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La narration de chacun des cinq romans publiés dans le cycle Soifs se présente, on le sait, sous la forme d’un long monologue narrativisé. S’y conjuguent sous la gouverne d’une instance narrative anonyme des dizaines de voix, dont les perspectives multiples se déploient au sein de très longues phrases, qui ne forment ensemble qu’un seul paragraphe. Dans le premier volet, Soifs, Marie-Claire Blais situe ces voix à l’aube de l’an 2000, et dans chaque volet subséquent, nous retrouvons à peu près les mêmes personnages, bien qu’il y en ait aussi quelques nouveaux, avec environ cinq ans de décalage.

Il est commun de noter, dans l’oeuvre romanesque plus tardive de Marie-Claire Blais — c’est-à-dire dans les textes publiés depuis la fin des années 1970 —, l’absence d’une voix narrative distincte de celle des personnages. La narration à la troisième personne interdit, certes, de se dispenser de toute médiation narrative, mais la tendance de la critique est de supposer, comme le fait Jacqueline Viswanathan par exemple, que cette médiation, au lieu d’établir une distance entre la narration et les personnages, a pour fonction, au contraire, d’entrer plus avant dans l’intimité de chacun, en donnant la parole à une « voix intérieure secrète [1] », autrement dit à un en deçà de la pensée verbalisée. S’il est vrai que la forme narrative se prête très bien à une exploration de cette zone où se mêlent pensée consciente et réflexes inconscients, limiter ainsi le rôle de l’instance narrative revient à évacuer toute l’ambiguïté de cette paradoxale « transparence intérieure [2] », ainsi que les différentes stratégies mises en oeuvre pour créer de multiples effets de consonance et de dissonance. En ce sens, ravaler la narration dans le cycle Soifs à un stream of consciousness au sens courant du terme est trompeur. La médiation narrative y joue un rôle nettement plus complexe et subtil, qui, pour peu qu’on s’y attarde, permet d’appréhender la dimension proprement philosophique de cette écriture, et notamment les manières étonnantes dont celle-ci interroge les possibilités et les limites de notre connaissance du monde et d’autrui.

Le présent article, qui s’intéresse aux trois premiers volets du cycle — Soifs, Dans la foudre et la lumière et Augustino et le choeur de la destruction —, vise à dégager quelques éléments d’analyse qui partent du principe que l’écriture de Blais est en effet d’« essence philosophique » (ACD, 207). La réflexion proposée s’appuie sur mes recherches antérieures, lesquelles m’ont amenée à poser la question de l’héritage romantique dans l’écriture de Marie-Claire Blais, de manière à montrer en quoi la poétique des romans du cycle Soifs relève d’une esthétique spéculative proche de celle qu’ont développée les théoriciens du premier romantisme allemand [3]. L’objectif, ici, est d’analyser les manières dont les stratégies narratives mènent, chez Marie-Claire Blais, à un traitement des personnages qui jette constamment le doute sur le statut des voix et sur le lieu d’où elles parlent. Dans un premier temps, cependant, il sera utile de brosser un tableau général de la poétique du cycle Soifs. La mise en évidence des mécanismes éminemment complexes qui gèrent la forme romanesque permettra de mieux rendre compte par la suite de ce qui est en jeu dans ces textes et, ce faisant, de mieux saisir les implications du traitement paradoxal des voix. En dernier lieu, j’exposerai quelques pistes de réflexion sur la dimension proprement philosophique de l’écriture, en posant l’hypothèse que l’usage de formes narratives et de stratégies d’écriture propres à la Modernité trouve chez Marie-Claire Blais une portée épistémologique inattendue, dans la mesure où ces textes paraissent prendre à rebours certaines idées admises sur les limites de la subjectivité à l’ère moderne.

La poétique du cycle Soifs

La structure d’ensemble du cycle Soifs dépend, à mon sens, d’une « réflexion poétique », notion que je définis en m’inspirant de la théorie de l’ironie proposée par Friedrich Schlegel. Ainsi, cette structure est déterminée par tout un ensemble de procédés réflexifs, des jeux de consonance et de dissonance, de réfraction, de symétrie et d’inversion, de juxtaposition et de télescopage. Ceux-ci mènent à une mise en tension et en équilibre de tous les éléments au sein d’une narration qui a, à la fois : la forme d’un récit éclaté mais étrangement circulaire, du fait de la démultiplication des voix et des perspectives qui se répondent ; la géométrie d’un tableau où la répétition de couleurs, de traits et d’éléments visuels crée, au sein de la diversité, une sorte de bas-relief qui se détache de l’ensemble ; et la musicalité d’une symphonie produite par les jeux d’harmonie et de contrepoint des voix, les effets de mouvements d’une composition classique et les modulations rythmiques de la voix narrative. Cette architectonique narrative, dont on peut penser qu’elle témoigne d’une volonté de déjouer continuellement la linéarité du langage, constitue une organisation, voire une multiplicité de jeux de configuration de l’hétérogène dans une oeuvre qui, selon un passage autoréflexif du troisième volet, se veut « synthétisée en mille détails » (ACD, 207). Il s’agit donc d’une structure narrative qui semble répondre à merveille à cette réflexion poétique que préconisait Schlegel, pour qui la pensée, cherchant à dépasser les limites de la conscience subjective, doit être « multipliée à des paliers toujours plus élevés, “comme dans une série infinie de miroirs” [4] », et la « démultiplication de l’objet va de conserve avec les paliers de réflexion dans le sujet [5] ». Chez Marie-Claire Blais, la narration invite en effet à démultiplier les possibles paliers de réflexion, en ce sens que, du moins virtuellement, nous pouvons en tant que lecteurs nous situer un peu n’importe où dans cet univers pour en extraire des configurations signifiantes ou même en reconstruire l’ensemble.

Cette réflexion poétique incite donc à dépasser l’idée courante selon laquelle nous avons affaire chez Marie-Claire Blais à une narration absente, qui sert de porte-voix à ses personnages. Dans un texte sur Soifs, l’auteure laisse entrevoir à la fois le statut de cette voix narrative et sa matière :

nous ne pouvons échapper à cette sorte de conscience collective qui s’est réveillée en nous, comme si chacun des êtres que nous allions décrire dans nos livres représentait un être vivant parmi nous, dans une société désormais sans limites, universelle, qu’il soit lointain ou proche, pauvre ou riche, cet être est lié à nous, dans cette vaste tension de vivre qui est celle de l’humanité en péril.

LPE, 18

Plus loin, elle ajoute : « nous voici dans cet enchaînement de toutes nos vies et consciences […], tous les destins sont enchevêtrés » (LPE, 18-19). Retenons ici deux choses : l’insistance, d’une part, sur les formules qui marquent l’entrelacement — les « être[s] lié[s] à nous dans cette vaste tension de vivre », l’« enchaînement de toutes nos vies et consciences », les destins « enchevêtrés » — et, d’autre part, le fait qu’il s’agisse d’une transposition de regards d’êtres réels, participant du monde qui est le nôtre. Cela donne à penser que les jeux incessants de mise en tension et en équilibre des éléments et des discours de l’univers romanesque visent la configuration fictionnelle d’une conscience collective, ou la mise en forme d’une sorte de conscience partagée, voire universelle (un terme cher à Marie-Claire Blais). En toutes lettres, les êtres qui peuplent cet univers seraient à la fois des personnages distincts, autonomes, et des projections de la voix narrative, incarnant cette conscience partagée, devant un monde où l’on retrouve les guerres, la Shoah, les intifadas, la (re)montée des extrémismes et des intégrismes, la menace du terrorisme, le sida, les changements climatiques, l’actualité états-unienne, le débat sur la peine de mort, les inégalités sociales et la violence qui en résulte, les faits divers rapportant des crimes atroces, etc. Les discours qui constituent le tissu de la narration sont donc indissociablement liés à une histoire, à une mémoire et à une actualité qui recoupent pour l’essentiel les nôtres. Ils évoquent, du reste, les prises de position politiques ou sociales — écologisme, féminisme, racisme, patriotisme, etc. — que véhiculent les médias et les écrits contemporains.

Il s’agirait, en somme, d’une écriture qui vise à sonder les points de vue actuels et à mieux comprendre l’humain, en conviant le lecteur, par la démultiplication des paliers de réflexion, à une semblable démarche exploratoire. Cette projection des discours dans une « série infinie de miroirs » mène à une reconfiguration continuelle des significations et des points de vue en jeu, qui semble procéder d’une volonté de défamiliarisation d’un univers connu [6]. En effet, dans ces textes tissés de repères familiers, la narration infiltre de l’intérieur les discours, les retourne sur eux-mêmes, juxtapose l’actuel et l’ancien, le réel et le fictif, l’historique et le mythique, multiplie les associations intertextuelles et artistiques, et finit par créer partout des rapports insolites. On se trouve ainsi en face d’une série de miroirs déformants, où ce que l’on croyait connaître devient déroutant, étrange, comme si l’appel au répertoire du lecteur ne servait qu’à mieux le déstabiliser. De cette manière, le lecteur est constamment mis en garde contre la tentation de s’en tenir à ce qu’il a pour ainsi dire sous les yeux par une narration qui invite à inscrire tout discours, tout événement isolé dans un tableau plus large, plus inclusif, par rapport à une totalité projetée.

L’élaboration de cette réflexion poétique du cycle Soifs dépend intimement de la prérogative du narrateur en contexte de monologue narrativisé, c’est-à-dire de cette technique grâce à laquelle le monologue intérieur est rendu par une narration à la troisième personne. Comme le signale Dorrit Cohn,

[l]e monologue narrativisé est mitoyen entre le monologue rapporté et le psycho-récit, rendant ce qui se passe dans l’esprit d’un personnage de manière plus indirecte que dans celui-là, mais plus directe que dans celui-ci. Il imite le langage dont se sert un personnage lorsqu’il se parle à lui-même, mais il soumet ce langage à la syntaxe dont se sert le narrateur pour parler de ce personnage ; il superpose ainsi l’une à l’autre les deux voix que les autres formes distinguent nettement. Et cette équivoque produit à son tour une incertitude caractéristique quant à la relation qui existe entre le monologue narrativisé et le langage même de la vie intérieure, suspendu ainsi entre l’immédiateté de la citation et le détour du récit [7].

Et elle ajoute un peu plus loin :

Le monologue narrativisé est une technique à la fois plus complexe et plus souple pour rendre la vie intérieure que les deux autres techniques concurrentes. Parce que c’est une technique qui entretient l’incertitude quant à l’attribution du discours au personnage, et aussi parce qu’elle fond l’un dans l’autre discours du personnage et discours du narrateur, elle est chargée d’ambiguïté, et joue avec le lecteur un jeu de cache-cache particulièrement séduisant [8].

La ressemblance formelle du monologue narrativisé avec le monologue rapporté ainsi que nos propres attentes de lecture quant à l’authenticité de la mimesis de la vie intérieure nous incitent à tenir les paroles du narrateur pour une reproduction fidèle des pensées du personnage [9]. Mais, comme le fait valoir Cohn, l’attribution des paroles n’est jamais certaine et la syntaxe est toujours imposée par la narration.

Le traitement des personnages

Une étude du traitement des personnages dans le cycle Soifs permet de constater que la narration se compose d’étranges procédés qui exploitent ce caractère indécidable de l’attribution du discours. Ces procédés dépendent de ce que l’instance narrative joue à la fois de stratégies d’identification et de défamiliarisation à l’égard du lecteur. Ayant, en effet, accordé à celui-ci ses repères, selon les conventions qui fondent la représentation de la vie intérieure, et par toute une série de références à l’histoire et à l’actualité, elle parvient en même temps à le déstabiliser grâce au recours à un ensemble de petites incongruités. Celles-ci prennent la forme d’étranges invraisemblances, destinées, semble-t-il, à inviter le lecteur à s’interroger sur le statut paradoxal des voix.

De toutes les incongruités, les plus surprenantes sont les fréquents anachronismes qui concernent surtout les personnages plus âgés. Le roman Soifs met en scène les nuits de fête qui marquent l’aube du nouveau millénaire, ainsi que la naissance du bébé Vincent, dont le nom, homonyme de vingt [X] cent, semble être une évocation explicite de l’an 2000. Le deuxième volet situe vraisemblablement la diégèse en 2005, puisque Vincent a alors 5 ans. Et l’« intrigue » du troisième volet se déroulerait encore quatre ou cinq ans plus tard, aux environs de l’année 2010, puisque Augustino, qui a 11 ou 12 ans dans le deuxième tome, en a désormais 16. D’entrée de jeu, donc, soixante années se sont écoulées depuis le début de la Seconde Guerre mondiale, et tout personnage ayant vécu le déclenchement des hostilités à l’âge adulte serait octogénaire, ou presque. Pourtant, dans le premier volet, les personnages ayant connu la période d’avant-guerre ne sont en général pas si âgés.

Dans l’un des passages attribués au personnage de Mère, celle-ci se rappelle avoir été passionnée par ses études en sciences politiques et, plus tard, en ingénierie, poursuivies en Europe. Elle évoque aussi le terme soudain qu’elle a dû mettre à ses ambitions universitaires pour revenir aux États-Unis au moment où l’Europe allait être « embrasée par la folie de dictateurs atteints de sénilité » (SO, 151). Elle aurait donc eu au moins 20 ans vers la fin des années 1930. Toutefois, dans Soifs, le personnage en a 70, étant donné que, dans le troisième volet, on fête son quatre-vingtième anniversaire. Elle exprime, par ailleurs, le regret d’avoir abandonné des rêves de carrière pour fonder une famille à son retour en Amérique, et poursuit sa réflexion en racontant la naissance de Mélanie qui a « plus de trente ans » (SO, 152) en 1999. Sa fille serait née autour de 1965, vingt-cinq ans, donc, après le retour qui marque le moment où Mère commençait à fonder sa famille.

Selon la même logique anachronique, le personnage de Caroline, qui « avait été l’une des premières femmes de sa génération à piloter un avion », qui « avait dû renoncer à l’architecture pendant la dépression » (SO, 224) et qui était déjà mariée à cette époque (ACD, 98), a environ le même âge que Mère dans la trilogie. Franz, pour sa part, est né à Kiev dans une famille qui a fui l’Europe vers l’Amérique avant (ou au début de) la Seconde Guerre, alors qu’il était encore enfant (SO, 134). Pourtant, il est plus jeune que son ex-compagne Renata, qui est vraisemblablement quinquagénaire dans le premier volet.

La seconde catégorie d’incongruités est constituée d’une série de curiosités onomastiques. D’emblée, le choix de donner à plusieurs personnages des prénoms à consonance francophone, alors qu’il s’agit d’anglophones d’origine états-unienne (pour la plupart) — Mélanie, Frédéric, Jean-Mathieu, Jacques, Luc —, surprend, d’autant plus que la narration opte ailleurs pour la vraisemblance — pensons à Jenny, Ashley, Deandra, Tiffany, ou encore à Franz, Renata et Christiensen, dont les prénoms témoignent de leur origine européenne. Certains surnoms sont, d’ailleurs, des transcriptions humoristiques de formules anglaises : « Vierge aux sacs » est dérivé d’un calque de l’expression anglaise « bag lady », soit « porteuse de sacs », et « Petites Cendres » est la traduction d’un sobriquet formé à partir du prénom d’Ashley, « Little Ashes ». Le choix onomastique le plus énigmatique, cependant, reste celui des prénoms de tradition latine et chrétienne des personnages égyptiens de confession musulmane : Lazaro et Caridad.

Si tous ces personnages représentent des sujets contemporains, porteurs de discours reconnaissables pour le lecteur occidental et particulièrement nord-américain, ces incongruités apparaissent alors, globalement, comme l’un des moyens qu’adopte l’instance narrative pour dérouter son lecteur et le mettre en garde contre la tentation de se complaire dans la familiarité. Ces indices révèlent peut-être le statut allégorique de ces personnages et de l’univers romanesque, agissant comme marqueurs autoréférentiels qui attirent l’attention sur le caractère poétique de ce monde fictionnel. Nous pouvons supposer qu’il s’agit de mettre en évidence le caractère provisoire des formes de représentation de la conscience partagée. Mais à l’inverse et de façon plus fondamentale, ces éléments ont peut-être la fonction d’irréaliser l’espace (américain ?) et de dérégler le temps romanesque pour mieux nous reporter vers l’universel, c’est-à-dire vers le hors-temps des « espaces derrière » les personnages. Cette formule, employée par Caroline dans le deuxième volet de la trilogie pour décrire ce qu’elle apprécie chez Véronèse, pourrait désigner ce que vise l’instance narrative dans sa propre démarche. Caroline admire plus précisément « les espaces derrière les personnages dans lesquels [le peintre] met toute une mythologie, on dirait une mise en scène architecturale, il y a tout un théâtre, un jeu d’illusions qui se confond avec l’espace véritable » (DFL, 127).

La mythologie complexe et « architecturale » qui surgit derrière l’« espace véritable » dépend d’un réseau de connexions reliant les personnages les uns aux autres, ou les associant par divers procédés à des figures mythiques, artistiques ou historiques. Au sein de cette trame, certains personnages — Samuel et Mère, par exemple — prennent un relief particulier lorsque les incongruités de leurs discours donnent brièvement accès à cet arrière-plan caché, dans la mesure où la narration leur prête soudain une sorte de conscience supérieure qui fait contraste avec leurs discours et leurs attitudes habituels. Ils deviennent ainsi les dépositaires d’une connaissance qui dépasse les possibilités de leur individualité propre et se muent, pourrait-on dire, en « démons », au sens où l’entendait Georg Lukács, c’est-à-dire en êtres qui accèdent à une « essentialité métasubjective [10] ». Le roman, et plus précisément la psychologie du héros de roman, on s’en souviendra, sont, pour Lukács, « le champ d’activité du démonique [11] ». Se tenant entre l’humain et le divin, le « démon », avec son pouvoir « agissant et vivant », parvient à dépasser sa conscience propre, mais toujours de façon aveugle sans jamais saisir réellement l’essence recherchée. Or, chez Blais, cet accès au champ du démonique tend surtout à confirmer le fait que les voix sont à la fois celles de personnages distincts et des projections de la conscience narrative, et que sous le « visible » réside l’espace véritable d’où elles parlent, un espace qui est d’emblée celui d’une conscience partagée.

Chez Samuel, la conscience supérieure se manifeste par l’accès occasionnel à un niveau de connaissances et à une culture qui étonnent chez un jeune homme de son âge. La confrontation avec la figure désolante de celle qu’il baptise la Vierge aux sacs en est un cas probant. Le personnage voit dans cette jeune itinérante schizophrène qui crie aux passants ses avertissements apocalyptiques une sorte de réincarnation de Jeanne d’Arc, qu’il décrit avec une profusion de détails, mentionnant le nom des saints dont la célèbre héroïne entendait les voix, et le village de Domrémy où elle a vécu (DFL, 63-67). Il est peu vraisemblable que Samuel, un personnage de 18 ans dyslexique et peu porté vers les études, caractérisé dans le deuxième volet par son hédonisme et son indolence, retienne ces détails concernant une figure historique, qui ne peut sans doute évoquer grand-chose pour lui. De plus, il prête à l’itinérante un nom au rapport paronymique avec le titre de nombreux tableaux et de sculptures représentant la Vierge Marie (La Vierge aux rochers de Léonard de Vinci, par exemple). Certes, Jeanne d’Arc est un personnage historique archiconnu et une des figures mythiques de la tradition chrétienne — Samuel est d’origine juive —, mais son évocation ici est déroutante et appelle la réflexion [12].

Plus loin, c’est son discours sur l’art de son père qui détonne, trahissant une finesse d’analyse trop poussée :

Daniel dans son livre, pensait Samuel, exhumait de leurs sépultures les aveux de ses fantasmes, d’une paranoïa dont il surestimait l’aspect créateur […], dans quelles inconscientes frayeurs l’esprit de son père s’était empêtré, avec l’usage de la drogue, celui qui selon l’ironique critique d’Adrien était le Jean-Jacques Rousseau du xxie siècle, en avait-il épousé les rêveries et la décadence […]. Et Daniel, qui avait été un garçon dissipé avant de s’assagir auprès de sa femme, de ses enfants, était aujourd’hui un homme d’une grande tolérance, acceptant des autres toutes leurs aberrations si l’écrivain en lui y percevait un sens poétique, ainsi percevait-il Arnie comme un prince de la danse à qui tout était permis, les deux amis ne se reconnaissaient-ils pas dans la même sincérité exhibitionniste.

DFL, 98-99

Il est crédible que Samuel ressente un malaise devant l’art et les attitudes de son père, malaise dont il pourrait avoir une saisie intuitive. Mais qu’il soit capable, à 18 ans, de formuler un tel discours laisse sceptique, dans la mesure où cela suppose que ce mauvais élève anglo-américain possède déjà une connaissance critique de l’oeuvre de Jean-Jacques Rousseau et une compréhension nuancée de la psychologie humaine, ce qui paraît hautement improbable.

Dans ces deux exemples, en somme, tout se passe comme si la confusion des voix de la narration et du personnage permettait une réflexion qui est moins le fait du personnage que celui de la conscience qui orchestre cet univers fictif. Cependant, ces incongruités dans le discours de Samuel participent peut-être surtout d’une volonté de donner au personnage un caractère visionnaire, et de mettre ainsi en relief la possibilité d’atteindre une forme de connaissance partagée qui ressortit à la revendication par l’auteure d’une reconnaissance de cette « conscience collective qui s’est réveillée en nous » (LPE, 18).

Dans le troisième volet, plusieurs passages évoqueront justement le caractère visionnaire des propos de Samuel. À cause de sa dimension très onirique, Augustino et le choeur de la destruction déplace l’angle de vision et tend à rendre plus explicite, quoique toujours de façon indirecte, la trame qui se construit derrière les personnages. Samuel s’imagine, par exemple, vivre « à l’intérieur de cette trame instable où du haut du ciel cette divinité de l’anarchie [a] tous les pouvoirs », et croit entendre les victimes d’attentats terroristes lui dire « nous sommes là, à ta porte, que tu le veuilles ou non, le design, tu es dans notre quadrillage, entrelacé à nous » (ACD, 90-91).

Pour sa part, Esther — celle qu’on appelle le plus souvent Mère — tient, dans les deux premiers volets, un discours qui peut la rendre antipathique. Elle est quelque peu réactionnaire, s’insurgeant contre les valeurs qui amènent Mélanie et Daniel à tenter de construire un domaine aux allures édéniques : la sensualité, la permissivité, la reconnaissance d’autrui et l’engagement envers les opprimés, l’ouverture et le refus des cloisonnements traditionnels. Étant donné que ces valeurs sont présentées comme l’idéal des deux jeunes militants qui voudraient voir s’effriter « le vieux monde et les ténèbres » (SO, 248), le parti pris de Mère pour une esthétique classique et son hostilité à l’égard des innovations artistiques qu’affectionne Mélanie, son puritanisme hautain, sa jalousie à l’égard de Renata et ses tendances xénophobes en font un personnage un peu mesquin. Le caractère très fermé de sa posture physique, décrite plus d’une fois — les bras croisés sur sa poitrine « compacte » —, achève d’en faire une femme austère et peu attachante.

Pourtant, l’instance narrative attribue à ce personnage une sensibilité surprenante aux drames des gens de son entourage, sensibilité qui semble d’ailleurs échapper à Mélanie et à Daniel, tellement absorbés par leurs causes militantes qu’ils en oublient les malheurs les plus immédiats. Dans le deuxième volet, ces derniers se montrent incapables de percevoir le trouble du personnage de Marie-Sylvie, qui souffre d’être maintenue en position de subalterne sous leur toit, et, dans le troisième, ils songent à peine à tenter de comprendre ce qui pourrait motiver les fugues de leur fille, Mai. Par contraste, Mère, malgré ses attitudes bornées, possède une sorte d’hypersensibilité à ces drames immédiats. Lorsque son regard se porte, par exemple, sur Julio ou sur Marie-Sylvie, deux réfugiés qui ont été accueillis chez Mélanie et Daniel, elle voit si juste, se représente si bien les nuances et les détails de leurs songes qu’elle paraît avoir accès à leurs pensées, voire partager leur expérience, même si, curieusement, elle se reproche d’être insensible à leurs drames et d’être incapable de les imaginer :

Mère observa Julio qui était assis seul près de la piscine, il semblait perdu dans sa méditation pendant que, du bout de ses pieds ballants, il effleurait l’eau iridescente sous les lumières qui éclairaient le jardin, […] et Mère se reprocha d’être si peu sensible aux drames d’autrui, […] [Julio] était un jeune homme comme tous les autres, ses pieds effleurant l’eau dans de sensuels mouvements, était-ce ce même Julio qui avait dérivé pendant deux semaines sur son radeau avec sa mère, ses frères et ses soeurs, sur les eaux de l’Atlantique d’où sourdaient la tempête, la bourrasque, qui sapaient les vivres, arrachaient à la plateforme du radeau ses habitants et leurs faibles mâts, eux qui ne savaient pas nager, ce tableau flottant, non Mère ne l’imaginait pas […]

SO, 121-122

Face à Marie-Sylvie, cette conscience supérieure de Mère est accentuée par une sorte d’effacement du personnage qui s’exclut en tant que témoin de la scène rapportée, confondant son regard et celui de Sylvie :

qui était cet individu, pensait Mère, le mari de Sylvie, un frère, un ami, comme elle réfugié au loin, celle qui s’appelait hier dans son pays Marie-Sylvie de la Toussaint avait été la seule à voir cette nuit-là ce que voulait capturer l’expression de ces yeux fixes, sous un chapeau mexicain, l’ami, le frère, lui était aussi familier que ces Blancs Cavaliers de la mort, soldats ou jeunes gens armés qui seraient bientôt tués à leur tour par les noirs escadrons qui les guettaient, sous les palmiers, dans la cité du Soleil, cité de l’endeuillement et de la tristesse quand s’entassaient sur le port, près des plages caressées par les vagues, entre deux vallées d’immondices, des sentiers d’égouts, les cadavres qu’on n’avait plus le temps de recueillir pour les enterrer, le mari, le frère, l’ami, celui qui avait pu s’évader sur un bateau, il était là tout près dans ce jardin, pensait Mère, l’expression fixe de ses yeux, Sylvie, ne l’avait-elle pas reconnue, était celle de sa démence, […]

SO, 155 ; je souligne

Abstraction faite de l’incertitude de Mère concernant l’identité du visiteur, les termes qu’elle emploie pour décrire la guerre en Haïti et le sort du frère dément sont très semblables à ceux qu’utilise Marie-Sylvie lorsqu’elle songe à son pays et voit son frère (voir SO, 183-186). Il en est de même de sa représentation de la traversée de Julio et de sa famille (voir SO, 164-165). À l’inverse, lorsque Mélanie observe Vénus sur la scène, les mots qu’elle emploie sont clairement une transposition de son regard et de sa culture de militante sur l’expérience de l’adolescente, qu’elle confond avec des modèles de femmes noires ayant lutté contre des « injustices grandioses » :

Vénus était cette patineuse évoluant sur la glace à qui l’on remettait une médaille de bronze, récompensée pour son éblouissante technique, elle se moquait désormais de la compétence des Blancs, elle était Mary McLeod Bethune, née après l’abolition de l’esclavage, fondait la première école pour les filles noires en Floride, [etc.]

SO, 248

Dans le troisième volet, Mère demeure ce personnage mal à l’aise à l’égard des esthétiques torturées et violentes qui plaisent à Mélanie ; elle est anxieuse dans sa relation avec sa fille et devant l’approche de sa mort, mais ces traits soudain n’apparaissent plus comme les marques de son étroitesse d’esprit. Mère est d’abord une matriarche sensible à la réalité d’autrui — celle de Franz (ACD, 35-36), celle de Caroline (ACD, 48) ou encore celle d’Olivier (ACD, 142) — et dont le questionnement englobe désormais celui de tous les autres personnages, notamment à travers son leitmotiv : « qu’est-ce qu’une vie réussie ? » (ACD, 21)

Dans l’ensemble, ces incongruités survenant dans le traitement des personnages sont l’une des stratégies grâce auxquelles l’instance narrative révèle le statut ambigu des voix, faisant des personnages à la fois des individus qui interpellent le lecteur à partir de leur expérience spécifique du monde et des projections de la conscience narrative, l’un des reflets dans sa galerie de miroirs. Sur un plan plus philosophique, tout se passe comme si le fait d’avoir recours à des incongruités pour révéler l’espace derrière servait également à mettre en relief le caractère accessoire des particularités de chacun. L’expérience du personnage nommé Mélanie, Samuel, Caridad ou Ashley est semblable à celle d’une multitude d’individus ; une idée qui semble corroborée par le fait que chacun ne reçoit, en règle générale, qu’un prénom, alors qu’il est admis que notre identité sociale et notre histoire particulière dépendent des liens familiaux que marque notre patronyme. Ainsi, le dédain des règles de vraisemblance est aussi un moyen de signaler que sur le plan d’une expérience fondamentale, le nom, l’âge, l’origine et la culture générale sont secondaires. En faisant accéder certains personnages au démonique, la narration les rend détenteurs de la conscience partagée qu’elle met en scène et suggère ainsi qu’en tant qu’individu, chacun est en mesure d’atteindre une compréhension intime de l’unité fondamentale — nous sommes tous des démons en puissance —, car tous, nous sommes liés les uns aux autres dans notre destin collectif. Pour employer les termes de Samuel : nous sommes tous aux prises avec « ce mystère d’une incompréhensible nature qui [nous lie] à tous ceux qui [nous ont] précéd[és] » (DFL, 105).

Réflexivité et connaissance. Marie-Claire Blais et la modernité

En somme, cette possibilité d’atteindre au démonique et à l’espace derrière, en l’occurrence celui d’une conscience universelle, donne lieu à un curieux paradoxe, qui pose la question des possibilités et des limites de la connaissance de l’expérience d’autrui. C’est peut-être d’ailleurs l’un des paradoxes les plus significatifs de l’écriture de Blais : plus la narration creuse l’intime et met en évidence la pluralité, plus elle semble chercher à exposer une sorte d’unité fondamentale, dans la mesure où la réflexion intime des personnages participe toujours d’une conscience métasubjective. En effet, les incongruités et les jeux réflexifs donnent à penser que nous sommes toujours dans un espace au-delà de l’individu. En ce sens, on peut poser l’hypothèse que Marie-Claire Blais procède à un curieux revirement par rapport à certaines idées admises sur les limites de la subjectivité à l’ère moderne et, qui plus est, qu’il y a, dans ce revirement, un indice important de la philosophie qui informe le cycle Soifs et détermine son esthétique.

Dès l’aube de la modernité esthétique, les théories de l’art et de la littérature s’interrogent sur les limites de la connaissance et la spécificité du regard esthétique, c’est-à-dire sur les manières dont l’art pourrait donner accès à un savoir caché, plus essentiel. Les premiers romantiques allemands, fondateurs au tournant du xixe siècle de la pensée esthétique moderne [13], proposent l’art et surtout la poésie (au sens étymologique du terme) comme solution aux apories de la philosophie désormais aux prises avec la révolution kantienne, tout en développant une esthétique réflexive — notamment à partir de la théorie de l’ironie de Friedrich Schlegel — qui prend acte des limites de la conscience subjective et cherche à les dépasser. Cette question du rapport entre connaissance et esthétiques réflexives devient primordiale dans la littérature du xxe siècle, où les prises de conscience liées à la linguistique, à la psychanalyse et au choc des événements historiques conduisent à limiter considérablement le champ d’action du sujet, ainsi que ses capacités d’atteindre à une connaissance réelle du monde [14]. À cet égard, les esthétiques du monologue intérieur, et celle notamment de Virginia Woolf — dont se réclame Marie-Claire Blais, qui met en exergue de Soifs une citation tirée de The Waves —, s’intéressent, bien sûr, aux manières dont la conscience appréhende le monde et aux mécanismes intérieurs qui infléchissent sa perception. À mesure que le champ de ce qu’on peut connaître et notre capacité d’avoir une prise sur le réel paraissent se rétrécir, il semble que l’activité déployée au sein du texte narratif se tourne de plus en plus vers l’espace intime, vers les failles et les embûches dans la saisie de soi, avant toute saisie du monde. Les esthétiques réflexives, conjuguées à ce tournant intérieur, seraient symptomatiques de l’incapacité de sortir du cercle fermé de la subjectivité et mèneraient de manière plus ou moins certaine à une conscience du caractère radicalement inconnaissable du monde et d’autrui. C’est ce que suggère Dominique Rabaté, notamment, dans Vers une littérature de l’épuisement [15].

Au début du xxe siècle, cette intériorisation du regard n’implique pas encore une limitation forte du champ du connaissable, mais plutôt un déplacement. On met de plus en plus l’accent sur la volonté de trouver la forme qui permette d’exprimer une expérience du réel, au lieu de chercher à exprimer le réel tout court. Rabaté, à la suite de John Barth [16], parle de la « somme moderniste [17] », c’est-à-dire de ces « projets d’une complexité et d’une subtilité extrêmes pour dire le tout, parcourir le champ entier des possibles, dont la pointe insurpassable est Finnegans Wake [18] », de James Joyce. C’est non pas la possibilité de connaître qui est mise en cause, mais plutôt la nature de la connaissance visée qui change, à la faveur d’un déplacement et d’une intériorisation du regard. Que l’on pense à Proust, à cette recherche par l’art non plus d’une maîtrise du réel, mais d’une saisie globale de l’expérience du temps et de la mémoire, d’une « récupération de soi par soi [19] », pour reprendre une expression que Rabaté emprunte à Michel Raimond [20].

Le récit qu’étudie Rabaté dans son essai, à la différence du roman, s’oppose à cette confiance de parvenir par l’art à une maîtrise de soi et de son expérience du réel. Ce serait le point d’aboutissement des prises de conscience qui ont marqué le xxe siècle. Le récit est la mise en scène d’une parole plus que d’une intrigue, d’un sujet non pas personnage autonome, mais lieu d’une énonciation aux contours flous. C’est un nouveau « genre » dont un des traits distinctifs est « l’emprise absolue d’une voix [21] » sur toute l’étendue du texte, et dont on trouverait des exemples marquants chez Samuel Beckett et chez Louis-René des Forêts. Il dépend d’une certaine conception du langage, qui est non seulement étranger au monde, mais aussi au sujet, parce que toujours déjà parlé. Le sujet tente de se frayer un chemin parmi les mots d’autrui, vise une appropriation impossible d’un langage qui lui échappe pour se dire lui-même, s’approcher d’un soi qui toujours se dérobe. Ce qui mène à un retour constant de la voix sur son propos, à une forme de réflexivité délétère, puisqu’elle est de l’ordre du ressassement et non du dépassement des limites. Il y a absence de distance entre la narration et le narré, soit cette distance qu’on trouve dans le récit canonique au passé simple, où l’on raconte un processus achevé et où le fait de raconter serait plus ou moins indépendant du contenu relaté. Dans le récit, toute la dimension événementielle ou dramatique tend à céder la place au discours du narrateur, qui parle souvent au « je ». Selon Rabaté, le récit s’écarte résolument du romanesque ; il travaille sur ses dépouilles, ne croit plus à la fiction.

Laissant de côté les délimitations génériques que propose Rabaté, et qui me paraissent davantage des modalités narratives que des genres au sens courant du terme, on peut aisément distinguer dans l’écriture de Marie-Claire Blais plusieurs traits formels qui appartiennent à cette sphère du récit : aucun processus achevé, mise en scène de voix plutôt que d’une intrigue, dimension événementielle occultée, lieu d’énonciation aux contours flous, où les personnages ne sont pas représentés comme des êtres autonomes, du moins pas entièrement, par rapport à la voix narrative. Or, s’il est admis que la littérature publiée depuis une trentaine d’années tend à revenir à des formes narratives et fictives plus classiques — le récit qu’étudie Rabaté dans son essai remonte au milieu du xxe siècle —, on peut s’étonner du fait que les textes de Blais puisent à des formes qui sont, pour ainsi dire, « démodées » ; à des formes, autrement dit, qui tendent à enfermer les personnages dans le champ de leur propre conscience, alors même que bon nombre d’auteurs contemporains les récuseraient, cherchant à redonner un monde, une intrigue, des personnages autonomes [22]. Pourtant, Marie-Claire Blais n’écrit ni la somme moderniste d’un Marcel Proust, même si ses textes évoquent de semblables jeux mémoriels, ni le récit d’une voix condamnée à un constant ressassement. Elle écrit, plutôt, des romans dans lesquels les limites de la conscience individuelle semblent dépassées de l’intérieur. Ses fictions ne cherchent pas à nier ces limites en supposant que nous puissions atteindre à une connaissance objective du monde, du réel, d’autrui. Plutôt, elle semble suggérer que nous avons tort de vouloir donner des assises fortes à notre connaissance en cherchant à connaître le monde du dehors, pour ainsi dire, et en nous désolant de son irréductible étrangeté. En effet, ce serait à l’intérieur, dans ce sentiment intime de tout ce qui lie notre destin à celui de l’humanité passée, présente et future, que réside la véritable connaissance essentielle. C’est d’ailleurs encore l’un des traits significatifs que partage l’esthétique de Blais — sa réflexion poétique — avec la pensée de Friedrich Schlegel. Le subjectivisme de ce dernier n’avait rien de complaisant ou de stérile, comme l’ont affirmé ses détracteurs et notamment Hegel [23] : c’était une façon d’être à l’écoute des autres, voire de l’infini, en soi. Un peu à la manière de Blais, qui évoque pour les écrivains « cette conscience collective qui s’est réveillée en nous » (LPE, 18), Schlegel affirmait que l’écrivain génial était celui qui pouvait

se transporter arbitrairement tantôt dans cette sphère tantôt dans cette autre, comme dans un autre monde, et non seulement avec son entendement et son imagination, mais avec toute son âme ; […] chercher et trouver ce qui vous est tout tantôt dans cet individu, tantôt dans celui-là, et oublier délibérément tous les autres : seul le peut un esprit qui contient en quelque sorte une pluralité d’esprits et tout un système de personnes en lui, et dans l’intérieur duquel a grandi et mûri l’univers qui doit, comme on dit, être en germe dans chaque monade [24].

Si l’univers est en germe à l’intérieur de notre conscience, le repli sur soi de la réflexivité est non pas une négation du monde et d’autrui, mais plutôt une manière de chercher en soi ce qui n’est pas soi, ou du moins ce qui est à la fois soi-même et tous les autres. La réflexion poétique de Marie-Claire Blais — sa manière de faire accéder ses personnages à une conscience métasubjective, sa démultiplication d’effets spéculaires qui met tous les éléments narratifs dans un rapport de tension et d’équilibre — puise aux stratégies formelles de la Modernité, et admet les limites de la conscience qu’elles supposent, mais elle le fait, semble-t-il, pour mieux déplacer l’angle de vision et faire de ces limites mêmes la clé d’une ouverture sur une autre sphère de connaissance, plus essentielle.