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À partir de l’après-guerre, l’écriture au féminin porte les traces des mutations socioculturelles qui ont transformé la condition des femmes. Le rejet des modèles traditionnels entraîne une crise des représentations. En quête de nouveaux repères, les femmes ne sont plus que figurantes ou victimes : elles doivent désormais trouver les mots pour dire leur émancipation et les premières tentatives pour comprendre la condition des femmes sont faites en réaction à leur enfermement dans le rôle maternel. Depuis une vingtaine d’années, une réflexion sur ce que pourrait être une maternité définie par les femmes s’est amorcée. On prend conscience que, pas plus qu’être mère ne signifie accomplir son destin individuel de femme, la maternité ne se résume à un produit culturel d’une aliénation patriarcale. De la même façon, au Québec, la question de la maternité suscite un intérêt nouveau de la part de la critique littéraire tandis que les personnages de mères connaissent un regain de vie chez les écrivaines.

Selon la thèse développée par Lori Saint-Martin dans Le Nom de la Mère[1], l’émergence de la subjectivité maternelle est un phénomène que l’on peut observer dans la littérature québécoise au féminin à partir des années 1980. Saint-Martin note, toutefois, que les publications mettant en scène la relation entre une mère et son enfant du point de vue de la mère sont rarissimes. L’étude que j’ai menée sur 23 catalogues d’éditeurs[2] s’inscrit dans le prolongement de cette réflexion. J’ai pu remarquer que, dans la prose québécoise au féminin de 1980 à nos jours, si une originalité ressort de l’emploi de la voix maternelle, les portraits de mères de famille traditionnelle ou encore de mères empêchées, absentes de corps et d’esprit, sont encore nombreux. Bien qu’il ne s’agisse pas ici de mener une étude comparative entre réalité sociologique et représentation littéraire, il reste que ces portraits semblent tenir de la convention, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas représentatifs des récents changements qu’ont connus les femmes dans leur façon non seulement de vivre la maternité, mais de la penser. Car, parmi les textes qui placent une mère en position de sujet, ceux qui offrent des représentations plus actuelles de la maternité demeurent, malgré tout, peu nombreux, et ce, même dans la dernière décennie. Selon Saint-Martin, l’originalité du Bruit des choses vivantes[3] d’Élise Turcotte (1991) provient justement en partie du fait que « très peu de romans […] présentent le réel du rapport mère-enfant du point de vue de la mère[4] ». Les recherches que j’ai effectuées m’ont tout de même permis d’identifier un autre texte, Tableaux[5] de D. Kimm (1991), qui exprime la subjectivité maternelle tout en offrant une représentation de la relation mère-enfant.

L’objet du présent article est de montrer comment le roman d’Élise Turcotte et le recueil de D. Kimm renouvellent, par l’expression de la voix maternelle, la représentation de la maternité dans la littérature québécoise au féminin. Pour comprendre les choix et les orientations de ces textes, il nous faut retracer l’évolution de la représentation de la maternité dans la littérature québécoise au féminin depuis 1945. Cette perspective diachronique permettra de mieux saisir les caractéristiques spécifiques et l’originalité du Bruit des choses vivantes et de Tableaux. Ces deux textes comportent, en effet, des similarités sur le plan formel, tout comme sur celui des représentations et des symboles. En dernière analyse, il s’agira donc de savoir si l’écriture de la « voix maternelle », présente dans Le bruit des choses vivantes et Tableaux, a développé une spécificité, en exploitant des thématiques, des techniques narratives, des modalités énonciatives qui lui soient propres. À une critique de la représentation s’ajoutera une lecture féministe. Cette analyse textuelle se fonde à la fois sur mes propres recherches et lectures et sur l’ouvrage critique Le Nom de la Mère, ouvrage qui présente un vaste pan de la littérature québécoise au féminin par le biais de la relation mère-fille.

Des représentations traditionnelles de mères

Règle générale, tant chez les femmes que chez les hommes, le modèle de mère qui domine la littérature romanesque de la première moitié du xxe siècle correspond étroitement au modèle traditionnel de la femme, modèle typique de l’idéologie de conservation qui établit une équation entre femme et mère. Dans son analyse du roman du terroir, Janine Boynard-Frot démontre que le personnage féminin est évacué dès son mariage et « se dissout alors dans le rôle de la mère reléguée à l’arrière-plan de la scène romanesque dès qu’apparaissent les enfants[6] ». Il arrive souvent que cette évacuation se traduise tout simplement par la mort. Le nombre de héros orphelins qui hantent le roman du terroir est à cet égard éloquent.

À partir des années 1940, le personnage féminin, mère ou fille, occupe plus d’espace narratif. Le Survenant (1945) et Marie-Didace[7] (1947) présentent des personnages principaux de mères telles Marie-Amanda, Alphonsine, Blanche Varieur qui, loin de se tenir en périphérie de la scène romanesque, sont des composantes essentielles au récit, beaucoup plus que dans le roman du terroir « canonique ». L’arrivée de Gabrielle Roy[8] dans le paysage littéraire du Québec inaugure la première mise en scène de personnages de mère et de fille au centre d’un récit. Pour Patricia Smart :

Avant Bonheur d’occasion, […] devenir mère dans la littérature québécoise était presque inévitablement le coup de mort porté au personnage féminin. Dans le texte idéologique sous-jacent à la littérature, être mère équivalait à ne-pas-avoir-d’histoire, à être uniquement l’Autre, le reflet et le support de la maison paternelle ; et de ce meurtre de la femme l’absence de mères dans le roman était le reflet fidèle[9].

Durant cette même décennie, la figure de la mère maltraitante voit le jour et vient faire contrepoids à celle de la mère dévouée. La grande Claudine du « Torrent[10] » d’Anne Hébert (1945) en est une première représentante. On pense aussi à Lucienne dans Mathieu[11] de Françoise Loranger (1949). Dès lors, ce modèle côtoie celui de la mère de famille traditionnelle, qui, lui, disparaît presque complètement durant les années 1960. Paulette Collet trace le portrait des mères telles que les ont représentées Marie-Claire Blais, Monique Bosco, Louise Maheux-Forcier et Claire Martin :

L’héroïne des années soixante a cessé d’être la mère fertile et généreuse. Au contraire, les mères, dans les ouvrages de cette décennie, sont fréquemment indifférentes ou cruelles parce qu’elles n’ont pas désiré leurs enfants. L’héroïne est généralement une jeune fille ou une jeune femme qui cherche à se guérir d’une enfance pénible[12].

Elle note par ailleurs que : « Dans les rares cas où l’amour maternel se manifeste, il est souvent très destructeur[13]. » Voix de filles accusatrices, donc, qui représentent deux attitudes maternelles, soit l’emprise étouffante de la mère, soit son indifférence ou sa cruauté.

Ces représentations de mères maltraitantes font-elles écho aux bouleversements sociaux qui, peu à peu, sapent l’idéologie de conservation dont l’institution de la maternité constitue l’un des piliers fondamentaux ? Préparent-elles sourdement une critique de la maternité, critique qui devient franchement ouverte dans les années 1970 ? Chez plusieurs écrivaines féministes, la fille juge sévèrement la mère, considérée comme la gardienne des valeurs patriarcales, et doit symboliquement la tuer avant de se remettre elle-même au monde. Selon Lori Saint-Martin :

Le procès de la mère patriarcale constitue une étape douloureuse mais nécessaire et salutaire, qui en appelle à des retrouvailles entre mère et fille […].

Aussi importante qu’ait été cette étape, toutefois, elle ne fait entendre qu’une seule voix : celle de la fille qui dissèque et dénonce, sans que la mère ait voix au chapitre[14].

Il faut dire que la littérature féministe des années 1970 dénonce l’aliénation dans laquelle les femmes vivent la maternité. En ce sens, elle ne pratique pas que la mise à mort de la mère patriarcale : elle affiche aussi une forte volonté de renouer avec la figure maternelle. L’approche de plusieurs auteures témoigne de la difficulté pour une femme d’écrire dans une langue qui dévalorise le féminin. Les écrits de Louky Bersianik, de Nicole Brossard, de Madeleine Gagnon et de Jovette Marchessault cherchent à retracer l’existence d’une langue et d’une mère originelles, oubliées par l’histoire, voire sacrifiées sur l’autel du patriarcat. Attentive à la pénible quête d’identité des femmes et à leurs difficultés à prendre la parole, la démarche de France Théoret fait sourdre une voix de fille brisée, résonance de la propre voix empêchée de la mère[15].

Rares cependant, pour ne pas dire inexistants, sont les portraits de mères vivantes et incarnées, témoignant de leurs désirs et de leur quotidien. Que les mères soient aimantes, étouffantes, angoissées par la séparation, ou au contraire violentes, cruelles ou indifférentes, elles demeurent souvent mal à l’aise dans le rôle maternel, incapables de communiquer avec leur(s) enfant(s) ou assujetties par les tâches ménagères. Paradoxalement, la dénonciation de l’enfermement des femmes dans leur rôle maternel contribue à maintenir la représentation de la mère comme une fonction ou un stéréotype.

La subjectivité maternelle

À partir des années 1980, la subjectivité maternelle commence à se manifester dans la littérature québécoise au féminin. Lori Saint-Martin étudie des textes qui laissent entendre une voix de mère, à savoir Ma fille comme une amante de Julie Stanton[16] (1981), La cohorte fictive[17] de Monique LaRue (1979), La maison Trestler[18] de Madeleine Ouellette-Michalska (1984) et L’obéissance[19] de Suzanne Jacob (1991). Les recherches que j’ai menées m’ont permis de repérer quelques autres publications récentes.

Dans une partie de son roman, La terre ferme[20] (1997), Christiane Frenette place une mère en position de sujet, en la portraiturant, toutefois, de façon traditionnelle : une femme entièrement dédiée à ses fonctions maternelles, qui a sacrifié ses propres désirs pour les investir dans la vie de ses enfants. Le texte met également en scène une adolescente, la fille de cette femme. Mais la mère et la fille évoluent dans des mondes parallèles, leur relation est peu représentée, de manière à insister sur l’incommunicabilité entre les deux femmes. Décalage vers le bleu[21] de Louise Bouchard (1996) maintient un point de vue de fille pour camper un personnage de mère. Comme la relation de la narratrice avec sa fille ressemble à celle qu’elle a eue avec sa propre mère, on voit la difficulté d’échapper à la puissante ascendance familiale et aux malaises inhérents à la condition des femmes. Encore une fois, les destins de la mère et de la fille évoluent dans la même direction sans pour autant se rencontrer l’un l’autre. Adieu Agnès[22] d’Hélène Le Beau (1993) soulève une question essentielle : comment devenir mère à son tour quand une mère acrimonieuse, parfois haineuse envers ses enfants, incarne le premier modèle, s’impose comme premier référent ? À plusieurs égards, la représentation de la maternité d’Adieu Agnès se rapproche de celle des années 1960-1970 : les femmes qui briment leurs enfants se multiplient autour de la narratrice. Sans doute, en faisant le récit de ce temps de passage que constitue la grossesse, Adieu Agnès traduit-il un malaise bien actuel entourant la question de la maternité. Le recueil de Geneviève Amyot, Petites fins du monde[23] (1988), met en scène un personnage principal de mère dans la plupart de ses récits. Lors d’une entrevue accordée à Françoise Cléro, l’auteure confie que Petites fins du monde a été « inspiré par les sentiments profonds vécus au fil de ses deux maternités, par cette vie à la maison choisie pour élever ses enfants[24] ». L’auteure signale également que le projet a été conduit par le désir de revaloriser l’image de la maternité et de dépeindre une mère dans sa relation avec son enfant. Chez Amyot, cette revalorisation passe nécessairement par l’affirmation de la subjectivité maternelle et la mise en scène de la vie quotidienne. Mais ici aussi, le texte présente une image traditionnelle du maternage, c’est-à-dire l’entière prise en charge des soins à apporter aux enfants et de l’entretien de la maison.

Il ne s’agit pas ici de mettre en cause les choix artistiques qui ont été faits pour chacune des oeuvres évoquées. Pour les auteures, ces choix obéissent certes à des contraintes esthétiques internes. Ce qui étonne toutefois, dans l’ensemble des écrits au féminin plaçant une mère en position de sujet au Québec, c’est le peu de portraits représentatifs des récents bouleversements survenus chez les femmes dans leur façon de vivre et de penser la maternité. Car, même parmi les textes récents qui placent une mère en position de sujet, j’ai fait remarquer que de deux choses l’une : soit ils « camouflent » une voix de fille, soit ils conservent une représentation plus ou moins traditionnelle de la maternité. Dans leur représentation de la maternité, Le bruit des choses vivantes et Tableaux se démarquent nettement des textes précédemment mentionnés. En outre, dans ceux-ci, une voix de mère s’affirme franchement, communique un mouvement à l’écriture et commande une structuration et un champ symbolique particuliers.

Le bruit des choses vivantes (1991)

La relation quotidienne entre une mère et sa fille, la complicité qu’elle peut susciter, constituent la trame du premier roman d’Élise Turcotte. Même s’il peut être fiable et sécurisant, le lien avec la mère donne aussi lieu aux premières expériences de la solitude et de la souffrance. Ainsi, Maria demande à Albanie, sa mère : « si je t’aime, pourquoi grandir et être de plus en plus séparées ? » (BCV, 84) Pour l’adulte qu’est devenue Albanie, le spectacle des vicissitudes humaines et du désordre planétaire, les difficultés de son petit voisin Félix, l’isolement de chacun dans la souffrance constituent des sources d’angoisse et d’incompréhension : « C’est toujours le même problème, les liens, les liens que nous ne pouvons pas faire, et que nous devons faire entre les choses, entre l’assassinat lent, profond et la vie qui est une promesse faite à ma petite Maria. » (BCV, 120) Si Le bruit des choses vivantes pose d’emblée le problème du sens devant le morcellement des êtres ou des choses, il se termine non pas sur leur résolution, mais sur une convergence entre le monde et soi permise grâce au langage et à l’écriture. La relation mère/enfant et la dynamique attachement/séparation qui y est inhérente sont mises en parallèle avec la structuration de l’imaginaire par la parole, tout comme elles deviennent le lieu privilégié d’une métaphore de la création.

Sous la trame du quotidien entre une mère et une fille, apparaît une construction serrée, loin d’être laissée au hasard de l’écriture. Constitué de cinq parties, le roman présente une structure en croisée. À mesure que progresse la narration, un détachement tout en douceur s’opère entre Albanie et Maria de sorte que leur relation se déploie selon la dynamique attachement-séparation. De façon inverse, les cinq parties du roman s’enchaînent selon le schème séparation-rapprochement. Les titres qui coiffent chacune des parties et leur mise en relation illustrent cette structuration de l’imaginaire par la parole évoquée plus haut. Au titre de la première partie, « Les images », répond le titre de la cinquième partie, « Les mots » ; à celui de la deuxième partie, « La géographie du rêve », répond celui de la quatrième partie, « L’attraction universelle » ; tandis que le titre de la partie centrale « Être témoin » rend compte d’une dynamique symbolique liée à l’imago maternelle. Au fur et à mesure que la mère et la fille acceptent de se séparer, donc, des liens invisibles se tissent entre les images isolées qui les assaillent quotidiennement et une nouvelle mise au monde s’accomplit grâce à la création.

La première partie s’intitule « Les images ». Des images apparemment sans liens entre elles viennent frapper Albanie et constituent une source de tristesse tandis que l’angoisse de la séparation est à son comble, tant de la part de la mère que de celle de la fillette. Aux grandes catastrophes, comme le tremblement de terre de San Francisco, à la souffrance des enfants, à la rupture avec le père de Maria se juxtaposent quelques moments heureux passés en compagnie de la petite fille. Les images de la route, évocatrices de la solitude, ainsi que les images reliées à la nostalgie de la maison sont très présentes.

Dans Le bruit des choses vivantes, la maison est moins un lieu concret et réel qu’un espace symbolique associé à la mère et à ce que j’appellerais une quête de sens. Cette quête de sens s’éloigne d’une pensée systématisante ou analytique qui divise les choses pour comprendre le monde. Elle procède plutôt d’une autre attitude imaginative, plus près d’une pensée poétique. La maison renvoie aux premiers temps d’union avec la mère alors que le tout petit enfant, plongé dans une immédiate vérité intérieure, ne connaît pas encore la solitude et la séparation entre les choses ou les êtres. Comme la mère est le centre du monde pour l’enfant, « [c]haque maison est le centre de l’univers » (BCV, 80). Au coeur de l’imaginaire de chacun se dresse cette maison, promesse, lieu rêvé de refuge et de protection, mais aussi, espace de désir exprimant la nostalgie d’une immédiateté originaire, voire d’une « vérité » perdue. Pendant que la télévision montre les images de dévastations produites par l’ouragan Hugo, la petite Maria s’applique à reconstruire les maisons détruites dans un bricolage. La rencontre d’Alexandre, un agent immobilier, est symboliquement vouée à l’échec. Alexandre vend des maisons : concret et terre à terre, il demeure apparemment fermé au besoin d’Albanie de tisser des liens secrets et invisibles entre les choses.

À l’opposé, au début du roman, les images qui s’ajoutent à la métaphore de la route traduisent le plus souvent la solitude. Par exemple, lorsque Albanie fait l’amour avec Alexandre, elle s’imagine au bord de la route au milieu d’une terre aride : « Je fais l’amour au bord de cette route, je suis toujours seule, et le cinquième jour Alexandre n’a pas encore compris pourquoi je ne peux pas dormir avec lui. Mais je ne peux pas. Je suis toujours aussi seule au bord de cette route. » (BCV, 25-26) On aurait tort, cependant, d’interpréter le roman comme un désir de retour à un état indifférencié, un refus de quitter la mère et une peur de prendre la route. Le bruit des choses vivantes exprime le continuel va-et-vient entre ces deux pôles, le processus par lequel s’opère le nécessaire détachement de la mère. Comme pour rendre compte du fait que la séparation entre la mère et l’enfant est toujours à réaffirmer, même si les liens demeurent, le roman observe un mouvement cyclique. L’histoire débute à la fin de l’été et se termine un an plus tard, alors que la mère et la fille s’apprêtent à prendre la route et partir ensemble en voyage. À ce titre, il m’apparaît important de souligner l’importance des saisons et des fêtes qui viennent rythmer le temps du récit, comme le temps de l’enfance.

À mesure que progresse la narration, la route revêt un caractère de plus en plus positif. L’analyse des parties suivantes montre que l’espace de la route n’est plus seulement lié à la solitude, mais devient un espace de découverte et d’ouverture à l’autre et au monde. La route rattache une maison à une autre ; elle prend parfois la forme d’un pont qui brise la solitude ; elle permet le voyage et les découvertes ; mais surtout, elle s’apparente aux mots. Car, il en a été question plus haut, la relation avec la mère donne aussi lieu aux premières expériences de discontinuité, c’est-à-dire de solitude et de souffrance. C’est par le contact physique, mais aussi par le contact verbal, par les mots, que l’enfant peut être apaisé, que les liens primitifs entre sa mère et lui sont renoués, qu’une continuité s’apparentant à la vie utérine est recréée. Le langage rattache l’enfant à sa mère en même temps qu’il structure son imaginaire : des liens possibles peuvent ainsi surgir entre les images isolées.

La deuxième partie, « La géographie du rêve », évoque certains événements marquants de 1989 qui suggèrent un rapprochement, positif ou négatif. La chute du mur de Berlin permet les retrouvailles entre les familles et une réconciliation entre l’Est et l’Ouest. Mais aussi, parce que les continents dérivent lentement l’un vers l’autre, un autre tremblement de terre a lieu, en Algérie, cette fois. C’est également dans cette partie qu’a lieu la création du « cahier de rêve » sur lequel Albanie et Maria dessinent une maison.

Le « cahier de rêve » joue un rôle prépondérant dans le roman : il apparaît comme une thérapeutique face au désarroi qui survient devant la souffrance humaine ; il permet de relier par des mots les images qui inspirent ou tourmentent Albanie et Maria ; il représente la promesse d’un voyage sur lequel se clôt le roman. Ce cahier, dans lequel les « rêves éveillés » d’Albanie et de Maria peuvent s’exprimer, permet de mettre en relief des aspects de la relation mère/enfant vécus hors d’un certain quotidien. Cette seconde écriture, construite à partir de la première narration, offre aussi à la mère et à la fille l’occasion d’insuffler un sens nouveau au monde qui les entoure en faisant apparaître des liens entre les êtres ou les choses :

Si je récapitule bien, si je suis capable de faire qu’une image touche une autre image, cela pourrait finir par faire une fameuse histoire pour Maria. Elle en ferait toutes les illustrations et cela deviendrait le plus beau livre que nous ayons jamais lu. Il serait à notre chevet, comme une veilleuse, nous rappelant que nous existons et que nous devons être plus fortes que la peur.

BCV, 91

La mère du Bruit des choses vivantes est dépeinte d’une façon tout à fait inhabituelle si on la compare aux autres mères de la littérature québécoise au féminin. Même si la routine des tâches ménagères est une conséquence presque obligée de la maternité, celles-ci sont à peine représentées dans le roman. La mère et la fille vivent dans une maison où les assiettes restent parfois « toute la nuit sur la table » (BCV, 37) et où les piles de linges « sont trop hautes et sont penchées comme des tours de Pise » (BCV, 70). Comme je l’ai déjà mentionné, le « cahier de rêve » permet l’expression des désirs et des petits bonheurs d’Albanie et de Maria, c’est-à-dire la mise en relief des aspects de la relation mère/enfant vécus par-delà les contraintes de la vie matérielle. En parlant de la maison qu’elle dessine sur le cahier, Albanie dit : « Rien n’est jamais sale et les choses s’en vont quand elles ne sont plus utiles. » (BCV, 54) De façon manifeste, Albanie se désintéresse de la vie matérielle, la refuse même, pour retrouver un mode imaginaire enfantin, voire animiste (le titre est à cet égard éloquent). Sous forme de témoignage d’amour, le roman est « loin d’un réalisme maternel qui reconnaîtrait autant les tâches à accomplir que la nécessaire ambivalence des sentiments maternels[25] ». Sur ce point précis, je ne pense pas, comme Lori Saint-Martin, que le roman fasse « l’idéalisation extrême de la relation[26] » entre mère et fille. Le bruit des choses vivantes est, comme le « cahier de rêve », une tentative de la parole, qui fonctionne sur le mode de la continuité, pour s’opposer au morcellement, à la discontinuité. La représentation des tâches ménagères détonnerait ici, non seulement à cause de la forme du roman, près du chant d’amour ou du poème comme le souligne à juste titre Saint-Martin, mais aussi parce que Albanie représente un autre modèle de mère, non stéréotypé. Sans doute les frasques enfantines sont-elles moins passées sous silence qu’elles n’occupent un rôle conjoncturel dans la vie d’Albanie. Rarement, en littérature, a-t-il été montré que la relation à l’enfant n’est pas que privation et don de soi, qu’elle est aussi source de connaissance et d’apprentissage : « j’aurai moi aussi, par elle, cette connaissance de ce que nous désirons, de ce que nous voulons être » (BCV, 220). Vivre avec Maria donne plus de poids aux choses, leur permet de prendre vie : « C’est grâce à elle si les choses existent autour de moi. » (BCV, 13)

De façon parallèle et inverse aux événements faisant allusion au rapprochement, un détachement se produit chez Maria. La fillette apprend que sa mère la regardait à son insu, cachée du haut de la fenêtre de leur maison :

Savoir que je l’avais vue aujourd’hui, alors qu’elle était sans moi, voulait dire que je faisais encore un peu partie d’elle, même de loin, que je ferais toujours partie de [s]es journées. C’était rassurant. […] Les mères sont toujours un peu là, voilà ce que cela disait.

BCV, 89

Lorsqu’il dessine, l’enfant associe spontanément les yeux aux fenêtres de la maison. Comme un regard à l’intérieur d’un autre regard, l’enfant pressent qu’il porte en lui l’image de sa mère. L’idée de cette mère cachée renvoie à la structuration de l’imago maternelle. À partir de l’épisode de la fenêtre, l’angoisse de la séparation s’atténue chez Maria et quitter Albanie, le matin, à la garderie, devient plus facile.

Dans la partie intitulée « Être témoin », partie centrale tant par sa situation que par sa fonction dans le roman, cette symbolique liée à la « mère cachée » ou à l’imago maternelle se manifeste davantage. Le processus de séparation ne se produit qu’à condition que l’enfant intègre en lui le regard de sa mère, son premier alter ego, et continue d’évoluer grâce à la substitution de la mère par la figure du double, du jumeau ou du témoin. Salomé, la petite soeur imaginaire, se présente comme un substitut d’Albanie et permet à Maria de renoncer à une impossible fusion avec celle-ci.

Si l’enfant est appelé à remplacer sa mère par un double imaginaire, il reste que, malgré la substitution, une blessure originelle demeure, même si l’expérience lui apprend qu’il peut très bien survivre sans la présence physique de celle-ci. Pour Albanie, devenir mère, devenir sa propre mère en quelque sorte, permet de refermer cette lointaine blessure, du moins en partie :

Il y a que je suis une personne accompagnée, grâce à Maria, je suis toujours accompagnée, par elle, par tout ce qui vit. Je l’ai toujours été, j’ai toujours senti cette présence en moi, j’ai toujours eu la conscience de cette force et maintenant elle a aussi un nom.

BCV, 43

Avoir un enfant permet donc à Albanie de combler son rêve de jumelle, rêve qui porte la marque de la séparation d’avec sa propre mère.

C’est aussi dans la partie centrale que le personnage de Félix prend plus d’importance, tandis que la relation entre Albanie et Maria continue d’évoluer à l’arrière-plan. Tout en constituant une présence réconfortante pour Félix, Albanie et Maria deviennent témoins de l’existence de ce petit garçon négligé par son père et abandonné par sa mère. Si le roman met en scène une femme que la maternité rend heureuse, il faudrait se garder d’en déduire qu’il fasse l’apologie de la maternité. (Est-il nécessaire de préciser qu’Albanie se trouve mère d’un seul enfant dont l’âge de trois ans est réputé merveilleux ?) Par ailleurs, Le bruit des choses vivantes ne présente pas la maternité comme allant de soi pour toutes les femmes. Le drame du petit Félix abandonné, qui est aussi un enfant unique du même âge que Maria, donne un contre-exemple significatif : « je n’ai jamais rien ressenti pour Félix, c’est comme ça, je n’y peux rien » (BCV, 201), écrit la mère de ce dernier, avant de partir définitivement pour l’Ouest.

C’est tout de même l’histoire de Félix qui permet à Albanie, dans la partie suivante, de faire la rencontre de Pierre, un travailleur social qui s’occupe des enfants. Comme quoi la trame d’un récit ou d’une vie se tisse à partir de liens ténus entre les événements, heureux ou malheureux. Par son titre, « L’attraction universelle », la quatrième partie suggère plus que jamais l’idée du rapprochement, tandis que la narration de la relation à l’enfant se fait encore plus discrète. Alors que, dans la deuxième partie, Maria comprend qu’elle porte l’image de sa mère en elle et arrive à la quitter sans trop d’inquiétude, c’est maintenant Albanie qui parvient de mieux en mieux à se détacher de sa fille. Le travail à la bibliothèque, la recherche d’une maison pour Félix, la rencontre d’Agnès, la relation avec Pierre constituent quelques-uns des événements relatés dans cette partie. Il est à remarquer que l’entrée d’un homme dans la vie d’Albanie ne vient pas accélérer le processus de détachement entre la mère et l’enfant. Comme dans les parties précédentes, ces éléments évoluent de façon parallèle : l’un n’est pas la cause de l’autre et la séparation continue de se faire selon la dynamique propre à la relation mère/enfant.

Dans la dernière partie, intitulée « Les mots », le père de Félix se suicide après le placement de son petit garçon dans une famille d’accueil, contredisant ainsi son apparent détachement à l’égard de son fils. Mais aussi, Albanie fait plus ample connaissance avec Agnès ; Maria et Albanie célèbrent leur anniversaire ; Maria se rend chez son père pendant une semaine, ce qui constitue la séparation la plus longue entre la mère et la fille. Contrairement au début du roman où « [q]uand Maria n’est pas là, les heures se déroulent dans un seul souffle, elles n’ont pas de nom, elles ne sont pas divisées en chapitres comme une histoire » (BCV, 40), ce temps de séparation est raconté dans la dernière partie du roman. On voit ici à quel point l’angoisse qu’éprouvent la mère et la fille s’est atténuée. La séparation, au début, innommable et douloureuse, est maintenant devenue possible, elle peut être racontée, le langage permettant de combler les manques. À la fin du roman, Albanie et Maria, ensemble, quittent l’espace de la maison, s’apprêtent à prendre la route et à partir en voyage pour l’Alaska. Faire des liens, parler, écrire, c’est donc tout à la fois rapprocher les choses et les diviser.

Albanie ne se distingue guère des mères du roman québécois au féminin lorsqu’elle affirme que sa plus grande peur est de perdre son enfant. L’originalité du roman de Turcotte provient du fait que le point de vue de la mère comprend, en même temps, l’expression de la dépendance de sa fille envers elle : « Je suis dans la peine de Maria et dans cette peine tout est immense » (BCV, 52) ; « Je connais cette voix. C’est celle d’un enfant qui pleure et elle demeure en moi » (BCV, 109) ; « Pendant quelques secondes, tout se passe comme un cauchemar de quatre ans dans ma tête de trente et un ans. » (BCV, 212) Albanie adopte un ton et un point de vue d’enfant, soulignant ainsi que l’adulte n’est pas toujours guéri de ses premières peurs. Mais aussi, dans Le bruit des choses vivantes, une voix de mère communique véritablement une forme à l’écriture : l’histoire de la séparation entre Albanie et Maria fonde la structure du roman et se double d’une métaphore de la création.

Tableaux (1991)

Le recueil de D. Kimm présente avec simplicité la relation entre une mère et sa fille. De genre hybride, il prend la forme du journal et est constitué de cent courts textes de prose poétique où s’intercalent huit poèmes en prose. Des thèmes hétérogènes tels l’écriture, le rapport à la nature, la relation avec le père/amant, le désir de vivre et de créer, le métier de modèle nu sont abordés. Fait original, les tableaux s’ordonnent selon l’évolution du rapport mère/enfant plutôt que selon une succession d’événements impliquant une logique narrative. L’amour d’une mère envers son enfant qui grandit constitue le fil conducteur. C’est donc dire que, comme dans Le bruit des choses vivantes, la dynamique attachement/séparation tient lieu d’élément structurant de l’oeuvre.

Afin de rendre compte du processus de détachement entre la mère et l’enfant, le recueil observe une structure cyclique. Les premiers textes témoignent tous de l’amour qui unit la mère et la fille. Ceux-ci racontent les moments entourant la naissance et la première année de l’enfant, moments idylliques de découvertes et d’amour passionné. Au début du recueil, la mère de Tableaux paraît désarçonnée par le temps qui passe, angoissée par la possibilité de perdre son enfant : « Mon amour pour ma fille est démesuré. […] Si elle mourait, je m’éteindrais aussi, mon corps s’éteindrait. […] Ce serait un miracle, un phénomène jamais expliqué par la science. » (T, 28) Mais à mesure que progresse la narration, on se rend compte que l’angoisse de la séparation se vit de façon plutôt sereine. La narratrice souhaite, et pratique, le nécessaire détachement avec sa fille : « C’est le miracle, c’est la difficulté : elle vient de moi mais elle n’est pas moi. Elle n’est pas une petite réplique de moi, elle n’est pas mon double. » (T, 89) Graduellement, donc, le point de vue de la narratrice évolue. Les saisons et le temps passent, alors que les premières scènes de confrontation entre la mère et l’enfant sont relatées. Le regard de la narratrice s’ouvre pour se porter vers les thèmes mentionnés plus haut. Le rapport à l’enfant n’est plus décrit au quotidien. Les références symboliques à la Grande Loi[27] deviennent plus fréquentes et la narratrice insiste sur l’importance pour une fille de constituer sa propre loi. Comme dans Le bruit des choses vivantes, la fin de l’ouvrage met de nouveau l’accent sur l’amour puissant que la mère porte à sa fille, soulignant ainsi que leurs liens forts subsistent, même si leur relation prend une forme nouvelle.

La symbolique liée au végétal ainsi que la notion de cycle mise en place à travers l’évocation de la nature et des saisons coïncident avec la grande place accordée à l’enfant qui se développe et avec cette acceptation de la séparation. La narratrice établit un parallèle entre s’occuper d’un enfant qui grandit et prendre soin de plantes. La vie et la mort sont comprises dans leur unité fondamentale plutôt que dans leur disparité. Cette correspondance entre le monde et soi replace la narratrice au sein d’un vaste ensemble tout en suggérant l’idée d’une filiation au féminin. Le jardinage est une activité à laquelle se livrait jadis « la mère de la mère de [s]a mère » (T, 36).

Nous l’avons vu, la dynamique attachement/séparation tient lieu d’élément organisateur de l’oeuvre. Comme dans le roman de Turcotte, le texte réaffirme en simultanéité la nécessité de la séparation entre la mère et l’enfant, non pour suggérer que leurs liens doivent être rompus précocement, mais pour situer l’évolution de leur relation dans un processus global. Chez D. Kimm, on trouve un élément nouveau : la nécessité d’être capable de discipline est maintes fois réaffirmée. « Un enfant a besoin pourtant de rencontrer parfois un mur, affirme la narratrice, ne serait-ce que pour avoir envie de le défoncer. Autrement, il se retrouve tout petit et seul face à une sorte de néant : l’abîme terrifiant de l’infinie faiblesse de sa mère. » (T, 38) Si, traditionnellement, la fonction d’autorité revenait aux pères, les mères, elles, étaient tenues de se livrer à une certaine discipline auprès de leur(s) enfant(s). De façon générale, toutefois, la psychanalyse et la littérature ont entretenu l’image de la faiblesse des mères, incapables d’affronter leur enfant parce qu’incapables de se séparer de lui. À l’opposé, les représentations de mères exerçant l’autorité étaient le plus souvent des représentations de mères dénaturées ou violentes. Dans Tableaux, rien de tel. Le recueil montre l’importance d’être forte en même temps que d’être capable d’accepter que l’enfant soit différent. C’est d’abord à la mère, et non au père, que revient le rôle d’assumer le détachement entre elle et son enfant :

Je n’arrive jamais à nous considérer comme une famille normale. Nous formons plutôt une sorte de tribu avec des alliances complexes : l’alliance tumultueuse entre la mère et la fille, l’alliance troublante entre la femme et son amant et celle, plus mystérieuse entre le père et sa fille. Mais tout ça bouge de façon étrange.

T, 61-62

On le voit, le père n’est pas désigné ici comme le troisième terme du triangle oedipien ayant le devoir de s’interposer entre la mère et l’enfant. Il bénéficie plutôt de sa propre relation avec l’enfant.

Comme Albanie, la mère de Tableaux apparaît désintéressée des tâches ménagères, voire plutôt désordonnée. Ce silence, ou ce choix de ne pas représenter le surcroît de travail que donne nécessairement un enfant, met en relief certaines dimensions de la relation mère/enfant, dimensions parfois négligées ou oubliées par les écrivaines désireuses de dénoncer avant tout l’aliénation vécue par les mères. Comme si elle tenait un journal, la narratrice consigne les premiers faits et gestes de l’enfant, et surtout, souligne les impressions et les sentiments provoqués par sa venue au monde. Fait notable, loin d’être d’abord le lieu d’un nécessaire reniement de soi, la maternité est aussi l’espace de l’expression des désirs. La relation entre la mère et l’enfant est à l’origine d’une parole créatrice et constitue un prétexte à la pratique de l’écriture.

Les huit poèmes à la fois s’inscrivent à l’intérieur de la narration — puisque la narratrice s’adonne à l’écriture —, et jettent des ponts entre les « parties » en prose. Ils reprennent partiellement la thématique du reste de l’ouvrage et suivent une disposition semblable, calquée sur l’évolution de la relation mère/enfant. En effet, les premiers poèmes évoquent la relation entre la mère et la fille tandis que les derniers sont moins représentatifs et font entendre une voix intense et passionnée. Par la métaphore des princesses, la mère reprend à son compte la position de la fille. Ainsi, non seulement témoigne-t-elle d’une réciprocité entre son enfant et elle, mais elle rend manifeste une voix juvénile qui, loin de s’éteindre avec la maternité, s’en trouve peut-être plus forte. L’absence de ponctuation renforce l’impression que les poèmes sont écrits d’un seul souffle, les dotant ainsi d’un caractère impétueux qui rappelle la fébrilité de l’enfant. Par l’absence de références à la fillette, ces poèmes montrent la mère éprouvant, elle aussi, le besoin de gagner de plus en plus d’autonomie au fur et à mesure que le temps passe. Alors que la voix des parties en prose fait entendre les préoccupations diverses d’une mère et d’une adulte, la voix des poèmes émane d’un espace intime et se trouve plus près d’une position d’enfant, montrant un désir de vivre et de créer chez la narratrice qui ne se trouve pas complètement réinvesti dans son enfant. Le dialogue entre ces deux voix donne une complexité au personnage de la mère et éloigne celle-ci d’une posture traditionnelle : l’ordre des choses est remis en question, une fois de plus.

Ce qui étonne chez D. Kimm, c’est la rencontre d’un éloge de la maternité et d’une posture féministe oeuvrant en filigrane, rencontre assez courante chez les théoriciennes féministes, mais rare dans la littérature québécoise au féminin. Par les nombreuses références à la Grande Loi, la narratrice se montre consciente de l’oppression qui pèse sur les femmes tout en témoignant de la possibilité de s’épanouir en forgeant sa personnalité à l’encontre de cette loi :

Maintenant je dois mettre autant de conscience et d’honnêteté à instaurer une loi pour ma fille. Car la loi est capitale dans l’existence d’une fille : une fille se construit en s’opposant à la Loi pour inscrire à son tour sa propre loi. Une fille doit apprendre à se battre pour se définir.

T, 87

Que la maternité soit associée à la transgression et au plaisir des sens demeure inhabituel. D. Kimm rejoint cependant une conception féministe selon laquelle, sous le patriarcat, les femmes se sont fait dicter comment être mères. Dès lors, vivre la maternité autrement constitue une violation de la loi :

Je ne sais pas pourquoi je me sens toujours illégale quand je lui donne la communion maternelle. J’ai l’impression de transgresser la Loi, la Grande Loi. Je prends un morceau d’orange ou un raisin entre mes dents. Je m’approche d’elle qui ouvre solennellement la bouche. Le fruit passe d’une bouche à l’autre. Nos salives se touchent. Il n’y a rien de plus exquis.

T, 27

De manière simple et éloquente, Tableaux présente la maternité comme le lieu possible d’un épanouissement : « De l’errance, des nuits folles, des histoires et des bars, je ne m’ennuie nullement. Je ne m’amenuise pas non plus ni ne m’éteins. J’ai plutôt la certitude de faire exactement ce que j’ai à faire, de concorder parfaitement avec moi-même, pour une fois. » (T, 12)

Le bruit des choses vivantes et Tableaux partagent plusieurs caractéristiques qui les distinguent des oeuvres de la littérature québécoise au féminin en général, et même des oeuvres qui placent une mère au centre d’un récit. Dans ces textes, la voix de la mère communique un mouvement et une forme à l’écriture : la relation mère/enfant et le processus de détachement qui y est inhérent occupent un plus grand espace narratif et déterminent en grande partie la structure et le champ symbolique du texte. L’écriture de la « voix maternelle » chez Élise Turcotte et D. Kimm possède des modalités énonciatives qui transgressent les repères habituels. Elle explore une façon d’être au monde où la présence de la mère et celle de l’enfant sont réciproquement valorisées à l’intérieur de nouveaux schèmes narratifs. Elle témoigne également d’un vécu au quotidien sans pour autant nier les aspirations et les désirs qui, eux, appellent une manière d’être et de penser vécue par-delà le quotidien. La maternité, le passage du temps et des saisons s’intègrent dans un vaste mouvement cyclique montrant l’acceptation, quoique parfois difficile, de la séparation. Si les associations entre la maison et la mère, entre la plante et l’enfant demeurent immémoriales en littérature, le fait qu’elles parcourent le réseau symbolique de tout un ouvrage demeure, lui, peu usité.

L’affirmation du vécu de la maternité, sans être associée à une posture féminine traditionnelle, devient l’expression d’une mutation des valeurs. En présentant le maternage comme source de plaisir et de connaissance ; en insistant sur la réciprocité mère/enfant ; en donnant à voir un visage différent de mère, une mère artiste ou créatrice, tout à la fois amoureuse de sa fille et capable d’opérer le processus de détachement ; en montrant un rapport mère/fille plus serein se dégageant d’une thématique traditionnelle ; en faisant entendre une voix forte de mère, mais dans laquelle filtre encore une voix d’enfant pleine d’intensité et de désir, Le bruit des choses vivantes et Tableaux apportent des nuances et des nouveautés à la représentation générale de la maternité dans la littérature québécoise au féminin. Placer une mère en position de sujet en la situant en même temps dans sa relation avec son enfant renforce nécessairement le point de vue maternel, permet d’éviter la reconduction de certains stéréotypes et engendre une innovation sur le plan de la forme.