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Les deux romans commentés dans cette chronique ont peu de points en commun. Le premier est campé dans une forêt située à des kilomètres de Montréal, met en scène des vieillards isolés du reste du monde et revisite la petite histoire du nord de l’Ontario. Le second est résolument urbain, attaché à des personnages sombres et marginaux. Aussi différents soient-ils, les deux romans explorent des « ailleurs improbables [1] », offrent de singulières poétiques des lieux, dépassent le concret pour embrasser l’univers de la fable, parviennent à inventer des espaces neufs, insoupçonnés.

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Il pleuvait des oiseaux de Jocelyne Saucier est paru au début de l’année 2011. Il a reçu depuis une réception critique très favorable et a été lauréat de plusieurs prix prestigieux, dont le Prix des Cinq Continents de la Francophonie. Dans le prologue du roman, qui emprunte la forme cryptée de l’oracle, la narration omnisciente annonce une histoire difficile à croire, quasi trop belle pour être vraie :

Où il sera question de grands disparus, d’un pacte de mort qui donne son sel à la vie, du puissant appel de la forêt et de l’amour qui donne aussi son prix à la vie. L’histoire est peu probable, mais puisqu’il y a eu des témoins, il ne faut pas refuser d’y croire. On se priverait de ces ailleurs improbables qui donnent asile à des êtres uniques.

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Le roman se place d’emblée du côté de la puissance des sentiments, de la loyauté à toute épreuve et de l’amour, comme s’il s’agissait de redonner leurs lettres de noblesse à des thèmes universels négligés ou explorés sur un mode dysphorique dans la littérature contemporaine. Les personnages mis en scène par Jocelyne Saucier sont en effet plus grands que nature, sorte de héros épiques, figures issues d’un imaginaire ancien, transplantés dans une forêt du nord de l’Ontario. C’est sans doute ce qui explique, en partie du moins, le succès du roman. Sans se détacher complètement des courants dominants de la littérature québécoise contemporaine, Il pleuvait des oiseaux renoue avec une sorte de confiance en la nature humaine. Cette confiance ramène à la beauté, voire à la vérité, d’amitiés nouées en dehors de toute contrainte sociale.

Comme le précise le prologue, c’est dans un ailleurs improbable qu’évoluent les personnages de Jocelyne Saucier. Réfugiés dans leur forêt impénétrable, à des kilomètres de toute civilisation, trois hommes vieillissants, presque centenaires, ont choisi de vivre leurs dernières années selon leurs seuls désirs. Charlie, le trappeur de fin de semaine, Tom, jadis passeur d’or, et Ted, l’un des derniers survivants des Grands Feux qui ont dévasté le nord de l’Ontario au début du xxe siècle, forment une communauté quasi insulaire. Loin des maisons de retraite qui imposent un morne quotidien, ils ont renoncé à leurs anciennes identités, à leurs statuts, à leurs vies de famille pour se préparer à une mort digne. Ils ont même signé un pacte de mort, « simplement la parole donnée de l’un à l’autre que rien ne serait fait pour empêcher ce qui devait être fait si l’un devenait malade au point de ne pouvoir marcher, s’il devenait un poids pour lui-même et les autres » (35). Ils sont protégés par Bruno et Steve, singuliers locataires d’un hôtel très peu fréquenté. Peu de temps après la mort de Ted, « mort de sa mort » (35), la petite communauté se reforme autour de deux autres personnages, soit une photographe fascinée par les témoignages concernant les Grands Feux et, surtout, Marie Desneiges, la tante en fuite de Bruno. Après avoir passé soixante-dix années dans un hôpital psychiatrique, cette dernière connaîtra enfin le bonheur. Elle sera accueillie par la petite communauté, nouera même une touchante histoire d’amour avec Charlie :

On s’habitua à les voir ensemble. Quand elle n’était pas chez lui, il était chez elle ou bien ils allaient ensemble dans la neige épaisse observer les signes d’un printemps qui tardait à venir. Elle, si menue et si fragile, petit oiseau toujours sur le point d’être emporté par un vent de panique, et lui, massif, si lourd et si lent, un bloc de granit que rien ne semblait pouvoir ébranler.

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En accordant de nouvelles vies à ses personnages, Jocelyne Saucier s’attache à détourner plusieurs lieux communs sur la vieillesse. Ses vieillards n’ont rien à envier aux jeunes qui les entourent : libres, insoucieux des convenances, ils se sont construit un univers à leur mesure où les contraintes ont été effacées. Mieux, ils arrivent enfin à vivre hors du temps social. Leurs jours ne sont plus ponctués de rituels artificiels, mais respectent le rythme des saisons et la lenteur de la nature.

Au présent des vieillards se superpose l’histoire des Grands Feux. Par l’entremise de retours en arrière, l’auteure exhume les principaux événements qui ont jalonné ce moment traumatique de l’histoire ontarienne. Le destin de Ted, ou Ed Boychuck, « figure énigmatique du Grand Feu » (71), est intimement lié à la chronique historique. Silhouette fantomatique, spectre hantant la communauté des vieillards, il permet la rencontre du passé et du présent. Presque tous les témoignages recueillis par la photographe évoquent la présence d’un jeune homme de quatorze ans devenu aveugle après avoir subi l’assaut des flammes. Seul survivant de sa famille, il aurait erré pendant des jours sur les terres dévastées, traversant différents villages, croisant plusieurs témoins : « [l]’image est restée, un garçon aveugle marchant dans les décombres fumants, elle a alimenté les récits, hanté l’imaginaire des survivants, c’est l’image fondatrice de la légende Boychuck » (77). Les pages consacrées au parcours lazaréen du jeune Boychuck sont parmi les plus belles du roman : entre la fulgurance des paysages ravagés par le feu et l’obstination incompréhensible du jeune homme, elles empruntent autant à la fable qu’à l’Histoire.

De tels partis pris narratifs peuvent a priori sembler simples et naïfs, bon enfant à souhait. Si certains passages flirtent avec les bons sentiments, l’essentiel du roman parvient à contourner ce piège en préservant le caractère sauvage et indomptable des lieux et des personnages. L’on sent en effet qu’un réel travail d’écriture sous-tend l’ouvrage de Jocelyne Saucier. L’écriture est classique et maîtrisée, les descriptions sont à la fois sobres et imagées, la narration alterne entre focalisation externe et interne, omniscience et subjectivité. Seul le dénouement, sorte de happy end convenu, déçoit. On aurait préféré une fin moins prévisible, à l’image des tableaux peints par le défunt Ed Boychuck, « éclats de couleur vive sous un voile de fumée » (117), sombres et lumineux à la fois.

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Griffintown [2] de Marie Hélène Poitras dessine une nouvelle cartographie montréalaise. Plutôt que de s’attacher à la traditionnelle opposition entre l’est francophone ouvrier et l’ouest anglophone bourgeois, l’auteure crée un Far Ouest improbable — pourtant inspiré d’une certaine réalité — qui évolue en marge de la ville. Avec « ses gratte-ciel, son agitation, […] l’éclosion des promesses du nouveau millénaire, la vie moderne qui bat tout autour avec force et fracas » (71), Montréal existe pour ainsi dire en périphérie de Griffintown. Dès les premières pages du roman, une frontière nette est ainsi tracée entre deux mondes qui, tout au long du récit, communiquent très peu : Griffintown, quartier industriel développé autour du Canal Lachine, jadis peuplé d’Irlandais, devient chez Marie Hélène Poitras le territoire des hommes de chevaux pour qui l’écurie de Paul Despatie est « le cabaret de la dernière chance » (17). La référence au mythe américain de la frontière n’est pas fortuite ; le roman tout entier reprend les codes, les figures et les emblèmes des films western. Tout y est : le cowboy solitaire et mystérieux à travers qui « la justice peut régner à Griffintown » (19), le palefrenier bourru, la jeune fille, les malfrats infiltrés dans le petit milieu des cochers, les désespérés en fuite, le bordel reconverti en saloon, les avis de recherche, les duels et, bien sûr, « l’enchevêtrement de brindilles et de plumes collées de suif virevolt[ant] comme un fantôme » (188).

À l’instar de tout bon western, ce ne sont pas tant les événements et les actions extérieurs qui y importent, mais bien la quête quasi spirituelle de personnages à la recherche d’une quelconque vérité, que cette dernière se trouve dans les paradis artificiels, l’amour ou la redécouverte de soi. Ces êtres désespérés évoluent dans un lieu qui n’a rien à voir avec les déserts de l’Arizona, mais qui se révèle tout aussi inhospitalier que ceux-ci. Les pages les plus réussies du roman racontent et cartographient un lieu, offrent des descriptions de l’écurie et de ses alentours, se posent sur ce « paysage désolé, traversé de collines de rouille où subsiste, par strates et dans un silence condamné, toute une généalogie d’objets obsolètes » (13). Grâce à des notations furtives, l’auteure parvient à saisir les images d’un monde en déshérence, momentanément oublié par « ceux de la ville » qui redécouvriront trop vite son potentiel économique. Récit de la frontière, Griffintown relate une autre conquête de l’ouest, menée par les promoteurs immobiliers qui réussiront à chasser la faune indésirable du Far Ouest montréalais.

Marie Hélène Poitras a choisi de construire son récit autour du meurtre de Paul Despatie, le propriétaire de l’écurie, mais elle n’accorde qu’un rôle très secondaire à l’enquête menant à la traque du meurtrier. Lui importent davantage les différents parcours de ses personnages romanesques. Elle esquisse d’ailleurs leurs portraits avec force détails par l’entremise de microrécits précédés de sous-titres et intégrés à la trame principale. Du « cheval fondateur » à la « Rose au cou cassé », en passant par les « Errances du cowboy solitaire », ces vignettes racontent les légendes, le passé et le devenir des personnages principaux. S’il contribue à éclaircir l’intrigue, le procédé devient rapidement mécanique. En exhumant les secrets de ses personnages, l’auteure confère une cohérence surfaite à son roman. Les fils sont trop bien noués, les traumatismes trop bien expliqués, les manies et les failles trop bien justifiées. Le vilain Evan « a les mains tachées de sang et le visage tatoué de larmes » (103), le cowboy solitaire « éprouv[e] en permanence le sentiment d’être importun et inconvenant » (160), la jeune fille n’aimait pas la culture western avant de pénétrer en transfuge le monde des cochers. En s’attachant à des personnages aussi stéréotypés, la narration plutôt conventionnelle se rapproche dangereusement de la caricature. Difficile dès lors d’adhérer complètement à la logique romanesque de ce Griffintown qui hésite entre le roman réaliste et la fable, ne parvenant que trop rarement à étonner son lecteur.

Malgré la gravité des sujets abordés, l’écriture donne dans la légèreté. La rupture amoureuse, le suicide, le duel mortel, les sombres destins des marginaux échoués à Griffintown sont traités avec une sorte de distance bon enfant et présentés de manière synthétique, pour ne pas dire expéditive. La langue et le style de Griffintown se prêtent peut-être mieux au genre de la nouvelle, exploré dans le précédent ouvrage de l’auteure, La mort de Mignonne et autres histoires, paru en 2005. Griffintown s’inscrit dans le prolongement de ce recueil, dont la nouvelle titre porte aussi sur l’univers des cochers, mais reste un peu à la surface du Far Ouest montréalais, comme s’il était malaisé de transposer en terre québécoise les codes du western états-unien.