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Le roman Kamouraska [1] d’Anne Hébert, récit d’une passion intériorisée qui met en scène un entrelacement de voix narratives et prend appui sur des mythes sacrés, a fait jusqu’à ce jour l’objet de nombreuses études, principalement dans les champs de la psychanalyse, de la narratologie et de la mythocritique. Cependant, peu d’entre elles se sont attardées à la dimension sociale de ce roman publié en 1970, mais dont l’action se situe au xixe siècle. Or la sociocritique, qui étudie les rapports entre le texte littéraire, en tant que représentation et réalité linguistique, et le contexte sociohistorique lui servant de « principe interne de structuration [2]  », pourrait jeter un éclairage nouveau sur ce récit animé par une conscience historique. Cette approche implique une analyse immanente de la dimension sociale de l’oeuvre et tient compte à la fois de sa littérarité (son organisation interne, ses réseaux de sens, ses modalités discursives) et de sa signification sociale, culturelle et idéologique. Adoptant une méthodologie plurielle, elle puise autant dans les champs de la sémiotique littéraire, de la narratologie et de la critique thématique que dans ceux de l’histoire et de la recherche sociologique.

Selon la conception que je privilégie, tout roman se nourrit des contradictions, des ambiguïtés et des tensions idéologiques présentes dans le discours social de son époque. Ce dernier rassemble « tout ce qui se dit et s’écrit dans un état de société [3]  » ; il forme un tout hégémonique qui intègre les marges et détermine « l’espace du pensable » propre à une collectivité. En tant que produit symbolique, le roman transpose certaines tensions idéologiques du discours social dans des formes fictionnelles qui, dès lors, sont investies d’un sens social. Ma démarche critique consistera à dégager, par une analyse générale du contenu, ce qui, à mon sens, constitue la problématique principale du roman, pour ensuite repérer, à partir de sources historiques et sociologiques diverses, les principales tensions idéologiques du discours social des années 1960-1970 en regard de cette problématique. Ces tensions serviront de piste de lecture pour repérer, grâce à une analyse de certains faits textuels significatifs, les marques du social dans le roman Kamouraska.

Problématique du roman : le rapport ambigu au passé

À prime abord, Kamouraska dépeint le rapport ambigu qu’Élisabeth Rolland, narratrice et figure centrale du récit, entretient avec son histoire personnelle, son passé tragique qu’elle revit instant par instant dans sa conscience tourmentée. La mise en scène mi-rêvée mi-imaginée à travers laquelle elle réévalue ce passé qui l’obsède constitue par ailleurs une mise en abyme du projet de l’auteure qui, par la représentation fictive d’un fait divers, porte un regard critique sur une période clé de l’histoire du Québec. En effet, le roman s’inspire d’un fait divers qui s’est déroulé au xixe siècle, pendant la Rébellion des Patriotes, dans les régions de Sorel et de Kamouraska : Achille Tassé, seigneur de Kamouraska, est assassiné le 31 janvier 1839 par le docteur Holmes, l’amant de son épouse. L’acte de représentation, s’appuyant sur la petite et la grande histoire, est alors symbolisé dans le roman par la mise en scène d’un passé reconstitué sous forme de procès. Chez l’auteure comme chez la narratrice, ce retour au passé (historique pour la première, personnel pour la seconde) provient de ce que les événements d’autrefois rappellent ceux du présent. L’agonie de Jérôme Rolland fait revivre à Élisabeth le meurtre d’Antoine Tassy, la culpabilité éprouvée par rapport à la mort du mari actuel éveillant celle, plus ancienne, liée à l’assassinat du premier mari : « Mon mari meurt à nouveau. […] Non pas deux maris se remplaçant l’un l’autre, se suivant l’un l’autre, sur les registres de mariage, mais un seul homme renaissant sans cesse de ses cendres. » (K, 31) Quant à Anne Hébert, elle publie Kamouraska peu de temps avant la crise d’Octobre de 1970, époque qui présente plusieurs affinités avec celle des Rébellions de 1837-1838. En effet, ces deux périodes représentent des moments de crise analogues dans l’histoire du Québec, où des forces de contestation nationalistes se sont regroupées pour faire éclater une révolte aussitôt réprimée par le pouvoir politique en place. Le regard critique que l’auteure pose sur un moment important de l’histoire du Québec, exprimé symboliquement par celui de l’héroïne sur son histoire personnelle, est ainsi contaminé par les tensions idéologiques qui traversent le discours social des années 1960-1970. Une double ambiguïté sur le plan idéologique est transposée dans la diégèse et la structure énonciative du roman : d’une part le désir de rompre avec le passé est paradoxalement teinté de nostalgie, d’autre part le passé est interprété à la fois comme la source de l’aliénation présente et comme l’origine des premières révoltes, sans lesquelles la prise de conscience actuelle n’aurait pas été possible.

Un désir de rupture avec le passé

Dans un premier temps, le discours social des années 1960-1970 exprime une volonté de rompre avec le passé, ses valeurs et ses traditions pour favoriser l’entrée du Québec dans la modernité. La rupture s’accomplit avec la Révolution tranquille, qui désigne, dans un sens restreint, les réformes politiques, économiques, sociales, et culturelles réalisées entre 1960 et 1966 par le gouvernement libéral de Jean Lesage. Cette période de rattrapage, marquée par la prise en charge et la démocratisation des institutions par l’État, accélère le processus de modernisation « amorcé après la guerre, mais […] considérablement freiné par le conservatisme du gouvernement Duplessis [4]  ». Dans un sens élargi qui m’apparaît plus adéquat, elle s’étend approximativement de 1950 à 1980 et équivaut au passage pour le Québec d’une société traditionnelle, rurale et catholique à une société moderne, urbaine et laïque [5]. Plusieurs historiens considèrent que cette révolution fut avant tout culturelle et idéologique, les réformes politiques servant surtout à contenir les revendications sociales contradictoires et explosives de l’époque [6]. En effet, l’influence croissante des médias de masse diffusant une culture populaire mondiale, combinée à la démocratisation de l’éducation, provoquent une véritable transmutation du système des valeurs : les institutions et la vie sociale sont désacralisées grâce à une révolution des moeurs, le monolithisme idéologique cède la place au pluralisme et à la contestation, le conservatisme à la valorisation du changement et de la nouveauté. Dans la première phase de la révolution (1960-1966), le discours social est dominé d’une part par l’idéologie moderniste, qui valorise le progrès et le changement, et d’autre part par l’idéologie néonationaliste, qui soutient l’indépendance du Québec et le dépassement de la collectivité. De ces idéologies découle une conception moderne du temps, qui préconise une « amnésie libératrice [7]  », un détachement lucide par rapport aux valeurs du passé qui avaient empêché la collectivité d’advenir et de progresser.

Dans Kamouraska, ce désir de rupture avec le passé se présente comme une transgression des codes romanesques traditionnels, une incursion dans la modernité littéraire par la mise en forme d’un récit polysémique et éclaté. Selon Józef Kwaterko, la modernité se traduit dans l’écriture par une « surenchère de la littérarité » : « le geste de la narration [met] en cause la logique narrative, et la perception subjective de la réalité n’[arrête] pas de contester une histoire qui se voudrait linéaire [8]  ». Christiane Lahaie va dans le même sens en affirmant que la modernité « touche à l’inscription du sujet dans le discours », un sujet confronté à « l’éclatement de son identité [9]  ». Kamouraska met justement en scène une voix subjective, celle d’Élisabeth, qui tente d’exprimer une vision du monde singulière en sondant sa conscience trouble et scindée. Muselée par les conventions sociales strictes de son milieu et condamnée à l’exil intérieur, la narratrice transmet le flot de ses pensées et de ses désirs dans un sommeil agité de rêves et une rêverie éveillée exprimée sous la forme de monologues intérieurs. La subjectivité de l’héroïne crée ainsi une rupture dans la linéarité du récit et introduit de nombreuses fluctuations déstabilisantes dans les structures narrative et temporelle. Le passé remémoré de l’intérieur dans cette conscience morcelée ressemble alors à une courtepointe de souvenirs rapiécés.

Cette modernité littéraire, marquée du sceau de la fragmentation, se manifeste d’abord par une instance narrative non pas unitaire, mais divisée en fonction des différentes personnes grammaticales : le « je » comme affirmation de la subjectivité, le « nous » de la fusion amoureuse, le « tu » comme adresse intime à l’autre, le « vous » d’une communauté imaginaire intégrée à la conscience et, finalement, le « elle » comme mise à distance des événements et marque d’aliénation [10]. L’organisation de toutes ces personnes narratives à l’intérieur d’une même subjectivité rend compte des rapports complexes que le personnage entretient avec la société dans laquelle il évolue. Parce que le sujet de l’énonciation est fragmenté en plusieurs voix qui s’enchevêtrent et se contredisent, on peut considérer la narratrice-personnage comme un être problématique au sens où l’entendait Georg Lukács, c’est-à-dire comme un être nourri par des idées inaccessibles s’opposant aux valeurs dominantes de la société. Fortement individualisé, à l’image même du sujet moderne, le héros problématique est un personnage en devenir possédant une très large vision du monde qu’il souhaiterait pouvoir changer [11]. C’est pourquoi Élisabeth, assoiffée d’amour et de liberté, ne parvient ni à se soumettre au rôle conventionnel que lui impose le mariage, ni à faire siennes les valeurs bourgeoises centrées sur l’honneur et les apparences. Bientôt, un conflit s’établit entre l’être social de surface, cette image de soi projetée pour autrui, et l’être intérieur des profondeurs, cette personnalité secrète et authentique gardée pour soi [12]. Élisabeth doit refouler l’enfance libre en elle, cette créature sauvage et désirante, pour devenir aux yeux de tous une femme « soumise et irréprochable » (K, 7), respectueuse des codes sociaux et de l’ordre du monde. C’est parce qu’elle évolue dans une société close, unie par des valeurs traditionnelles, que le combat qu’elle mène seule et contre tous pour s’arracher un peu d’amour et de liberté est tragique, fatalement voué à l’échec.

La fragmentation du récit provient aussi d’une construction temporelle dépourvue de linéarité et des brusques passages d’un état de conscience à l’autre chez la narratrice (de la rêverie éveillée au fantasme, du rêve au sommeil profond). En effet, le roman ne respecte pas la structure chronologique du récit traditionnel, lequel comprend généralement une situation initiale, un processus de transformation et un dénouement final : l’ordre de présentation des événements, on l’a souvent signalé, suit plutôt les aléas et les détours labyrinthiques de la conscience de l’héroïne. Celle-ci passe constamment de la rétrospection à l’anticipation pour retracer de manière sinueuse le fil de son existence : son enfance choyée auprès de ses tantes et l’éducation bourgeoise qu’elle a reçue, son premier mariage désastreux avec Antoine Tassy, seigneur débauché de Kamouraska, sa relation passionnée avec le docteur George Nelson, le meurtre de son mari perpétré par son amant, le désistement de son procès et l’attente au chevet de Jérôme Rolland, son second mari mourant. Il se produit alors une série de « télescopages », qui superposent des visions fantasmées et des souvenirs provenant de différentes époques. C’est ainsi qu’Élisabeth, dépossédée de son corps, entend à nouveau les témoignages de son procès tout en assistant en imagination aux scènes décrites : « Ce qui me gêne le plus, […] c’est de me trouver sur les lieux mêmes des témoignages […] forcée de suivre le déroulement des scènes à mesure qu’elles sont décrites. » (K, 210) Ce passage suggère que la progression du temps ne peut être freinée et que le destin tragique de l’héroïne est irrémédiable. De la même manière, l’entrée dans la modernité est largement perçue dans le discours social des années 1960-1970 comme un changement inévitable, voire une nécessité, comme le laisse entendre le fameux slogan « Il faut que ça change ! » du parti libéral.

Si Anne Hébert rompt avec un certain passé littéraire par la modernité de son écriture, l’héroïne de son roman lutte elle aussi férocement pour se dissocier du passé douloureux qui surgit dans sa conscience. Les moindres prétextes, que ce soient les cris des enfants qui se chamaillent ou la présence de sa fille Anne-Marie dans la chambre de Léontine, lui permettent de s’arracher aux souvenirs obsessionnels qu’elle voit défiler en rêve. Ces brusques passages du rêve à la conscience illustrent le désir de l’héroïne de rompre avec un passé insupportable pour s’accrocher désespérément au présent. Ils sont généralement déclenchés par un sentiment de culpabilité lié à l’agonie de Jérôme Rolland ou encore par un élément sensoriel associé au passé, comme le bruit d’une charrette qui rappelle celle de l’amant. Encore plus significative que les transitions narratives entre le passé et le présent, la manière dont l’héroïne nie sa participation aux événements du passé en se retranchant derrière son identité actuelle, celle de Mme Rolland [13], montre à quel point elle souhaite se détacher de sa propre histoire :

Vous vous trompez, je ne suis pas celle que vous croyez. J’ai un alibi irréfutable, un sauf-conduit bien en règle. Laissez-moi m’échapper, je suis Mme Rolland, épouse de Jérôme Rolland, notaire exerçant dans la ville de Québec. Je n’ai rien à voir avec les mystères défunts et peu édifiants de cette maison de briques coin des rues Augusta et Philippe, dans la ville de Sorel. Il y a erreur sur la personne.

K, 56-57

Une telle rupture avec le passé, parce qu’elle est fondée sur un leurre identitaire, a des conséquences terribles pour le sujet qui, afin d’échapper à la culpabilité, voit son identité se scinder en deux parties, l’une présente et l’autre passée, la première rejetant la seconde pour se protéger. Cette réflexion rappelle que le Québec moderne, dans sa tentative de faire table rase du passé, a lui aussi rejeté les fondements de son identité. L’auteure adopte-t-elle dans son roman un point de vue critique sur les conséquences individuelles et collectives d’une rupture trop radicale et hâtive avec le passé ? Rejoindrait-elle la position de Fernand Dumont, selon laquelle « une société qui a changé très vite, et qui n’a pas digéré à mesure ses transformations rapides, [doit] se heurter tôt ou tard à un bilan [14]  », voire à une crise ?

La nostalgie de l’unité perdue

Le discours social des années 1960-1970 reflète le rapport ambigu que les Québécois entretiennent avec leur histoire, souhaitant « maintenir et rompre en même temps les attaches avec leur passé [15]  ». En effet, même si elle prétend se libérer des traditions, la conscience moderne est hantée par ce passé qu’elle a détruit et refoulé pour advenir. Quant à l’idéologie néonationaliste, elle prône certes le dépassement de soi, mais valorise encore davantage l’affirmation d’une identité québécoise spécifique, laquelle prend nécessairement sa source dans l’histoire collective et les traditions du passé. C’est pourquoi le discours social des années 1960-1970, tout en rejetant les traditions incompatibles avec le progrès, effectue un retour aux sources, considérant le patrimoine collectif comme le fondement de l’identité québécoise, l’élément rassembleur qui assure la cohésion du groupe. Cette conscience nationale s’exprime par l’utilisation d’un « nous » unitaire et par la conception mythique d’une temporalité fondée sur la mémoire collective. Excluant les « ruptures temporelles propre à la succession présent-passé-futur [16]  », ce temps de la continuité prend la forme d’un « présent atemporel dans lequel [la société] imagine son origine et sa permanence [17]  ». Ainsi, l’identité québécoise, et plus spécifiquement le projet nationaliste, s’inscrivent dans une histoire, une continuité dont rend compte le récit idéalisé que la société se raconte à elle-même pour se donner un sentiment d’unité, de cohérence et d’homogénéité. Dans un monde vécu comme parcellaire et brisé, une telle tentative de renouer avec les mythes fondateurs de l’histoire collective s’accompagne d’une nostalgie de l’unité sociale attribuée au passé. C’est pourquoi nombre de poètes, romanciers et chansonniers expriment, pendant les années soixante, leur désir de s’enraciner dans le passé, de renouer avec la pureté d’un temps originel.

Cette ambiguïté du discours social des années 1960-1970 est transposée dans Kamouraska, puisque la narration fragmentée est mise au service d’un récit situé dans le cadre d’une société relativement homogène sur le plan idéologique. Ambivalente, la conscience historique qui sous-tend l’oeuvre comporte une dimension critique, mais n’est pas non plus dépourvue d’une certaine nostalgie par rapport à ce passé d’où la collectivité tire son origine et son unité. Cette nostalgie s’exprime par le biais de deux éléments formels : les temps de verbe unificateurs employés dans le récit et l’utilisation du pronom « nous » dans l’énonciation. Ceux-ci révèlent le désir nostalgique qu’éprouve l’héroïne de retrouver, en revivant son passé, la plénitude fondamentale de son identité désormais fragmentée. Anne Hébert ne cherche-t-elle pas, elle aussi, à retrouver dans le passé historique du Québec un moment où l’unité sociale semblait encore possible, alors que l’élite petite-bourgeoise et le peuple canadien-français, partageant des intérêts communs, unirent leurs forces pour lutter contre les pouvoirs répressifs colonial, seigneurial et clérical ?

Même s’il raconte le passé tumultueux d’Élisabeth, Kamouraska rapporte les événements au présent, temps unificateur qui inscrit le récit dans un registre de l’émotivité : il ravive les souvenirs et leur donne une intensité impossible à atteindre dans un récit raconté au passé simple, temps de la distance et de l’objectivité. Ces événements font l’objet d’une réactualisation, voire d’une reconstitution, car la narratrice, en réorganisant un tissu mémoriel diffus, crée une nouvelle « mise en scène » par le processus de transformation du rêve. Les scènes du passé se présentent alors dans le roman sous la forme d’un procès théâtralisé, où tous les acteurs du drame sont invoqués pour jouer leur rôle à nouveau : « Les témoins ! Ils sont tous là, massés dans le grand salon, à l’abri derrière les volets fermés (K, 57). […] Les voici qui entrent un à un, solennels et guindés. Ils reprennent la pose (K, 108) ». L’appareil juridique figure en entier dans le récit pour rendre compte avec plus de vivacité du jugement qu’Élisabeth inflige à sa propre conscience : l’acte d’accusation au nom de la reine, les juges, les témoins et leurs dépositions, les pièces à conviction et la reconstitution de plusieurs scènes clés du drame. Ce procès symbolique évoque celui que les intellectuels engagent contre les valeurs traditionnelles pendant la Révolution tranquille, la reconstitution de l’histoire du Québec donnant lieu à un jugement critique et à une réinterprétation du passé. En plus de donner l’illusion de pouvoir réinventer le passé, cette utilisation du présent rompt avec une conception linéaire du temps, où les frontières entre le passé, le présent et le futur sont clairement délimitées. Dans Kamouraska, le passé, le présent et le futur se fusionnent pour former une temporalité, celle de la conscience, qui sans cesse ressasse les événements passés, comme si la vie n’était qu’un cycle se répétant à l’infini et qu’il était possible d’« accéder à une certaine forme d’éternité dans l’instant [18]  ». L’imagination de l’héroïne crée ainsi un temps « onirique détemporalisé », temps mythique où l’être est installé dans la permanence. Le récit quasi épique que les nationalistes s’inventent dans les années soixante par rapport à l’histoire du Québec s’inscrit dans une conception temporelle du même ordre.

Un autre procédé narratif contribuant à créer une temporalité totalisante dans le récit est l’usage abondant de l’infinitif, forme nominale du verbe qui exprime l’idée d’une action ou d’un état, sans indication de personne ni de temps. Lorsqu’il est employé dans une phrase nominale « hors de toute détermination temporelle [19]  », l’infinitif acquiert en quelque sorte une dimension intemporelle, c’est-à-dire qu’il peut aussi bien prendre la valeur d’un passé récent, d’un futur proche, d’un conditionnel ou d’un impératif atténué. Dans Kamouraska, la phrase est souvent constituée d’une proposition infinitive, ce qui a pour effet de mettre l’accent sur l’ambiguïté temporelle du verbe à l’infinitif. Par exemple, dans l’énoncé « Me laver d’Antoine à jamais » (K, 115), la valeur temporelle du verbe « laver » demeure incertaine : s’agit-il d’un souhait formulé pour soi, d’une action à accomplir dans le futur ou d’un impératif catégorique ? Comme il maintient une telle ambiguïté, l’infinitif condense le présent, le passé et le futur pour donner l’illusion d’un temps homogène. À la limite, l’infinitif place la narratrice hors du temps et du monde, comme si cette instance pouvait embrasser d’un seul regard le présent et le passé, situés dans une zone spatiotemporelle intermédiaire, quelque part entre le réel et le rêve, le drame passé et le drame présent, les souvenirs et l’imaginaire.

Manifestement, les stratégies narratives employées dans le roman Kamouraska mènent à un paradoxe : d’une part les événements sont fragmentés et éparpillés dans le récit, créant un chaos temporel semi-organisé par la narratrice, d’autre part les temps de verbe (le présent et l’infinitif) établissent une temporalité qui se voudrait totalisante. L’incohérence romanesque, résultant de la fragmentation du sujet moderne, se heurte au désir, exprimé textuellement par la narratrice, de surmonter la fracture pour représenter la réalité de manière cohérente : « Organiser le songe. Conserver un certain équilibre. Le passé raisonnable, revécu à fleur de peau. Respecter l’ordre chronologique. Ne pas tenter de parcourir toute sa vie d’un coup. » (K, 95) Ce désir qu’éprouve la narratrice de renouer avec la logique du récit, même si celui-ci est fragilisé à cause de son instabilité émotive et identitaire, provient de ce qu’elle est en quête d’une unité perdue : ne souhaite-t-elle pas s’approprier son histoire personnelle pour la reconstruire, même si un sujet morcelé ne peut qu’exprimer son désordre et son chaos intérieur ? Il y a dans la structure narrative « une recherche constante de symétrie et d’harmonie qui s’apparente à celle du personnage ; cependant il existe une contradiction entre cette architecture et l’être déchiré qu’elle abrite [20]  ». Même lorsque le discours narratif respecte l’enchaînement chronologique des événements, les tensions discordantes qui déchirent le personnage de l’intérieur créent des interférences, si bien que ni la cohérence du récit ni l’unité énonciative ne sont possibles.

Consciente de sa fragilité identitaire, Élisabeth entretient un sentiment de nostalgie par rapport à cette période du passé où elle a goûté au bonheur d’aimer et d’être aimée. Grâce à sa relation passionnée avec George Nelson, elle a pu franchir la frontière entre elle-même et l’autre pour vivre quelques rares moments de fusion avec un être humain. Cet état d’osmose amoureuse s’exprime dans le récit par l’utilisation du pronom « nous », lequel apparaît surtout lorsque le couple expérimente la passion charnelle : « le désir seul nous habite, comme une flamme. Nous roulons doucement, l’un vers l’autre » (K, 148). Le passage où le traîneau du couple chavire dans la neige, presque entièrement narré à la première personne du pluriel, représente un moment charnière de symbiose amoureuse : « Nous roulons dans la neige. Dégringolons le talus en pente. Comme des enfants, couverts de neige […] Nous restons dans la neige. Couchés sur le dos. Regardons le ciel, piqué d’étoiles. » (K, 134) La fusion des corps abolit le temps et permet aux amants d’accéder à un fragment d’éternité : « Nous sommes nus, couchés ensemble, durant l’éternité. » (K, 125) La passion devient un moyen de fuir le réel, de quitter l’espace social non seulement pour se créer un havre de paix, mais pour éprouver l’ivresse de se perdre dans l’autre : « La voix du désir nous atteint, nous commande et nous ravage. Une seule chose est nécessaire. Nous perdre à jamais, tous les deux. L’un avec l’autre. L’un par l’autre. » (K, 126) Ces moments de bonheur éphémères sont indissociables du danger, l’amour adultère étant marqué du sceau de l’interdit dans une société où l’honneur prime sur le bonheur, mais ils demeurent inoubliables pour l’héroïne, comme des phares lumineux dans la nuit noire de ses souvenirs. C’est pourquoi Élisabeth, nostalgique d’une époque où l’union amoureuse et le rêve d’une liberté prochaine étaient encore possibles, se replonge dans le tourbillon de sa passion. D’une certaine manière, ce « nous » fusionnel auquel recourt l’héroïne n’évoque-t-il pas celui de la communauté québécoise que le discours nationaliste des années soixante utilise à profusion pour parler du pays rêvé ?

Le passé comme origine de la révolte

Pendant la deuxième phase de la Révolution tranquille (1966 à 1980), l’idéologie de la révolte s’impose dans le discours social et s’exprime par une éthique de la transgression ; autrement dit, « le rapport au réel tend à s’établir dans un contexte de lois, de normes, d’idéologies à subvertir [21]  ». Dès 1966, la révolution orchestrée par l’État montre des signes d’essoufflement, en raison entre autres d’un ralentissement économique, tandis que les rapports sociaux se durcissent et que la contestation se radicalise. Les revendications du mouvement étudiant culminent en 1968, les syndicats étendent leur influence, une partie de la jeunesse s’intéresse à la contreculture, le mouvement féministe prend de l’importance et les groupes indépendantistes radicaux se multiplient jusqu’à ce que les actes terroristes du FLQ déclenchent la crise d’Octobre en 1970. Dans un tel climat social de contestation, il n’est pas étonnant que les intellectuels cherchent à s’inscrire dans une tradition de révoltes, dont la Rébellion des Patriotes, inspirée des révolutions française et américaine, constitue l’une des pierres d’assise.

Comme son action se déroule dans le contexte sociohistorique des Rébellions de 1837-1838, Kamouraska peut être interprété comme le récit d’une révolte avortée, d’une pensée contestataire étouffée. Cette interprétation est d’autant plus justifiée que le roman établit un rapport analogique entre la révolte des Patriotes et celle des deux amants, unis par une soif de justice et de liberté qui les conduira au meurtre. D’abord, les amants consument leur union pour la première fois avant de se rendre au bal de Saint-Ours, lieu de rassemblement populaire des Patriotes, où se sont consolidées leurs revendications avant que n’éclate la Rébellion. Cet espace historique, qui acquiert une portée symbolique dans le roman, consacre l’union de forces contestatrices, soit le ralliement du peuple canadien-français à la cause des Patriotes et l’alliance charnelle des amants rebelles. Ces unions, l’une politique, l’autre amoureuse, débouchent toutes deux sur la révolte, s’exprimant d’une part par une rébellion armée contre le pouvoir colonial, d’autre part par le meurtre d’un mari violent. Les batailles de Saint-Denis et de Saint-Eustache, la première marquée du sceau de la victoire, la seconde de celui de la défaite, sont d’ailleurs mises en parallèle avec le destin des deux amants : « Élisabeth d’Aulnières, veuve Tassy, souvenez-vous de Saint-Denis et de Saint-Eustache ! Que la reine pende tous les patriotes si tel est son bon plaisir. Que mon amour vive ! Lui seul entre tous. » (K, 44) Dans ce passage, Anne Hébert suggérerait-elle que les luttes individuelles priment souvent les causes collectives, et que c’est davantage sur ce plan que les véritables changements s’accomplissent ? Montrerait-elle au contraire que la défaite d’Élisabeth s’explique en partie par son individualisme outrancier ?

Outre la référence à des lieux historiques associés à la Rébellion, le nom de l’amant, George Nelson, évoque celui de Robert Nelson, chef patriote et médecin tout comme le héros du récit. Le parallèle entre ces personnages réel et fictif, voués tous deux à un destin similaire, permet de faire une lecture historique du roman Kamouraska. Issus d’une famille loyaliste ayant quitté les États-Unis après la révolution américaine, ils se présentent tous deux comme des justiciers, des défenseurs de la liberté et de l’égalité. Robert Nelson, solidaire à la cause des Patriotes, rejoint les chefs exilés aux États-Unis et réunis au Vermont en janvier 1838 pour discuter d’une nouvelle insurrection. En février, il proclame l’indépendance de la République du Bas-Canada et est nommé président du gouvernement provisoire. Dans sa déclaration en dix-huit points, il prône la rupture d’avec l’Angleterre, la séparation de l’Église et de l’État, l’abolition des droits seigneuriaux, la démocratie, l’égalité des droits et la défense des libertés individuelles. George Nelson, plutôt que de s’attacher à la cause collective de la libération du Bas-Canada soumis aux autorités coloniales, mène un combat individuel pour sauver la femme aimée de l’emprise de son mari violent. Justicier en colère, il est prêt à tremper ses mains dans le sang pour « rétabli[r] la justice initiale du vainqueur et du vaincu » (K, 126). Tout aussi progressiste que son homologue historique, il s’insurge contre « l’ignorance, la superstition et la crasse partout » (K, 118) au nom de la science, de la raison et de la compassion humaniste qu’il éprouve pour ses patients.

L’action entreprise par ces deux sauveurs venus d’ailleurs pour apporter la liberté concorde à plusieurs égards. Dans les deux cas, la révolte, d’abord passive, finit par verser dans la violence, comme le suggère cette phrase d’Élisabeth : « Nous établirons la justice par le feu et par le sang. » (K, 160) S’il ne participe pas à la Rébellion de 1837, Robert Nelson, échaudé par la défaite des Patriotes et par sa propre arrestation, dirige les invasions de février et de novembre 1838 tout en participant à la mise sur pied d’une société secrète, les Frères-Chasseurs. George Nelson, harcelé par Élisabeth, se voit contraint de tuer lui-même son rival après la tentative avortée d’Aurélie pour empoisonner Antoine Tassy en décembre 1838. Robert Nelson souhaite reprendre possession du territoire conquis par la couronne britannique tandis que George Nelson assassine le mari dans le but ultime de « posséder cette femme, posséder la terre » (K, 126). Comme la poésie des années soixante recourt souvent à la métaphore de la femme pour évoquer la nation à conquérir et à posséder, l’équivalence posée entre la femme et la terre dans le roman apporte une dimension nationaliste au motif du meurtre. En fait, George Nelson s’attaque symboliquement aux pouvoirs en place lorsqu’il assassine le seigneur de Kamouraska, personnage rétrograde et violent incarnant la tyrannie du régime seigneurial, lequel doit être aboli selon les Patriotes radicaux comme Robert Nelson. Comme l’indique Sylvain Pelletier, Nelson procède au « sacrifice du dernier représentant d’une race caduque et [à la] mise à mort du passé seigneurial révolu [22]. »

En fin de compte, les deux hommes — l’être réel et le personnage — souhaitent renverser le cours de l’histoire en vengeant le peuple canadien-français vaincu lors de la Conquête et la femme maltraitée injustement par son mari pour restituer à chacun la liberté qui lui revient de droit. Cependant, malgré une détermination à toute épreuve, leurs projets de révolte respectifs avortent en cours de route et se soldent par un échec. L’armée improvisée de Robert Nelson est dispersée par le général Colborne le 10 novembre 1838 ; Nelson et les principaux chefs se réfugient à l’étranger avant la fin des combats tandis que plusieurs Patriotes, de décembre 1838 à mai 1839, sont pendus à la prison de Pied-du-Courant, déportés en Australie ou bannis à vie. Quant à George Nelson, il parvient à assassiner son rival le 31 janvier 1839, et du même coup à détruire symboliquement le régime seigneurial, mais la couronne britannique, toujours triomphante, le contraint à s’exiler de l’autre côté de la frontière et à abandonner Élisabeth aux mains de la justice coloniale. Le reproche d’Élisabeth à son amant, « [t]u as fui comme un lâche, me laissant derrière toi, toute seule pour faire face à la meute des justiciers » (K, 9), ne pourrait-il pas s’adresser autant aux chefs Patriotes qui ont fui durant l’insurrection de 1838 ? Lorsque ces chefs issus de la petite-bourgeoisie professionnelle quittent le pays, « il se crée un vacuum de leadership et l’habitant désemparé […] se trouve face au seul mot d’ordre clérical : loyauté, soumission et résignation [23]  ». De la même manière, l’exil de George Nelson contraint Élisabeth à se remarier, à devenir une femme modèle pour conserver l’apparence de son innocence. Serait-ce pour Anne Hébert une manière de porter un regard critique sur l’histoire du Québec, où chaque révolte importante conduit à une soumission plus complète ? Souhaite-t-elle aussi montrer, par la victoire de la justice britannique, que le Québec moderne, s’il a rompu avec le passé, s’il s’est arraché à la domination de l’Église et du régime traditionnel qu’elle défendait, se trouve encore sous le joug du pouvoir colonial et de son influence aliénante ?

Le passé comme source de l’aliénation

Par ailleurs, le passé historique du Québec est considéré dans le discours social des années 1960-1970 comme la source d’une aliénation qui se perpétue dans le présent. De 1963 à 1968, les intellectuels rassemblés autour de la revue Parti pris dénoncent la condition du peuple québécois, cultivant « l’art de la défaite [24]  » depuis la Conquête et l’échec de la Rébellion des Patriotes, colonisé par la minorité anglophone, Ottawa et les Américains, opprimé par le capitalisme international et dominé idéologiquement par l’Église [25]. Ces intellectuels valorisent une prise de conscience de l’aliénation, qui s’inspire des théories de la décolonisation, afin de promouvoir un « Québec indépendant, socialiste et laïc [26]  ». Vers la fin des années 1960, le mouvement féministe se consolide et formule des revendications radicales sur l’égalité des sexes, discutées sur la place publique grâce à des associations comme la Fédération des femmes du Québec et exprimées dans des revues telles que Québécoise deboutte et Les Têtes de pioche. Les féministes, en plus de réfléchir sur la place accordée à la femme dans les sphères publique et privée, remettent en question le rôle traditionnel de mère et d’épouse qui serait en grande partie responsable de l’aliénation subie par les femmes au cours de l’histoire. Kamouraska s’inscrit directement dans ce courant de pensée en représentant la révolte d’une femme qui souhaite assumer ses désirs et rejette avant l’heure les rôles sociaux aliénants que sa communauté entend lui imposer.

Les romans d’Anne Hébert mettent souvent en scène des figures féminines « qui revendiquent chacune à leur manière un statut social, dans la révolte, dans le refus, luttent toutes du dedans contre un dehors aliénant [27]  ». Dans Kamouraska, le passé qu’Élisabeth tente de démystifier explique son aliénation actuelle, dont elle espère pouvoir se sortir à la mort de Jérôme Rolland. En effet, la mort de son second mari, « l’homme éternel qui [la] prend et [l’]abandonne à mesure » (K, 31), lui fait prendre conscience de l’aliénation subie durant les dix-huit dernières années où elle « n’[a] été qu’un ventre fidèle, une matrice à faire des enfants » accomplissant « [son] devoir conjugal sans manquer » (K, 10). Condamnée « au masque froid de l’innocence » (K, 233) par une société traditionnelle qui privilégie l’honneur plutôt que la vérité, elle doit assumer les rôles aliénants d’épouse et de mère pour être à l’abri de tout soupçon. Cependant, un désir sourd de liberté fait encore rage en elle, désir qui ressurgit à l’approche de la mort de son mari : « Bientôt je serai libre à nouveau. Redevenir veuve. » (K, 10) L’agonie de Jérôme Rolland, ce mari qui incarne la loi et « la victoire de l’ordre social [28]  », lui donne l’espoir d’atteindre enfin cette liberté à laquelle elle aspirait jadis.

La révolte réprimée durant la jeunesse de l’héroïne, qui la contraint à se couper de ses désirs et à renier sa véritable nature, est en grande partie responsable de son aliénation dans le présent. Le concept d’aliénation, qui provient du terme allemand « entfremdung », désigne le « processus par lequel l’esprit de l’homme devient étranger à lui-même [29]  ». Ce sentiment d’être « profondément séparée de soi-même » (K, 227), la narratrice l’exprime par le biais d’un procédé formel, « l’autoréférence à la troisième personne [30]  », grâce auquel elle prend du recul par rapport à son existence présente et passée. Véritable personnage clivé, Élisabeth possède plusieurs identités inconciliables qui sont constamment alternées dans l’énonciation : elle se définit tour à tour comme Élisabeth d’Aulnières, cette enfant sauvage qu’elle souhaiterait retrouver, Élisabeth Tassy, épouse « malheureuse » (K, 110) d’Antoine Tassy, Élisabeth, maîtresse passionnée de George Nelson, et Mme Rolland, « épouse parfaite de Jérôme Rolland » (K, 10). C’est principalement lorsqu’elle se désigne comme épouse qu’Élisabeth utilise la troisième personne, car elle se sent aliénée par ce rôle social figé qui la contraint à réprimer ses passions. Le désir de s’extirper de ce rôle exige qu’elle adopte un point de vue objectif et détaché par rapport à elle-même : « Penser à soi à la troisième personne. Feindre le détachement. Ne pas s’identifier à la jeune mariée tout habillée de velours bleu. » (K, 70)

Dans un premier temps, Élisabeth se distancie des événements de son premier mariage grâce à un dédoublement effectué à la deuxième personne : « Ton voile de mariée, ta couronne de fleurs d’oranger. Ta robe à traîne. » (K, 69) Par la suite, lorsqu’elle se remémore son voyage de noces avec Antoine Tassy, elle se dissocie entièrement de cette figure aliénée qu’elle appelle « la mariée », comme si elle racontait le destin d’une autre femme : « Voici la mariée qui bouge, poupée mécanique, appuyée au bras du mari, elle grimpe dans la voiture. » (K, 70) La métaphore de la poupée mécanique suggère que la narratrice se sent chosifiée par le mariage, d’autant plus que le couple se présente sous l’aspect de figurines, modèle fait sur mesure pour respecter les conventions sociales : « Le marié est en bois colorié. La mariée aussi, peinte en bleu. » (K, 70) En fin de compte, le mariage confine l’héroïne dans un rôle prédéterminé et la force à s’intégrer à des rouages sociaux aliénants.

Dans les premiers chapitres du récit, où l’héroïne se présente sous l’identité de Mme Rolland, la narration omnisciente est beaucoup plus marquée que dans le reste du roman. Si l’on considère que le récit est pris en charge par Mme Rolland, qui tantôt se parle à elle-même à la troisième personne, tantôt s’exprime à la première personne, on peut supposer que la narratrice amorce son récit à la troisième personne parce qu’elle « se sent aliénée par son rôle conformiste d’épouse de notaire [31]  ». Dès la première phrase, la narratrice établit une distance par rapport à elle-même comme si elle racontait objectivement l’histoire d’une étrangère : « L’été passa en entier. Mme Rolland, contre son habitude, ne quitta pas sa maison de la rue du Parloir. » (K, 7) La focalisation externe permet alors à l’héroïne de se représenter dans son cadre social et familial tout en faisant abstraction de sa vie intérieure. C’est plutôt lorsqu’elle revit son histoire d’amour avec George Nelson qu’elle parvient à affirmer sa subjectivité : « Je dis “je” et je suis une autre. Foulée aux pieds la défroque de Mme Rolland. Aux orties le corset de Mme Rolland. Au musée son masque de plâtre. » (K, 113) En se positionnant comme sujet à part entière, Élisabeth souhaite renouer avec l’essence de son être et se départir de tous les artifices, de tous les masques qu’elle doit arborer hypocritement pour respecter les conventions et les moeurs de bienséances de la société bourgeoise. Elle ne peut se réconcilier avec sa véritable personnalité qu’à travers le rêve d’un amour révolu qui lui a permis, un instant, d’être authentique. C’est cette « vraie vie […] sous le passé » (K, 102) qu’elle cherche à atteindre après avoir percé à jour son aliénation.

L’emploi de l’infinitif représente une autre stratégie formelle par laquelle la narratrice exprime son sentiment d’aliénation. Si le verbe à l’infinitif, comme on l’a vu, ne possède pas de valeur temporelle précise, il demeure également impersonnel, « hors de la subjectivité du locuteur [32]  » lorsqu’il est employé dans l’équivalent d’une phrase nominale dépourvue de sujet. Comme les propositions infinitives sans sujet défini par le contexte d’énonciation pullulent dans le récit, il semble que la narratrice tente de se distancier des événements, de se détacher de sa propre histoire. En effet, dans « les phrases verbales à l’infinitif ou nominales, sans sujet, […] s’efface la limite entre subjectivité et objectivité de l’énonciation [33]  ». Par exemple, les énoncés « Ne pas se laisser désarmer. Conserver vivaces tout amour et toute haine » (K, 195), sont fortement marqués par la dépersonnalisation, d’autant plus que le « je » est volontairement évacué au profit de la troisième personne du singulier. La narratrice semble ainsi vouloir se protéger de la trop grande violence de ses émotions. Que le verbe à l’infinitif ne soit pas conjugué signifie également que l’action énoncée ne peut jamais véritablement s’actualiser. La narratrice lutte bien inutilement contre les événements passés dont elle voudrait pouvoir changer le cours, mais qui demeurent immuables, à jamais figés dans le temps. Condamnée à la passivité, elle se sent impuissante face à ce destin déjà tout tracé. Selon le sociologue américain Melvin Seeman, « l’impuissance, qui est le sentiment de ne pas pouvoir contrôler les résultats de son activité, d’être dans l’incapacité d’agir sur son propre destin, d’avoir prise sur le cours des choses [34]  » constitue l’une des principales caractéristiques de l’aliénation. Le passage « Jouer la deuxième scène du médecin. Impossible de me dérober, de prétexter la fatigue » (K, 108) illustre ce sentiment qu’éprouve l’héroïne de n’avoir aucune prise sur le déroulement des événements, d’être impuissante face à ce destin qui la mène à nouveau vers une fin inéluctable.

Comme l’infinitif énonce l’idée d’une action ou d’un état, il devient en quelque sorte le temps de l’inaction ou encore de l’impossibilité d’agir sur le réel. Les actions exprimées à l’infinitif dépassent rarement l’état de désir, de souhait impossible à concrétiser, d’émotion vive ou d’aspiration soudaine. Ainsi, lorsque la narratrice énonce la proposition « Rejoindre mon amour, à l’autre bout du monde » (K, 9), elle exprime un désir obsédant mais irréalisable qu’elle lance comme un cri du coeur. C’est grâce à sa brièveté que l’infinitif peut transmettre spontanément une émotion « qui jaillit avant que la pensée ait eu le temps de se coordonner [35]  ». Impuissante à agir dans l’univers social, la narratrice ne peut donc exister que dans le tourbillon émotif produit par son discours. Celui-ci, hypertrophié par rapport à l’action du récit, lui permet d’exorciser ses démons intérieurs, lesquels ne doivent cependant jamais franchir le seuil de sa conscience.

L’aliénation de l’héroïne se manifeste également dans le récit par la présence du pronom « vous ». La voix imaginaire qui recourt à ce pronom, véritable témoin collectif comparable au choeur de la tragédie grecque, s’adresse à Mme Rolland d’un ton ironique et accusateur : « Coupable ! Coupable ! Madame Rolland vous êtes coupable ! » (K, 31) Tout se passe comme si Mme Rolland avait intériorisé dans sa conscience cette instance condamnatoire que représente la voix de la communauté. Comme l’indique Robert Harvey, « cette communauté accusatrice qu’Élisabeth porte en elle au niveau du langage fonde l’espace où s’enracine sa culpabilité [36]  ». Parce qu’elle a assimilé les interdits sociaux, la narratrice censure ses pensées, réfrène ses désirs et s’inflige un sentiment de culpabilité qui la condamne au silence et au repli sur soi. Cette voix intérieure qui la juge se transforme bientôt, grâce au processus du rêve, en un procès qui non seulement réactualise celui qui s’est déroulé vingt ans plus tôt, mais fait aussi resurgir la voix de la Vérité, celle d’Aurélie. Projection de la vie intérieure d’Élisabeth, cette voix force l’héroïne à se regarder en face et à reconnaître la part d’ombre qui sommeille en elle : « Je n’ai jamais été innocente. Ni Madame non plus. » (K, 61) « Nous sommes tous méchants comme la gale, Madame… » (K, 235) Cependant, le procès ne donne-t-il pas à Élisabeth la « possibilité de se défendre, voire d’à son tour porter un jugement [37]  » sur ce passé culpabilisant et sur les instances sociales qui l’ont alors condamnée, de la même façon qu’Anne Hébert pose un regard critique sur un certain passé historique du Québec en le mettant en scène dans son roman ? Anne Hébert cherche-t-elle, tout comme son héroïne, à « expliquer le présent malaise ressenti par ses compatriotes, en faisant le jour sur son passé, source de sa présente aliénation [38]  » ? Si tel est le cas, le recours à des stratégies langagières telles que le changement constant des personnes grammaticales et l’utilisation de l’infinitif aurait bel et bien une portée sociale.

Comme aucune oeuvre littéraire n’émerge du néant, le roman Kamouraska d’Anne Hébert s’inscrit nécessairement dans un contexte sociohistorique « qui le marque profondément de l’intérieur [39]  ». En tant que construction diégétique, énonciative et temporelle, il absorbe les conflits idéologiques présents dans le discours social des années 1960-1970, particulièrement ceux qui concernent le rapport au passé. Dans un premier temps, l’idéologie moderniste, qui conçoit le temps en fonction du progrès, préconise une rupture avec le passé de manière à modifier le paysage politique, culturel et littéraire. Ce désir de rupture s’exprime dans le roman tant par la fragmentation énonciative et temporelle du récit que par les changements d’état de conscience de l’héroïne et la manière dont elle nie son identité passée. En contrepartie, l’idéologie néonationaliste, qui envisage l’identité québécoise dans un temps de la continuité, est porteuse du désir nostalgique de retrouver dans le passé l’unité originelle de la collectivité. Cette nostalgie de l’unité perdue se manifeste dans le récit par des temps de verbes unificateurs, comme le présent et l’infinitif, et par la présence d’un « nous » fusionnel dans l’énonciation. Comme le propre de la littérature est de représenter le réel dans toutes ses nuances et d’en préserver les ambiguïtés, Kamouraska ne se limite ni à une pure exaltation des gestes héroïques du passé, ni au strict dénigrement des valeurs d’autrefois. À une époque où l’idéologie de la contestation domine le discours social, le fait d’établir un parallèle entre la révolte des personnages et celle des Patriotes indique que le passé est perçu comme un foyer de contestation nécessaire aux prises de conscience dans le présent. En même temps, la Rébellion des Patriotes se présente comme l’une des défaites historiques responsables de l’aliénation actuelle, que les idéologies du socialisme décolonisateur et du féminisme dénoncent dans le discours social des années soixante. Ces mécanismes de l’aliénation, que déclenche la révolte réprimée des amants, sont révélés dans le roman par l’autoréférence à la troisième personne, les verbes à l’infinitif et l’intégration d’une voix accusatrice dans l’énonciation.

En fin de compte, l’intérêt d’une telle lecture sociocritique provient de ce qu’elle tient compte des caractéristiques formelles du texte littéraire tout en les inscrivant dans une réflexion épistémologique plus large sur l’histoire et la mémoire. Comme il est publié à une époque charnière où la société québécoise subit des transformations majeures, la portée sociale du roman s’en trouve considérablement enrichie. Kamouraska effectue en quelque sorte la transition entre l’enthousiasme suscité par la grande entreprise de modernisation de la Révolution tranquille et la désillusion progressive qu’ont entraînée ces bouleversements, entre le rêve d’une harmonie collective mise de l’avant par l’idéologie nationaliste-marxiste et le culte de l’individualité s’accentuant avec l’avènement de la postmodernité. N’est-ce pas ce passage d’un mode de pensée collectiviste à une vision du monde individualiste qu’Anne Hébert met en scène dans Kamouraska, en présentant une figure féminine qui cherche à tout prix à affirmer son individualité, mais qui regrette ce temps archaïque où la fusion avec l’Autre fut un moment possible, comme une utopie qui désormais ne tiendrait plus la route ?