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Comment parler de l’Amérique aujourd’hui sans emprunter les mots des autres, sans recourir à des évidences et à des lieux communs si éculés qu’ils ne disent plus que leur propre vacuité ? Des grands espaces indomptés aux forêts sauvages, des routes secondaires aux motels isolés, des drive-in aux banlieues-dortoirs, l’Amérique semble se résumer à quelques images publicitaires issues d’un proche passé. Si l’Amérique n’existe pas, c’est parce qu’elle existe trop, c’est parce qu’on s’est acharné à la figer en des poses impossibles, grimaçantes, où se conjuguent trop souvent fantasmes de refondation et surenchère consumériste. Dans Intérieurs du Nouveau Monde, paru il y a près de quinze ans déjà, Pierre Nepveu s’en prenait à la notion d’américanité qui « a trop souvent signifié (et signifie de moins en moins, heureusement) une immense ignorance de l’Amérique et sa réduction à des valeurs stéréotypées [1] ». Il s’attachait plutôt aux « autres manières d’être dans le Nouveau Monde [2] », plus intérieures et subjectives qu’héroïques. Les deux ouvrages que je commenterai dans cette chronique présentent des manières autres d’être, et de ne pas être, dans le Nouveau Monde. L’on pourrait même aller jusqu’à dire que, pour Samuel Archibald et Catherine Mavrikakis, l’Amérique n’existe peut-être pas.

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Je me suis d’emblée interrogée sur le choix de l’appellation générique imprimée sur la couverture d’Arvida [3] de Samuel Archibald. « Histoires » au pluriel… Ce mot annonçait-il que les textes réunis en recueil entretiendraient un quelconque rapport avec le référent, la vérité historique ; en un mot, le réel ? Ou traduisait-il au contraire le caractère fabriqué, invraisemblable, desdits textes ? La réponse, nous apprend « Madeleines », la dernière histoire du recueil, se situe dans l’entre-deux, entre fidélité au référent et invention de fictions, entre brefs récits de filiation, souvenirs remémorés, historiettes au sens bien ferronien du terme, et contes cruels inspirés en partie par le lieu de naissance de l’auteur. Le livre rassemble, selon le narrateur du dernier fragment,

[d]es histoires d’Arvida et d’ailleurs. […] Des histoires vraies que j’écrirais sans demander la permission ni changer les noms, en donnant les dates et le nom des rues. Des histoires abominables que je ne raconterais jamais sauf à les transposer à l’autre bout du monde ou à les déguiser sous une langue étrangère

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Des histoires, donc, non pas seulement venues du cru, mais campées ailleurs, aux confins de l’Amérique, dans une ville surréelle du Japon, à Paris et, bien sûr, à Arvida.

On a beaucoup insisté sur la régionalité du livre de Samuel Archibald. N’y aurait-il pas lieu de s’interroger sur le retour de l’arrière-pays et d’un certain folklore dans la littérature québécoise ? Les contes de Fred Pellerin, les oeuvres de Nicolas Dickner, de Louis Hamelin, de Lise Tremblay, de Jean-François Beauchemin et de Samuel Archibald seront cités pêle-mêle, comme si le seul fait d’écrire sur un autre lieu que Montréal constituait une innovation thématique ou une signature stylistique [4]. Si le renvoi de productions culturelles aussi différentes à la même vulgate a de quoi étonner, l’idée d’associer Arvida à une sorte de folk littérature me semble tout aussi discutable. Arvida, la ville historique, la vraie, n’a rien de folklorique. Bien au contraire, elle est absolument moderne. Imaginée par Arthur Vining Davis dans les années 1920, tout récemment donc, elle est chez Archibald le berceau et le tombeau des rêves d’une certaine Amérique : « cette ville modèle était la petite utopie d’un milliardaire philanthrope, montée de toutes pièces au beau milieu de nulle part » (208). Mais de quelle Amérique est-il question dans Arvida ? Non pas du Nouveau Monde fantasmé en paysages infinis, à la nature abondante et généreuse, mais de l’Amérique des May West, du hockey, des Ski-Doo, des gros chars états-uniens — Ford Galaxie, Thunderbird — et des forêts trouées par des bûcherons besogneux. L’Amérique « est une mauvaise idée qui a fait du chemin. […] [L]’Amérique est une mauvaise idée qui a fait beaucoup de chemins » (25). À la lecture de ce passage, difficile de ne pas imaginer une cartographie américaine désordonnée, striée de routes aussi emmêlées que les crins d’un écheveau. Une Amérique bordélique, « pleine de routes perdues et d’endroits qui ne veulent pas vraiment qu’on s’y rende » (25), une terre habitée par des fous, ira jusqu’à affirmer le narrateur de l’histoire intitulée « Antigonish ».

Et il me semble que c’est à cette folie de l’Amérique que s’attache Samuel Archibald. « Folie » peut ici se lire de diverses manières : maladie mentale, délire certes, mais surtout manque de jugement, de bon sens, déraison, bizarrerie et perte de contrôle. Les personnages mis en scène par l’auteur sont des originaux, parfois même des détraqués pour citer allusivement Louis Fréchette, bien plus que de véritables marginaux. Certaines des histoires, « Mon père et Proust », « América », « Les derniers-nés », « Foyers des loisirs et de l’oubli », entre autres, mettent en scène des voyous ordinaires, petits voleurs, escrocs du dimanche, derniers-nés abonnés aux jobines, mais tous personnages à part entière, et non corps étrangers, de la société d’Arvida. Les phrases qui ouvrent le recueil, « Ma grand-mère la mère de mon père disait souvent : — Y a pas de voleurs à Arvida » (11), modulées au fil des histoires (207, 301), constituent bien sûr un déni de la réalité, mais aussi l’aveu — diffus, inconscient sans doute — de l’accueil ou de l’absorption des déviances par la communauté, voire d’une sorte de solidarité tacite avec ceux qui détraquent volontairement ou non l’ordre public. Les récits d’Archibald laissent d’ailleurs une grande place aux détraquages de toutes sortes : mauvais plans, idées saugrenues, lourds secrets de famille, phénomènes surnaturels se succèdent et tendent à exacerber l’étrangeté du réel et des lieux familiers.

Le fantastique et l’horreur contribuent eux aussi à détraquer le quotidien et les paysages familiers. Le réel est inconnaissable, semble nous dire l’auteur d’Arvida. Samuel Archibald, on l’a souvent souligné dans les articles et les comptes rendus consacrés à son livre, se revendique à la fois de Proust, de la culture populaire, de Stephen King. Si les phénomènes surnaturels se multiplient dans Arvida, notamment dans les histoires « Cryptozoologie », « Le miroir dans le miroir » et « Chaque maison double et duelle », c’est une sorte de cruauté perverse — liée entre autres aux tabous sexuels et à l’automutilation féminine — qui affleure dans les histoires les plus violentes du recueil. On songera d’emblée à « Jigai », campée dans le village japonais de Rausu. L’histoire de Mikasa-sensei, « venue de l’autre bout du monde avec des cailloux dans les poches » (165), et de sa jeune protégée Reiko joue avec les limites du dicible, offre des descriptions quasi sadiques des actes d’automutilation auxquels se livrent les deux femmes. Mais au-delà du choc provoqué par l’évocation d’un tel sujet, force est de reconnaître la cohérence, le souci du détail, la précision du style — affûté, terrible — de cette histoire et l’orchestration habile des voix narratives. Récit d’une forme de solidarité mortifère entre femmes, « Jigai » relate la vengeance de celles qui osent se soustraire à la société des hommes en mutilant leurs corps.

S’il y a un fil qui relie toutes les histoires d’Arvida, ce serait sans doute l’idée de la transmission d’une mémoire, intime et collective. Dans « Madeleines », la dernière histoire du recueil, le narrateur pense « à un million d’affaires, mais surtout à Mado elle-même, à son odeur, à sa voix, à son sourire et à ses yeux minuscules sous les verres épais. Avec ces souvenirs sont venus les souvenirs de dizaines d’histoires [qu’il pourrait] raconter, d’une façon ou d’une autre, ou n’importe comment s’il le fallait » (314).

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Dire du dernier roman de Catherine Mavrikakis qu’il se présente comme une fable sur l’Amérique tient de l’évidence. Les derniers jours de Smokey Nelson [5] se penche en effet sur les parcours de quatre personnages états-uniens, tous liés à des meurtres sordides commis à Atlanta en 1989. Sydney Blanchard, jadis accusé à tort d’avoir commis le crime, Pearl Watanabe, témoin étrangement épargné par le meurtrier, Ray Ryan, père d’une des victimes, et Smokey Nelson, en attente de l’exécution de sa sentence de mort, forment malgré eux une sorte de famille secrètement unie par un même événement. Les neuf premiers chapitres du roman épousent tour à tour les points de vue de Sydney, de Pearl et de Ray. Le dixième et dernier chapitre, quant à lui, relate en une narration omnisciente les dernières heures du condamné à mort. Remarquablement construit, le roman ne cesse de rejouer — sur le mode de l’évocation, de l’allusion — la terrible soirée du 20 octobre 1989, moment de basculement, point de non-retour pour les quatre personnages du récit. Rappelons que Le ciel de Bay City, le roman précédent de l’auteure, s’organisait aussi autour d’une date fatidique, celle de l’incendie de la maison de tôle le 1er juillet 1979. Dans les deux romans, les dates sont des symptômes, renvoient à des moments traumatiques et sacrificiels qui ne passent pas, qui obsèdent ceux qui restent. Sydney, Pearl, Ray et Smokey, comme la Amy du Ciel de Bay City, sont des survivants au sens strict.

Fable sur l’Amérique peut-être, mais fable sur la loi d’une Amérique qui ose disposer des vies humaines pour assouvir sa soif de vengeance, le roman est dédié à « ceux et celles qui meurent assassinés par les gouvernements de nombreux États d’Amérique » (9). Sans donner dans le moralisme, le roman parvient néanmoins à exposer l’absurdité d’un système judiciaire qui ne libère ou n’allège personne. La question que pose le roman, s’il en est une, pourrait bien se formuler comme suit : est-il encore possible de croire en la loi de l’Amérique ? Le seul personnage qui semble y souscrire un tant soit peu, Ray Ryan, est littéralement habité par la voix de Dieu :

Le soleil se lève aujourd’hui, Ray. Et cette aube, mon fils, célèbre le dernier jour pour les impunis. Demain matin, à cette heure-ci, tu le sais, l’impie sera mort. Le royaume des vivants sera expurgé du mal qu’il abrite depuis si longtemps. J’en ai décidé ainsi… Les hommes ne peuvent rien changer à cela. Ils ont toujours été bien impuissants devant moi. Et ils le resteront. Que ma volonté soit faite !

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Manichéenne, rompue à la loi du plus fort, dessinant des frontières entre le nous et les autres, raciste, consumériste, vengeresse, la morale de Ray Ryan apparaît comme une caricature du modèle républicain. God is an American after all, semble nous dire, non sans ironie, l’auteure des Derniers jours de Smokey Nelson. La voix de Dieu devient ainsi logiquement la voix d’une certaine Amérique et se prête à des dénonciations et à des jugements sans appel. Curieusement, c’est dans ce rôle contre nature — qui peut prétendre comprendre Dieu ? — qu’excelle Catherine Mavrikakis. Ray Ryan se distingue nettement de Sydney Blanchard, fort en gueule et gouailleur comme plusieurs autres personnages de Mavrikakis, et de la discrète Pearl Watanabe. Les chapitres consacrés à cette dernière sont sans doute moins captivants que les autres, mais ils n’en demeurent pas moins essentiels au déploiement de l’action. Dans le monde trop bien réglé de Pearl, le désir, « espoir fou » (153), est à jamais associé à la personne de Smokey Nelson.

Il me faut dire quelques mots sur le personnage le plus spectral du roman, Smokey Nelson. Au coeur de toutes les intrigues, hantant les consciences des autres protagonistes, il est aussi paradoxalement le plus difficile d’accès. Le dernier chapitre du roman s’attache à ses dernières heures, les relate dans un style descriptif qui ne dévoile que par petites touches ses sentiments intimes. L’intériorité du condamné à mort nous est en partie voilée. En attente d’une fin qui est le seul avenir possible, Smokey Nelson « contempl[e] le présent avec voracité » (279), s’attache à des détails futiles, la météo, la température ambiante, le dernier repas. Loin de donner dans le pathos, il affiche même une sorte de distance ironique à l’égard de son propre destin : « Smokey savait qu’il restait peu à un homme comme lui. Il lui restait un steak à savourer, le rire et une certaine façon de ne pas avoir peur de la mort. » (283) Comme dans ses romans précédents, Catherine Mavrikakis s’amuse à détourner les syntagmes figés et les bons sentiments plus qu’à les renverser. Son Amérique n’est jamais là où on l’attend. Ni ange ni démon, son condamné à mort ne s’explique jamais, ne se justifie pas. Il n’est qu’attente.