysage et ce corps en partance, cette présence délavée, si bien que les reliefs du lieu s’y sont comme imprimés, au point que la femme leur laisse désormais la place, et la voix. Ainsi pourrait-on dire que c’est le paysage lui-même qui trace le portrait des deux femmes et à sa guise les embrouille. Qu’est-ce qui reste en effet de ceux qui meurent seuls, sans autre témoin que leurs souvenirs, sans autres paroles que l’écho de leur silence, sinon une légère vibration des objets et des êtres muets qui les ont côtoyés et qu’ils ont aimés ? Et n’est-ce pas cette voix sans âge, cette musique intemporelle que cherche à atteindre le poème ?

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Paul Bélanger signe avec Replis, chambre de l’arpenteur [8] un livre exigeant, très achevé, et porteur d’une étrange beauté. La filiation entre Jacques Brault et le poète éditeur n’est plus à démontrer, lui qui a fait depuis ses débuts profession de lecture plus que d’écriture, mais qui, malgré cet engagement, a produit au fil des ans une oeuvre riche et stimulante. Comme Brault, il s’intéresse aux oeuvres pour elles-mêmes, sans égard pour le courant dans lequel elles s’inscrivent, ni pour l’époque à laquelle elles appartiennent. Comme lui, il entretient avec les auteurs qu’il fréquente et estime un rapport d’accompagnement, qui a pour effet d’ouvrir l’imaginaire de l’écrivain et d’enrichir son expérience.

Chaque fois que je lis un livre et que ce livre m’occupe corps et esprit, toute la littérature tient dans ce livre comme toutes mes lectures, passées, futures, tiennent dans ma lecture présente. […] La vraie lecture, je veux dire la lecture totalisante et dont la finalité reste sans fin, quand elle s’accorde intimement au livre lu, fait de ce livre qu’il est sans âge et sans lieu. Les plus grands écrivains nous sont alors plus proches que nos compatriotes et que nos parents ; ils comptent parmi nos intimes ; ils nous incitent à découvrir au fond de nous-même une vie autre, plus vaste et plus savoureuse [9].

Ces propos de Brault traduisent mieux que je ne saurais le faire la démarche qui sous-tend Replis. Comme Bélanger le précise lui-même en quatrième de couverture, il voulait « en une seule phrase rendre hommage aux poètes prosateurs ayant inspiré [s]a vie et [s]on écriture, redonner à ces femmes et à ces hommes l’écho d’un souci [qu’il] partage, alors qu’en ce qui [l]e concerne [s]on seul personnage est un auteur en devenir ». Il s’agit donc d’une prose d’accompagnement (à l’exception des poèmes de la première partie qui sont en vers), librement inspirée d’oeuvres de toutes époques et de toutes provenances [10], et dans laquelle, en recourant à la fiction, Bélanger a poussé à l’extrême l’exigence de décentrement que Brault revendique pour l’écriture intimiste. Car le personnage qu’il met en scène est moins en devenir-écrivain qu’en devenir-soi. Or d’identités, il n’en a aucune et il les a toutes ; il « chang[e] de vie comme d’autres leurs chemises » (76), balloté par les histoires comme on l’est par le vent.

Le corps recourbé vers l’avant, il lutte contre le vent fou des îles, mur invisible

qu’il repousse à chaque pas devant lui ;

Il pense qu’un miroir avale le monde, le moindre geste, le mouvement du jour,

comme une tache qui ne cesse de s’agrandir, un trou noir qui l’aspire

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Ainsi chacun des univers évoqués donne lieu à une nouvelle incarnation, et de l’une à l’autre on arpente une vie d’homme traversée de questions, de passions, de rêves, mais surtout d’un ultime désir, celui de « devenir l’homme-livre » (109). Si cette vie sans cesse se renouvelle sous de nouveaux auspices, un tel destin n’est possible qu’au prix d’une dilapidation de tous les instants, d’un séjour somptuaire. On ne renaît qu’à perte, semble nous dire l’arpenteur, et n’est soi-même que l’homme qui s’oublie. C’est donc une communauté fantomatique qui habite la chambre de l’arpenteur, lequel « se défini[t] volontiers en pilleur de mots, de vies, de rêves et même, à l’occasion, de temps enchaîné à la langue (103) ». Une telle désignation (« chambre de l’arpenteur ») donne d’ailleurs à éprouver tout à la fois le vaste et le restreint, l’ouvert et le fermé, l’individuel et le collectif.

Toute rencontre véritable a lieu dans l’intimité pour le lecteur attentif. Chaque rencontre, lit-on d’entrée de jeu, est une circonstance (« Ces circonstances comme l’expérience d’un creuset » [9]), une occasion de « partir inexistant vers l’or des sources » (10).

tout lieu porte le personnage

à son absence comme à une montagne cachée

[…]

palimpseste d’une vie en une autre

10

La rencontre donne lieu à cette avancée dans l’immobile, ce creusement dans l’infini d’une page ; par elle les objets et les êtres se transforment jusqu’à ne plus revêtir que l’apparence de la lumière, des ombres. La chambre de l’arpenteur serait une chambre noire. Il y développe ses identités multiples, les observe, les retouche, comme autant de portraits, de mises à distance de soi qui font de sa vie ce palimpseste. Les poèmes sont d’ailleurs écrits à la troisième personne, sauf quelques-uns qui s’apparentent à des récits de rêve, ce qui souligne le caractère illusoire, utopique de toute identité. Il y a une pulsion amoureuse dans ces endossements successifs, ces hasardeuses communions, un désir d’absolu et d’abandon, en même temps qu’un réel plaisir du jeu. Cependant on y décèle aussi une souffrance et une volonté de compassion. C’est ce qui permet au dialogue de se muer en tressage, pour devenir cette voix plurielle, anonyme, impersonnelle et néanmoins pleinement incarnée.

Ce travail d’hybridation opère un brouillage temporel, et c’est ainsi que les histoires qui traversent le personnage ouvrent la sienne à son propre passé :

Tout noeud se dissout en plusieurs figures impressionnantes, inattendues, comme au

seuil d’une nouvelle connaissance ;

Ainsi se trouve-t-il dans la rue de son enfance, à noter : un garçon prend la main de sa mère, les cloches s’étiolent dans le silence d’aujourd’hui

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L’homme montait l’escalier comme s’il s’agissait de son passé, derrière lui la ville scintillait dans l’eau noire du fleuve, lui revenait en mémoire : un chemin tracé par ses mains pour des fourmis, jeune dieu, le cheval tutélaire d’enfance conçu comme initiation sexuelle, un parc à baisers, un sous-sol sensuel, à l’herbe dont les effluves musqués l’avaient suivi toute sa vie, chacune des marches constituait les minutes d’une traversée

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Ainsi se composent et se mélangent des tableaux de son passé, repliés dans sa mémoire jusqu’à ce qu’un livre les en sorte, et des vies virtuelles, issues d’autres mémoires, et qui auraient aussi bien pu être la sienne. Voilà « l’humaine mesure du scripteur passif » : « [i]l a absorbé l’histoire, cadavres et complices cloués sur le gibet », celle « des sans-histoires, des chargés d’histoire » (38).

Ce que balise la traversée de l’arpenteur (du miroir, de l’histoire), ses déroutes entre les murs de sa chambre, c’est un espace seuil (« il perçoit un seuil où le monde se transforme » [40]), une contrevie où révéler du monde une vérité autre, intangible, et tout droit sortie des livres. « Il n’accorde aucun répit à son labeur, s’évade chaque fois qu’il le peut dans le monde qu’il se construit, […] la moindre phrase le sollicite, il s’y engouffre, comme s’il notait, en secret, les mouvements du monde » (73). Dans un tel espace le lecteur peut « côtoy[er] le monde en inventant son miroir » (87), se réclamer de toutes les identités sans s’attacher à aucune : « je n’aurai jamais existé, pensait-il, autrement qu’en arpenteur » (87). À l’instar du personnage de Kafka, son parcours erratique parsemé de rencontres n’a d’autre fin que l’habiter. Mais le sens de ces rencontres ne tient-il pas justement dans le bouleversement du sens lui-même, dans sa déviation, sa désarticulation par quoi la littérature s’arrache à la langue pour plonger dans la vie vivante ? C’est à cette condition que le paradoxe rend sa singulière vérité, que le plomb se change en or, et que du creuset jaillit une parole authentique.

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Dans les trois livres se trouve un escalier. Chez Jocelyne Felx, il s’agit des marches du « temple de la lune […] à gravir dans l’ombre » (10), celles qu’ignorent les gens affairés, sérieux, et qui prétendent à la vérité. Chez Étienne Lalonde, l’escalier est la forme que prennent les pas de la femme qui devient poussière (23). Chez Paul Bélanger, il est le pont qui relie le présent au passé (84). Superposés, ces trois escaliers nous rappellent qu’une vie humaine est moins ce trajet d’un point A à un point B, d’un lieu de naissance à un lieu de mort, qu’une incessante traversée des multiples temporalités qui cohabitent en elle. Pour qui s’adonne au décentrement et à l’observation du monde, elles présentent mille virtualités, autant d’échelles que lourdeur et légèreté empruntent tour à tour, pour parfois entonner d’un même souffle une nouvelle définition de l’être.