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L’importance de la question de la langue d’écriture dans les littératures francophones est sans doute le trait commun le plus remarquable de ces littératures. Lise Gauvin a regroupé ces questions autour du concept très fécond de « surconscience linguistique », qu’elle définit ainsi :

Surconscience, c’est-à-dire conscience de la langue comme lieu de réflexion privilégié, comme territoire imaginaire à la fois ouvert et contraint. Écrire devient alors un véritable « acte de langage », car le choix de telle ou telle langue d’écriture est révélateur d’un « procès » littéraire plus important que les procédés mis en jeu. La surconscience renvoie ainsi à un sentiment de la langue, une pensée de la langue et un imaginaire de la langue [2].

Jean-Marie Klinkenberg, pour sa part, considère l’insécurité linguistique comme « une des conditions de la production des littératures francophones [3] ». Enfin, François Paré dans son essai Les littératures de l’exiguïté écrit ceci :

Parlons de la langue. N’est-elle pas partout, dans le discours des peuples dominés linguistiquement, le point de rassemblement ? La littérature québécoise serait-elle si rigoureusement institutionnalisée et si prolifique, n’eût été cette question de la langue, fragile, menacée, sacrifiée ? La langue, dans les limites des discours de l’exiguïté, est incontournable [4].

S’il en est ainsi pour les littératures francophones, comment pourrait-il en être autrement pour la plus exiguë d’entre elles, la littérature acadienne ?

Itinéraire

L’Acadie tient du drame qui a marqué son histoire un sentiment d’illégitimité profondément ancré dans son inconscient collectif. De sa situation actuelle de cohabitation forcée avec la majorité anglophone, dont chaque concession doit être durement négociée, elle hérite d’un sentiment de minorisation dont elle tente de se défaire. L’appellation de « littérature mineure » tant décriée sous d’autres cieux francophones [5], lorsqu’elle est appliquée à la littérature acadienne, pourrait ne pas être qu’une métaphore. Il y a un pari insensé à prétendre fonder une littérature qui ne peut s’appuyer que sur une population d’à peine trois cent mille habitants, un pari qui ne peut être tenu que grâce à la proximité du Québec et au soutien de son institution littéraire. Mais comme j’ai eu l’occasion de l’écrire ailleurs [6], c’est un pari insensé qu’il vaut la peine d’oser, s’il permet de faire éclore des écrivains de la trempe de France Daigle.

Dans la production littéraire acadienne, l’oeuvre de France Daigle, par sa modernité, son ironie, sa riche ambiguïté et aussi parce qu’elle se présente sous les formes du roman, genre encore second en Acadie, est devenue une de celles qui suscitent le plus d’intérêt dans la francophonie. La sensibilité et la finesse de cet écrivain, comme l’atteste la dizaine de romans maintenant publiés, sont telles qu’elle ne pouvait ignorer la situation particulière dont cette oeuvre est issue. Le sentiment d’illégitimité que ressent tout Acadien, et que ressent en particulier un écrivain acadien, est exprimé de manière unique dans les derniers romans de France Daigle. Mais ce ne fut pas toujours le cas et cet écrivain présente la caractéristique de signer une oeuvre dans laquelle s’effectue une révolution copernicienne. L’hypothèse que je voudrais explorer ici, c’est celle qui lie le recours à la langue vernaculaire acadienne du sud-est et les références à la réalité acadienne dans l’oeuvre de France Daigle. Les deux, de manière tout à fait atypique selon les théoriciens des petites littératures, sont l’objet de ce qu’il faut appeler un refoulement initial à la lumière de la place dominante qu’ils occupent ultérieurement. Cette hypothèse permettra, je l’espère, d’expliquer l’itinéraire inversé de cet écrivain, qui commence par produire des oeuvres purement formalistes et désincarnées et qui arrive en fin de parcours, sans préjuger de la suite, à une représentation de l’Acadie et de sa propre situation dans ce milieu, par où avaient commencé certains de ses confrères en écriture. L’examen de la langue d’écriture dans l’ensemble des romans de France Daigle permettra de dégager les raisons de ce refoulement initial et de la libération subséquente qui prend les formes hautement littéraires de l’ambiguïté et de l’ironie.

Les commencements de la littérature acadienne moderne

Deleuze et Guattari considèrent comme deux caractéristiques fondamentales des littératures mineures le « branchement sur l’immédiat politique » et l’« agencement collectif d’énonciation [7] ». Sans insister sur le mauvais usage du terme « mineur », on s’accorde pour dire que ces caractéristiques sont surtout présentes dans les littératures en émergence. De même, Pascale Casanova reconnaît deux phases au développement des nouvelles littératures :

Dans un premier temps, pour se libérer de la domination littéraire qui s’exerce à l’échelle internationale, les écrivains des nations les plus jeunes doivent s’appuyer sur une force politique, celle de la nation, ce qui les conduit à subordonner, pour une part, leurs pratiques littéraires à des enjeux politiques nationaux. C’est pourquoi la conquête de l’autonomie littéraire de ces pays passe d’abord par la conquête d’une indépendance politique, c’est-à-dire par des pratiques littéraires fortement liées à la question nationale, donc non spécifiques. Ce n’est que lorsqu’un minimum de ressources et d’indépendance politiques ont pu être accumulées que peut être menée la lutte pour l’autonomie proprement littéraire [8].

Les références aux causes politiques et collectives semblent donc être la voie privilégiée des jeunes littératures, et le formalisme plus spécifiquement littéraire arrive plus tard dans leur développement. Plusieurs écrivains acadiens peuvent servir d’illustration à ce modèle. Antonine Maillet, que l’on considère sa toute première oeuvre, Pointe-aux-coques [9], ou celle qui l’a fait connaître, La Sagouine [10], commence par une mise en scène de la réalité acadienne dans des connotations revendicatrices et collectives, du moins pour la deuxième oeuvre citée, et elle a recours d’emblée à la langue orale acadienne même si c’est de manière timorée dans le premier roman [11]. Dans Acadie Rock [12], Guy Arsenault fait son « Tableau de back yard » de l’Acadie en provoquant une révolution par l’emploi d’une langue orale qui ne se pare pas du prestige des origines comme chez Antonine Maillet, mais qui emprunte aux formes stigmatisées du mélange avec l’anglais. Le recueil fait une bonne place aux revendications politiques axées sur l’Acadie, même si elles prennent souvent la forme de slogans anti-capitalistes à la mode de l’époque. C’est dans la poésie de Gérald Leblanc, publiée autour de 1975 dans la revue L’Acayen, qu’on observe les revendications politiques les plus virulentes. On en trouvera quelques exemples dans le recueil L’extrême frontière [13], où l’on verra qu’elles s’associent aux formes les plus poussées du chiac, le vernaculaire acadien du sud-est du Nouveau-Brunswick, qui mélange le français et l’anglais. Dans son premier recueil, Comme un otage du quotidien [14], qui précède de deux ans seulement la première publication de France Daigle, Gérald Leblanc poursuit la veine nationaliste et politique et ne dédaigne pas la langue orale, poussée parfois dans ses formes les plus anglicisées.

Certes, on pourrait trouver des contre-exemples, mais il est certain que la poésie qui se publie en Acadie au cours des années 1970, celle qu’on a désignée justement par l’étiquette de « poésie nationaliste », privilégie la thématique politique et les références à l’Acadie. Les premiers romans de Claude Le Bouthillier et de Jacques Savoie, publiés à la fin des années 1970 et au début des années 1980, suivent aussi ces prescriptions implicites. C’est dans ce contexte que se présentent les premiers romans de France Daigle.

Sans jamais parler du vent ou la parole retenue

À la lumière de ces remarques, on peut mieux mesurer la différence radicale entre la production littéraire courante et le premier roman de France Daigle, Sans jamais parler du vent [15]. Ce premier roman laisse voir le rapport problématique de l’auteure avec la langue [16], qui deviendra explicite dans le sous-titre du cinquième roman, La beauté de l’affaire. Fiction autobiographique à plusieurs voix sur son rapport tortueux au langage [17]. On ne peut guère imaginer un texte plus éloigné du réalisme. Il ne comporte que des phrases elliptiques, nominatives ou infinitives qui ont pour effet de déréaliser toutes les bribes d’événements évoqués. Il évite soigneusement tout participe passé ou tout accord qui pourrait révéler le sexe du narrateur ou de la narratrice. Il apparaît assez vite que s’il raconte une histoire, c’est celle du texte qui s’écrit sous nos yeux et que son absence de référentialité est proportionnelle à sa très forte autoréférentialité [18]. En proposant l’aventure d’une écriture plutôt que l’écriture d’une aventure, ainsi qu’on l’a dit et redit du Nouveau Roman, il présente plus d’affinités avec celui-ci qu’avec les oeuvres acadiennes de cette époque. Il échappe à ce que Pascale Casanova appelle l’« hégémonie du “réalisme” sous toutes ses formes, avatars, dénominations — néo-naturaliste, pittoresque, prolétarien, socialiste… — dans les espaces littéraires les plus démunis, c’est-à-dire les plus politisés [19] ».

Avec ce premier roman, France Daigle s’inscrit d’emblée dans un formalisme radicalement étranger à la littérature acadienne et anachronique par rapport au développement des littératures émergentes. Ce livre sur rien d’autre que lui-même rejoint le rêve du « livre sur rien » de la seconde moitié du dix-neuvième siècle français, et il correspond à une phase de forte autonomisation du discours littéraire qui est aux antipodes de la phase de développement de la littérature acadienne. France Daigle institue en littérature acadienne une forme d’écriture comme résistance au langage qui rejoint la modernité en misant sur la méfiance traditionnelle de l’Acadien face au langage. Qui aurait pu prédire que cette romancière dont le narrateur ne veut pas révéler son sexe et qui oblitère l’Acadie de son récit écrirait une quinzaine d’années plus tard des romans autobiographiques révélant son agoraphobie et ses maladies infantiles et mettant en scène le chiac monctonien ? Mais si France Daigle cède jusqu’à un certain point au chant des sirènes du réalisme, elle n’en abandonne pas pour autant un rapport fondamentalement ambigu et contourné entre littérature et langage et entre littérature et réalité.

Il faut noter avec intérêt que malgré des premiers romans qui marquent un écart considérable avec les pratiques les plus courantes de la littérature acadienne de l’époque, France Daigle est tout de suite reconnue comme un écrivain important par ceux-là seuls qui peuvent l’admettre dans le cénacle restreint de la jeune littérature acadienne, c’est-à-dire ses prédécesseurs les plus influents, Herménégilde Chiasson et Gérald Leblanc. Ceux-ci ne s’y sont donc pas trompés et leur instinct fut le bon. Tout à l’opposé, le jury du prix France-Acadie, qui défend, quand il le peut, ce qu’il y a de plus conservateur en littérature, n’a pas trahi ses idéaux et a attendu 1998 pour lui accorder son prix, après l’avoir remis souvent dans l’intervalle à des écrivains beaucoup plus conformistes.

Dans l’un des tout premiers articles publiés sur France Daigle, je commentais ce roman en termes de « parole retenue » et d’« art de la litote » ; j’y voyais une entreprise de régression du sens qui cherche à endiguer la stéréotypie du langage. J’y constatais l’absence de toute référence directe à l’Acadie, mais une présence masquée de la spécificité acadienne dans l’épuration de la langue :

Toute la pratique textuelle de ce roman, à commencer par son titre, vise à une atténuation du discours, au laconisme, à la litote. N’est-ce pas là rejoindre une des marques les plus profondes de l’homo acadianus, conditionné par des années de résistance passive à dire « Ça va pas pire » pour « Ça va bien » ou « J’faisais pas zir » pour « J’étais très belle » ? […] il me semble que France Daigle a trouvé une première solution au problème de la transposition littéraire d’une « syntaxe » acadienne [20].

Ces remarques ont trouvé un écho singulier chez l’auteure elle-même quelques années plus tard lorsqu’elle décrit ce roman comme un travail de « réduction à l’essentiel de tous les éléments qui s’étaient jusqu’alors greffés au récit », travail qui touche à la ponctuation, « processus d’épuration par lequel ont été éliminées des expressions puis des phrases entières [21] ». Elle évoque une forme de refoulement de la matière acadienne, mais qui émerge néanmoins dans le traitement de la langue :

j’avais la ferme intention d’écrire un livre le plus détaché possible de tout lieu reconnaissable, un livre aussi individualiste qu’il s’en puisse, un livre pas acadien quoi ! Pour ce faire, aucune image, aucune expression n’est passée sans être inversée, renversée, démontée, pesée, pressée, fouillée à outrance, vidée de son sens puis reprise et répétée […] Je ne voulais pas plus dire des choses inutiles ou inintéressantes. Je préférais ne rien dire du tout, ou en dire moins, plutôt que de « broder ». Et dans cette détermination à échapper à un bavardage inutile, je me suis trouvée à produire « textuellement » une caractéristique fondamentale de la psyché acadienne, soit une retenue, un silence, que côtoie par ailleurs une langue fort imagée [22].

France Daigle établit un autre lien entre l’Acadie cachée et la langue dans la présentation graphique de l’ouvrage, dont les pages présentent un paragraphe unique de longueur variable au bas de la page. Dans cette disposition textuelle, elle voit « ce paysage typiquement acadien, c’est-à-dire une ligne d’horizon, créée par la “mer du texte” en bas de page et, en haut de page, par l’infini, sinon le vide inquiétant d’une réalité ou d’une langue trop truquée [23] ».

Certes, dans Sans jamais parler du vent, cette attention soutenue au langage, dont les homophonies déterminent souvent l’écriture, est un parti-pris formaliste, mais à la lumière d’une lecture attentive et de l’évolution subséquente de l’oeuvre, elle révèle aussi un sentiment d’inexistence, d’illégitimité qui court-circuite toute tentative de raconter une histoire. France Daigle doute peut-être davantage que les autres écrivains de son époque que son histoire vaut la peine d’être racontée, que quelqu’un prendra la peine de l’écouter. Si le silence et la perte de la parole sont souvent évoqués dans ce roman, la perte du nom, c’est-à-dire de l’identité, est aussi très présente. La voix narrative fantomatique qui semble provenir d’outre-tombe, comme le suicidé inexact d’Un fin passage [24], parle de son histoire qui ne compte pas, qu’on n’a pas envie de raconter ; elle en est réduite finalement à « raconter sa mort » (SPV, 113). Une telle lecture réduit l’écart entre les premiers et les derniers romans de France Daigle et propose que le sujet des derniers romans n’est pas nouveau, mais qu’il a fallu un long cheminement pour le révéler au grand jour.

L’Acadie au compte-gouttes

Les romans qui suivent le premier persistent dans la déconstruction du récit et dans la mise à distance du réalisme. Film d’amour et de dépendance [25] présente certes des dialogues sur toutes ses pages de droite, et ceux-ci sont normalement l’occasion du recours à la langue orale où aurait pu se marquer un rapport à l’Acadie. Cependant, on s’aperçoit bien vite que ces dialogues sont un leurre et que l’auteure trompe encore l’attente du lecteur en en faisant une construction littéraire où se mélangent les genres et les formes et où fleurit l’ambiguïté. Mais la langue ne fait pas de place à la couleur locale.

L’Acadie y est cependant présente mais comme en arrière-plan. Comme dans le premier roman, l’univers maritime connote l’Acadie. À cela s’ajoutent deux autres caractéristiques qui peuvent renvoyer aux Acadiens : la religion et le caractère taciturne. « Ici les gens sont renfermés, repliés sur eux-mêmes. » (FAD, 66) On trouve aussi deux références explicites qui confirment le rapport à la religion et à la mer : « — Les Acadiens sont encore très religieux » (FAD, 39) et « Cela se passerait donc à St-Édouard de Kent au Nouveau-Brunswick » (FAD, 46). Des repères référentiels aussi précis et fragmentaires dans un texte qui se présente d’abord comme une construction langagière et formelle autoréflexive ne peuvent prendre qu’un aspect ironique : « Les citrons ne poussent pas sur les côtes salées du Nouveau-Brunswick. On en trouve dans les supermarchés tout comme le poivre d’ailleurs. Et l’humour n’y est pas toujours évident non plus. » (FAD, 114) On pourrait considérer ces allusions à la mer, à la religion et au silence comme des stéréotypes sur l’Acadie, ce qu’ils sont à un premier degré, mais le texte les transforme en métaphore de son aspect le plus purement formel, c’est-à-dire le rythme et la musique. La respiration de la mer, la lenteur hiératique des rituels religieux, le silence entre les mots sont les motifs formels qui soutiennent ce texte.

À ce stade, la langue n’est pas pour France Daigle le médium qui sert à raconter une histoire et encore moins à transmettre le pittoresque. C’est une matière à transformer et à déformer dans un usage intransitif qui la force à mettre au jour ses aspects formels masqués par l’envahissement du sens. Le travail de France Daigle sur la langue a pour effet de mettre en évidence ses aspects musicaux et chorégraphiques et les références nombreuses et explicites à la musique, et la chorégraphie dans Film d’amour et de dépendance, sont des mises en abyme révélatrices de cette organisation textuelle. Ce rapport essentiellement ludique et subversif au langage persiste dans Histoire de la maison qui brûle [26], dont peu de critiques se sont avisés qu’il s’agit d’une transposition dédramatisée du récit de la déportation. Le seul personnage dûment nommé se trouve être Émile Lauvrière, cet historien français qui a publié deux volumes sur l’histoire des Acadiens « sobrement » intitulés La tragédie d’un peuple [27] et qui prend ici la figure ironique d’un anti-héros obscur et reclus : « Je préparais une boîte de vivres pour Émile Lauvrière qui vivait pauvrement à Paris. J’avais d’ailleurs déjà acheté le café en grains, le sucre en cubes, la viande en conserve, le riz, le cacao, le jello [28] et les confitures. La tragédie d’un peuple. Om. » (HMB, 18-19) Le texte donne encore plus explicitement la source de cet incendie dévastateur : « Cette page du manuscrit acadien selon laquelle les martyrs emportèrent comme suprême vision de la patrie les sanglantes lueurs d’un incendie qui dévorait granges, maisons, églises. Om. » (HMB, 49) La matière acadienne devient ici un matériau voué à un montage littéraire qui en change radicalement la fonction : l’écriture littéraire a réussi à tirer de l’humour de la tragédie. Loin d’être absente des premiers textes de France Daigle, l’Acadie hante ces écrits mais elle n’y est jamais un sujet à transmettre, tout au plus une matière à transformer ou une source de procédés de structuration du texte. Il est normal que le recours à la langue acadienne comme valeur ajoutée au réalisme n’ait pas sa place dans une telle entreprise. La première fois que l’auteure a recours à une expression typiquement acadienne, c’est dans le titre du roman La beauté de l’affaire. L’expression désigne ce qui est formidable, mais aussi dans le sens de ce qui est incroyable, comme elle est employée dans le roman : « La beauté de l’affaire c’est que maintenant qu’elle s’exprime davantage, on l’accuse d’avoir un problème de perception. » (BA, 37) On retrouve dans ce roman la même présence de la mer, de la religion et du mutisme, mais dans ce texte où il est question de la construction d’une clôture, le langage lui-même, comme blocage, barrière, clôture, y apparaît comme le sujet central, déjà annoncé dans le sous-titre :

Quelque part cela avait donc commencé par une sorte de défaut de langue, par une certaine difficulté à prendre à la parole. Cela avait commencé avec les mots, par les mots eux-mêmes. Des mots sans densité, sans opacité aucune. Des mots ayant perdu toute contenance, qui n’offraient plus qu’une sorte de décor d’ambiance.

La barrière des mots, oeuvre de clôture.

BA, 23

France Daigle aime bien « ce jeu d’assemblage et de construction » (BA, 13) où le texte fait semblant de viser une réalité extérieure pour revenir à lui-même et où le burlesque succède à la gravité :

Au centre d’emploi, une certaine confusion entoure la présence d’écrivains acadiens en si grand nombre dans un endroit public, c’est-à-dire un endroit également fréquenté par les anglophones. Pour les autres clients, cet attroupement produit soit l’effet d’une descente de voyous, soit celui de l’arrivée dans le mauvais local d’une bande de joyeux congressistes.

BA, 27

Le texte se fait et se défait en alignant des énoncés qui semblent se contredire : « Il est pourtant vieux. Il n’a pas d’âge. Il a soixante et onze ans. » (BA, 36) Dès l’origine, les textes de France Daigle empruntent ce caractère incantatoire qui l’amène à évoquer « Sa dette à Duras. Comme tout le monde elle a joué, une fois, à India Song, répétant nombre de demi-phrases avec cette ardeur monotone […] » (BA, 10). L’incantation cependant prend une valeur plus personnelle puisqu’elle mène à la prière religieuse comme langage autre, matériel, qui ne repose pas d’abord sur le sens : « Prier, ce que d’aucuns maîtrisent par le silence, d’autres par la parole. Une sorte de langage de surcroît, à défaut, peut-être, d’un véritable langage. » (BA, 25)

Le titre était donc trompeur et ne menait aucunement au pittoresque de la langue acadienne ; c’était le sous-titre qu’il fallait écouter pour saisir ce jeu de cache-cache avec le sens, de résistance au langage, de déception des attentes qui est la forme la plus subtile de l’humour. Le roman se termine par la phrase « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous » (BA, 54), alliant la religion, la parole et la littérature. Cette phrase s’avère prophétique puisque c’est à partir de là que France Daigle commence à produire des romans plus charnus qui n’incitent plus la critique à les classer dans la poésie en comptant simplement le nombre de mots sur chaque page. C’est aussi à partir de ce moment que l’Acadie apparaît explicitement comme le lieu de la fiction.

L’Acadie au grand jour

La vraie vie [29], avec ses dix chapitres comportant chacun dix paragraphes rigoureusement numérotés de un à cent, ne délaisse pas pour autant les jeux de construction et d’assemblage si chers à France Daigle. Moncton y est pour la première fois nommée dans un roman de l’auteure et l’Acadie y apparaît au grand jour mais le sujet, qui s’apparente à un tabou par les précautions et la lenteur qu’on met à s’en approcher, est entouré d’ambiguïté en raison de la pluralité des points de vue qu’on adopte sur lui et de l’ironie qui imprègne le regard qu’on porte sur lui. Ainsi, le roman prend bien garde de présenter plusieurs cas de figure : un personnage d’Acadienne qui précise qu’« elle n’est pas Québécoise » (VV, 31), ce qui constitue la première étape de l’expression de son identité pour tout Acadien qui sort de chez lui. En revanche, établie à Montréal, « jamais elle ne retournerait vivre en Acadie » (VV, 33). À l’opposé, un coiffeur revient s’installer à Moncton, « après avoir tenté pendant de nombreuses années de vivre ailleurs qu’en Acadie » (VV, 33). Enfin, Élizabeth, Montréalaise et médecin-oncologue, « se sent bien dans les rues de Moncton » (VV, 26), où elle est venue s’établir. Le roman laisse entendre sans l’affirmer explicitement que le fait qu’elle se sente à l’aise avec les Acadiens pourrait être lié à ce qui est perçu chez elle comme de la froideur et de la distance. Cette notation rejoint bien sûr le mutisme et le caractère taciturne déjà associés à l’Acadie dans les romans précédents. Le déplacement du mythe de la déportation est sensible dans le changement de vocabulaire : le coiffeur se demande si Élizabeth « est une femme d’avant ou d’après la dévastation » ! (VV, 34) L’ironie est une autre forme d’ambiguïté et de mise à distance dont France Daigle ne se départira jamais pour aborder ce sujet décidément trop glissant :

Élizabeth avait trouvé significatif que les Acadiens résistent à cette nécessaire prise de conscience d’eux-mêmes. Elle n’oubliait pas non plus le fait que le peuple acadien avait été dispersé. Le mot métastase, du terme grec metastasis, signifie justement changement de place. Elle se disait que cette dispersion devait bien avoir une pertinence du point de vue médical. Elle estimait aussi qu’on aurait grand avantage à exploiter le côté têtu des Acadiens à des fins médicales. Elle se demandait […] s’il n’y aurait pas moyen de transformer cette obstination collective à ne pas mourir en un contrepoison efficace à un niveau personnel.

VV, 54

Ainsi, certains lieux communs de l’Acadie comme la déportation et la résistance sont exploités, non selon leur valeur d’origine, mais comme une source d’humour. Ce procédé se révèle une manière efficace pour l’auteure de reconnaître ce rattachement et cette origine, bref cette identité, sans tomber dans le piège du positionnement idéologique par rapport à ces réalités. La vraie vie, par son organisation numérique qui met en évidence sa structure formelle, maintient ses distances par rapport au réalisme. De plus, dans la plus pure tradition du Nouveau Roman, les derniers paragraphes laissent croire que tout ce qui précède entre dans le scénario d’un film tourné par l’un des personnages. On ne sera donc pas très étonné que la langue du roman ne porte pas la moindre trace de particularismes acadiens, même si plusieurs personnages sont des Acadiens. Du point de vue de la langue, la construction littéraire et formelle prime sur le réalisme et le pittoresque.

1953. Chronique d’une naissance annoncée [30] accentue l’ouverture planétaire amorcée avec La vraie vie qui rayonnait, à partir de Moncton et Montréal, jusqu’à la Floride et la Californie, Rome, Berlin et l’Asie. 1953 est l’année de la naissance de France Daigle et ce roman autobiographique raconte les premiers mois de la vie de Bébé M., alter ego de l’écrivaine, qui a souffert comme celui-ci de la maladie coeliaque. Le roman met en présence l’Acadie et le monde par la lecture quasi quotidienne du journal acadien L’Évangéline, dont le père de Bébé M., et celui de France Daigle dans « la vraie vie », est le rédacteur en chef et l’éditorialiste. Ce recours au journal quotidien donne une énorme latitude à la romancière quant au contenu de son roman et lui permet de mettre en évidence une poétique [31] des rapports incongrus entre les événements en apparence les plus éloignés. Ce rapprochement et cette juxtaposition du dissemblable, joints à une autoréflexivité constante, donnent à ce roman un ton unique où fleurissent l’ironie et l’implicite. Il est une haute illustration de ce que la langue peut être un excellent moyen de dire ce que l’on ne dit pas et de ne pas dire ce que l’on dit. L’Acadien y est dessiné comme un être en retrait, à distance [32] du monde, beaucoup plus observateur qu’acteur et dont le discours confine au silence ou à la litote. Cette marginalité est plus drôle que tragique, mais elle reste fondamentalement ambiguë et allie paradoxalement la naïveté à la méfiance. La réponse d’un soldat acadien, prisonnier de la guerre de Corée, à qui on pose une question sur ses conditions de détention donnera une idée du genre :

Tout de même, quand on lui demanda s’il avait eu assez à manger, notre soldat se mit à lutter visiblement contre une vague d’émotions que seuls les autres qui sont passés par là connaissent. Il se mordit un peu la lèvre et répondit plus ou moins clairement : « Des fois c’était mieux qu’à d’autres » et il essaya d’esquisser un sourire [33].

1953, 43

L’Acadie est omniprésente dans ce roman, souvent dans des détails volontairement choisis parmi les plus banals pour faire contraste avec l’actualité internationale qui mène le monde. Le texte de fiction y apparaît comme montage et mise en rapport analogique d’une matière potentiellement infinie. Parmi tous les rapprochements que le roman réalise, celui qui tend à lier la condition de l’Acadien et celle de l’écrivain, son rapport à la langue et celui qui caractérise l’écrivain dans son rapport à la littérature n’est pas le plus banal. Ainsi, le langage est au centre de cette oeuvre : s’il sépare et met à distance comme une clôture tel qu’on l’a vu dans La beauté de l’affaire, c’est aussi par un travail sur le langage et sur ses ressources analogiques que l’écrivain peut combler cette distance et réduire l’étrangeté originelle du monde. L’oeuvre de France Daigle communique avec une puissance rare le sentiment d’illégitimité, mais elle n’est jamais désespérée car elle raconte aussi le dépassement de ce sentiment. À la fin du roman, la taciturne Élizabeth, alter ego de la romancière, fait l’expérience de la rencontre et s’apprête à écrire le roman que l’on vient de lire. Ce parcours qui va d’une langue aliénée à une langue reconquise dans la création sera encore plus explicite dans les romans qui suivront et, pour la première fois, France Daigle osera l’accentuer par la mise en scène de la langue orale acadienne.

L’écriture du vernaculaire

Entre 1953 et Pas pire [34], France Daigle fait l’expérience de l’écriture dramatique pour un collectif de théâtre de Moncton. Cette activité lui offre l’occasion de franchir l’interdit [35] et de proposer des dialogues en langue orale acadienne et plus particulièrement dans la variété pratiquée dans le sud-est du Nouveau-Brunswick, c’est-à-dire le chiac, caractérisé par le mélange du français et de l’anglais. La porte est ouverte à l’utilisation romanesque de cette variété régionale et à l’aube de l’an 2000, le contexte est très différent de ce qu’il était au début des années 1980. Le travail de réhabilitation des langues régionales par la sociolinguistique est passé par l’Acadie, qui a désormais davantage confiance en elle et qui ose se montrer telle qu’elle est, comme c’est évident dans les oeuvres des jeunes poètes pour qui les expressions en chiac arrivent naturellement sous la plume. Dans le genre romanesque, Jean Babineau a ouvert la voie avec fracas dans Bloupe [36] et même Simone Rainville, professeure de didactique du français langue maternelle à l’Université, n’hésite pas à épicer son roman, Madeleine ou la rivière au printemps [37], de passages en chiac. France Daigle passe elle aussi au vernaculaire dans son oeuvre la plus personnelle puisque, poursuivant dans la veine autobiographique, elle y révèle son agoraphobie, maladie de l’âge adulte beaucoup plus difficile à révéler que la maladie infantile de 1953.

Pas pire présente un éventail assez complet des variétés de français de Moncton [38]. La narratrice, qui s’y présente sous le nom de France Daigle, change elle-même de langue selon son interlocuteur et elle ose même quelques bribes de « lacanien » dans la scène sur le plateau de « Bouillon de culture ». En revanche, elle fait aussi parler des personnages en chiac, mais ces passages sont très rares et plutôt adoucis par rapport aux formes les plus anglicisées du chiac qui existent dans le parler monctonien. Les personnages principaux, Terry et Carmen, deux jeunes Acadiens, parlent une langue orale qui comporte plus de traits de la langue traditionnelle acadienne que du chiac : « y avont » pour « ils avaient », « cecitte » pour « ceci », « Fais toi z’en pas », « Ça te dit-ti de quoi ? », etc. On remarquera que la langue de ces personnages, qui reviennent dans les romans subséquents, change considérablement et qu’elle est passablement plus anglicisée dans Petites difficultés d’existence [39], comme si la romancière devenait plus audacieuse avec l’expérience.

Cependant, la langue n’est pas le sujet principal du roman ; il faudra attendre Petites difficultés d’existence pour cela. Dans celui-ci, ce qui domine, c’est le sentiment d’étrangeté au monde et d’illégitimité dont l’agoraphobie de la narratrice est la métaphore générale :

Je sentais bien qu’il fallait que je me décolonise, que je m’affranchisse, mais je ne savais pas par où commencer. Je me sentais grosse et divisée comme l’Afrique, affaiblie, envahie, mal coordonnée, primitive et paradoxale. Je ne savais même plus quoi être, quoi vouloir exactement. De sorte qu’il me devint presque impossible de faire un pas dans un sens ou dans l’autre. Même les rues de mon quartier avaient quelque chose d’étranger et de menaçant, quelque chose d’irréel.

PP, 85

Terry se sent « un peu seul, jamais tout à fait comme les autres » (PP, 71). La langue est bien sûr le lieu privilégié de la manifestation de cette aliénation, en particulier chez Terry, qui mélange les expressions qu’il trouve dans la Bible et craint de ne pas comprendre les albums Astérix. Une scène entre Terry, dont le bateau sur lequel il promène les touristes est resté coincé dans la rivière, et un de ses passagers, un écrivain français visiblement contrarié par le contretemps, montre qu’il ne suffit pas de parler français pour se comprendre :

— J’ai pas de veine.
Un peu figé, Terry ne s’aventura pas à répondre, mais il jeta un coup d’oeil furtif aux poignets de l’homme, à tout hasard.
— Ça ne vous ennuie pas, vous ?
Terry hésita.
— Si je m’ennuie ?
Le Français crut simplement que Terry n’avait pas bien entendu sa question.
— Ça ne vous ennuie pas… de rester coincé comme ça, enfermé ?
Terry chercha une réponse simple.
— Non. Je dois être accoutumé.
— Moi je déteste. Ça me donne les boules.
Terry essaya de s’imaginer ce que ça pouvait vouloir dire d’avoir des boules. Il ne savait pas non plus quelle grosseur de boules imaginer. Il pensa simultanément à des boules à mites et à des boules de billard.

PP, 151

La narratrice et son ami éprouvent un sentiment semblable d’incompréhension et d’insécurité linguistiques lors de leur passage à Paris. Le roman exprime très fortement cette déterritorialisation dans la langue, mais il dessine un itinéraire qui aboutit à une forme de réappropriation de son existence aussi bien chez la narratrice que chez le personnage de Terry. France Daigle réussit chez Pivot une performance de la parole dont elle est fière ; Terry devient bavard et rêve d’un voyage en France ; la narratrice maîtrise son agoraphobie et songe à un voyage à Londres dont elle évoque le métro qui passe de l’« Underground » à l’« aboveground » (PP, 169), métaphore de ce parcours du refoulement à la libération.

Comme France Daigle nous a habitués à une poétique du rapport et de la liaison, on ne sera pas étonné que l’agoraphobie, l’aliénation et la création littéraire soient liées entre elles. L’agoraphobie est le mal de la condition humaine, éprouvé de manière particulièrement aiguë par l’écrivain et encore plus par l’écrivain acadien, atteint dans sa langue. L’écriture qui relate cette aliénation est aussi le moyen d’en sortir, surtout quand elle s’ingénie à mettre en oeuvre un échafaudage formel complexe comme dans Pas pire, construit sur le chiffre 12 et ses multiples et qui entrecroise constamment le texte de fiction et le métatexte réflexif :

Et puis, qu’est-ce que je leur dirais à Bouillon de culture ? Que la mort, ou tout au moins l’inexistence, est inscrite dans nos gènes ? Que tout repose dans la manière, dans l’art de s’y faire ? Que tout est affaire de légitimation ? Légitimité de ce que nous sommes aux yeux du monde et à nos propres yeux. […] Remonter le cours de l’histoire, descendre dans l’inconscient à la recherche de fondements, d’explications, de justifications, d’interprétations de sa propre existence dans des lieux où il n’y a parfois aucune autre manière d’être, d’exister, de voir et d’être vu, reconnu. Et enfin, peut-être que oui, pour toutes ces raisons, écrire.

PP, 107

Pas pire réussit donc à maintenir cet équilibre fragile et grisant entre réalisme et formalisme qui est devenu typique des romans de France Daigle. Un roman qui incorpore à sa diégèse sa réception critique post-publication dans une émission comme Bouillon de culture commande une lecture pour le moins détachée. Le pittoresque n’est donc pas sa visée première, mais il reste que les personnages acadiens de Terry et Carmen ont plu par leur air plus vrai que nature et que les lecteurs en ont redemandé [40].

On retrouve donc Terry et Carmen dans Un fin passage [41], leur simplicité, leur naïveté attachante qui fait dire à « l’homme qui n’avait pas l’air de lire », comme la romancière désigne énigmatiquement ce personnage : « — En vous regardant, vous deux, cela me paraît tellement évident, tellement simple. » (FP, 124) Leur chiac a pris de la verdeur par rapport au roman précédent : « — Tu sonnais bright pareil » (FP, 107) ; « C’est O.K. Worry pas » (FP, 120). Le milieu artistique de Moncton, qui sera au coeur du roman suivant, commence à y prendre forme avec la description qu’en font Terry et Carmen à leur ami de rencontre à Paris. Un fin passage mêle les registres et oscille entre, d’un côté, le réalisme de ces descriptions de l’Acadie et des personnages acadiens avec leur langue que l’homme qui ne savait pas lire prend pour du « créole » (FP, 73) et, de l’autre côté, des propos énigmatiques sur le peu de réalité de l’existence et des discours d’outre-tombe d’un mystérieux « suicidé inexact ».

Si, dans Un fin passage, les Acadiens visitent le monde, dans Petites difficultés d’existence, c’est plutôt le monde qui vient en Acadie et plus précisément à Moncton. Depuis 1953 au moins, il y a dans les romans de France Daigle ce qui ressemble à une tentative de réhabilitation de l’Acadie, dont l’image première est celle d’un coin perdu, où il ne se passe pas grand-chose et où on parle une langue pour le moins étrange. C’est comme si France Daigle tentait de montrer que même en vivant à la périphérie de la périphérie et en parlant un français anglicisé, on peut quand même réfléchir à l’existence, aimer de manière sensible et généreuse, produire des oeuvres artistiques originales et modernes, être ouverts sur les autres et en définitive présenter un certain intérêt pour le monde extérieur. Sans la poser explicitement, Petites difficultés d’existence répond par l’affirmative à la question : pouvons-nous être normaux tout en parlant chiac ? On pourrait même considérer que l’autodérision et la candeur délibérée qui accompagnent la pratique de cet idiome ajoutent au capital de sympathie qu’il génère.

Terry et Carmen sont encore une fois au coeur de ce roman. Ils ont maintenant un enfant et ils participent à un projet de transformation d’un vieil entrepôt en un centre culturel et en lofts. Les personnages monctoniens sont cette fois-ci majoritaires et leur chiac ne passe pas inaperçu : « Je sais pas si c’est à cause du last storm ou pas, but le monde était grouchy là. » (PDE, 142) La question de la langue devient centrale quand Carmen, à cause de l’enfant, prend conscience qu’elle parle mal : « C’est pas beau un enfant qui parle chiac. » (PDE, 144) Le roman se garde bien de prendre position sur la question et il montre des personnages qui sont eux-mêmes hésitants quant à leur attitude par rapport à la langue. Terry commence par se demander si la langue mérite toute cette attention :

— Pis anyways, depuis quand c’est qu’y faut qu’on se force pour parler notre langue ? Je veux dire, c’est notre langue. On peut-ti pas la parler comme qu’on veut ?
— …
— Je veux dire, c’est-ti actually de quoi qu’y faut qu’on s’occupe de ?

PDE, 150

Certains diraient que la réponse se trouve dans la formulation de la question, mais la romancière n’est pas de celles-là. Malgré ces interrogations, Terry va, avec un de ses amis, sortir « de la Librairie Acadienne les bras chargés de dictionnaires » (PDE, 156), d’où l’on peut juger que s’il manque de lettres, il ne manque pas de bonne volonté.

Une des façons pour la romancière de réserver sa position, c’est de traiter la question par l’humour et l’ironie. D’entrée de jeu, le décalage entre les questions dont on discute et le langage utilisé est générateur d’ironie. Zed, l’ami de Terry, affirme qu’un intellectuel, c’est « [q]uelqu’un qui lit quatre livres sus le même sujet » ! Et Terry réplique : « Neinnn. Un intellectuel, faut que ça parle. Ça peut pas yinque penser. Pis anyways, c’est quasiment la seule manière que le monde peut saouère qui c’qui l’est pis qui c’qui l’est pas. » (PDE, 10) Par rapport à l’idée de Carmen que le chiac ne serait pas beau dans la bouche d’un enfant, Zed réplique : « Ouèrais-tu ça ? Que le chiac serait comme les cigarettes pis la booze ? T’aurais pas le droit de le parler avant d’aouère dix-neuf ans. » (PDE, 154)

Le roman évite donc de tomber dans un manichéisme simpliste qui défendrait le chiac contre ses détracteurs. C’est l’ensemble de la représentation négative de l’Acadie comme milieu marginal qui est détournée par la mise en scène de gens qui certes souffrent d’insécurité linguistique, mais qui n’en sont pas pour autant incultes ou ignorants, repliés sur eux-mêmes ou xénophobes. Le roman ne s’oppose pas de front aux stigmates de la minorisation et il a même parfois tendance à en rajouter par autodérision. Un des personnages acadiens rappelle à sa façon au grand peintre américain venu s’établir à Moncton la difficulté pour un artiste d’être reconnu à partir d’un petit milieu : « T’as pas besoin de worryer pour l’anonymat par icitte. Tu vas l’aouère anyways. » (PDE, 163)

La représentation d’un milieu artistique d’avant-garde qui s’exprime dans une langue bâtarde crée en elle-même un décalage générateur d’humour. Il ne faut pas exclure la part de construction littéraire dans cette représentation, car le milieu artistique réel de Moncton offre, à mon avis, une diversité de langues plus grande que celle présentée dans le roman, qui a tendance à faire parler tous les personnages acadiens en chiac. La romancière fait preuve d’un grand talent de réalisme pour représenter la langue chiac et la mentalité, l’humour, la vision du monde qui l’accompagnent. Cependant, le recours au vernaculaire dépasse infiniment la veine pittoresque. Cette langue devient un élément dans une représentation globale de l’Acadie marquée par la complexité et l’ambiguïté, par la suspension du sens et le regard ludique. Elle entre encore une fois dans un montage textuel qui cette fois hérite sa structure des prescriptions du Yi-King tirées périodiquement par Terry. Mais à la fin du récit, il se rend compte qu’il a joué pendant tout ce temps avec une bille en trop : « Non ben, je peux pas croire ! Toute la base de l’affaire était off du commencement ! » (PDE, 186) C’est toute la construction romanesque qui est remise en cause comme un échafaudage factice. Le roman fait un pas de plus et arrive à la grande question qui agite les romans de France Daigle depuis les débuts : « La réalité non plus est pas fixe. In fact, je commence à croire que la réalité — ça qu’on appelle la réalité — existe pas. C’est tout’ de quoi d’autre. » (PDE, 188)

Conclusion

France Daigle a mis beaucoup de temps à utiliser explicitement une matière acadienne dans ses romans et encore plus de temps à avoir recours à la langue vernaculaire acadienne. Plusieurs raisons expliquent ce « retard » par rapport aux normes des littératures émergentes, tournées habituellement vers les revendications politiques et nationales et préoccupées de faire une différence dans la langue. Nonobstant tous les tabous et toutes les réserves qui peuvent entourer une langue minoritaire et stigmatisée, les préventions de la romancière s’expliquent peut-être davantage par une conception de la langue non pas comme voie d’accès à une culture ou à une identité, mais comme un matériau de création qui vaut d’abord pour lui-même plus que pour son référent. Le travail qui met en scène la langue comme objet ludique et objet de création ne se préoccupe pas de vérité ou de défendre telle position idéologique. Le sentiment d’appartenance au monde qui peut en découler ne vient pas de l’attachement à tel terroir ou territoire, mais de la capacité de refaire le monde à l’aide du langage, un monde fictif dont on veut croire qu’il a tout autant de réalité que celui qui se donne comme réel. France Daigle est décidément de la confrérie de ceux qui n’appartiennent qu’à l’écriture.

Elle a su désamorcer la charge émotive et idéologique de la matière acadienne, qui, prise au premier degré, entraîne irrémédiablement vers le manichéisme politique. En la faisant rétrograder à l’état de matériau entrant dans une construction littéraire qui ne nie jamais sa fictivité, elle permet un recul salutaire et en définitive une réflexion plus sereine sur ces sujets mêmes qui soulèvent les passions. En ménageant cet équilibre paradoxal entre réalisme et formalisme, en se servant de la langue pour gonfler la matière acadienne d’ambiguïté, d’implicite et d’ironie, elle crée une oeuvre proprement fascinante pour le lecteur acadien. Une question demeure cependant : si elles s’appuient de plus en plus sur une matière et sur une langue locales, ces oeuvres pourront-elles être lues avec intérêt et comprises à l’extérieur de l’Acadie ? Les romans, à hauteur de fiction, apportent une réponse à cette question puisque Pas pire, le roman qui fait une première incursion dans le chiac, vaut à son auteure un passage à Bouillon de culture et que Petites difficultés d’existence, qui en pousse beaucoup plus loin l’utilisation, suggère que l’Acadie qui parle cette langue peut attirer et séduire un artiste étranger de grande renommée. Il reste que le recours à une langue métissée comme le chiac suscite généralement des réactions qui vont de l’intérêt, l’amusement et la fascination jusqu’à l’incompréhension, l’agacement et le rejet. La réception effective de ces romans réalisera-t-elle les souhaits de la fiction ?