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Les chroniques et les billets signés par des femmes et publiés en recueil au cours des années 1930 prolongent une pratique d’écriture qui s’était répandue dans la foulée du succès des Chroniques du lundi [1] de Françoise (pseudonyme, attribué à Robertine Barry), puis des cinq recueils des Lettres de Fadette [2] (pseudonyme d’Henriette Dessaulles) au tournant du xxe siècle. Ces ouvrages avaient consacré cette pratique et fait émerger de nouvelles auteures, de même qu’ils avaient révélé, puis fidélisé, un public aux rendez-vous hebdomadaires dans la grande presse — public devenu ensuite complice de la pérennité des textes brefs sous forme de livre. Les modalités d’accès à l’écriture publique pour les femmes ont été transformées par cette pratique, qui a largement contribué à façonner l’acceptabilité, pour elles, d’une palette de rôles scripturaires difficiles à envisager auparavant [3].

Cet élargissement des possibles en matière d’écriture publique pour les femmes se percevait nettement dès les années 1920, alors que la chronique féminine et les billets ont continué à avoir du succès, et que, au même moment, des poètes étaient reconnues [4], des femmes signaient des pièces de théâtre, gagnaient des prix d’Action intellectuelle, publiaient des contes et légendes, écrivaient des romans, cessant ainsi de constituer des exceptions qui étonnaient par leur singularité pour former plutôt peu à peu des cohortes qui inscrivaient ces pratiques dans leur dimension à la fois collective et féminine. Le tout dans un contexte socioéconomique porté par une certaine prospérité [5], une modernisation des techniques et des valeurs, qui font souffler un vent de renouveau sur un marché éditorial où les éditions Édouard Garand alimentent le créneau populaire tandis qu’Albert Lévesque devient le premier éditeur professionnel de littérature générale.

Si la visibilité et la popularité des recueils de chroniques signés par des femmes au cours des années 1910 avaient permis à Lionel Groulx d’affirmer que « [c]hroniques [et] féminines [sont d]eux mots, qui, dans l’esprit de plusieurs, s’aggravent l’un l’autre [6] », une décennie plus tard, les critiques ne manqueront pas de saisir un nouveau souffle des femmes qui écrivent. Bien qu’Alfred DesRochers opte, dans Paragraphes [7], pour une approche individuelle, il se montre clairement à l’affût d’une modernité en plein essor dont la part féminine n’est pas à négliger, et consacre près de la moitié des chapitres de son ouvrage à des textes de femmes qui, d’une manière ou d’une autre, participent de cette modernité. C’est cependant Louis Dantin qui, dans une page de ses Gloses critiques, synthétise le plus efficacement ce renouveau et la façon dont les jeunes écrivaines y contribuent :

Et je n’ai rien soufflé d’un cortège de muses féminines qui ont récemment envahi nos clos réservés avec des allures conquérantes, et forcé l’attention par leur psychologie subtile et par les nuances fines dont elles font miroiter l’amour. Pour deviner qu’elles sont très jeunes, il suffit de savoir qu’elles ont pour doyenne Blanche Lamontagne, l’auteur connue d’hier d’estampes si fraîchement terriennes. Et elles sont jeunes avec ardeur, avec une belle naïveté ; et elles creusent sans repos leur coeur, certaines d’en exhumer un ruissellement de trésors. Jovette-Alice Bernier, Simone Routier, Alice Lemieux, Hélène Charbonneau, Éva Senécal, Marie Ratté, Marie-Rose Turcot, et d’autres, ont toutes ce caractère commun, mais elles gardent d’ailleurs leurs atomes individuels qui rendent leurs confidences distinctes et diverses. Elles s’ébattent comme elles peuvent dans l’alexandrin, dans la strophe, pas toujours avec sûreté mais du moins avec grâce, et souvent infusent à leurs mots l’intensité vive de leur songe. Cet élan féminin, presque féministe, imprimé à nos lettres n’est nullement à dédaigner et nous promet des richesses neuves. […] [O]n est bien forcé d’avouer que les monopoles masculins sont de plus en plus en péril [8].

Le constat de Dantin donne à voir une diversification, mais surtout une « littérarisation » de l’écriture des femmes — sans recours à un argument qui rendrait exceptionnel un cas singulier, comme cela avait pu être le cas pour Laure Conan, par exemple. Le critique relève en tout premier lieu les oeuvres appartenant aux « grands » genres littéraires que sont la poésie, l’essai et le roman, reléguant dans l’ombre la pratique de genres moins bien placés dans la hiérarchie littéraire, comme les chroniques et les billets, alors qu’ils avaient initialement incarné la voie d’accès au monde littéraire pour les femmes de lettres de la génération des Françoise (pseudonyme de Robertine Barry), Madeleine (pseudonyme d’Anne-Marie Gleason), Gaétane de Montreuil (pseudonyme de Georgina Bélanger) et Éva Circé, nées au cours des décennies 1860 et 1870.

De plus en plus minorisés sur le plan esthétique au sein d’un espace littéraire en pleine autonomisation, en concurrence avec un ensemble de pratiques estimées plus légitimes du point de vue littéraire, les chroniques et les billets continuent néanmoins, au début des années 1930, à se distinguer par un double ancrage, littéraire et médiatique, qui en fait le baromètre de transformations de l’espace socioculturel, du moins pour ce qui concerne les rapports qui lient le champ littéraire et le champ médiatique. C’est ce double ancrage qui en fait le prolongement des pratiques nées avec la page féminine des grands quotidiens, et c’est dans la mesure où cet équilibre est ébranlé qu’on peut estimer que les chroniques des années 1930 marquent la fin du cycle amorcé au tournant du xxe siècle. Cette fin de cycle est perceptible dans le fait qu’il s’agit du dernier moment où les chroniques peuvent encore parfois être considérées comme littéraires, mais aussi lorsqu’on constate qu’il s’agit d’un des derniers instants où la pratique de la chronique littéraire joue un rôle médiatique de premier plan dans l’économie culturelle féminine. Ce double déclassement, ou dépassement, contribue à souligner la fin d’un cycle littéraire et médiatique pour les femmes de lettres canadiennes-françaises, au moment même où la radio prend son essor et aura un impact déterminant sur leurs pratiques et leurs carrières.

Mettant à profit notre perspective particulière sur l’histoire littéraire des femmes, qui veut en quelque sorte retraduire le féminin en considérations liées aux trajectoires individuelles et collectives, au genre littéraire, à la configuration du champ littéraire, à l’acceptabilité et à la légitimité [9], le tout en accordant une importance particulière aux questions d’énonciation, à la scénographie, aux postures littéraires et à la filiation avec les salonnières et les pratiques épistolaires, nous croyons que cette esquisse d’analyse de quelques recueils phares contribuera à une histoire littéraire des femmes moins univoque et mieux intégrée à l’ensemble des préoccupations littéraires et culturelles de l’époque. Par ailleurs, l’ancrage médiatique de la chronique, même adaptée et transposée pour et par le support livresque, offre une vue inédite de la culture commune des années 1930, qui contribue à mieux saisir l’esprit d’une époque, au-delà des enjeux de littérarité auxquels, spontanément mais non naturellement, on accorde en général plus d’attention.

À cet égard, la considération des chroniques et des billets parus en recueil au cours des années 1930 montre les points de tension et de convergence entre diverses visions du monde et de l’écriture, de même qu’elle nous permet d’examiner à la loupe un croisement de thèmes, de procédés et de stratégies convergeant à un moment où le champ littéraire prend une tangente qui connaîtra son aboutissement à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Nous présenterons donc brièvement les chroniques des années 1920, avant de nous attarder au tournant des années 1930, et, plus particulièrement, à deux cas emblématiques qui semblent marquer à la fois la culmination et l’extension maximale du genre et de sa poétique. Enfin, nous tenterons de voir s’il est possible d’établir un lien entre la situation de la chronique au début des années 1930 et le fait que des mutations importantes contribuent alors à faire basculer l’univers sociolittéraire vers une nouvelle phase.

La transition des années 1920

De manière très générale, les chroniques et les chroniqueuses de journaux des années 1920 prolongent l’univers médiatique féminin qui s’était mis en place dans la foulée des pages féminines dirigées par Françoise, Gaétane de Montreuil et Madeleine. Elles s’inscrivent aussi souvent dans la filiation encore plus directe des Lettres de Fadette, chronique féminine emblématique de la décennie 1910. Toutefois, un balayage rapide des chroniques libres qui paraissent dans quelques quotidiens et hebdomadaires des années 1920 et 1930 permet de noter une présence accrue de termes révélant une sensibilité, réelle ou rhétorique, à la vie moderne, une attention croissante portée au monde en train de changer et aux icônes d’un « progrès » de plus en plus perçu comme une fuite en avant. Dès les années 1920, le quotidien Le Droit publiait ainsi des chroniques régulières sous des intitulés comme « Sur le tram » (1922), « Radio » (1925) et « L’automobilisme » (1926). Dimanche illustré y allait de même avec des chroniques telles que « Madame et son auto » (1928). Ce cadrage de la chronique en fonction des goûts du jour et l’obsolescence rapide des sujets qui se succèdent au rythme des innovations technologiques semblent entraîner, en contrepoids pour ainsi dire, une nostalgie du temps long, faisant osciller le propos des chroniques entre modernisation et humanisme intemporel, vitesse et suspension du temps.

Ce contrepoids nostalgique, perceptible mais discret dans les pages des journaux, est fortement accentué dans les recueils de chroniques — donc, par le support du livre — qui présentent une sélection où cette nostalgie domine, et se cristallise en une version humaniste, voire moraliste, des chroniques et des billets. Contrairement à la chronique libre et aux billets d’humeur qui avaient dominé au xixe siècle, et qui révélaient généralement le point de vue du chroniqueur par leur mordant et leur ironie, les billets des années 1920 et 1930 se font plus introspectifs, attentifs à la sensation intime du chroniqueur et, surtout, de la chroniqueuse, qui réfléchit à la place qu’elle occupe dans un monde de plus en plus fébrile.

Jovette-Alice Bernier, Yvonne Charette, Fleurette de Givre, Flor des Dunes, Ginevra (avec Geneviève, pseudonyme de Georgina Lefaivre), Jeanne Le Franc (pseudonyme de Marie-Anne Perreault), Lise (pseudonyme de Marie-Jeanne Phaneuf), Lisette (pseudonyme d’Aline Moffat), Marjolaine (pseudonyme de Justa Leclerc), Michelle Le Normand, Monique (pseudonyme d’Alice Pépin Benoît), Annette Saint-Amant sont les principales représentantes de cette tendance. Héritières de Fadette, Michelle Le Normand et Monique s’avèrent les billettistes les plus exemplaires des années 1920 et poursuivent pour l’essentiel la manière de leur aînée, tout en en accentuant certaines caractéristiques, au point qu’elles deviendront des marqueurs du genre. Dans leurs textes rassemblés dans Couleur du temps [10] et Brins d’herbe [11] s’impose ainsi un certain regard sur le monde, que soulignent tant l’utilisation de la première personne du singulier que les nombreux verbes qui font référence à l’action de regarder. Sur le plan thématique dominent les références au temps (évocation de moments du jour, allusions à la fuite du temps, tentative d’en suspendre le cours, memento mori, etc.) et l’attention aux petites choses et aux menus mystères de la vie. Le regard marquant l’instantanéité autant que la subjectivité, le temps mis en scène dans sa fluidité, et qui évoque la fuite en avant autant qu’il fait office de métonymie de tout ce qui nous dépasse, sont les piliers de la tension fondatrice sur laquelle repose la poétique de la chronique en recueil.

Ces billets incarnent ainsi parfaitement l’air du temps et formalisent un rapport au monde, celui qui met en valeur la volonté des individus de ménager un espace, un moment à soi, marqué par l’idée que la rationalité et la course au progrès n’expliquent pas tout. Arrimées à cette tension fondatrice, les allusions au geste d’écrire incarnent dans le présent de l’écriture cette soustraction à la course du monde et justifient, dans la poétique même du genre, les petits exercices de style, descriptions de la nature ou humbles tentatives de suggérer en quelques mots l’énigme de la condition humaine. C’est le plus souvent l’écriture du billet lui-même qui est évoquée, topos du genre, mais également celle d’un journal, d’une lettre, d’un carnet, genres associés à l’intime et avec lesquels les chroniqueuses semblent tout particulièrement à l’aise.

Le tournant des années 1930

Le début des années 1930 marque une fin de cycle pour cette forme de recueils de chroniques, avant que des transformations profondes ne surviennent, suggérant — et contribuant à — une reconfiguration de l’espace médiatique autant que de l’espace littéraire. Au nombre des vecteurs de continuité, les chroniques, lettres et billets demeurent populaires dans plusieurs journaux au cours des années 1930, et plusieurs sont signés par des femmes de lettres qui sont d’une remarquable assiduité depuis des décennies. Fadette continue à publier sa « Lettre » hebdomadaire dans les pages du Devoir jusqu’en 1946, Colette (pseudonyme d’Édouardine Lesage) signe chroniques et courrier dans La Presse jusque dans les années 1940, alors que Georgina Lefaivre (sous les pseudonymes de Ginevra et de Geneviève) fait de même au Soleil. Si quelques nouvelles venues apparaissent dans les grands quotidiens (Marjolaine à La Patrie, et Odette Oligny à La Presse), ce sont pour une bonne part les périodiques régionaux qui accueillent les nouvelles chroniqueuses qui feront leur marque, comme Françoise Gaudet-Smet à La Parole de Drummondville et à La Tribune de Sherbrooke, ainsi que Jovette-Alice Bernier et Éva Senécal à La Tribune de Sherbrooke.

La publication des recueils de chroniques connaît pour sa part un ralentissement dans le contexte de la crise économique qui suit le krach boursier de 1929, laquelle affecte d’ailleurs tout le milieu éditorial au cours de la première moitié des années 1930. Alors que la Bibliothèque de l’Action française (puis canadienne-française) avait dominé le marché du recueil au cours des années 1920, c’est l’éditeur Albert Lévesque [12] qui prépare l’entrée la plus remarquée de la chronique dans les années 1930, non seulement parce qu’il publie les deux recueils les plus importants, mais également parce qu’il crée une collection consacrée au genre, structurant ainsi, sur le plan éditorial, sa place au sein de l’espace littéraire. Parmi l’ensemble des collections qu’il crée afin d’orienter et de moderniser la littérature québécoise, la collection « Les chroniques », beaucoup moins visible que la très remarquée « Romans de la jeune génération [13] », présente, en condensé, les enjeux que soulève la présence de ce genre dans l’horizon littéraire des années 1930. Des trois ouvrages qui composent la collection [14], deux en particulier se posent comme emblématiques des tendances qui coexistent à ce moment au sein de la pratique de la chronique et révèlent une polarisation aussi nette qu’explicite.

Les chroniques et les billets intimistes des années 1920 avaient permis une certaine ouverture à la modernité en misant sur l’individu et en portant un contre-discours sur une société à la fois séduite par le « progrès » et inquiète devant son accélération. Cette critique restait rivée aux valeurs libérales dans une société où le conservatisme, s’il ne régnait pas en maître, n’en constituait pas moins un discours dominant au sein d’une grande partie de l’élite politique et cléricale. Singeant pour une bonne part la chronique intimiste, une chronique plus traditionnelle — sur le plan des valeurs et, dans une certaine mesure, sur le plan de l’écriture — va s’immiscer au sein de l’espace médiatique, à tout le moins hors de Montréal. Les deux recueils [15] de Ginevra (chroniqueuse au Soleil, à Québec), de même que ceux de Lisette [16] et d’Annette Saint-Amant [17], conservaient ainsi, quant à eux, une partie des attributs du billet intimiste, mais les infléchissaient, soit pour inscrire leurs chroniques au plus près de la vie pratique, soit pour tenter d’y transmettre une morale plus rigide. La quête d’un peu de recul pour mieux réfléchir à la course du monde se muait souvent, dans leur cas, en critique unilatérale du « progrès ». Dans leurs chroniques, l’intimité individuelle tendait à être cultivée avec moins d’ardeur, voire à être détournée au profit d’une idéologie conservatrice. L’art, sinon l’écriture, continuait néanmoins à constituer l’un des sujets privilégiés des chroniqueuses.

Dans cette veine plus pratique et traversée par une morale plus rigide, le recueil Derrière la scène [18], de Françoise Gaudet-Smet, dont une première édition a été publiée par l’imprimerie drummondvilloise La Parole en 1929, se démarque au début des années 1930 par la très abondante réception à laquelle il donne lieu et par un succès de vente qui constitue un indice assez sûr de sa conformité à l’esprit du temps [19]. Prônant dans une large mesure la modestie, la résignation et l’amour des petites choses de la vie, le tout abondamment saupoudré de nostalgie de l’enfance et du temps passé, le recueil de Gaudet-Smet mise sur des stratégies d’écriture typiques du genre. En tout premier lieu, il fait une utilisation intensive de ce que José-Luis Diaz [20] désigne comme des marqueurs de présence, et dont la fonction est d’humaniser la relation entre le journal et ses lecteurs et lectrices afin d’accroître la « performance communicationnelle » de la grande presse. Dès la dédicace, « À mes soeurs, les femmes de CHEZ NOUS, je dédie cordialement le recueil de ces billets écrits pour elles », les liens entre la chroniqueuse et les destinataires sont surinvestis, alors que la proximité et la cordialité renforcent l’idée d’une coprésence chaleureuse. D’entrée de jeu, l’acte d’écriture est motivé par le lectorat, teintant le projet d’écriture d’une utilité communicationnelle qui contraste avec l’expression de soi ou le travail esthétique.

Certaines stratégies de mise en discours des chroniques visent d’ailleurs à en désambiguïser l’interprétation, gommant ainsi une partie du potentiel poétique de la chronique et la façon dont elle campe une individualité résistant à la foule et au mouvement. Tant la préface du frère Marc-Antonin Lamarche [21] que l’utilisation marquée de l’impératif, l’abondance des mots d’ordre (qui inscrivent le discours dans l’action plutôt que dans la réflexion ou la critique), le recours à la majuscule pour évoquer des valeurs, l’abondance des points d’exclamation, de même que les allusions appuyées à la religion catholique, réduisent la place ménagée au jugement personnel et agissent comme les garde-fous de la moralité. Ces textes de Gaudet-Smet s’inscrivent en quelque sorte dans le prolongement de la chronique populaire de la première heure de la presse à grande diffusion, telle que l’inaugure, dans Le Petit Journal (créé en 1862), Timothée Trimm [22], dont les chroniques sollicitaient un lectorat plus populaire en aspirant à l’instruire.

Puisant également à la matrice des almanachs, les chroniques de Gaudet-Smet soulignent le temps cyclique des saisons, avec une forte présence des fêtes religieuses et des rituels en tous genres (noces, baptêmes, travaux de la ferme). Elles n’en constituent pas moins des mises en scène du passé récent, et, sur un axe synchronique, construisent un rapport au monde qui n’est pas sans rappeler les récits brefs régionalistes [23], dans une version féminisée des thèmes (le dé à coudre plutôt que les foins, par exemple). Dans la foulée, la présence d’allusions au folklore, de même que la volonté de refléter la sonorité de la langue orale québécoise, émaillent les chroniques et les placent en phase avec la volonté de préserver un certain héritage traditionnel, tendance qui culminera lors de la tenue du Deuxième Congrès de la langue française au Canada en 1937, au moment même où, paradoxalement, la modernisation bat son plein dans la société. Au croisement du médiatique et d’une vision traditionnelle de l’identité canadienne-française, les chroniques de Gaudet-Smet sont d’une certaine manière l’équivalent de La bonne chanson de l’abbé Gadbois dans le domaine de la chanson populaire : une tentative de mettre les moyens de communication modernes au service d’une société nationaliste ancrée dans la tradition [24].

Un bon nombre de ces chroniques, en s’ouvrant par une saynète ou un court dialogue dont la fonction s’apparente aux « injections de présence » évoquées plus haut, miment la conversation entendue au village, mais préfigurent déjà les sketchs radiophoniques, qui feront définitivement basculer la poétique médiatique du côté de l’oralité. Enfin, dans cette tension entre valeurs traditionnelles et modernisation assumée, la chroniqueuse, tout en faisant l’apologie d’un conservatisme certain en matière de féminité, prévoit des exceptions, dont l’auteure elle-même considère manifestement faire partie, c’est-à-dire « des femmes qui, appelées par vocation spéciale, forcées par les exigences de leur situation, devront sortir du cercle familial et répandre au-dehors les bienfaits de leur talent, de leur travail, de leur énergie [25] ».

À l’autre extrémité du spectre, mais émanant de la même matrice poétique et du même univers médiatique qui s’était mis en place dans le sillage des Lettres de Fadette, le recueil On vend le bonheur [26] de Jovette-Alice Bernier, publié un an après celui de Gaudet-Smet, suscite peu de commentaires et encore moins d’enthousiasme. Cette réaction pourrait bien être liée à la publication, la même année, de son roman La chair décevante [27], qui attire bien davantage l’attention, mais s’entoure d’une aura de scandale. Avec On vend le bonheur, Jovette-Alice Bernier pousse plus loin que les autres une certaine poétique du billet et met à profit la façon dont il permet de saisir l’instant furtif et de singulariser un regard sur le monde. S’y retrouvent d’entrée de jeu les mêmes préoccupations que celles de ses aînées billettistes au Devoir, le « je », le regard, la volonté de prendre du recul dans le temps ou dans l’espace, l’écriture, l’introspection, la tentative de suspendre le cours du temps, la quête du bonheur et l’interrogation sur la condition humaine.

Le recueil de Jovette-Alice Bernier est cependant dominé, encore bien plus que les autres, par la question du temps. La fugacité de l’instant, le cycle du jour, des saisons, les âges de la vie sont ainsi omniprésents et constituent la voie dominante pour formaliser le rapport de l’individu, transitoire et singulier, au monde, dans un temps long qui reste pour l’essentiel énigmatique, insaisissable, impénétrable. Si le recueil de Gaudet-Smet évoquait au passage un Sisyphe heureux au moyen d’une scène où des enfants jouent à la glissade, Jovette-Alice Bernier célèbre et capte frénétiquement, par l’écriture même de ses billets, la jeunesse qui se volatilise et le souvenir qu’elle laisse, l’émoi amoureux avant qu’il ne s’émousse, cette vie « âpre et farouche », dit-elle en citant la comtesse de Noailles, qui nous file entre les doigts et dont elle se réclame.

On vend le bonheur fait lui aussi un usage important de la fonction phatique et rappelle ainsi constamment la présence de ses destinataires dans le texte même des chroniques. C’est dans une large mesure en mimant la conversation que les destinataires sont convoqués, par de très fréquentes incises à la deuxième personne du pluriel. Ce n’est cependant pas tout à fait aux mêmes scènes ni à la même « vie » que celle décrite par Gaudet-Smet que Bernier convie inlassablement ses lecteurs. Le monde tel que le regard de la chroniqueuse le livre semble plus vaste chez Bernier, à la fois lointain et accessible, les textes faisant plus souvent que Smet allusion à des contrées éloignées. Mais il n’y a pas que l’ailleurs qui distingue les lieux évoqués dans les billets. Le monde urbain d’ici et d’ailleurs se taille une place dans l’imaginaire et est décrit à l’aide des mêmes procédés que les scènes champêtres et autres paysages naturels. Ainsi, des billets typiques s’inspirant d’un état de la nature (neige, pluie, soleil, froid, etc.) peuvent chez Bernier évoquer la vie urbaine, comme dans « Il vente léger » :

Je trouve une vie nouvelle, un prélude de renouveau dans les rues plus encombrées ; plus de vivacité sur les visages familiers et inconnus que je croise toujours aux mêmes heures. J’aime ce soir qui vient de loin, en pénombres indécises, en clartés voilées, avec l’imprécision qui s’étend et s’égare sur les êtres et les choses. La vie active : la vie pensante et matérielle interrompue aux bureaux et aux ateliers ; et la rue disperse par toute la ville l’âme du travail qui a tout le jour peiné, le besoin et le souci de vivre. […] J’aime de près suivre la face changeante de la cité qui travaille, qui s’amuse ou se repose.

OVB, 76-77

Outre ces scènes urbaines teintées de modernité, ce sont les marques d’une modernisation du style de vie et des valeurs qui s’immiscent dans les tableaux de Jovette-Alice Bernier : rues encombrées, visages familiers et inconnus, rythme de la journée caractéristique des travailleurs salariés, bureaux, ateliers, divertissement, etc. Le rituel des vacances, les progrès en matière de condition féminine, voire les allusions au divorce et à la fidélité dans le couple suggèrent quant à eux l’émergence de valeurs nouvelles.

Outre le fait que les thèmes de l’écriture et l’intertextualité tendent à y prendre de l’importance, le recueil se démarque surtout en poussant un cran plus loin la poétique du genre et en rassemblant les billets en sections plus structurées, discrètement thématisées par des épigraphes qui en suggèrent le contenu. Les textes sont ainsi regroupés par thèmes, genres ou émotions plutôt qu’encadrés par un titre explicite, ou tout simplement juxtaposés. La composition du recueil de même que les sentiments qu’expriment les chroniques s’apparentent à ceux, d’inspiration néoromantique, des recueils de poésie de l’auteure. Jovette-Alice Bernier en a d’ailleurs déjà publié deux au moment où paraît On vend le bonheur (Roulades… [28] en 1924 et Comme l’oiseau [29] en 1926), et ses recueils de poèmes ont bien davantage retenu l’attention que ses chroniques.

Derrière la scène et On vend le bonheur sont exemplaires de deux tendances issues de la même matrice, mais qui se rejoignent autant qu’elles s’opposent au début des années 1930, mettant sous tension les aspects traditionnels et modernes du genre. La première tendance connaît son apogée avec la parution de Derrière la scène, du moins si l’on considère à la fois le texte, la popularité de son auteure et l’abondante réception critique à laquelle l’ouvrage donne lieu. Tant ce recueil précis que ceux qu’il prolonge et ceux auxquels il servira de modèle se révèlent une sorte de croisement entre la chronique féminine et les récits régionalistes en recueil comme « Le vieux hangar [30] » de Camille Roy ou les Rapaillages [31] de Lionel Groulx, qui ont dominé le pôle littéraire régionaliste au cours des premières décennies du xxe siècle. Figure médiatique importante des années 1930, Françoise Gaudet-Smet s’inscrit ensuite résolument dans l’espace médiatique. Elle fonde en 1938 la revue féminine rurale Paysana, d’où elle continue à façonner un univers littéraire féminin à la fois ancré dans la vie rurale québécoise et en phase avec la modernité médiatique. C’est dans Paysana que seront publiées, à l’instigation de Gaudet-Smet, les premières oeuvres de Germaine Guèvremont, soit le feuilleton Tu seras journaliste [32] et les premières versions des nouvelles qui formeront le recueil En pleine terre [33]. Gaudet-Smet animera ensuite plusieurs émissions à la radio, puis à la télévision.

La seconde tendance, que condense ici le recueil de Jovette-Alice Bernier mais qui se prolonge par ailleurs dans son roman La chair décevante puis dans son écriture radiophonique, est résolument moderne et concilie projet d’écriture, logique médiatique et modernité tant littéraire que socioculturelle. On peut considérer qu’elle poursuit, en l’adaptant à un nouvel univers sociomédiatique, la pratique de Françoise et de Madeleine, chroniqueuses à La Patrie au tournant du xxe siècle, mais aussi nouvellistes et dramaturges qui savaient composer avec les contraintes et les possibilités de leurs différentes tribunes, manier le contre-discours, faire converger la caisse de résonance médiatique et leurs ambitions littéraires pour ainsi forger leur acceptabilité de femmes de lettres dans l’espace public. La trajectoire de Jovette-Alice Bernier est, à cet égard, d’une richesse dont on n’a pas encore complètement assimilé les répercussions. La compréhension de la trajectoire de Bernier, qui passe de la poésie à la chronique, puis du roman à l’écriture radiophonique, est encore très morcelée et posait jusqu’à tout récemment de nombreux problèmes de sources. Les travaux en cours au sein d’équipes multidisciplinaires [34] contribuent aujourd’hui à permettre de mieux comprendre la singularité et l’importance d’un parcours aussi inhabituel.

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Je souhaite clore ce bref parcours en évoquant non plus les différences, mais bien l’univers médiatico-littéraire commun aux deux recueils, de même que le caractère transitoire de la publication de recueils de chroniques pour les deux écrivaines. C’est par ces deux caractéristiques que nous pouvons tenter de voir en quoi les recueils sont représentatifs de la culture commune de l’époque et de mieux circonscrire les contours de l’acceptabilité des pratiques d’écriture des femmes. Ce n’est donc pas tant la poétique propre aux deux auteures qui m’intéresse ici que le fait que, tout opposées qu’elles soient sur le plan des valeurs, du rapport au monde et des moyens d’en rendre compte par l’écriture, ces deux tendances cohabitent, convergent, puisent au même imaginaire médiatique, à des procédés semblables, pour révéler quelque chose comme une posture d’écriture collective qui incarne l’esprit d’une époque tout autant qu’un instantané des conditions auxquelles l’écriture publique des femmes est acceptée et acceptable.

Alors que les plus moralistes et les plus régionalistes tirent le billet vers l’apologie de la vie rurale, du passé, vers le temps cyclique des saisons ou de la maternité, du quotidien et des travaux, et que les plus modernes en font un exercice de style poétique, s’imprègnent de métaphysique et d’humanisme, problématisent par ces billets la modernité même au sein de laquelle les auteures de l’époque évoluent, ces recueils incarnent, chacun à sa manière, au début des années 1930, la voie la plus attendue des femmes de lettres qui souhaitent à la fois gagner leur vie par l’écriture et exercer une certaine influence — ce qui implique une capacité à se faire accepter comme modèle féminin public. Dans les deux cas, cette acceptabilité, encore au début des années 1930, s’établit par une publication dans les pages du journal avant d’être consacrée par la publication des chroniques en recueil. Au fur et à mesure que la décennie avancera, le filon régionaliste féminin se répandra au sein des périodiques régionaux, dans une revue comme Paysana, dans les pages féminines du Bulletin des agriculteurs qu’anime Alice Ber (pseudonyme de Jeanne Grisé-Allard), voire dans l’Almanach de la langue française. La femme canadienne-française [35] que conçoit Albert Lévesque. Quant au filon moderniste, c’est bientôt l’écriture de fiction radiophonique que ses praticiennes investiront, retraduisant, convertissant et pétrissant cette modernité et les moyens de la rendre consensuelle, ne serait-ce qu’en partie, tout en réalisant leurs ambitions littéraires [36]. La carrière médiatique généraliste, qui trouve ses racines dans la figure de la salonnière et se déploie dans le rôle de chroniqueuse ou d’animatrice dans les années 1930, se sépare ainsi nettement de l’écriture de fiction, même médiatique, qui devient une spécialisation.