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Traque emblématique et séculaire, le rite de la chasse à l’orignal remet en scène, chaque automne — saison des accouplements orignaux —, le combat de ruse et de finesse mené par les chasseurs pour séduire la bête mythique des forêts boréales. Dix d’entre eux, venus de Maniwaki, tentent leur chance dans la Vallée-de-la-Gatineau ; La bête lumineuse[1], film de chasse québécois par excellence, nous donne accès au périple de ces hommes à travers nulle autre narration que leurs mots et leurs palabres de « pétés au frette[2] », leur parlure propre. Se surnommant eux-mêmes les pocailles, « c’est-à-dire ceux qui ont abusé de la veille [et qui ont] les yeux pochés ou poqués, les pockeye » (BL, 11 ; l’auteur souligne), ces hommes qui ne « fréquentent que la corde raide » (BL, 7) de la joute orale forment une communauté dont l’équilibre sera mis à rude épreuve par l’irruption d’un geste d’écriture dans le campement de chasse, un poème déclamé qui sera récusé par leur clan.

La méthode cinématographique de Perrault, on le sait, est unique ; sans imposer de répliques à ses personnages qui n’ont dès lors d’autre choix que d’incarner le rôle de leur vie et de parler avec les mots qui leur sont propres — naturels —, Pierre Perrault et son équipe, installés en silence dans un endroit où ils peuvent « regarder vivre l’homme à la poursuite de son exploit[3] », tournent des heures de documents audiovisuels pour ensuite en effectuer le montage afin de s’approcher de ce que le cinéaste nomme la parole vive, cette parole qui ne souffre aucune distance entre la fulgurance de son énonciation et la teneur de son énoncé. Naturelle et signifiante dans sa manière brute et instinctive de dire les choses, jaillie d’un corps vivant, tangible, la parole vive ne s’apprivoise pas facilement — le moment est fugace —, et se laisse encore moins aisément cerner ou brider par une oeuvre.

Perrault connaît le caractère furtif de cette parole et c’est pourquoi il la courtise à travers le cadre précis de la chasse à l’orignal, moment propice selon le cinéaste à l’émergence de cet instant intraduisible dont il est en quête, « une qualité particulière de l’ethos : une fabuleuse cohérence entre l’être, son action et son dire, dont la force suffit à produire un monde[4] ». C’est que Perrault croit fermement qu’« il est impossible qu’un homme n’ait rien à dire. Cela n’existe pas. Tout dépend de la question qu’on lui pose, du terrain qu’on lui impose[5] ». En filigrane de cette affirmation, le cinéaste soutient que si un homme n’a rien à dire, c’est qu’il n’a pas été bien entendu, bien écouté, soulignant ainsi la potentielle vérité du dire de chaque sujet parlant, vérité pouvant être révélée à la lumière d’une écoute qui sache entendre la voix du sujet derrière le discours, avec le discours, dans le discours ; la vérité du sujet en train de s’énoncer.

En ce sens, Perrault affirme avoir développé, à travers son cinéma, une écoute qui « se préoccupe autant du récit lui-même que du langage qui le véhicule[6] », insistant ainsi, par ce souci porté au comment du dire, sur le savoir — inimitable, intraduisible — que contient la parole incarnée. C’est ce « moment de grâce » (BL, 20), de cohérence entre l’être, l’action et le dire, que Perrault tente de capter à travers son objectif et son magnétophone, ambition d’un cinéma direct l’ayant guidé dans une chasse à la parole « atélesta[7] », c’est-à-dire sans fin, en raison du caractère inatteignable de la proie. Car même si le cinéaste désire atteindre un minimum de médiatisation entre la parole vive et l’oeuvre en réduisant au possible ses mises en scène et ses indications aux « acteurs », Perrault sait que quelque chose, toujours, interfère avec l’intensité de la présence, parce que chaque film, même s’il tente de donner à voir et à entendre la texture du réel, demeure une construction. « Les meilleurs films du cinéma direct sont fabriqués[8] », écrit laconiquement Jean-Daniel Lafond dans Les traces du rêve, révélant ainsi l’inévitable et « fondamental mensonge[9] » de ce type d’art, et confinant de ce fait la chasse de Perrault à son caractère atélesta. Conscient de l’essence évanescente et insaisissable de la proie qu’il pourchasse, Perrault n’a toutefois jamais abdiqué sa quête. Et si le scénario commenté de La bête lumineuse est le sujet de cet article, c’est qu’il s’y installe, à travers la mise en abyme dont il se fait le théâtre — celle d’une chasse dans une chasse —, la possibilité d’un dépassement de la dichotomie entre parole vive et écriture que mettent en scène le film, oui, mais aussi les a priori esthétiques et politiques du contestataire Perrault, qui conçoit bien souvent l’Écriture (la majuscule est de lui) comme un procédé impérialiste « prétend[ant] régenter la parole comme s[’il avait] honte du meunier dans ses habits de farine[10] ». Mais avant de voir comment l’acte d’écriture du scénario commenté arrive à soutenir cet antagonisme entre parole vive et écriture, attardons-nous un instant à la manière dont cette contradiction est dramatisée par l’oeuvre.

L’IRRÉPARABLE ERREUR DU CHASSEUR-POÈTE

Dans une cosmogonie où la langue est insoumise à tout type d’entreprise scripturale, qu’en est-il lorsque le poème s’adresse à la parole vive ? Car aussi ironique que cela puisse paraître, le conflit le plus grave de La bête lumineuse a pour objet un poème « d’amour et d’amitié » (BL, 220) que le chasseur-poète Stéphane-Albert déclame à son ami Bernard — cuisinier et maître de chasse —, acte élocutoire qui fera l’objet d’un rejet total par la communauté des chasseurs ; on ne laissera pas parler le poète, on sera prêt à toutes les ruses pour le faire taire. C’est que le chasseur néophyte qu’est Stéphane-Albert, non initié au rite de la chasse, ne comprend ni le registre ni les modalités de la parole partagée par les membres de cette communauté, et que je nommerai ici parole pocaille. La parole pocaille suppose un parcours langagier relevant de la joute et du tournoi, de la répartie et de la réplique : « lorsqu’on a du panache », écrit Perrault, « c’est pour affronter le discours et ses conséquences » (BL, 9) ; c’est aussi pour affronter les conséquences de son propre discours, ajouterai-je, chaque prise de parole du chasseur impliquant le risque de devenir la cible à atteindre, la bête à abattre.

Grand amateur de littérature, érudit, le chasseur-poète préfère le poétique et le déclamatoire au superlatif et à l’affrontement pocailles. « Ovide, qui est un des grands poètes de la littérature latine[11] » (BL, 170), déclare-t-il aux chasseurs alors qu’il tente pour un instant de capter leur attention, ne se rendant pas compte que la volonté même de puiser à un fonds culturel classique s’avère une menace pour l’homme avide de n’« emprunter à personne son épopée [afin de] lui donner [une] mesure » (BL, 16) qui lui soit propre ; « Hei ! on a jamais été au séminaire nous autres ! » (BL, 167), lui répondra d’ailleurs Michel, invalidant de ce fait toutes les prétentions pédagogiques et littéraires que pourrait avoir Stéphane-Albert durant le temps de la chasse.

Mais le chasseur-poète, sourd à cet avertissement, résiste : entêté de lyrisme, il cherche à exalter poétiquement l’expérience vécue car il s’agit là de sa manière d’en donner la mesure : « mais, laissez-moi le temps de métaphoriser… bon-yeu » (BL, 171), demande-t-il aux chasseurs alors que ceux-ci s’ingénient à lui couper sans arrêt la parole, ne lui laissant pas le loisir de « métaphoriser », donc d’assumer la distance entre référent et référé — entre l’expérience et sa mise en récit. Car les pocailles n’ont cure des figures de style et du bien-parler des poètes, préférant le risque d’une parole spontanée à la prise de recul que commande tout rapport analogique.

C’est que, chez les chasseurs qui fréquentent la parole pocaille, l’un cherche à entretenir le moins de distance possible entre lui-même et l’univers sylvestre au coeur duquel il est plongé, espérant ainsi retrouver, dans l’intensité de l’événement que commande l’acte cynégétique, un lieu où coïncider avec son propre récit. Les pocailles désirent vivre la chasse, s’investir en elle et l’éprouver le plus intensément possible. Ainsi résistent-ils à toute entreprise métadiscursive qui tenterait d’analyser ou de commenter in situ l’expérience vécue, car, d’une certaine manière, ils en craignent l’édulcoration. Ils refusent toute distance qui les éloignerait de la bête lumineuse de leur désir et de la joute langagière qu’elle commande, tournoi au centre duquel ils savent tous mais ne révéleraient pour rien au monde ce qui s’y joue d’engendrement de soi et de réserve dans l’amitié. Ainsi les pocailles se réclament-ils d’une parole indisciplinée, insoumise à la rhétorique, à la philosophie, à l’herméneutique ou à la littérature. Et c’est cela que le chasseur-poète n’a pas saisi, lui qui « invoque à sa rescousse toute culture, la sienne comme celle des livres, pêle-mêle, pour se disposer à la chasse » (BL, 43), alors qu’il s’agit plutôt, pour les autres chasseurs pourtant érudits, de se délester pour un temps de toute autre culture extérieure à celle de l’art de la ruse — cynégétique et langagière — pour aller à la rencontre de la reconquête de soi que leur promet le rite de la chasse.

L’erreur du métadiscours cynégétique, le chasseur-poète la commettra doublement alors qu’en plus de vouloir consigner le caractère foisonnant de l’expérience vécue par les chasseurs dans un poème dédié à Bernard, il écrira son petit texte afin de le réciter à voix haute. Si, au départ, Stéphane-Albert croit pouvoir amadouer les pocailles — eux qui « savent comme de l’eau de roche qu’on les a trompés […] qu’on les a trahis, que le sang de boss les a trahis » (BL, 170 ; l’auteur souligne) — en affirmant avoir composé son texte « sur le papier même de [leur] aliénation… viarge… Cadbury… Kodak » (BL, 218), le chasseur-poète comprend rapidement que son geste d’écriture est plus inacceptable qu’il ne le croyait et qu’aucune excuse, aucune justification ne pourra le rendre recevable.

Mais pour Stéphane-Albert, « poète d’écriture et de naïveté » (BL, 26), le poème qui « lui brûle les doigts » (BL, 220) et les lèvres s’avère impossible à renier puisqu’il est le dépositaire de sa sensibilité, ici primordiale pour soutenir la posture classique du poète qu’il a bien voulu adopter. Sans même avoir entendu la récitation, les pocailles devinent le caractère scandaleux de son énonciation, ne serait-ce que dans le manque de pudeur qu’elle suppose, eux qui se font un point d’honneur de se préserver de tout dévoilement affectif, révélant plutôt leur nature de biais, à l’aune de l’efficacité et de la justesse de leurs réparties. Avertis de son caractère expansif, les chasseurs redoutent la poésie de Stéphane-Albert comme une boîte de Pandore qui, une fois ouverte, pourrait porter atteinte au fragile équilibre de leur parole — de leur pudeur à la flèche acérée. « Laissez-lui pas dire des poèmes, on va être obligé de l’endurer toute la nuit ! » (BL, 172), affirme d’ailleurs le chasseur Nicolas, apeuré d’avoir à « endurer » le poème ; en faire l’épreuve physique. Et si « l’écriture [semble ici avoir] plus de poids dans l’événement que l’événement lui-même » (BL, 220), c’est qu’elle devient l’incarnation et la représentante de la transgression — voire de l’agression — commise par Stéphane-Albert, celle d’un geste alliant à la fois l’impudeur d’un dévoilement sans ruse des affects du sujet et l’instauration d’une distance par rapport à l’expérience vécue :

mais toujours frère du pain

dans la bouche du pauvre

et mon frère quand ma bouche est infirme

Ô grand bouc qui pleure

sur ses maîtresses humides

mâle joie des rivières femelles

te dire ma tendresse et ma blessure

quand de la femme tu as faim

quand du jour tu espères

tendre homme des partages nourriciers

tubercule des orgasmes

qui sonde le pouls des ventres

te dire que je t’aime

toi qui fuis comme les fumées

et qui pourtant ressemble

au bleu que je respire

dans les bleus de l’automne

d’une chasse qui nourrit

BL, 222

La lecture de ce poème écrit sous la forme d’une déclaration d’amitié — difficile, fugitive — qui revêt un caractère profondément charnel, voire érotique, sera rejetée par la communauté des chasseurs, bien sûr, mais surtout par Bernard, pocaille exemplaire pour qui cet acte de profération signera le début de la chamaille ; « ton crisse de poème, fourre-toi-le dans l’cul » (BL, 237), affirmera-t-il à la fin de l’épisode de lecture, récusant de ce fait toute possibilité d’écoute ou de réponse. Dans un article intitulé « Bête numineuse », Gilles Thérien suggère que la violence de ce refus est la révélation d’une homosexualité larvée provoquant l’exclusion du chasseur-poète du reste du groupe. Cette thèse me semble peu crédible dans la mesure où Thérien institue le texte de Stéphane-Albert en un discours efféminé, sans toutefois fournir de précisions sur la teneur d’un tel jugement, affirmant par ailleurs que « les vrais hommes ne tiennent pas de tels discours[12] ».

Je dirai pour ma part que l’énonciation du chasseur-poète dérange parce qu’elle investit le territoire d’un féminin érotisé et refoulé par la communauté pocaille où règne l’impératif d’une pudeur somme toute très masculine — celle de l’homme des bois, idéal auquel les chasseurs « cherchent à ressembler, chacun à sa manière » (BL, 191). Pourtant, ceux-ci ne sont pas étrangers au territoire du féminin, l’ayant tous déjà courtisé lors du « geste de l’appel » (BL, 84), alors que leur cri devait incarner celui de la femelle orignal en chaleur. Mais cet éclat, ce surgissement du féminin était alors médiatisé par le bourgot d’écorce[13], ce qui permettait ainsi de dévier — déguiser — sa teneur érotique en un cri animal ; ruse et pudeur de celui qui invoque « le sexe même de la forêt brûlante » (BL, 35) sans nécessairement chercher à prendre acte de cet érotisme. Incapable de caller l’orignal — « il s’efforce d’appeler comme les autres, mais le cri s’étrangle, s’affaisse, n’arrive pas à éclore » (BL, 126) —, Stéphane-Albert laisse tomber le bourgot pour le poème alors qu’il révèle, en filigrane de sa déclaration d’amour et d’amitié, tout l’érotisme latent contenu dans l’acte cynégétique. Lui qui disait, au début du film, que « l’important [à la chasse] c’est de savoir bander » (BL, 42) a choisi de « bander » sa parole plutôt que son arc[14], venant ainsi rompre, donc dévoiler, l’entente tacite établie entre les chasseurs, celle d’une virilité refoulant pour le temps d’une chasse le territoire érotique d’un féminin ici sublimé dans le geste du call.

Avec dix pocailles et treize litres d’alcool fort dans un campement de chasse, l’un ne fait pas indûment des vers qui « sonde[nt] le pouls des ventres » (BL, 222) sans avoir à payer le prix de cette intrusion dans le « tubercule des orgasmes » (BL, 222), territoire de la chair érotisée. Et le chasseur-poète le paiera, ce prix, déclarant à la fin de la chasse avoir eu l’impression que c’était lui que les chasseurs « auraient dû lâcher lousse dans le bois » (BL, 226), affirmant ainsi s’être senti la victime et le bouc émissaire de cette chasse. Et c’est bien là le principal reproche qu’adresse Bernard au chasseur-poète, celui de s’être « préfér[é] en victime » (BL, 244), d’avoir joui de ce rôle et profité à outrance de son potentiel de panache à abattre, de l’avoir même exalté par son poème, de ne pas avoir su prendre son trou, prendre son tour dans ce grand jeu[15] de la parole où chacun doit jouer à la fois le rôle du loup et celui de l’orignal. « Mais pourquoi qu’un autre… un autre a pas eu la chance […] qu’on lui mette le doigt aux places où il était tout croche ? », demande-t-il à Stéphane-Albert le dernier matin, au bord du petit lac à foin, parce que « l’autre bonhomme aussi a l’droit à ça : d’être victime… pour voir à quelle place il est croche ! » (BL, 244) C’est le « droit d’être victime » (BL, 243), celui offrant une rencontre avec les failles et les faiblesses de chaque homme à travers la médiation de la parole pocaille dont il est ici question, tournoi au cours duquel la solidarité entre les hommes se situe dans la manière dont ils s’agacent et se « magane[nt] » (BL, 9) plutôt que dans leur manière de s’entraider ou de se comprendre. Les chasseurs ne dévoilant jamais ouvertement leur sensibilité au coeur de cet espace agonique[16] où chacun est face à lui-même et « aux places où il [est] tout croche » (BL, 241), c’est le mouvement de la parole — le déploiement de ses ruses, sa mise en jeu — qui leur permet, le temps d’une chasse, d’envisager le droit d’être victime, de « passer au cash » (BL, 246), dirait Bernard, afin de se ré-engendrer à partir du rôle qu’ils auront su endosser dans cette joute. En réquisitionnant de manière insistante — voire inconsciente — son rôle de victime, Stéphane-Albert n’a su comprendre ni respecter la logique interne à cette communauté. Et s’il jouit tant de cette posture, c’est qu’elle lui permet enfin d’apparaître au sein d’un groupe où, en tant que chasseur néophyte, il n’aurait jamais pu trouver de place dominante. La ruse poétique, affective, voire érotique, de Stéphane-Albert attente donc à l’homogénéité du groupe des pocailles dans la mesure où, révélant leur pudeur, elle les force à s’expliquer sur ce qu’ils désirent taire — enjeux tacites de parole et d’affection, du loup à l’orignal.

« Comment juger d’un poème que l’on a vécu sur la branche de l’automne orignal », demande alors Perrault, « comment se relever du poème par effraction ? Est-il chose plus inavouable que cet aveu ? » (BL, 222) Cet aveu se révèle particulièrement difficile pour Bernard, qui prétend ne vivre sous aucun joug, se définissant comme « un être sans loi et un être anarchique » (BL, 236). Alors que Stéphane-Albert essaie encore de prendre acte de la gravité de sa transgression, Bernard lui explique qu’il n’a pas voulu « marcher dans… dans une loi… qui est tacite… mais qui est là » (BL, 236). Et lorsque le chasseur-poète demande à connaître les termes de cette loi — « [c]’est quoi la loi, Bernard ? » (BL, 236) —, acculant ainsi son ami au pied du mur, l’obligeant à se révéler, ce dernier renonce finalement à l’explication, quitte à laisser la chamaille ouverte : « (découragé, [Bernard] murmure presque) : Il n’y en a pas… » (BL, 236).

La difficulté, ici, réside dans le mouvement de reconnaissance et de prise en acte de la loi et des règles du jeu. Car si l’énonciation du poème a dérangé les chasseurs, elle a aussi perturbé Stéphane-Albert lui-même, qui ne comprendra qu’après-coup l’ampleur de son « erreur fondamentale » (BL, 236), celle de ne pas avoir su entendre et reconnaître la loi structurant cet univers cynégétique. « Stéphane-Albert tourne lentement la tête… détourne la tête… comme pour fuir… sentant bien que son geste est inacceptable » (BL, 222), écrit Perrault à propos de ce moment crucial de l’oeuvre. Mais la chasse, « incroyable retraite fermée » (BL, 15) sise au coeur de la forêt, n’offre pas de fuite facile ; « les hommes [y] sont un peu prisonniers du campe [sic], de cette table sans ombre, des repas où chacun affronte ses désirs, ses prétentions, son ivresse de la nuit, de la chasse, de la chamaille » (BL, 237). Ne pouvant se replier ni se défiler, Stéphane-Albert doit donc assumer son acte. Et c’est bien là que se situe le paradoxe du chasseur-poète, dans l’assomption d’une transgression qu’il ne reconnaît pas. Car pour lui, l’expansion lyrique et érotique contenue dans sa poésie n’est pas vécue comme un malaise ou une faille ; il l’habite comme on habite sa nature et la prend à témoin comme instance de validation du monde et partage de l’expérience. C’est qu’il n’a pas compris, explique encore Perrault, « à quel point la poésie est inquiétante. Et même ridicule parfois sur une table de chasse à côté d’une cruche de vin » (BL, 240).

C’est dire que, chacun à sa manière, Stéphane-Albert et Bernard approchent le même incommensurable de la parole — l’un par la naïveté d’une poésie ostentatoire convoquant l’autre à travers l’admiration et l’amour, et l’autre par la ruse et la pudeur d’une joute orale qui, quant à elle, ne cesse de pousser le premier dans ses retranchements. « Et je voudrais dire », écrit Perrault à cet égard dans un passage intitulé « Note sur la tendresse de l’un et la pudeur de l’autre » (BL, 239-243), « jusqu’à quel point la naïveté de Stéphane-Albert me fait penser à la pudeur de Bernard comme les deux versants d’un même orgueil, les deux faces d’une même générosité » (BL, 241). « Pour bien lire ce film et ses excès », ajoute-t-il, peut-être faut-il le faire « avec ces deux générosités […] conjuguées » (BL, 242) comme deux vérités agoniques ne commandant nul besoin de clore la chamaille ou de régler ce drame de la parole. Et à travers l’écriture du scénario commenté, Perrault, loin de prendre le parti de l’un ou de l’autre, relance cette conjugaison, placé qu’il est entre la figure du poète et celle du pocaille.

ÊTRE OU NE PAS ÊTRE POCAILLE

Que fait donc Perrault en écrivant le scénario commenté de La bête lumineuse sinon rejouer, sur un autre terrain — celui du livre publié —, la chamaille entre la parole des chasseurs et celle de Stéphane-Albert ? Car l’écriture de Perrault — impressions et commentaires mêlés —, aussi respectueuse qu’elle soit de la parole pocaille, s’en fait inévitablement le métadiscours, tentant d’expliciter, de mettre en lumière par ses commentaires et ses notes longues et nombreuses ce qui se joue d’orgueil et d’honneur dans cette joute verbale. Comment qualifier ce geste d’écriture sinon comme une poétisation de l’expérience vécue par les chasseurs passant, entre autres, par une personnification bienveillante de la nature — le soleil, sous la plume de Perrault, « jubile » ou « s’étonne » (BL, 185) — servant à exalter son charme et à se concilier son caractère hostile ? Si, pour le pocaille, la chasse se définit comme une attente de « cinq heures de temps » (BL, 219) au froid dans un muskeg — terme amérindien pour « tourbière » —, elle représente, pour le poète Perrault, l’occasion de mettre en scène une nature qui « s’attendrit autour des lacs à foin pour y semer de l’espoir » (BL, 205). C’est dire que, contrairement au long-métrage où le tournoi langagier occupe entièrement le territoire de l’oeuvre, le scénario commenté donne à entendre une autre voix, celle de Perrault, metteur en scène venant dramatiser, sur-signifier les particularités de cette chasse automnale et de la parole qui s’y déploie et le fascine tant. L’écrivain fait effectivement montre d’une volonté d’exalter cette chasse, de faire comprendre la complexité et la fragilité de ses règles tacites à travers une surabondance de figures de style au coeur desquelles les rapports analogiques qu’il établit entre la nature et les chasseurs — « [o]n les voit dans leur uniforme orange comme un vol de perdrix qui encaissent le soleil et le mémorisent » (BL, 74) — commandent nécessairement une distance travaillée, assumée et construite devant la fulgurance de l’instant agonique vécu par les chasseurs.

Ainsi Perrault instaure-t-il un lien de parenté entre le geste d’écriture du chasseur-poète et le sien propre, celui du scénario commenté, alors qu’il s’attarde à y déployer en images poétiques tel ou tel élément de la chasse — ici, son irrésolution : « et les affûts n’arrivent pas à comprendre que le panache ne vienne pas enfin combler l’automne » (BL, 205). De plus, à l’instar de Stéphane-Albert citant le poète Ovide, Perrault, même s’il désire ardemment marcher « hors des sentiers battus de la littérature[17] », emprunte lui aussi à diverses références classiques[18], convoquant de ce fait une culture extérieure à l’univers sylvestre de La bête lumineuse. Enfin, alors qu’il essaie de ruser avec la langue à l’écrit comme le font si bien les pocailles au coeur de leur joute orale, Perrault n’y réussit pas avec autant de mordant, l’écrit opposant la résistance de sa médiatisation — encrage et publication — à la spontanéité de l’oralité pocaille. Lors de la scène de l’ingestion du foie cru de la bête abattue, Perrault écrit, par exemple, que « Nicolas, toujours dans son coin, interrompt Michel qui cherche à défendre son foie contre les attaques intempestives de celui dont la bonne foi a été prise en défaut deux fois le même jour » (BL, 124 ; je souligne). En jouant ainsi de l’homophonie comme le fait la comptine[19], Perrault tente d’imiter les ruses langagières des pocailles, qui tendent souvent à tirer profit des sonorités pour détourner le discours du sens attendu, mais instaure plutôt un jeu sémantique assez convenu, le procédé linguistique étant loin d’avoir l’éclat pocaille, son « naturel » (BL, 7).

Dans son mémoire de maîtrise portant sur le scénario commenté de La bête lumineuse, Maximilien Nolet affirme que l’écriture de Perrault « s’immisce comme des “gélivures” entre les paroles des protagonistes », c’est-à-dire comme « une parole, une écriture qui s’imprègne d’un sol, d’une matière et qui se fond en elle[20] ». Je contesterai cette affirmation en avançant que le geste d’écriture de Perrault, essentiellement poétique et métadiscursif, concourt à l’hétérogénéité de l’objet textuel qu’est le scénario commenté de La bête lumineuse en présentant un texte ne respectant pas les enjeux et les lois de la parole pocaille, situés loin de toute prétention à l’analyse ou au préambule. Que fait Perrault, en effet, avec sa « Note pouvant servir de préface à propos du titre de ce film pour dire mes regrets de ne pas l’avoir nommé Les pocailles de Maniwâki » (BL, 7-20), sinon créer un préambule, long de treize pages, au déploiement de la parole des chasseurs, et nous prévenir de son intensité et de sa virulence en formulant l’avertissement que, chez ces hommes, « la chasse à l’orignal n’est pas seulement la chasse à l’orignal » (BL, 15), elle est aussi une « chasse à l’homme » (BL, 20) ? L’écrivain Perrault, donc, au lieu de tendre vers le mouvement de la parole pocaille à même celui de son écriture, s’en éloigne en investissant un discours au style foncièrement poétique — très « écrit », très travaillé —, intenable pour les hommes de La bête lumineuse. Mais c’est là, dirait-on, que son geste d’écriture conserve un trait du caractère pocaille, dans la ruse dont fait preuve l’écrivain, celle de « savoir parler à temps[21] », remarque avec justesse Johanne Villeneuve. Contrairement au chasseur-poète qui, tentant d’imposer à son auditoire insoumis la lecture d’un poème, incarne la « naïveté au cube » (BL, 161) en jugeant recevable le caractère ostentatoire de son geste pendant la chasse, Perrault sait ce qui le guette s’il pénètre de manière trop brutale dans le territoire de la poésie, ce qui l’amène à commettre son acte d’écriture et à dévoiler son ethos de poète une fois sorti du campement, là où son geste sera peut-être acceptable pour les pocailles ayant eux aussi quitté l’état d’esprit lié au rite et l’intensité de l’expérience lui étant associée[22].

Si Perrault relève et reprend avec autant de verve la posture énonciative du chasseur-poète au coeur du scénario commenté, c’est parce qu’il sait bien que l’incommensurable de la parole vive dont il est en quête, celui suffisant à engendrer un homme souverain du rôle de sa vie, ne se laissera aisément dompter ni par le film ni par le livre. C’est pourquoi il le commente et en décrit les enjeux de manière aussi abondante, redonnant ainsi à l’écriture la seule fonction légitime qu’il lui reconnaît : « mettre au monde » (BL, 17) certaines profondeurs de l’âme humaine — ici exalter celle des pocailles —, en révéler les différents aspects afin de « faire naître la solidarité des vivants » (BL, 17), les « partager avec d’autres du même bois […] pour nous reconnaître aussi de même souche. Enfin » (BL, 20-21). Le désir profond de Perrault se dessine ici dans l’engendrement d’une filiation qu’il voudrait voir s’installer entre les gens de son peuple une bonne fois pour toutes, « enfin », dans l’appartenance à une identité collective québécoise. Et cette filiation relève peut-être moins d’une appartenance à quelque programme ou ambition politique que ce soit que de la reconnaissance partagée de la légitimité et du savoir contenu dans la parole vive — le joual de la parole pocaille se faisant ici le fier représentant de cette conviction et non plus un avatar linguistique résiduel creusé par le manque et le mal-dit.

L’erreur serait toutefois de croire que l’artiste cherche à imposer l’exigence de la parole pocaille comme l’idéal de tout discours. Si Perrault cherche à révéler les articulations de cette parole, à les « mettre au monde » par l’écrit, ce n’est pas tant pour prescrire son style et ses manières — parfois cruelles — que pour révéler son principal enjeu, celui d’une souveraineté de l’homme, celui d’une parole qui deviendrait un acte, le premier, peut-être, du rôle de sa vie. C’est d’une souveraineté ne se réclamant d’aucun pouvoir qu’il est ici question, souveraineté que le chercheur en littérature André Bleikasten ne décrit pas comme la supériorité d’un sujet sur un autre, mais bien comme « un moment de triomphe intime dans la résistance à l’ordre des choses, une sorte de verticalité irréductible dans l’insubordination[23] ». Cette souveraineté n’est pas « le privilège des patriarches et des guerriers[24] », souligne Bleikasten, mais elle est accessible à chaque homme, chaque femme. À l’image de cette poésie « sans écriture et sans dentelle » (BL, 20) que Perrault aspire à capter à même la parole vive — « parce que tout le monde est poète » (BL, 20) —, la souveraineté, ici, ne s’impose pas, elle se dévoile au coeur de la parole du sujet comme un mouvement de résistance s’établissant non pas contre le réel, conflictuellement, à son opposé, mais bien tout contre celui-ci, à la fois inscrit en son sein et séparé de lui. La distance qu’instaure le langage par rapport à la concrétude de la matière et à l’immédiateté de l’expérience s’avère irréductible, même si un tel postulat déplairait aux hommes de La bête lumineuse. La ruse de l’écrivain — qu’il soit pocaille ou poète — consiste alors à aménager la distance nécessaire à l’assomption de sa propre voix, se situant quelque part entre l’incommensurable d’une parole vive et le travail réflexif d’une écriture, et ne fait point de cette dichotomie un lieu d’achoppement, mais bien un moyen pour le poète de révéler et d’éprouver ce qui se joue d’engendrement dans la reconnaissance de la parole de l’A(a)utre.