Corps de l’article

« Avoir accès à ce que l’on possède intérieurement, en apparence la chose la plus naturelle du monde, en est la plus difficile[1] » ; l’exprimer avec justesse ne l’est pas moins, et c’est pourquoi le narrateur d’Un jukebox dans la tête emprunte ces propos à Gabrielle Roy, lorsqu’il peine à écrire. En songeant au nombre de fois que cette pensée revient dans l’oeuvre de Jacques Poulin, on ne peut s’empêcher d’être ramené à ces vers bien connus, extraits de L’art poétique de Boileau, un auteur qu’il n’est pas interdit d’associer au romancier québécois quand on connaît l’importance que revêtent pour ce dernier la forme littéraire et le travail effectué sur le texte :

Selon que notre idée est plus ou moins obscure,

L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement

Et les mots pour le dire arrivent aisément[2].

[…]

Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage,

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,

Polissez-le sans cesse, et le repolissez,

Ajoutez quelquefois, et souvent effacez[3].

Mais parfois les mots ne suffisent pas à traduire les « images endormies en nous-mêmes[4] », ni à poursuivre ce voyage vers le « pôle intérieur » (CB, 31). L’auteur et tous ses ersatz sollicitent alors d’autres langages, qui, se joignant à la voix dominante, constituent un réseau polyphonique et dialogique plus apte à signifier toutes les nuances d’une écriture du sensible — car c’est bien de cela qu’il s’agit dans l’oeuvre de Jacques Poulin. Il s’y passe relativement peu de choses, mais on n’en ressent pas moins une activité intérieure intense, des remous et des états d’âme, de petits bonheurs et de grandes tristesses. L’inscription de la référence musicale dans les écrits de cet auteur relève entre autres de cette nécessité d’appuyer et même de dépasser le signe verbal, afin de représenter avec le plus de justesse et d’intensité possibles toutes ces « histoires de coeur[5] » qui habitent ses romans.

Il s’agit d’une thématique assez peu étudiée dans l’oeuvre de Poulin, et pourtant, quand on fait le relevé de toutes les références musicales, on s’aperçoit qu’elles traversent l’ensemble de son oeuvre et lui confèrent une tonalité particulière, ce que l’auteur comme les critiques ont appelé « la petite musique » de ses écrits. En abordant ce sujet, on ne se doute ni de l’ampleur ni de la complexité de cette question ; la présente étude, en ce sens, ouvre la voie pour une relecture de l’oeuvre de Poulin, où il sera plus spécifiquement question de deux aspects relatifs à cette problématique, à savoir la capacité de la référence musicale à générer une lecture impressionniste du texte et son rôle dans la constitution du sujet, notamment celle du protagoniste écrivain, principalement dans Les yeux bleus de Mistassini[6] et dans le dernier roman publié de l’auteur, Un jukebox dans la tête, paru en 2015.

Le discours critique sur l’oeuvre poulinienne, que l’on songe aux travaux de Gilles Marcotte[7], de Pierre Hébert[8] ou de Paul G. Socken[9], pour ne mentionner que ceux-ci, insiste avec justesse sur l’importance des rapports interpersonnels et des mouvements intérieurs dans son élaboration ; or, on ne peut aborder la question de la référence musicale sans d’abord revenir sur cette dimension fondamentale de l’écriture de Poulin. Dans une étude majeure, publiée en 2004, sur la narration du sensible dans le récit contemporain, Andrée Mercier et Frances Fortier, s’appuyant sur la sémiotique du discours de Jacques Fontanille, nous rappellent que les récits ne sont pas tous mus par une logique de l’action, et que le corpus contemporain

repose sur une articulation des logiques narratives dominée par la rationalité passionnelle. [Dès lors,] la reconfiguration des paramètres structurels de la narration, dans le récit québécois contemporain, est indissociablement liée à la mise en place d’une logique du sensible, qui vise à rendre observables les marques de l’« éprouvé ». Les états d’âme, omniprésents, sont rarement le résultat ou la motivation d’une trame narrative finalisée : au principe même de la narration, ils en constituent littéralement l’événement[10].

Et les deux chercheuses de conclure que « le récit québécois délaisse la mise en intrigue au profit de l’exploration de sensations qui ne relèvent nullement d’une logique causale[11] ». C’est dans cette perspective que l’étude des références musicales dans l’oeuvre de Jacques Poulin sera abordée, en ce que ces références semblent intervenir de façon récurrente, soutenant l’expression du sensible et concourant à l’émergence de cette petite musique.

INTERTEXTE MUSICAL ET REPRÉSENTATION DU SENSIBLE

Afin de mieux saisir le mode opératoire de cette composante textuelle, il est essentiel de relever, avant toute chose l’ensemble des occurrences musicales dans les quatorze romans de Poulin. À l’exception de Jimmy (1969), où l’on ne trouve qu’une seule mention musicale (il s’agit de la chanson « Maman, les petits bateaux », interprétée par la mère du protagoniste, chanson qui renvoie aux pilotis sur lesquels est construit le chalet familial et dont la comparaison avec des jambes devient source d’amusement pour Jimmy et les autres membres de sa famille), on ne peut manquer de s’étonner de la quantité de références musicales dans chaque roman. Elles peuvent être réparties en deux catégories, à savoir les références musicales proprement dites, et les occurrences narratives ou discursives, tels les personnages de musiciens. Si les premières sont nettement plus nombreuses et constituent l’essentiel de la référence musicale dans les textes, les deux jouent un rôle important dans l’expression du sensible chez Poulin.

En ce qui a trait aux références musicales proprement dites, elles renvoient principalement à la chanson. Les mentions de musique instrumentale ou de musique classique demeurent assez rares. Il y a la musique de fanfare dans La tournée d’automne (1993), celle de la musicienne de rue à San Francisco, à la fin de Volkswagen Blues (1984), et l’air que siffle Charlie à Noël, dans Le coeur de la baleine bleue — il s’agit de la célèbre cantate de Bach (BWV 147), « Jésus, que ma joie demeure ». On trouve également un concert de bluegrass, auquel Pitsémine assiste quand elle est de passage au Missouri ; le jazz, instrumental ou chanté, est quant à lui présent dans deux romans, Mon cheval pour un royaume (1967) et La tournée d’automne. Du reste, le corpus de chansons populaires peut être départagé entre la chanson française d’une part, et celle de tradition anglophone d’autre part. Cela dit, qu’il s’agisse de gospel, comme dans Sometimes I Feel Like a Motherless Child, de mélodies western, de chansons de Leonard Cohen ou de Billie Holiday, ou bien du répertoire de Léo Ferré, d’Édith Piaf et d’Yves Montand, toutes ces chansons partagent un dénominateur commun, en l’occurrence la tonalité mineure. Les oeuvres en majeur sont beaucoup moins fréquentes, car la logique du sensible à laquelle elles sont associées ne renvoie que rarement à des situations euphoriques ; elles canalisent le plus souvent l’expression de la douleur et de la mélancolie.

Au-delà de ce tableau très succinct de la référence musicale, il faut s’interroger sur la fonction de ces emprunts dans le texte poulinien. Un premier constat nous amène à considérer le rapport entre la chanson et la culture de référence. La musique ne se présente jamais dégagée de son contexte d’origine : le blues, le jazz et le bluegrass renvoient tous à la culture musicale de résistance et de résilience afro-américaine du sud des États-Unis, alors que les pièces des chansonniers-poètes anglophones correspondent notamment à la contre-culture des années 1960 et 1970. La mention de ces oeuvres avant, pendant ou après un épisode romanesque donné concourt à lui donner un caractère particulier, qui émane soit du texte de la chanson, soit de sa facture musicale (sa tonalité, son rythme, sa structure, etc.). Elle peut également présager un événement sensible ou, a posteriori, s’en faire l’écho, comme c’est le cas dans La traduction est une histoire d’amour[12] où le chapitre 3 est intitulé « Les feuilles mortes », une référence évidente à la chanson de Joseph Kosma, ou bien encore lorsque Poulin reprend la même chanson pour la boîte à musique qu’il laisse à Marika dans Le vieux Chagrin :

Oh ! je voudrais tant que tu te souviennes

Des jours heureux où nous étions amis.

En ce temps-là, la vie était plus belle,

Et le soleil plus brûlant qu’aujourd’hui.

Les feuilles mortes se ramassent à la pelle.

Tu vois, je n’ai pas oublié…

Les feuilles mortes se ramassent à la pelle,

Les souvenirs et les regrets aussi

Et le vent du nord les emporte

Dans la nuit froide de l’oubli[13].

DAS SINGEN IST DAS HAUS DES SEINS

D’un point de vue plus strictement thématique, la référence musicale se définit par sa fonction mnémonique. Une des lignes directrices des Yeux bleus de Mistassini repose sans équivoque sur cette représentation de la chanson comme mémoire de l’être, et nous reviendrons sur ce cas particulier un peu plus loin.

La prépondérance — et la nette préférence des personnages pour — des références musicales françaises nous indiquent par ailleurs que les chansons peuvent porter en elles une référence culturelle, voire politique spécifique, ce qui expliquerait pourquoi Jack s’ennuie mortellement de la chanson française, alors qu’il traverse le Midwest américain, dans Volkswagen Blues. Après deux heures de musique western, même la chanson française la plus triste du monde lui paraît être une consolation ! Ainsi, la musique est perçue d’un point de vue endogène ou exogène (musique familière/musique étrangère), favorisant une identification avec la première, à moins que le personnage concerné ne cherche à ouvrir son quotidien, comme c’est le cas dans Chat sauvage, où Jack, après avoir écouté de la musique péruvienne sur la terrasse Dufferin, raconte que « cette musique rythmée faisait bouger des choses ensevelies au fond de [lui], tandis que [s]on corps, comme un idiot, restait immobile à l’exception d’un léger battement de pied ou d’un balancement de la tête[14] ».

De façon générale, cependant, le rapport entre la référence musicale et la mémoire collective confirme un recentrement sur la culture d’origine ; le fait que Noël, par exemple, dans Le coeur de la baleine bleue, se couche en position foetale après l’opération concorde avec cet attrait pour la musique des « origines ». Dans le cas de Marine, ce sont plutôt les références à la musique celtique qui jouent le rôle des madeleines de Proust et lui permettent d’accepter, d’exorciser des origines associées à un passé douloureux. Il en va de même dans Un jukebox dans la tête, alors que Jack fredonne « Aux marches du palais » à Mélodie, après qu’ils ont partagé un bain ludique et sensuel.

La musique n’est pas que mémoire ou atmosphère dans l’oeuvre de Poulin ; elle est également langage, en ce qu’elle donne accès au « pôle intérieur de soi-même », pour reprendre les paroles d’André Breton que le narrateur évoque dans Le coeur de la baleine bleue, et se substitue à la parole, le cas échéant. Lorsque Noël perd progressivement l’habileté à communiquer avec ses proches et à se projeter dans le monde, ce sont les chansons qui compensent la désintégration progressive de son identité. À chaque chanson qu’il peut réciter ou fredonner correspond un savoir intime, une lecture du monde, dont l’ensemble constitue une totalité signifiante. En ce sens, la musique s’impose comme un relais sémiotique entre le monde et lui. Il en va de même pour tous les protagonistes pouliniens qui traduisent leurs impressions ou leurs rapports à l’Autre par le biais de chansons.

Un des exemples les plus marquants de cette fonction de la référence musicale demeure le principal épisode amoureux dans Mon cheval pour un royaume. On se souviendra que Pierre cherche à se libérer de sa carapace qui étouffe sa sensibilité, l’essence de son être. À l’action terroriste qui structure l’ensemble de l’oeuvre correspond l’acte sexuel — et le jazz, auquel ce dernier est associé :

[Q]uelque chose quelqu’un s’en vient est là déjà avant moi un bouillonnement venu au monde au milieu de moi d’elle couleuvre sur la pierre le jazz […] sa musique monte sournoisement rampe sur mon ventre veut se glisser sous la carapace […] le jazz est né de la détresse humaine depuis l’exil d’Adam […] Nathalie fait tourner Ella Fitzgerald These are the blues […] hear me crying I’ve got the blues the Saint Louis Blues envahit Nathalie frissonne se lamente l’eau fraîche sur la peau tournoie ’cause my man he has a heart just like a rock cast in the sea elle se gonfle se replie le jazz mord dans ma pierre[15].

Il y aurait beaucoup à dire sur cet extrait, ne serait-ce qu’au sujet de l’intertexte biblique renvoyant à l’analogie du serpent et de la chute, du doublet douleur/désir, ou encore de celui de la dureté du coeur et du sexe, mais ce qui ressort le plus fortement de ce tableau est le fait qu’il offre non seulement une prise saisissante de la transposition figurative qu’on y trouve, cette relation dialogique entre la parole et le langage musical à même le verbe, mais qu’il développe également, sur le plan de la structure poétique, un phrasé cherchant à imiter la variation jazzée, où, à l’intérieur d’un cadre tonal et rythmique donné, l’interprète transforme et module le motif musical d’origine de façon instinctive et passionnelle ; c’est ainsi que Poulin met en scène l’acte d’amour, décrit et rédigé dans une syntaxe décousue, allusive et sans ponctuation. Ce passage traduit bien cette relation organique entre les deux types de langages (le langage verbal et le langage musical) qui confère au texte cette tonalité de l’intime et du sensible, de même que cette dualité discursive et poétique, reposant sur une structure à la fois narrative (récit/roman) et musicale (la petite musique).

On sait qu’à trois reprises, Jacques Poulin évoque et commente dans ses romans une citation célèbre de Martin Heidegger : « Die Sprache ist das Haus des Seins. » Cette phrase prend tout son sens quand on la replace dans son contexte immédiat : « Die Sprache ist das Haus des Seins. In ihrer Behausung wohnt der Mensch. Die Denkenden und Dichtenden sind die Wächter dieser Behausung[16]. » On ne s’éloignerait pas trop de la pensée du philosophe — qui s’interrogeait sur l’essence de l’être, en réponse aux propos de Sartre sur l’être et le néant — en interprétant ici « Sprache » dans un sens large, pour y inclure toute forme de médiation artistique, car la musique est, tout autant que l’expression verbale, la maison de l’être dans le texte poulinien, et les deux, de façon concomitante et fusionnelle, contribuent, dans son oeuvre, à la mise en discours du pôle intérieur.

Les occurrences musicales ne faisant référence à aucun intertexte musical ou littéraire, tels les personnages de musiciens que l’on trouve dans plusieurs romans, jouent également un rôle important en ce qu’ils guident ou soutiennent le protagoniste dans sa quête personnelle ; le musicien de Détroit qui indique à Jack et à Pitsémine la route à suivre, la troupe de Marie, qui contribue à animer — ou devrais-je dire plutôt ranimer — le goût de vivre du Chauffeur (d’ailleurs, La tournée d’automne est le seul autre roman où l’on écoute du jazz), la vieille Marie dans Le coeur de la baleine bleue et les interprètes du répertoire de Jack dans Les yeux bleus de Mistassini sont autant d’éléments narratifs exprimant une réalité musicale, et contribuent à la constitution du sujet écrivant poulinien comme de son univers sensible. Toutes ces références musicales concourent, du reste, à diriger le lecteur vers une lecture impressionniste du texte, où le donné n’est qu’un aspect de la réalité sensible, lequel doit être interprété dans le sens de la production de cette atmosphère, de cette petite musique, dont chaque roman offre une variation particulière.

UNE PETITE MUSIQUE DE NUIT

Destinée à être jouée le soir, en plein air, la célèbre sérénade en sol majeur de Mozart, mieux connue sous le nom d’Une petite musique de nuit devait susciter, grâce à une composition enjouée, portée par les arpèges ascendants du premier thème mélodique, une humeur festive. Si, dans les romans de Jacques Poulin, l’analogie avec Mozart signale bien une certaine légèreté, un élan du coeur associés à la sérénade, « la petite musique des mots », comme l’appelle Christian Desmeules[17] — et dont il est souvent fait mention dans la critique littéraire[18] —, ne saurait être réduite à cet unique tableau musical, tel un clip joué en boucle et figé dans son contenu comme dans son interprétation. Dans les faits, la petite musique de Poulin renvoie, comme nous le mentionnions précédemment, à plus de quatorze manuscrits, embrassant près de quarante-huit ans de création littéraire. Tout comme son auteur, cette dernière a suivi un chemin sinueux qui ne l’a certes pas rendue méconnaissable, mais qui l’a fait mûrir au fil du temps et des publications. Imperceptiblement, la petite musique des débuts s’est mue en une véritable musique de nuit, dont l’évolution n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle d’un auteur-compositeur bien-aimé de Poulin, Leonard Cohen, dont les propos se sont assombris de Dance Me to the End of Love (1984) à You Want It Darker (2016). L’étude de la trame musicale s’avère particulièrement révélatrice à cet effet, notamment en ce qui a trait à la tonalité de la poétique poulinienne. Murmure de ses livres, pour reprendre l’expression de l’auteur (YB, 11), elle se moule aux formes d’un tombeau, au double sens de ce terme, en ce que la musique, qui meuble le paysage sonore de Jack Waterman, en vient à ne plus être audible que pour lui-même ; silence du dehors, leitmotive musicaux dans l’âme, comme un mur entre l’être et la réalité. C’est aussi le cas de Noël, l’écrivain cardiaque dans Le coeur de la baleine bleue, qui a toujours une chanson dans la tête (CB, 9), à l’instar d’un Waterman libraire-écrivain vieillissant dans Les yeux bleus de Mistassini, qui se nourrit du murmure des livres, de l’évocation de Gabrielle (Roy) et qui « voit ou entend des choses que les autres ne perçoivent pas » (YB, 174).

On ne peut contester qu’il plane sur la petite musique poulinienne une certaine nostalgie dès le début de l’oeuvre ; nostalgie au sens étymologique du terme, en ce qu’il découle d’un composé des concepts de retour et de souffrance, comme l’explique si bien Laura Zerbib : « Le retour, en grec, se dit nostos. Algos signifie souffrance. La nostalgie est donc la souffrance causée par le désir inassouvi de retourner[19]. » Et il n’y a pas de retour en arrière possible pour Jack Waterman et ses avatars, surtout après le passage de Chat sauvage. À la fin de ce roman, alors qu’il savoure la petite musique qui se dégage de la lecture du roman de Luis Sepúlveda, Le vieux qui lisait des romans d’amour, il pressent dans la représentation du vieux, expert en forêt amazonienne, « chargé de suivre la trace d’un félin — un ocelot vraisemblablement — que l’on soupçonne d’avoir tué un homme » (CS, 176-177), son propre destin ; un présage qui se confirme dans la dernière scène du livre, alors que Chat sauvage, qui « avait en elle quelque chose de dur comme un diamant, […] d’intransigeant […], me fit comprendre que mon séjour dans la maison de briques rousses touchait à sa fin » (CS, 188-189).

Dans les romans qui suivent cette publication, ce n’est pas tant que la tonique, c’est-à-dire « la note fondamentale autour de laquelle l’oeuvre peut moduler, [le] point de référence en fonction duquel tous les autres sons se déterminent[20] », se trouve modifiée qu’amplifiée. Dès lors, l’atmosphère crépusculaire des séparations amoureuses et des départs, mais surtout celle de la nostalgie du temps passé et de la mort recouvre le tissu narratif d’un voile qui assombrit la conscience de Jack au même titre que l’écriture de son auteur. Nous sommes loin des fanfares joyeuses de La tournée d’automne lorsque, dans Les yeux de Mistassini, le vieil écrivain en perte de mémoire se fait tirer de ses phases d’inconscience par son S. W. P. (Slow Writer Powerbook) qui lui rappelle que les mots sont à l’intérieur de lui (YB, 30). Si le style, c’est l’âme, comme insiste Jack lorsqu’il discute de poétique avec Jimmy (YB, 48), le sien et, par extension, celui de Jacques Poulin s’obscurcissent. On ne saurait donc s’étonner que l’intertexte récurrent dans cette oeuvre renvoie au Manuel d’aphorismes du stoïcien Épictète, qui préconisait de reconnaître que l’homme ne dispose pas d’un pouvoir total sur la vie et qu’il devrait de ce fait la recentrer sur les éléments qui dépendent de ses propres actes et de son courage (YB, 43) ; celui qui est « insatiable », « impossible à satisfaire », encombrerait ainsi le monde. Cette pensée que Jack avait notée avant de perdre l’usage des mots (YB, 123), et le fait qu’il ne jouisse plus que d’un accès intermittent avec la réalité (YB, 163), nous incite à croire que le personnage, dans la foulée du célèbre philosophe, préférerait tirer discrètement sa révérence, le moment venu (YB, 58, 183), et laisser sa voix à un autre, plus jeune et plus apte à poursuivre son oeuvre. La perte est donc là aussi, dans cette nécessité de céder la voix, la plume à un autre, et de laisser au cercle d’amis et de connaissances le soin de chanter tout un répertoire de chansons qu’il avait faites siennes et qui traduisaient, tant par le texte, la musique que l’interprétation choisie, un état d’âme quotidien. Comment ne pas songer alors aux derniers vers du Vaisseau d’or :

Que reste-t-il de lui dans la tempête brève ?

Qu’est devenu mon coeur, navire déserté ?

Hélas ! Il a sombré dans l’abîme du Rêve[21].

Quant aux trois romans qui suivent la publication des Yeux bleus de Mistassini, à savoir La traduction est une histoire d’amour (2006), L’anglais n’est pas une langue magique[22] et L’homme de la Saskatchewan[23], à défaut d’un Jack amnésique, le fil narratif passe à un autre personnage, que ce soit Marine, sa traductrice, ou bien encore son petit frère, Francis, à tour de rôle lecteur ou biographe anonyme, reprenant à son compte le projet d’écriture de son frère aîné :

« Il vit dans un autre monde », [déclare-t-il (APM, 27)] ; […] il estimait n’avoir que peu de temps à vivre. Son roman sur l’Amérique française était à ses yeux un dernier combat. […] [I]l ne sortait presque plus, n’allait jamais au cinéma ni au restaurant et ne recevait personne. Il était maigre et avait le teint livide.

APM, 91

Dans L’homme de la Saskatchewan, ce sont tour à tour la Grande Sauterelle, Francis et la soeur de Jack qui prennent sa défense lorsqu’il est enlevé par Mad Dog et son complice, et que l’on discute avec ces derniers du manuscrit controversé à paraître. À l’exception de son projet d’écriture, qu’il a délégué à Francis, l’être est peu présent ou demeure passif, dormant, rêvant ou étant absent de l’avant-scène. Outre la petite musique qui semble jeter un regard ironique sur ce qui reste de l’écrivain vieillissant, la trame musicale même occupe peu de place dans l’économie de ce roman où l’âme de l’auteur se fait élusive. Seule la chanson de Daniel Lanois, Jolie Louise, rappelle les enjeux linguistiques au coeur du récit et trouve un écho dans son dénouement. Il en va de même dans La traduction est une histoire d’amour, où la trame musicale émane d’abord et avant tout du personnage de la traductrice, qui évoque notamment les chansons irlandaises que sa mère lui chantait lorsqu’elle était enfant, tantôt des airs de consolation (TH, 36), tantôt les chansons les plus tristes du monde, en clin d’oeil à Volkswagen Blues, chansons de naufrages et de drames familiaux (TH, 73), suscitant de profondes crises de larmes chez Marine et sa soeur. L’anglais n’est pas une langue magique présente également une matrice musicale centrée autour d’un ersatz de Jack, en l’occurrence son petit frère, qui évoque, dès le début du roman, le fait qu’il a la tête pleine de chansons, la radio l’ayant accompagné quotidiennement dans le magasin de son père. Alors que le récit progresse, on s’aperçoit que Jack a dorénavant besoin de Francis pour se souvenir des paroles de ses chansons préférées (APM, 114), que les mots pour écrire lui arrivent au compte-gouttes (APM, 115) et qu’il perd la mémoire des noms (APM, 117). Ce dernier élément est lourd de signification, la reconnaissance de notre monde dépendant de notre habileté à le nommer. Même l’affection de Marine pour Jack se déplace d’objet, lorsqu’elle initie une relation amoureuse avec le narrateur, qui s’interroge à la fois sur son rôle et la frontière poreuse entre les deux identités fraternelles : « À la fin, je n’étais plus sûr d’être un petit frère. » (APM, 146)

LE CHANT DU CYGNE

Avec Un jukebox dans la tête (2015), Poulin offre en quelque sorte un chant du cygne à Jack Waterman, qui revient à l’avant-scène de la narration dans cette histoire d’amour en devenir entre l’auteur vieillissant et une jeune admiratrice dans la trentaine qui lui déclare, dès leur première rencontre : « — Vous êtes Jack Waterman ? — Oui… — J’ai lu tous vos livres et… je vous ai fait une petite place dans mon coeur. » (JT, 9) Cette entrée en matière serait sans conséquence si le nom de cette jeune femme n’était Mélodie. Il s’ensuit un pas de deux non pas uniquement entre les deux protagonistes, mais aussi entre le jukebox, qui incarne l’intériorisation de la trame musicale — et, ce faisant, la vie intérieure de Jack — et la ligne musicale incarnée par Mélodie (JT, 9), qui, à l’instar de son nom, se révèle être un arrangement musical composé d’une « succession de sons ordonnés de façon à constituer une forme, une structure perceptible et agréable[24] ». Proche de la définition du lyrisme (« se dit de la poésie qui exprime des sentiments intimes au moyen de rythmes et d’images[25] »), le chant qui s’élève de ce personnage dégage chaleur et retenue, un je-ne-sais-quoi de naturel, la voix, douce et rauque, révélant, d’une part, la tendresse de l’être et, d’autre part, la résilience d’un personnage qui a été confronté à l’adversité. Tout comme Mistassini et Marine, Mélodie est solaire, alors que le vieux Jack se décline, à l’intérieur de son appartement, selon divers jeux d’ombre. L’auteur vieillissant, épris jusqu’à un certain point de son admiratrice (JT, 37, 143), se laisse porter par le son de sa voix et envoûter par le récit de ses péripéties ; il cherche sa trace dans l’écho de ce chant qui résonne en boucle dans sa tête, telle une ritournelle, mais aussi dans la ville, où il est « aux aguets, l’oeil vif », regardant « partout, essayant de repérer une tête rousse parmi les promeneurs » (JT, 12). C’est qu’une mélodie, par définition, au-delà de la mémoire affective qui peut la préserver, demeure fluide et insaisissable ; contrairement à l’harmonie, elle se construit selon un motif horizontal marqué par la fuite du temps. Elle rappelle en cela l’exergue d’Aristote, extrait du Traité de la mémoire et de la réminiscence, où le philosophe insiste entre autres sur le fait que « la mémoire est un auxiliaire indispensable à l’exercice de la prudence[26] » qui s’appuie sur le souvenir du passé, sachant que nous avons le souvenir des choses que nous avons connues soit par les sens, soit par l’intelligence[27]. Dans l’économie de ce roman, le vieil écrivain redécouvre justement la ville et la vie par le biais de ses sens, de sa sensualité éveillée par le passage de Mélodie.

Dès le deuxième chapitre, Jack constate que sa vie n’est plus la même : « Moi qui, jusqu’à ce moment, avais vécu dans un monde où l’imaginaire occupait la place principale, j’avais moins hâte, le matin, de me mettre à écrire. » (JT, 12) Ainsi, la petite musique même de l’auteur se trouve affectée par le passage de cette mélodie qui se pose en rivale non seulement du jukebox, que Jack n’allume qu’en cas de dépit, mais aussi de l’écriture, tout orientée vers le pôle intérieur de l’être. L’un comme l’autre se nourrissent de cette mélancolie qui envahit le protagoniste tout entier lorsqu’il ressent cette solitude à laquelle pourtant il aspire en temps normal ; une mélancolie qui s’exprime à travers la chanson de Léo Ferré du même titre, où cet état est décrit comme « un désespoir qu’a pas les moyens » (JT, 14). Le répertoire entier de l’ancien Wurlitzer constitue un opus nostalgique, véritable trame sonore des amours malheureuses, comme si le jukebox n’attendait que le départ de Mélodie pour se mettre en marche. De son côté, celle qui ne s’invite qu’en douceur et dont les coups sur la porte s’entendent à peine (JT, 20), qui n’émet que « le bruit de quelqu’un qui essaie de ne pas faire de bruit » (JT, 20), n’use de sa voix que pour se constituer en récit, recouvrir une identité fragmentée par la violence des événements qu’elle a traversés et les diverses fuites qui s’en sont ensuivies. Grâce au dialogue qu’elle entreprend avec l’auteur vieillissant, elle perçoit l’écho de sa propre voix, de ces événements traumatiques qui deviennent signifiants dans la rétroaction que lui en donnent l’esprit et l’âme du vieux Jack. Lorsqu’elle chante, son chant, en harmonie avec les trames musicales auxquelles il se greffe, qu’il s’agisse des chansons de Guy Béart (Vous [JT, 46]) ou bien encore de Leonard Cohen (Dance Me to the End of Love [JT, 92]), contrairement au jukebox, évoque une sensualité et un rapprochement de deux êtres encore peu soucieux du temps qui passe. Attentive au récit du vieil écrivain, elle manifeste, par ailleurs, « une forme d’empathie » dont les ressorts échappent à l’auteur bien aimé. Elle s’oppose, sous toutes ses formes, au bruit des autres : bruits des voyages passés qui ont failli faire sombrer Jack dans la folie, bruits de la brute, Boris, qui habite l’appartement voisin et qui entend des voix — des voix qui animent sa violence et justifient son obsession pour Mélodie, qui le fascine aussi. Si le bruit, à l’instar de Boris, agresse le vieil écrivain, la présence et la voix de Mélodie ne lui inspirent que douceur et volupté.

Lorsqu’ils doivent quitter Québec afin de se protéger de la brute et que Mélodie choisit la liberté à laquelle elle a tant aspiré, à la manière de Pitsémine, plutôt que l’objet de son désir et de son admiration, l’existence de Jack s’en trouve mortellement frappée. À l’instar de son frère aîné qui est atteint d’aphasie lorsque ses idéaux l’abandonnent, il s’abîme dans une tristesse sans nom où, dépouillé de la chaleur et de l’humanité que lui insufflait sa belle, il cède à l’automate qui l’habite l’autonomie la plus totale. Ainsi, après le départ de sa douce mélodie, c’est le jukebox qui prend la relève et s’invite dans le for intérieur du vieil homme en détresse, dont il devient l’expression sensible. Sa musique, loin d’être réconfortante, se fait l’écho de sa douleur, qui ne se trouve qu’amplifiée par le choix de chanson que le jukebox lui a imposé. La trame musicale, qui évoque le passage du temps et la séparation des amants dans la chanson de Barbara rejoint ici la petite musique de nuit de ce dernier roman de Poulin, où l’espoir, contrairement à ce qui se passait dans Volkswagen Blues, n’est plus au rendez-vous.

+

Relisant l’oeuvre de Poulin, il appert, comme nous avons tenté de le démontrer, que les références musicales, dans ses romans, constituent un terreau particulièrement fertile pour l’étude de l’évolution de son oeuvre et de ses protagonistes. En observant attentivement l’espace accordé à cet aspect du discours, de même qu’à la répartition des références dans l’oeuvre, il semble bien que le remplacement progressif du mode verbal par l’expression musicale corresponde à un effacement progressif du personnage écrivant, en ce que ne parvenant plus à exprimer sa sensibilité par le biais de ses propres mots, il devient de plus en plus dépendant de la parole de l’autre. Si la référence musicale peut certes servir de relais, elle n’en dérobe pas moins le sujet écrivant d’une certaine autonomie sur le plan de l’expression de la pensée, le limitant à une pensée toute faite, quoique sensible.

Comme nous avons pu le voir, l’image du jukebox est particulièrement révélatrice à ce sujet. Mentionnée à plusieurs reprises dans les romans, cette machine se fait le réceptacle de la mémoire musicale et de l’identité sensible du protagoniste écrivant, qui glisse subrepticement d’une posture active (choisir sa musique) à une posture passive, le jukebox parvenant à se mettre en marche lui-même après le départ de Mélodie. Alors que le vieux Jack se mure dans son monde intérieur et son imaginaire poétique, les choix musicaux de l’automate se font l’écho d’une petite musique crépusculaire, d’un tombeau musical en l’honneur d’un protagoniste qui nous a émus tant de fois avant, qui sait, de tirer sa révérence pour de bon et de se soustraire à cet univers romanesque, mine de rien[28].