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Au fondement même de la littérature québécoise, une énigme, ou peut-être un mensonge, occupe une place capitale. Cette étonnante mystification concerne l’existence d’un tout jeune écrivain qui a incarné, pour des générations de lecteurs, le rare génie dont notre peuple fût capable. On a vu en lui notre Rimbaud, mutatis mutandis sans doute, mais dont le lyrisme commandait une expression sans pareille. Il s’agit, on l’a compris, d’Émile Nelligan.

Le remarquable ouvrage d’Yvette Francoli, Le naufragé du vaisseau d’or. Les vies secrètes de Louis Dantin[1], montre, autant que faire se peut, que le mentor et éditeur de Nelligan est l’auteur vraisemblable de ses plus grandes réussites. La disparition sans doute délibérée des preuves matérielles, les manuscrits surtout, au cours des décennies, rend certes difficile et peut-être impossible la tâche d’établir hors de tout doute la contribution d’Eugène Seers, alias Louis Dantin. L’ouvrage considérable d’Yvette Francoli propose toutefois une démonstration des faits aussi convaincante que possible. Elle revient à poser que le jeune poète a pu fournir la matière première des textes, mais le fini, les éclairs de l’expression, l’unité profonde du sens, bref la réussite proprement littéraire serait l’oeuvre de Louis Dantin. En somme, sans l’apport de ce dernier, jamais Nelligan n’eût été Nelligan et ne se fût imposé comme le grand poète acclamé de tous.

Cette révélation, qui fait mal puisqu’elle détruit un mythe attachant, a des chances de s’imposer comme une vérité définitive, mais il importe de savoir qu’elle n’est pas absolument nouvelle. Claude-Henri Grignon, alias Valdombre, l’avait soutenue déjà dans ses Pamphlets, au printemps 1938 (voir Le naufragé du vaisseau d’or [377]), mais une levée de boucliers avait réduit ses allégations à zéro. Il faut dire que l’attitude détestable du polémiste n’aidait en rien sa cause. D’autre part, quelques valeureux admirateurs de Nelligan — Luc Lacourcière, qui réalisa l’édition critique de son oeuvre, Paul Wyczynski, son biographe, et quelques autres — montèrent la garde autour du trésor menacé. Des proches de Dantin, qui mourut à quatre-vingts ans en 1945, savaient à quoi s’en tenir, mais respectaient le mot d’ordre imposé par leur ami. Plus récemment, François Hébert, auteur d’une anthologie de poèmes de Dantin[2], résume bien la seule lueur de vérité qui ait pu percer avant les révélations d’Yvette Francoli, en parlant d’un « Dantin qui a retouché à l’occasion des poèmes de Nelligan et qui le faisait assez régulièrement avec les auteurs sur lesquels il écrivait[3] ». Quelle était l’importance de ces « retouches » ?

L’absence des manuscrits rend impossible la réponse à cette question, mais on peut penser qu’elle était, dans certains cas, considérable. Examinons les données biographiques. Quand il commence à écrire, Nelligan est un tout jeune homme qui, aux dires de ses proches, a vite abandonné ses études, ne possède aucune culture et, en conséquence, maîtrise mal l’écriture. La rencontre d’un Dantin fort obligeant lui a permis de masquer quelque peu ses lacunes, sans pour autant les combler. Dantin possède tous les talents dont son jeune ami est dépourvu : « poète, musicien, peintre, conteur, romancier, philosophe, essayiste, critique littéraire » (424), il peut rivaliser de style et de talent avec les auteurs français. Toutefois, il est captif d’une terrible obédience, lui qui est prêtre et père du Saint-Sacrement. Cet ordre religieux, il tarde à s’en affranchir même s’il a depuis longtemps perdu la foi. Il accorde à son jeune ami une attention et une affection qui stimulent son activité créatrice et mèneront à la consécration, par l’histoire littéraire, de Nelligan poète. Si Dantin reste prêtre encore un certain temps, il n’en consent pas moins à la vie sentimentale et même érotique, pratiquant une bisexualité qui permet des rapprochements avec de jeunes Adonis tel Nelligan. Quand ce dernier sombrera dans la folie, avant même d’avoir atteint les vingt ans, son ami composera un admirable ouvrage, Émile Nelligan et son oeuvre, à partir de ses poèmes revus et corrigés, pour ne pas dire réécrits, et il signera une préface aussi remarquable que le reste du livre. C’est ainsi que Dantin crée le Nelligan que nous connaissons, et il s’efface radicalement derrière lui. Toute sa vie, il maintiendra l’intransigeance de cette fiction. Et Nelligan aliéné n’identifiera jamais son mentor comme l’auteur, au moins partiel, de son oeuvre. Qu’est-ce qui pousse Dantin à tenir secrète sa contribution créatrice ? Sa grande amitié, sans doute, pour Nelligan, dont il ne veut pas diminuer les mérites. Mais la personnalité complexe de Dantin[4] y est sans doute aussi pour beaucoup. Il est un être timoré, en particulier depuis son départ de la communauté, malgré un certain côté iconoclaste, et il refuse toute mise en valeur personnelle, du moins directe. Dans le Québec éminemment catholique du début du xxe siècle, la rupture avec l’Église fait de lui un paria que la société met à l’écart, que rejette sa famille et qui est bientôt contraint à l’exil aux États-Unis.

Voilà donc, face à la version mythifiante qui a mené à la consécration de Nelligan aux dépens de son bienfaiteur et qui l’a maintenue jusqu’à nos jours, la version plus véridique que nous propose la lecture d’Yvette Francoli, intelligente certes et fort bien documentée, fort bien écrite aussi en général (malgré l’abus de points d’exclamation).

En l’absence des manuscrits ou des archives qui permettraient de trancher la question de l’apport de Dantin à l’oeuvre de Nelligan, on peut tout de même s’interroger sur quelques points. Yvette Francoli découvre une grande parenté thématique entre les poésies de l’un et de l’autre (140-143 et suivantes), et signale des tournures recherchées dont la présence est improbable chez un jeune homme sans instruction (189-191). Voilà qui atteste l’intrusion, dans l’oeuvre du jeune poète, d’une compétence extérieure, qu’on ne peut identifier qu’à Dantin. Toutefois, on se demande comment celui-ci aurait pu hausser les poèmes de Nelligan à un pareil niveau si lui-même, malgré ses aptitudes et sa culture, ne semble pas être parvenu, dans son oeuvre personnelle, à une réussite équivalente. Une réflexion collective sur Le coffret de Crusoë, La triste histoire de Li-Hung Fong et les autres poèmes épars devrait apporter une réponse à cette question.

On peut imaginer que l’inspiration de Nelligan, mal dégrossie mais substantielle, a beaucoup bénéficié formellement de celle, peut-être moins riche mais empreinte de savoir-faire, de Dantin. Quant au génie attribué à Nelligan, il serait le produit des inspirations conjuguées de son mentor et de la sienne.

Oui, certes, il faut relire Louis Dantin, dont la réputation de poète a souffert de la destinée lamentable qui fut la sienne. Mais il faut surtout revenir aux poèmes d’Émile Nelligan, qui sont les chefs-d’oeuvre de leur époque, peu importe l’authenticité de la signature, l’identité de leur(s) auteur(s). Ce qui compte, ce sont les textes. Comme le signale — un peu rapidement — Yvette Francoli dans la conclusion de son ouvrage, « l’oeuvre demeure pour le plus grand plaisir des fervents de la poésie qui ne demandent rien de plus » (431). Du reste, l’on peut penser que, dans la succession des chefs-d’oeuvre littéraires du passé, un certain nombre d’entre eux nous sont parvenus trafiqués, et parce que trafiqués, exempts des imperfections qui les auraient déconsidérés.

L’ouvrage d’Yvette Francoli nous intéresse surtout en raison des liens entre Dantin et son protégé, mais il couvre toute la vie de l’auteur du Coffret de Crusoë, recueil dont il faudra sans doute découvrir les justes mérites[5].

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Sous l’arche du temps[6], essai d’Hélène Dorion, est la réédition, augmentée d’inédits, d’un ouvrage paru en 2003 et repris à Paris l’année suivante. On pourrait dire, sans trop d’originalité, qu’il porte sur le mystère du monde et du poème. Sa republication, grâce aux ajouts qui l’enrichissent, permet de mesurer le cheminement de l’auteure sur une trentaine d’années, et cela, malgré la remarquable stabilité de la problématique créatrice. La fidélité à soi caractérise une poésie métaphysique avant tout tournée vers l’être ; de là, une continuité qui se reflète dans la composition du livre. Celui-ci réunit d’abord les réflexions de l’auteure dans l’ordre chronologique (1986-2011), à une exception près (un texte de 2003 inaugure la série), puis une suite d’entretiens sont reproduits dans l’ordre inverse (2013-1995), comme si début et fin coïncidaient.

Le point de départ de l’élan créateur, selon Hélène Dorion, c’est le sentiment de l’existence d’une faille, génératrice d’un mal-être, à partir de laquelle le moi entreprend sa quête salvatrice : « J’écris à partir d’une faille, d’un gouffre intérieur qui crée une tension, un élan et me pousse à rechercher l’unité » (16). Ces mots, écrits peu avant la publication de Sous l’arche du temps (première version), rendent parfaitement compte des tout premiers recueils publiés quinze ou vingt ans plus tôt, comme s’ils leur étaient contemporains. Dans le premier livre, L’intervalle prolongé (1983), le corps et le monde sont séparés par « un intervalle, une distance que l’expérience poétique tentera par la suite de combler » (17). Même démarche dans les suivants : « Après avoir exploré les failles et remous du rapport à l’Autre et au réel, mon écriture est allée vers un approfondissement de la dimension métaphysique et du questionnement sur l’origine, le temps et l’amour, et ce à travers une ouverture sur l’universel. » (17) On lit encore, dans un entretien de 1999 : « S’il y a quête d’union, de fusion, c’est qu’il y a conscience d’une sorte de rupture originelle. » (161)

Il y a donc, à l’origine de l’expérience humaine, celle du moi notamment, un déchirement et un manque, une douleur aussi, sans doute liés à la naissance (« Le premier geste fut celui de passer à travers la mère[7] », lit-on dans Les corridors du temps). Ce sont eux qui déterminent la recherche de l’universel et les modalités de sa consistance : l’enracinement dans le passé (l’origine), le déploiement dans la durée (le temps) et la rencontre de l’autre (l’amour). Le discours théorique apparaît très proche du discours poétique tel qu’on le trouve dans un recueil comme Hors champ : « Cherchant cette faille propice à l’accès, ces traces d’une proximité, il y a ce monde réinventé à même le geste d’aimer[8]. » La brisure initiale est cela même qui mène vers le monde, lequel est lisse et plein et fondé sur l’amour même, et c’est l’écriture, fondue dans l’acte d’aimer, qui accomplit la réinvention de tout.

À Michael Brophy, qui, en 2013, l’interroge sur l’importance qu’elle accorde au doute, Hélène Dorion répond : « l’écriture demande de passer ce que l’on sait au tamis du doute et de laisser s’effriter nos certitudes jusqu’à se dissoudre. […] Douter. Ébranler les fondations, secouer les branches pour que tombent les feuilles mortes. » (111) On voit ici que la faille bénéfique, à laquelle le doute peut être assimilé, n’est pas nécessairement ou seulement le point de départ de la quête, elle peut être le moyen de la relancer. Quelle que soit leur position stratégique, « la fissure, la fente ou la fracture deviennent en quelque sorte d’infimes fenêtres qui donnent sur l’infini » (113). C’est par elles seules que l’humain, âme et corps, l’humain qui est le vecteur de l’incommensurable, peut être assumé. Le jour n’existe pas sans la nuit dont il est la conversion. Le négatif qu’est la faille est « l’imperfection féconde » (113) qui assure l’ouverture des éléments du réel, et qui rend la vie possible. Une telle vue métaphysique, chez une poète qui a d’abord acquis une formation philosophique, atteste une remarquable persévérance dans l’interrogation sur l’être, à travers les disciplines théorique et littéraire, et à travers les époques parcourues. Entre les premiers et les derniers recueils, les premières et les dernières réflexions sur l’écriture, la pensée de l’auteure reste fidèle à elle-même, s’approfondissant sans doute, mais ne se remettant en question que pour mieux retrouver le sens de la plénitude affirmative, laquelle ne fait qu’un avec l’amour.

Le trajet qui mène de la faille à l’être (et à l’universel) par l’écriture est celui même qui conduit d’une modernité chaotique, fragmentaire, à cet humanisme sur lequel est fondée la tradition dans ce qu’elle a d’essentiel et de constructeur. C’est ainsi qu’Hélène Dorion concilie, de façon novatrice, la poétique la plus actuelle et celle de toujours. L’attrait de son discours poétique vient justement de ce que, assumant toutes les perturbations du présent, elle s’élance de là vers les positions restauratrices. Ainsi, elle passe de l’alpha crépusculaire à l’oméga lumineux, qui sont les deux piliers de l’arche du temps. Le temps n’existe pas sans cette mobilisation salvatrice qui crée le futur.

Il est significatif, à cet égard, que la présentation de l’édition actuelle ait été confiée à Jean-Claude Ravet, rédacteur en chef de la catholique revue Relations. Le préfacier salue une parole précieuse, qui « jette un pont entre la poésie et la détresse de notre temps, et répond à l’urgence d’un nouveau rapport au monde, harmonieux, solidaire, fraternel » (10). Les valeurs chrétiennes et humanistes se rejoignent autour d’une poésie qui n’ignore rien de la faille de nos vécus, mais s’emploie à réinventer la lumière.

Il y a donc une part d’engagement dans la poésie d’Hélène Dorion, même si la prose militante est évitée. L’auteure s’en prend à la « mécanisation croissante de l’existence » (33), où il faut voir la manifestation d’une « civilisation divisée » à laquelle « la poésie répond par la continuité de l’être et le portrait détaillé d’une concience » (33). Le « détail » de la conscience est tout le contraire du morcellement inaugural. La « continuité de l’être » à laquelle le poème aboutit n’est pas une plate uniformité, mais la mise en perspective des différences vivantes.

On est émerveillé de la richesse d’idées et d’images qui renouvelle continuellement la thèse (poétique) sur laquelle est fondée la démarche d’Hélène Dorion, thèse qui nous mène de la faille initiale à la vérité de l’accompli, par tous les détours du « temps » pleinement assumé.

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Je signale, en conclusion, le beau petit livre que vient de publier Robert Melançon, Questions et propositions sur la poésie[9]. C’est le texte d’une causerie présentée aux élèves d’un collège. Devant ce jeune public, le professeur et poète traite de façon pédagogique, mais nullement réductrice, certains aspects rarement abordés de la poésie, comme son extrême diversité de thèmes et de formes, sa capacité essentielle de procurer du plaisir, la profondeur et la rigueur de l’énigme qu’elle comporte et que méconnaissait un philosophe comme Platon.

Ce qui émerveille surtout, c’est l’érudition de l’auteur, qui se promène très à l’aise aussi bien en domaine ancien (il avoue une passion de toujours pour l’Énéide de Virgile) qu’en domaine plus récent : québécois (Saint-Denys Garneau), français (Jean Follain, Raymond Queneau, Guillaume Apollinaire), anglais (Samuel Johnson), américain (Emily Dickinson), allemand (Paul Celan), pour ne citer que quelques noms, sans compter de nombreux auteurs asiatiques. À la diversité des contenus, célébrée avec ferveur, s’adjoint celle des littératures mêmes.

L’essayiste respecte le mystère de la poésie, tout comme Jacques Brault dans un bref essai semblable[10]. Il se défend donc d’afficher des « positions » comme le faisait Paul Claudel dans ses Positions et propositions sur le vers français (5), mais il manifeste un attachement pour la multiplicité et la variété des oeuvres qui peut rappeler le récent ouvrage de Jean Royer[11].