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Dans Vu d’ici [1], Mathieu Arsenault se livre à un violent réquisitoire contre la télévision, qui s’avère, aussi et surtout, un sévère examen de la conscience du (télé)spectateur. Après avoir montré comment l’auteur reprend à son compte les analyses de ceux qui, depuis le milieu des années 1960, se sont attelés à décrire et à dénoncer les fonctions idéologiques de ce média (Guy Debord, Pier Paolo Pasolini, Noam Chomsky, Pierre Bourdieu…), je m’attacherai à la façon dont la télévision devient, aussi bien dans le texte que sur scène [2], une forme de supra-identité venant infiltrer la voix et le corps du locuteur. Il s’agira alors d’interroger la puissance de résistance ou de critique propre au traitement poétique et scénique de ces formes d’infiltration, selon qu’elles opèrent sur un mode insidieux, offensif ou parodique.

La télévision à l’heure du « spectaculaire intégré »

Parce que la télévision est un média à la croisée de l’intime (on la regarde chez soi) et du collectif (elle pénètre dans tous les foyers), de l’affectif (elle nous accompagne tout au long de notre vie) et du politique (elle est le lieu de diffusion des nouvelles nationales et internationales), elle est amenée à jouer un rôle crucial dans la construction des représentations de soi, de la société et du monde. À ce titre, elle jouit d’un pouvoir considérable que, depuis son invention, les gouvernements ont cherché à diversement contrôler. Première parmi les médias de masse, et donc instrument de promotion et d’accompagnement majeur des grands mouvements idéologiques qui ont pu marquer l’histoire mondiale, la télévision est en effet un pilier décisif de ce « pouvoir spectaculaire » dont Guy Debord, dans ses Commentaires sur la société du spectacle [3], a défini trois configurations successives :

  1. le spectaculaire « concentré » qui, « mettant en avant l’idéologie résumée autour d’une personnalité dictatoriale, [a] accompagné la contre-révolution totalitaire, la nazie aussi bien que la stalinienne » ;

  2. le spectaculaire « diffus » qui, « incitant les salariés à opérer librement leur choix entre une grande variété de marchandises nouvelles qui s’affrontaient, [a] représenté cette américanisation du monde, qui effrayait par quelques aspects, mais aussi bien séduisait les pays où avaient pu se maintenir plus longtemps les conditions des démocraties bourgeoises de type traditionnel » — autrement dit, celles liées à l’essor du capitalisme industriel ;

  3. et enfin, depuis les années 1980, le spectaculaire « intégré », qui est la forme propre au règne mondial du capitalisme financier, et que Debord décrit comme « la combinaison raisonnée des deux [formes] précédentes » :

    Le spectaculaire intégré se manifeste à la fois comme concentré et comme diffus, et depuis cette unification fructueuse il a su employer plus grandement l’une et l’autre qualités. […] À considérer le côté concentré, le centre directeur en est maintenant devenu occulte : on n’y place jamais un chef connu, ni une idéologie claire. Et à considérer le côté diffus, l’influence spectaculaire n’avait jamais marqué à ce point la presque totalité des conduites et des objets qui sont produits socialement. Car le sens final du spectaculaire intégré, c’est qu’il s’est intégré dans la réalité même à mesure qu’il en parlait ; et qu’il la reconstruisait comme il en parlait. De sorte que cette réalité maintenant ne se tient plus en face de lui comme quelque chose d’étranger. Quand le spectaculaire était concentré, la plus grande part de la société périphérique lui échappait : et quand il était diffus, une faible part ; aujourd’hui, rien. Le spectacle s’est mélangé à toute réalité, en l’irradiant [4].

C’est bien cet état d’irradiation spectaculaire, cette puissance de modélisation aussi impersonnelle qu’intégrale des manières d’être, de penser et d’agir, qu’entend mettre en scène et contester Vu d’ici. Pour cela, Mathieu Arsenault ne se contente pas de reprendre à son compte les positions de Pasolini qui, en 1966, qualifiait la télévision de « terrible cage de l’Opinion Publique — servilement servie pour obtenir un asservissement total [5] ». Né en 1976, l’auteur est en effet l’enfant d’une autre époque : celle où la télévision s’apparente moins à un « monstre froid [6] », instrument au service d’une figure du pouvoir paternaliste-autoritaire-fasciste [7], qu’à un monstre chaud, assimilé tout au long du texte à une figure maternelle-réconfortante-nourricière [8]. C’est en effet en représentant la télévision comme un bain, un milieu, une matrice régressive dont on a, partant, le plus grand mal à se sevrer que Mathieu Arsenault montre comment et pourquoi elle continue de jouer, avec une force inégalée et le consentement passif du plus grand nombre, son rôle d’oppression impérialiste.

De l’objet domestique à l’état de domesticité

Tandis que Mathieu Arsenault ouvre son roman sur une prise de parole lyrique (d’entrée de jeu, le lecteur est saisi et interpellé par un « je » qui exprime avec force les sentiments de colère, de détresse ou de désarroi que l’état du monde lui inspire [9]), Christian Lapointe, dans la mise en scène qu’il fait de Vu d’ici, choisit pour sa part de faire converger d’abord l’attention du public non pas vers l’émetteur du discours, mais vers l’objet — en tous sens névralgique — de ce discours : le téléviseur.

Pendant les trois premières minutes du spectacle, alors que la scène et la salle se trouvent plongées dans le noir, il n’y a en effet rien d’autre à voir que les images que diffusent (sans le son) les différents écrans de télévision disposés dans l’espace. Aux extrémités cour et jardin de la scène, on trouve, placées à un niveau médian du plateau, deux colonnes de trois téléviseurs superposés [10]. À équidistance de ces colonnes, un autre empilement d’objets se laisse deviner contre le mur du fond de scène, dans lequel on identifie clairement un four à micro-ondes et un poste de télévision (superposition qui est, bien sûr, hautement significative). À l’avant-scène, enfin, apparaît un dernier téléviseur, posé à même le sol.

Les images qui défilent sur chacun de ces écrans sont différentes : avant même que l’acteur ne prenne la parole, le spectateur se trouve ainsi confronté aux questions qui sont au coeur de Vu d’ici — le zapping permanent, le flux continu et potentiellement infini des informations télévisuelles, la privation ou la déperdition du sens qui résulte de cette double tendance à la prolifération et à la dispersion. Si le fait que les images soient diffusées sans le son ajoute encore à ces sentiments, il apparaît qu’en privant les appareils de leur dimension sonore, en les réduisant à leur aspect visuel, le metteur en scène invite aussi à les considérer sous un angle esthétique. Non seulement parce qu’ils apparaissent comme des surfaces lumineuses évolutives dont les variations (en matière de couleurs, de contrastes, d’intensité, de rythme…) présentent un intérêt graphique [11], mais encore, parce que, tels qu’ils sont positionnés sur le plateau, ces postes de télévision apparaissent comme les lignes de force de la scénographie et, plus précisément, comme ce qui vient structurer et circonscrire un espace intime.

Durant l’ouverture du spectacle, un spectateur attentif aura en effet le temps de remarquer que, à la différence des téléviseurs du fond et de l’avant-scène, qui lui font face, les deux colonnes télévisées sont légèrement de biais et formeraient (si, par une ligne imaginaire, on reliait ces colonnes au poste du fond de scène) une sorte d’arc, venant délimiter l’espace de jeu central, toujours dans la pénombre. Il est tentant de voir dans cet agencement scénographique le symbole de l’espace englobant, enrobant, que constitue la télévision. Quand les lumières s’allument, cette hypothèse se vérifie : les différents postes de télévision définissent bel et bien le périmètre d’un espace intérieur réduit à quelques éléments minimaux (un chariot d’épicerie rempli de divers objets, un fauteuil à bascule, une table basse). Bien plus : les postes de télévision s’avèrent les piliers ordonnateurs de cet espace et des objets qui y figurent. Le chariot d’épicerie est en effet placé entre la colonne télévisée du côté jardin et le téléviseur central du fond de scène ; le fauteuil, entre le téléviseur central et la colonne télévisée du côté cour ; quant à la table basse, elle est placée au centre du plateau, dans l’alignement du téléviseur du fond. Enfin, venant parfaire la clôture de cet espace, on découvre, une fois que la scène est éclairée, un dernier poste de télévision. Posé à l’aplomb du téléviseur qui se trouve à l’avant-scène, il n’est pas, comme ce dernier, tourné vers le public, mais en direction de la table basse et du fauteuil — ce qui fait que seul l’acteur peut voir les images qui sont éventuellement diffusées sur ce poste. Aux environs de la moitié du spectacle, le fait que ces différents postes de télévision constituent les quatre points cardinaux de l’espace intime figuré sur le plateau se manifeste ostensiblement : un jeu de découpes lumineuses vient en effet les relier au moyen de quatre bandes qui, le temps d’une séquence, baliseront et conditionneront les déplacements de l’acteur.

Dans le texte de Mathieu Arsenault, le téléviseur est également présenté comme un objet parfaitement intégré à l’environnement domestique. Il est, ainsi que le réfrigérateur, la cuisinière et le divan, l’un des étais du confort — et de l’ennui — moderne : « frigidaire cuisinière divan télé ma vie est complètement normale conforme et ordonnée » (VI, 34). Il est aussi ce qui rythme la temporalité quotidienne : du petit déjeuner au dîner, on mange devant le téléviseur, avec la télévision, pendant qu’on regarde la télévision :

j’arrive de travailler j’ouvre la télé je me fais dégeler un truc je le mets dans l’assiette je le mange

VI, 36-37

j’ai les yeux qui brûlent d’eux-mêmes du feu sacré de la télé mon seul chemin est celui qui mène du salon à la salle de bain à la cuisine et au salon pop corn nachos corona je dévore sans penser les nouvelles les documentaires-chocs les événements spectaculaires et les scandales les plus hots

VI, 49

Le fait que, tout au long du texte, la télévision soit associée à l’absorption de nourriture permet de déployer, par connotations et métaphores, un double discours critique. Le premier concerne le téléspectateur lui-même, qui se gave de télévision jusqu’à l’écoeurement, l’obésité, la dépendance :

chaque morceau de muscle chaque tendon chaque gramme de gras de ce corps fatigué grouille de milliers de petits asticots blancs avides de blockbusters de sitcoms de bouffe grasse molle et sucrée

VI, 17

il faudrait qu’on me garrote et qu’on m’entube à même la machine illico allez hop que je me prenne la fibre optique directement dans les veines et que je sente la chaleur monter dans mon corps

VI, 49 [12]

Cet abandon aux flux alimentaires [13] (plus que proprement nourriciers ou nutritifs) de la télévision tient alors beaucoup d’une régression vers la matrice foetale, le bain prénatal où non seulement tout nous parvient sans effort (on n’a ni à le demander, ni à mastiquer), mais encore où tout est mêlé, indistinct, et absorbé sans conscience :

le sucre est sur la table avec le lait la radio la télé le journal et pourrais-tu me passer des accords économiques de pubs télé de scène judiciaire d’accords de paix de conseil de sécurité de toute la science infuse dans ma petite tasse s’il vous plaît avec une petite cuiller pour bien me mêler dans les dates les lieux et les noms parce que ce matin je n’ai pas le goût de refaire le monde comme mes parents dans les années soixante-dix je veux juste le mélanger pour que ça tourne à toute vitesse parce que je ne connais que la mêlée des choses qui ne vont nulle part

VI, 9

Le fait que l’énonciateur dise ici qu’il « ne conna[ît] que la mêlée des choses qui ne vont nulle part » renvoie, en filigrane, au second discours critique déployé par le texte : celui qui interroge la responsabilité non plus seulement de l’usager (le consommateur des médias), mais, plus globalement, du système médiatique. En guise de représentation du monde, les médias en général, et la télévision en particulier, ne diffusent qu’une bouillie, tour à tour insipide ou indigeste — ce traitement des informations étant lui-même à l’image (et alimentant les logiques) d’une société tout entière régie par des cycles de consommation (absorption, évacuation) sans fin. De métaphores en analogies alimentaires, c’est la société de l’information continue et de l’hyperconsommation dans son ensemble qu’entend dénoncer l’auteur, société dont la télévision est à la fois l’image exemplaire et la pièce charnière.

Confort et conformisme : l’idéologie dominante de la télévision

Si la télévision cristallise les invectives que Mathieu Arsenault lance contre son époque, lui-même et ses concitoyens, c’est non seulement parce qu’elle est la vitrine de tous les « biens » que, à grand renfort de diktats publicitaires, et dans une course effrénée à la dernière nouveauté, elle persuade le téléspectateur-consommateur d’acquérir, mais encore parce que, saturant le temps, l’esprit et l’imaginaire du téléspectateur, les injonctions à l’achat dont elle se fait le relais finissent par définir pour lui le seul modèle de vie possible, la seule conception de la réussite et du bonheur auxquels il puisse prétendre :

ça pense avoir une identité distincte ça pense avoir un système absolument démocratique une culture en santé et une langue bien vivante mais sur cette rue où j’habite on parle en français mais on pense en argent on écoute des publicités on lit des circulaires et des catalogues on court les spéciaux on va dans le sud à forfait et on vote pour les gagnants car c’est l’économie globale qui décide à notre place

VI, 69

Si Mathieu Arsenault ne va pas, à la différence d’un Debord [14], d’un Chomsky [15] ou d’un Serge Halimi [16], jusqu’à explicitement parler de complicité structurelle, voire de collusion entre les sphères économiques et les sphères médiatiques, il s’attache, tout au long de son texte, à dénoncer le rôle de propagande que joue la télévision : arme de communication massive, elle propage des valeurs et des idées qui, si elles sont souvent préformatées (dès le milieu des années 1990, Pierre Bourdieu a montré que le chemin est court du fast-food au fast-thinking [17]), font aussi et surtout oeuvre de formatage des consciences.

À plusieurs reprises dans Vu d’ici, l’énonciateur témoigne ainsi du fait que la télévision est, au jour le jour, le relais d’opinions néolibérales — idéologie concurrentielle et ultra-individualiste qui, dans un même mouvement, entraîne la perte de croyance aux valeurs et au sens de l’action collective et le démantèlement de l’État-providence :

je pensais que privatiser la santé allait me guérir plus vite et que faire payer les gens pour ce qui était gratuit avant permettrait de les responsabiliser je pensais logiquement c’est-à-dire pratico-pratique c’est-à-dire que je faisais tournoyer paresseusement dans ma tête des idées qui ne m’appartenaient pas

VI, 14-15

j’ai encore vu quelqu’un soutenir à la télé qu’il fallait dérèglementer les marchés et les pauvres ils ont juste à travailler comme nous autres et les syndiqués ils ont tout cuit dans le bec et et et il n’y a pas de et qui tienne

VI, 19

la belle neige de mon pays ce n’est pas de beaux flocons poétiques c’est rien sinon des maisons enterrées sous une tempête médiatique et des millions de gens qui gueulent des fois mais qui le reste du temps se sacrent de tout sauf des baisses d’impôts de leur marge de crédit des rendements impossibles pour leurs placements leurs reer et leur fonds de retraite

VI, 60

Instrument de formatage idéologique, la télévision opère aussi sur un plan axiologique : elle favorise l’adhésion du plus grand nombre à des modèles de vie standardisés, sans autre idéal que celui, conformiste, de préserver sa petite tranquillité individuelle, « d’être heureux dans son coin de cultiver ses plates-bandes » (VI, 15). Le locuteur a beau déclarer en vouloir « à la majorité de [lui] avoir donné ce plaisir du confort farouche et ce corps parfaitement adapté à cette culture de téléspectateur paresseux qui cligne des yeux qui reste assis sur son divan » (VI, 17), il ne peut que constater avec amertume qu’il (se) laisse faire :

je me tais je dois sourire serrer des mains et pour gagner de l’argent je dois accepter que ma tête serve à des idées qui n’améliorent rien que ma bouche serve à dire des choses insignifiantes et ces yeux ont déjà tant vu de choses qui seront toutes perdues comme des larmes dans la pluie j’ai vu des chanteurs invités dans les shows de madame j’ai vu deux filles qui s’embrassent à loft story des chroniques de vin ou d’auto des potins de vedettes des centaines de jeux de la semaine au hockey des centaines de fois michael jackson madonna patrice lécuyer et véronique cloutier ces yeux en ont tant vu que chaque minute est un paradis léger je descends en voguant des fleuves insipides

VI, 24 et 45-46 [18]

En énumérant la liste des choses vaines qu’il a pu voir à la télévision, le locuteur pointe du doigt une autre des grandes fonctions idéologiques de ce média : divertir, c’est-à-dire, distraire, mais aussi détourner des choses pénibles ou véritablement importantes.

En effet, outre que les nouvelles terrifiantes, les tragédies et les horreurs sanglantes auxquelles la télévision accorde une large place dans ses programmes ont pour effet, par contraste, d’encourager le téléspectateur à se satisfaire de sa situation [19], et donc de soutenir ses positions conformistes ou conservatrices, elles ont aussi pour effet d’appeler, selon l’expression de Michel Lemieux, un « supplément de télévision [20] » à valeur lénifiante. Cette fonction, la télévision l’endosse tant par l’importance qu’elle donne aux faits divers (dont Bourdieu a montré qu’ils avaient pour principal effet de faire diversion [21]) que par la multiplication des programmes de divertissement qu’elle propose et qui, « du monde merveilleux de Disney » (VI, 18) aux « séries télé insignifiantes » (VI, 16), habituent le téléspectateur [22] à se contenter d’histoires et de morales simplistes. Confronté à la complexité du monde, ce dernier peut alors se sentir désemparé, impuissant et rêver, comme c’est le cas du personnage de Vu d’ici, de retrouver la simplicité des temps de son enfance :

enterré depuis ma naissance dans la bourrure d’un divan j’ai le corps livide en miettes et je vois chaque soir de semaine de sept à dix l’appétit des vers qui me grignotent le confort de mon foyer m’use au possible il ne devrait plus rien rester et pourtant je persiste à me demander si britney spears va reprendre sa vie en main si ça va encore bien entre céline et rené mais qu’est-ce donc qui me pousse à tant procrastiner […] je me précipite dans le salon pour écouter le banquier le combat des clips faut le voir pour le croire rire et délire la télé me saoule à trois ans comme à trente j’ai les yeux d’un enfant accroupi devant la télé plein de tristesse et lâche […] j’étais fait pour être un petit garçon maintenant que j’ai perdu ma maison ma chambre mes jouets je reste immobile devant la télé à me demander que faire dans le dédale des nouvelles compliquées comment faire pour retrouver mon chemin vers le confort des dessins animés du samedi matin

VI, 46 et 53 [23]

D’un confort (matériel) à un autre (moral), la télévision apparaît finalement comme l’endroit d’accomplissement et d’entretien d’une logique très pernicieuse, qu’on pourrait résumer en ces termes : on regarde la télévision parce qu’on a besoin de se détendre, parce qu’on est fatigué, mais elle nous épuise toujours davantage.

La première raison en est que, ne trouvant aucun programme qui le satisfasse vraiment, le téléspectateur finit souvent par se contenter de zapper, cette activité devenant une occupation à part entière :

je me souviens d’avoir écouté la télé jusqu’à ne plus être capable de tenir debout simplement pour le plaisir de zapper ne mesurant plus la qualité de chaque émission pour sa valeur en soi mais par rapport à toutes les autres présentées au même moment je me souviens de m’être senti glisser sur cette pente indiscernable de la mauvaise télé jusqu’à comparer des infopubs entre elles et choisir la meilleure

VI, 15-16

Cette activité machinale, sans intérêt ni motivation est, selon le narrateur, la seule que soit encore capable de concevoir une collectivité de

loques humaines qui n’ont plus que deux yeux tant mieux et un doigt pour zapper parce que cette collectivité de jeunes est maintenant juste assez fatiguée pour continuer de fonctionner sans avoir l’idée de changer quoi que ce soit

VI, 52-53

Or si la télévision épuise celui qui la regarde, c’est aussi parce que, rivé à l’écran, le téléspectateur perd toute capacité de recul (critique) ou de projection (politique ou émotionnelle) :

le nez collé sur ma petite vie je n’avance pas pour le moment je tourne en rond […] incapable un seul instant d’abolir la distance infinie entre mon oeil et la télé entre les nouvelles qui sont mauvaises et mon salon qui est tout bien rangé

VI, 23

j’assiste à moi-même à ma chute libre et tempête ma chérie ma pauvre petite vie je te tiens tiens-toi bien retiens-moi bien dans le rien au-dessus de ce vide ouvert par la télé […] par ce monde entier qui pénètre dans ma tête restée allumée devant l’écran depuis tellement d’années que je ne sens plus ce corps enseveli sous la neige fine et froide de mon imaginaire télévisé j’ai les doigts roides et gelés de la plus glace normalité

VI, 32-33

Recevant dans la plus parfaite indifférence la masse nivelée d’informations, de faits et de données que diffuse, en flux tendu, la télévision (« [c]inq minutes de scandales dix minutes de faits divers trois minutes de guerre une minute d’international et juste après une note plus légère [24] » [VI, 45]), le téléspectateur finit par ne plus se sentir concerné par rien, par ne plus croire en rien, par ne plus même savoir qui il est : « je suis toujours à deux minutes des commodités à dix secondes de rallumer la télé mais à toute une vie de parler de ce que je suis » (VI, 78). Le corps et la voix de la télévision se sont substitués aux siens.

Le corps et la voix de la télévision

Dès le milieu des années 1960, Guy Debord avait établi que cette carence de subjectivité du (télé)spectateur était le corollaire — et le moteur — de la société dont il décrivait l’avènement : « L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé […] s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir [25]. » Debord affirmait aussi que l’état de « séparation » — de soi à soi, de soi au monde — était « l’alpha et l’oméga du spectacle [26] ». Dans Vu d’ici, le narrateur n’a de cesse de constater cette anesthésie générale des consciences, cette forme d’aboulie massive qui atteint autant le désir de prendre en main son existence que celui d’agir sur le monde — posture attentiste par laquelle celui qui prend la parole sous sa propre identité (« Mathieu » dans le roman, « Jocelyn » sur scène) s’avère concerné au premier chef. Au fil du texte, l’énonciateur prend en effet régulièrement acte de son incapacité à agir, inventorie les renoncements, lâchetés et résignations qui fondent son existence et le réduisent, en fin de compte, à n’être que l’une des pièces (jetables, interchangeables) d’un système déshumanisant, mais au bon fonctionnement duquel il se doit et accepte de participer :

j’ai enfin les idées de la semaine j’ai les opinions de tout le monde j’ai fini par avoir le corps qu’il faut pour continuer à consommer un minimum de volonté juste assez d’espoir pour pas me laisser mourir et à peine l’énergie qu’il faut pour aller travailler [27]

VI, 39

je ne serai jamais plus apprécié qu’en gagnant un revenu suffisant pour garder l’activité économique sur sa lancée pour être utile je dois pouvoir m’acheter des vêtements des objets et des services qui ne servent à rien d’autre qu’à permettre aux autres d’aller travailler pour pouvoir s’acheter des vêtements des services et des objets c’est la réalité et de n’importe quel côté que j’essaie de la retourner je ne suis jamais que vêtu vu et battu dans ce grand magasin qu’est la vie de tous les jours

VI, 38

Conscient qu’il « n’aur[a] jamais le courage nécessaire pour être ce héros qu[’il] imagine » (VI, 49) et entrer en lutte politique contre le système, le locuteur refuse toutefois de céder à cette « impuissance du désespoir [28] » dont parlait Pasolini, et se fait la promesse suivante :

même quand je serai devenu cet impossible poisson pollué au mercure de chaînes généralistes qui ne sait ni cligner de l’oeil ni battre de la nageoire ni même se reproduire je jure de me maintenir à flot et de ne jamais couler dans l’insignifiance éhontée de toute cette bave de limace de quebecor qui constitue 80 % de mon corps

VI, 49

Dans Vu d’ici, l’auteur autofictionnel mobilise les vingt pour cent de conscience et de vivacité qui continuent de l’animer pour résister au système économico-médiatique de deux manières conjuguées. L’une, thématique et explicite, consiste à nommer les logiques et les conséquences de ce système, sur le mode de l’autocritique (avec les vertus didactiques qu’un tel miroir tendu aux spectateurs peut avoir sur leurs consciences). L’autre, plus formelle, consiste à répondre à la rhétorique et aux postures qui caractérisent le monde télévisuel (de ceux qui font la télévision à ceux qui la regardent). En effet, à côté des manières de voir qu’elle institue, la télévision engage aussi des manières de dire et de faire, des énoncés et des gestes, que l’écriture poétique et scénique de Vu d’ici s’attache à explorer, sur le mode du mimétisme, du détournement ou de la parodie.

Sur scène, le premier effet mimétique notable a trait à la profération du texte qui, notamment au début du spectacle, tient davantage du débit automatique que d’une prise de parole investie. À la suite de Mathieu Arsenault, qui retire tous les signes de ponctuation de son texte, c’est-à-dire qui prive la parole de tout ce qui, à l’écrit, est censé architecturer le sens des énoncés et renseigner sur les états de l’énonciateur (affirmatif, exclamatif, interrogatif…), Christian Lapointe et Jocelyn Pelletier optent en effet pour une intonation lancinante, à la musicalité artificielle et répétitive, qui peut aussi bien renvoyer à ces figures médiatiques « ventriloques » que dénonce Serge Halimi [29] qu’à la condition de ce téléspectateur, citoyen d’une « zombie nation » (VI, 34), qui ne fait plus que « sui[vre] le rythme » (VI, 10). Dépourvue d’affects et d’intentions, cette parole jaillit de surcroît par « paquets », à l’instar du poste de télévision qu’on allume et éteint. De même que, dans le roman de Mathieu Arsenault, le texte est subdivisé en une multitude de fragments de longueur variable, sur le plateau, l’acteur entre et sort de la parole sans qu’on puisse jamais vraiment savoir à quel moment il va s’arrêter ou poursuivre. La principale raison en est qu’il ne parle pas par périodes (avec ce que cela suppose de reliefs, de mouvements ascendants et descendants), mais par flots — la technique littéraire du flux de conscience à laquelle recourt l’auteur étant à la fois une manière d’épouser ses mouvements de pensée et d’imiter le déversement continu des « flux », médiatiques et économiques, « qui nous traversent jour et nuit » (VI, 13-14) [30]. À plusieurs reprises au cours du spectacle, cette énonciation machinale, qui donne à entendre l’état de dépossession verbale et intellectuelle qui menace le (télé)spectateur, cède toutefois la place à des prises de parole beaucoup plus empreintes de subjectivité. Que l’acteur opte pour une voix plus grave ou qu’il laisse éclater sa colère, qu’il choisisse de ralentir son débit et de moduler davantage son phrasé, ou encore qu’il prenne plus directement à partie le spectateur en proférant une partie de son texte au microphone, ces variations d’intensité sont autant de manières d’interrompre la monotonie et de s’opposer à la léthargie ambiante.

Si l’on passe du plan de l’énonciation à celui des énoncés, c’est un même mouvement dialectique — entre imitation et contestation, illustration à visée didactique et détournement poétique — que l’on retrouve à l’oeuvre. En effet, tandis que, d’un côté, l’écriture de Mathieu Arsenault emprunte au langage médiatique sa tendance au ressassement, sa mise en boucle d’informations alignées pêle-mêle, sa prédilection pour les dates et les données [31], son goût pour ce que Pasolini appelait la « crème technique [32] », d’un autre côté, l’auteur n’a de cesse de réinvestir ces figures et ces tours rhétoriques en opposant à la logique du zapping — et à la volatilisation des représentations du monde et de la syntaxe qui en découle — un effort de coordination. Cet effort passe, tout d’abord, par la volonté de remettre en perspective ou en corrélation les choses qui méritent de l’être, mais que la bonne conscience occidentale, l’« identité de nord-américain-le-coeur-à-la-bonne-place pour écraser des peuples entiers par la force ordinaire et le commerce des meilleurs prix » (VI, 10), préfère penser comme dissociées :

on nous disait mange toute ton assiette parce qu’il y a des gens qui meurent de faim c’est-tu niaiseux il n’y a pas de rapport entre mon assiette et leur absence d’assiette et maintenant on nous dit qu’on jette trop de déchets et on nous montre des images de gens qui vivent dans des dépotoirs c’est-tu niaiseux il n’y a pas de rapport entre mes déchets et les dépotoirs indonésiens il n’y a pas de rapport entre les mendiants et les bas prix entre la violence et une piscine entre la guerre et une télé c’est niaiseux de penser qu’il y a un rapport

VI, 23

Cet effort de coordination passe, par ailleurs, par le projet qu’a l’auteur de former, à rebours de la temporalité « flash » des énoncés télévisuels et publicitaires [33], des phrases longues qui, à défaut d’être tout à fait « complètes » et « sensées » (VI, 10), procèdent par syntagmes-valises, « cadavres exquis d’images » (VI, 46), dont l’intérêt est de faire glisser les réalités les unes sur les autres, de mobiliser de façon insolite et de créer des rapprochements inattendus entre des références que l’auteur emprunte au(x) monde(s) même(s) qu’il entend dénoncer :

les gijoe sont en cour martiale démétan a perdu son milieu humide gem et les hologrammes sont recherchistes à cité rock détente et moi je reste sur le plancher les mains vides parce que tous mes jouets travaillent des heures de fou dans des jobs qu’ils aiment pas parce qu’ils ont l’hypothèque la voiture et l’école privée des enfants à payer et je rage de colère sur le plancher quand je vois partir le matin mes legos réceptionnistes mes playmobil fiscalistes mes toutous de service à la clientèle et mes transformers qui font quelque chose de tellement compliqué que j’oublie chaque fois le nom en tout cas c’est une histoire de réseau intégré en solutions-conseils adaptés et j’en ai crissé un sur le mur quand il m’a annoncé qu’il venait d’être transféré à calgary à défaut de me crisser moi-même dans les étalages du rayon des jouets parce que je ne sais plus comment jouer ni rien faire de mes mains et de ma tête je voudrais la faire péter contre un mur mais au lieu d’une tache de sang c’est sûr à cent pour cent que ça ferait une analyse sectorielle de l’indice des prix à la consommation reportée sur l’indice de confiance des ménages et je m’écrase au plus mal dans la plus négative des balances commerciales

VI, 53-54

Au fil de son texte, c’est précisément par l’entrelacement et la fusion progressive des différents réseaux métaphoriques qu’il déploie dans Vu d’ici que Mathieu Arsenault révèle, par-delà le sentiment premier d’éclatement que procure la télévision, la profonde cohérence idéologique qui maille ce système [34].

Dans le roman comme dans la mise en scène, cette prise de conscience politique donne lieu à deux séries d’attitudes. L’une, dépressive et défaitiste, insiste sur le sentiment qu’a l’énonciateur d’être coincé, enfermé dans un système qui ne lui convient pas, mais contre lequel il ne peut rien faire :

et comment au milieu de tous ces mécanismes de production d’échange de profit comment au milieu de toute cette circulation d’argent pouvez-vous espérer qu’on puisse encore croire avoir ses propres idées sa propre volonté sa propre liberté d’agir comme bon nous semble nous ne pourrons pas nous en sortir je ne pourrai pas m’en sortir je suis sur le divan je tourne la tête je vois je regarde par la fenêtre fuck les plantes fuck les vitres fuck la brique et le soleil fuck la lune et le sommeil les stationnements la pluie et zappe zappe zappe-moi tout le visible car je n’arrive qu’à me voir dans la réalité c’est-à-dire dans les flux du pouvoir économique qui nous traversent jour et nuit il n’y a rien que je puisse dire il n’y a rien que je puisse faire autrement que de tourner en rond dans ma jolie maison en costume de mathieu zébré avec un matricule car nous sommes prisonniers de toutes ces données qui nous façonnent comme personne n’ose encore l’imaginer numéro 8 numéro 31 500 numéro 809 milliards bonjour chez vous numéro 6

VI, 13-14

Outre que, tout au long de la représentation de Vu d’ici, les spectateurs voient un acteur qui évolue, seul, dans un espace réduit et cerné par de multiples postes de télévision, quelques images symboliques fortes viennent, au cours du spectacle, plus particulièrement illustrer et cristalliser ces déclarations d’impuissance. Ainsi en est-il aux moments où l’acteur se tient, silencieux, les bras levés en croix (à la manière d’un crucifié) ou en l’air (comme la victime d’un vol à main armée). Ainsi en est-il, aussi, quand il prend la parole la tête entièrement recouverte d’un sac en papier (son identité disparaissant alors sous l’anonymat de la consommation), ou encore lorsque, par un jeu de découpes lumineuses, il se trouve réduit à une paire d’yeux, ou à un visage qui, au gré des mouvements du fauteuil à bascule, n’apparaît que par intermittence dans l’étroite lucarne de lumière.

À côté de cette première série d’images aux connotations passives, qui renvoient aux sentiments de mise à mal, d’agression, voire de sacrifice de son individualité qu’exprime l’énonciateur de Vu d’ici, la seconde attitude explorée au fil du spectacle vient déplier la colère « punk » qui court à travers le texte. En effet, si l’auteur se « sen[t] glisser vers la perfection lisse d’une donnée statistique » et en éprouve de la « tristesse » (VI, 47), il en éprouve aussi de la colère (« je jappe je crie oui je crie […] je hurle » [VI, 10]), et compte bien réveiller ce « peuple en robe de nuit » (VI, 66) auquel s’apparentent, selon lui, les habitants de son pays. Dans le prolongement des outrages verbaux que Mathieu Arsenault peut faire à la fierté et aux symboles québécois [35], Christian Lapointe et Jocelyn Pelletier choisissent de multiplier sur scène les gestes « punk ». Au cours du spectacle, le public verra ainsi l’acteur brûler deux petits drapeaux (celui du Canada puis celui du Québec), déchiqueter et écraser un paquet de chips entre ses poings avant d’en répandre un peu partout, parler en déclenchant, le bras tendu au-dessus de sa tête, une bombe aérosol, se tenir face au public et zapper, le bras tendu, en un moment d’emportement proprement frénétique. Ces élans de rage, ces manifestations agressives ou impulsives, sont alors une manière non seulement de salir les images doucereuses dominantes (« hé qu’on l’aime donc notre quartier tout fleuri avec toutes ses familles ensoleillées qui nous envoient la main coucou est-ce que vous allez bien » [VI, 69]), mais aussi de remettre en branle les énergies de ce corps « évid[é] », de cette tête « vid[ée] », de chacun de ces muscles « épuis[és] » au point qu’on ne « puisse plus se tenir autrement qu’immobile devant la télé » (VI, 47).

L’insurrection à laquelle nous invitent les artistes commence peut-être par là : reprendre pied, trouver la force de se tenir debout et de prendre la parole avec fermeté. Si s’arracher à la neurasthénie générale est un préliminaire indispensable, cela n’est toutefois pas suffisant : il faut encore se donner des objectifs et des modalités d’action. Dans Vu d’ici, l’auteur pose la question de l’engagement politique (et, plus particulièrement, de l’extrême gauche), mais n’apporte pas de réponse définitive. Pour que le texte et la mise en scène soient autre chose qu’un exutoire, un geste compensatoire à notre condition économico-médiatique et, finalement, un prêche par deux fois inutile [36], il appartiendra ensuite à chacun, revigoré ou galvanisé par Vu d’ici, d’en prolonger l’onde de choc et de la faire se propager.