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Nous avons été fondés comme Utopie ; l’Utopie est notre destin.

Carlos Fuentes, Le miroir enterré[2]

Nous habitons tous l’Amérique comme des enfants qui rêvent.

Noël Audet, Frontières ou Tableaux d’Amérique

La présente réflexion ne vise pas l’analyse détaillée de Frontières ou Tableaux d’Amérique, mais bien l’exploration de quelques frontières que ce roman traverse et transgresse tout à la fois, d’où sa présentation délibérément réduite à une esquisse : « Le roman qui suit est constitué de sept tableaux narratifs sur l’Amérique et l’idée du bonheur. Je me suis inspiré de la structure de Tableaux d’une exposition de Moussorgski, où chaque pièce est suivie d’une “promenade” musicale », écrit Noël Audet. L’incipit de son sixième roman révèle ainsi d’emblée au lecteur le parti pris compositionnel comme thématique et, partant, le caractère fictionnel, ludique, des promenades dans lesquelles son narrateur — l’alter ego du romancier s’il en est un — développe, en y revenant de multiples façons, ses sept tableaux-récits. Recueil de nouvelles alors ? Nullement. Car les neuf promenades du narrateur-romancier (celle qui ouvre le roman, les sept qui suivent chacun des récits et la « promenade finale ») sont bien plus qu’une simple traversée de frontières qui unissent plus qu’elles ne séparent la nouvelle et le roman, la fiction et la réflexion ou encore le rêve et la réalité. Elles explorent autant le pays d’origine du narrateur que d’autres contrées de l’Amérique continentale, ce qui lui permet de vivre, sous son masque narratif du « promeneur », des rencontres grotesques avec un douanier-lecteur, en plus de tisser une filiation nominale entre les héroïnes de ses sept tableaux narratifs.

La structure de Frontières ou Tableaux d’Amérique est très différente de celle des précédents romans d’Audet, et rompt notamment avec celle de L’ombre de l’épervier, saga basée sur une structure dramatique et temporelle qui embrasse près de quatre-vingts ans de la vie en Gaspésie, terre natale du romancier. Dans Frontières ou Tableaux d’Amérique, l’espace du Québec, traditionnellement clos, s’ouvre sur le continent, nous invitant à lire chacun de ces sept tableaux comme autant de variations sur le thème du bonheur, sur son temps circulaire et mythique (tels les tableaux d’une exposition ) plutôt que chronologique. On chercherait en vain une intrigue classique dans ce roman, celle-ci y étant remplacée par sept ébauches d’intrigues ou lignes narratives focalisées sur une même recherche du bonheur. Il s’agit donc bien d’une structure remémorative dont la cohérence thématique — avec ses échos sémantiques entre les différents tableaux — est soulignée par les retours du Promeneur sur ses propres oublis aussi bien que sur ceux de ses personnages. Unique dépositaire de la mémoire romanesque et unique opérateur sémiotique, le narrateur sait pourtant que ses propres souvenirs ne sont que des traces éparses, des ellipses d’une mémoire qui ne peut exister, comme c’est le cas du bonheur de Marie-Agnelle, une de ses héroïnes, que « par morceaux ». Mais lors de ses neuf traversées et de ses neuf rencontres avec le douanier, gardien de toutes les frontières, il esquisse un espace frontalier dans lequel se joue le véritable centre ironique du roman, garant de son unité sémantique et sémiotique.

Je lis donc avant tout ce roman d’Audet comme une magistrale traversée de frontières (spatiales, thématiques, génériques, compositionnelles, nominales, culturelles, etc.), frontières dont l’essence — faite d’ambiguïté, de questionnement et de doute — unit, en l’occurrence, mieux que tout autre thème ou motif, l’identité même de l’Amérique et l’art du roman. Après tout, comme l’a déjà souligné à plus d’une reprise la critique[3], l’identité de l’Amérique a été conçue, à l’instar même de celle du roman, comme une « rencontre de deux mondes » hétérogènes, comme un espace frontalier essentiellement impur qui relève de la polyphonie (que celle-ci soit culturelle, narrative ou discursive), du métissage et de l’hybridation. Or, si ce sont précisément de telles caractéristiques qui font que l’Amérique et le roman tiennent tous deux plus de l’invention que d’une simple découverte, elles participent de façon tout à fait originale, dans Frontières ou Tableaux d’Amérique (notamment dans la façon dont Audet y mêle fiction et réflexion), au nouveau questionnement de l’identité continentale américaine du Québec (de son américanité), questionnement qui marque de façon particulière la pensée critique et la fiction romanesque québécoises depuis plusieurs décennies[4].

Le mythe du bonheur

[…] il flottait sur ses lèvres et autour de ses yeux un perpétuel sourire de bonheur qui semblait s’adresser à lui-même, à son interlocuteur et au monde entier.

Franz Kafka, Amerika ou Le disparu[5]

Depuis ma première lecture de Frontières ou Tableaux d’Amérique, roman construit autour de l’idée du bonheur — le fameux rêve américain —, je ne cesse d’être obsédée par la première — et magistrale — vision romanesque de ce rêve, vision réalisée, il y a près de cent ans, par Kafka dans Amerika ou Le Disparu[6]. Me hante surtout la fin de ce roman, où le train emporte, dans un « long voyage », l’exilé Karl Rossmann vers le « Grand Théâtre d’Oklahoma » — image parodique d’un Éden américain situé au-delà d’une frontière imaginaire où, sans exception, « tout le monde est le bienvenu[7] » —, moment où ce rêve avec son imagerie utopique de bonheur semble encore possible. Or cette possibilité, on ne la retrouve plus ni dans la conclusion du roman d’Audet ni dans celle des romans québécois qui l’ont précédé, le rêve du bonheur s’y soldant toujours par un échec.

D’évidence, pour en rester encore avec Kafka, qui ouvre en quelque sorte la longue lignée de « romans américains » du xxe siècle, et pour emprunter le terme qu’il utilisait lui-même, c’est le mythe de l’Amérique, cette invention a priori européenne, et non le continent réel que le romancier explore, faisant ainsi de sa vision de l’Amérique (réduite déjà aux seuls États-Unis[8]) une superbe métaphore de la Modernité. Représentés, dans la vision kafkaïenne, de façon parodique comme un pays aux « possibilités illimitées » (land of opportunity ) où tout voyage vers le bonheur relève plus de l’imagination, du désir et du rêve que de la raison, les États-Unis réels, eux, inscrivent paradoxalement la « recherche du bonheur », cette notion la plus floue et la plus indéfinissable qu’on puisse imaginer, dans les statuts mêmes de la Déclaration d’indépendance américaine (en 1776) comme un droit inaliénable[9]  !

Visiblement, rêver l’Amérique et vivre en Amérique représentent deux faces d’un processus des plus complexes et des plus diversifiés que je partage d’ailleurs depuis longtemps — grâce à mes lectures et donc bien avant de choisir d’y vivre — avec les personnages de mes romans de prédilection, en commençant justement avec Kafka et en finissant par Audet, en passant par Kamouraska d’Anne Hébert, Volkswagen blues de Poulin, Une histoire américaine de Godbout ou encore Les ponts de Chassay et j’en passe, sans oublier, il va sans dire, les Cent ans de solitude de García Márquez, Terra Nostra de Fuentes, La république des rêves de Nélida Piñon et bien d’autres. À remarquer toutefois qu’à la différence du roman de Kafka et de la majorité des romans québécois des années 1960-1980, mais en accord sur ce point précis avec Frontières ou Tableaux d’Amérique d’Audet, les grands romans latino-américains ne réduisent pas la signification du mot « Amérique » à l’espace des États-Unis. Cependant, en dépit de cette différence importante, tous ces romans m’ont fascinée par leurs mises en scène d’une Amérique illuminée par une aura mythique, mises en scène qui ne cessent de projeter le désir de leurs personnages au-delà d’une frontière dont l’espace se fait rêve de bonheur, même si ce dernier se solde trop souvent, pour ne pas dire toujours, par une cruelle désillusion, à la différence du destin de Karl Rossmann dont Kafka se garde bien de montrer la fin du voyage… Bref, dans tous ces romans, pour emprunter l’expression de Jacques Poulin, depuis longtemps, « Le grand rêve de l’Amérique s’était brisé[10] ».

Ainsi, le mythe de l’Amérique — partagé depuis longtemps par des romanciers qui rêvent l’Amérique à partir des Intérieurs du Nouveau Monde, si j’ose dire, en reprenant le titre du magnifique essai de Pierre Nepveu[11] — témoigne avec force que l’Amérique en tant qu’ objet rêvé est indissociable de toute notre modernité qui ne cesse d’accuser, notamment tout au long du xxe siècle, l’écart entre rêve et réalité. N’est-ce pas en effet dans la brèche entre mythe et réalité que se débattent sans exception tous les personnages romanesques, de Kafka à Piñon ou Audet ?

« Aucun autre pays au monde ne lui offrait autant de possibilités d’aventure », dit à sa future femme à qui il demande de venir avec lui en Amérique Madruga, le personnage exilé à Rio de Janeiro dans le roman de la Brésilienne Nélida Piñon[12]. Bien sûr, tandis que Karl Rossmann, le personnage de Kafka, est envoyé en Amérique contre son gré, le protagoniste de Piñon choisit d’y aller et les ego imaginaires d’Audet et d’autres romanciers québécois ou latino-américains, eux, sont déjà nés sur le continent. Cependant, au-delà de cette différence importante (et il y en a d’autres, bien sûr), leurs similitudes frappent plus encore. En effet, à l’instar même du narrateur audettien — ce Promeneur qui explore de façon improvisée le continent américain du Québec jusqu’au Brésil et ramène de son long voyage un manuscrit intitulé de façon on ne peut plus ironique La recherche du bonheur —, ils traquent tous leur rêve de bonheur au-delà d’une frontière qui, aussi réelle et concrète qu’elle puisse paraître (frontière géographique, par exemple), ne relève finalement que de l’imaginaire et du rêve.

On aura par ailleurs compris qu’en évoquant le roman de Kafka dans cette réflexion sur un roman québécois (et au risque de déplaire à quelques critiques qui limitent encore le territoire de cet art aux frontières nationales), j’examine le roman américain — comme tout roman occidental d’ailleurs — dans le cadre de la conception du roman européen au sens spirituel et non géographique du terme, tel que défini, entre autres, par Milan Kundera[13]. Cet art, dont les racines remontent à Rabelais et Cervantès, englobe au xxe siècle aussi bien le roman états-unien qu’antillais, brésilien, hispano-américain ou québécois, dans la mesure où ils participent tous à une interrogation de l’existence plutôt que du réel. Comment comprendre d’ailleurs l’oeuvre d’un génie de l’art romanesque tel que Fuentes, pour ne prendre que l’exemple le plus célèbre, comment scruter son « américanité » ou sa « mexicanité » en faisant fi de son héritage romanesque européen, dont il ne cesse de se réclamer ouvertement en évoquant la figure de Cervantès ? Après tout, ne faut-il pas rappeler avec Zilá Bernd que « le dénominateur commun des littératures des Amériques, y compris la québécoise, réside dans le fait que, dès leur naissance, elles se nourrissent […] de la culture européenne[14] » ?

La frontière

[…] il y aura toujours une nouvelle frontière à conquérir, nous la recherchons joyeusement à l’intérieur du continent américain, tristement au-dehors, et terrorisés quand il n’y en a plus ni là ni là…

Carlos Fuentes, Christophe et son oeuf[15]

La dualité de la frontière, qui sépare et lie tout à la fois, est d’ailleurs engendrée par la culture, elle-même divisée toujours en deux, la nôtre et celle des autres, comme le rappelle fort à propos Lotman[16]. La frontière problématise de nouvelle façon les questions du même et de l’altérité, figurant ainsi au centre de toute recherche identitaire. Or, rêver l’Amérique de façon spécifiquement romanesque, la rendre indissociable du mythe du bonheur, signifie articuler ce dernier à son tour avec le mythe de la frontière, qui semble relever directement de l’histoire même de l’Amérique[17] aussi bien que des différents questionnements nationaux d’appartenance identitaire au continent, même si ces questionnements s’inscrivaient jusqu’à très récemment (notamment dans la production romanesque québécoise) dans un imaginaire états-unien[18]. Dans Frontières ou Tableaux d’Amérique, roman que je considère comme le meilleur de toute la production de Noël Audet, on est interpellé dès le titre par le pluriel du terme « frontières ». Par ce pluriel, Audet intériorise le mythe de la frontière dans l’ensemble du continent américain, l’examinant à travers les tableaux de sept régions différentes de l’Amérique, du Québec jusqu’au Brésil, aussi bien qu’à travers sept variations du rêve du bonheur. En représentant de la sorte la superbe hétérogénéité du continent, culturelle comme linguistique, le romancier remet en question on ne peut plus clairement le rapport jusqu’alors synonymique entre l’idée de frontière et une Amérique réduite aux seuls États-Unis.

Quand le narrateur-romancier de Frontières ou Tableaux d’Amérique retourne chez lui, le manuscrit qu’il rapporte de son voyage à travers le continent américain, intitulé de façon aussi significative qu’ironique « La recherche du bonheur » (FT, 206), ne promet plus aucun happy end si ce n’est celui d’un carnaval de l’imaginaire. D’ailleurs, dans la mesure où Audet explore le continent américain, son roman marque la transformation du paradigme de frontière dans toute la production romanesque québécoise. En effet, à ma connaissance, Audet est le premier romancier chez lequel la frontière, prometteuse de bonheur, n’est plus figurée par l’Ouest (notamment par la Californie), mais plutôt, dans sa pluralité et son ubiquité continentales, esquisse bien la géographie d’une nouvelle identité.

Motif privilégié de l’« américanité » sans doute depuis la découverte du continent en 1492, la frontière reste donc le mode littéraire le plus approprié de l’interrogation identitaire, voire de la saisie de l’identité autre, aussi bien que l’élément constitutif du mythe de l’Amérique dont l’imagerie relève en effet, on l’a vu, de l’archétype de Paradis, synonyme de toute recherche du bonheur. Or chez Audet, c’est avant tout dans la recherche de l’amour de ses sept héroïnes et dans l’échec inévitable de leurs rêves que l’Amérique est montrée comme une implacable « meurtrière du réel[19] », pour reprendre la saisissante image de Baudrillard : meurtrière d’une réalité remplacée par les signes du réel et par les simulacres, pour ne pas dire par le kitsch, faisant de toute « recherche de bonheur » le cliché central de la vie américaine.

Finalement, dans Frontières ou Tableaux d’Amérique, le manuscrit « La recherche du bonheur », dont on n’apprend le titre qu’à la dernière page du roman, peut être vu comme un point de fuite de toutes les frontières hétérogènes que le narrateur-romancier franchit pendant son voyage, comme le point de fuite du territoire mouvant de sa propre écriture. Car, si on me permet d’extrapoler cette idée à partir des paroles critiques de Scarpetta, ne peut-on pas définir l’écriture justement comme une traversée des frontières[20] ?

La fiction nominale

[…] cachée au fond de son nom, la fée se transforme […]

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu[21]

Sept tableaux, sept régions de désir, sept rêves de bonheur, sept femmes d’Amérique. Elles s’appellent toutes Maria. Mais ce nom se traduit à chacune des traversées de frontière[22], selon la loi linguistique de leurs pays respectifs. De la même façon changent les détails qui colorent leurs vies et rêves, au gré des voyages du Promeneur dans les régions où elles désirent et meurent. Comme l’annonce d’ailleurs la lettre que le narrateur a écrite à ces femmes imaginaires, lettre que le douanier déniche dans sa valise et lit sans vergogne, Maria s’écrit ici en cinq langues — en français, anglais, portugais, espagnol et en langue inuite —, devenant ainsi successivement Mary Two-Tals de Kuujjuaq dans le Grand Nord, Marie-Agnelle de Montréal, Mary Smith des plaines de la Saskatchewan, Mary Virtuelle de New York, Mary Ann de la Nouvelle-Orléans, Marìa Moreno du Mexique et, finalement, Maria Cristobal de Rio de Janeiro. Prénom de femmes en sept variations, toutes à la fois semblables et différentes, sans être pour autant interchangeables. Car, comme le précise le Promeneur, en explorateur du continent américain et « inventeur de vies virtuelles », si elles ont « la même âme, c’est leur destin qui les rend différentes » (FT, 16). Or, ce sont précisément les variations de ce destin, conditionné par le type de société dans laquelle elles vivent, qui expliquent les différences dans leur tragique dérive et mettent en relief également leur ressemblance essentielle : celle « de vivre et de mourir d’Amérique » vue comme le continent d’une impossible coïncidence entre l’idée du bonheur et la réalité.

C’est peut-être ça, après tout, vivre en Amérique, se dit Marie Agnelle : un rêve plus fort que la bête réalité. Un refus d’accepter les conditions ordinaires de l’existence, comme si ce continent-là devait rendre à l’être humain des pans entiers du Paradis.

FT, 61

Étrange Paradis en effet, ce continent mystique et mythique tout à la fois dont Noël Audet désigne la face cachée à travers une continuelle apposition des contraires : un immense désir d’amour et de bonheur de ses personnages s’y heurte cruellement à la violence du réel, que cette violence se manifeste sous une forme larvée ou qu’elle affiche orgueilleusement son pouvoir sur la vie et la mort. Car Audet ose montrer la part des images embellissantes entourées d’une aura mythique (et médiatique) du supposé Paradis du Nouveau Monde, images-kitsch s’il en est par lesquelles toutes ses héroïnes se sont laissé séduire. Par un vertigineux rapprochement, sept fois répété, entre la simple réalité où il n’y a guère de place pour des happy end et les constants rêves de ceux-ci, c’est l’essence anthropologique de toute l’Amérique que le romancier désigne : une Amérique aussi violente que sentimentale et moralisante.

Le prénom même de Maria en sept variations — et la filiation continentale qu’il dessine au carrefour des langues de l’Amérique — renvoie également à une autre fonction. La traversée des frontières géographiques (qui, détail important, ne coïncident pas toujours avec les limites d’un État !) s’ajoute à ce « voyage du prénom » pour réaliser la fonction poétique de cette fiction onomastique. Peu de lecteurs d’Audet, sans doute, auront remarqué que le romancier, à travers tout son voyage imaginaire, leur fait un clin d’oeil amusé lorsqu’il salue de Rio « Maria », prénom de ses sept héroïnes fictives comme on sait, mais aussi le nom de son village natal, toponyme qu’il inscrit ainsi dans la géographie hétérogène du continent américain, dont son roman devient la métaphore existentielle, même si son village gaspésien n’y figure pas comme le lieu d’exploration d’un de ses sept tableaux narratifs.

Par ailleurs, on pourrait dire que la recherche du bonheur des sept héroïnes d’Audet, leur désir d’Éden en quelque sorte, semble redoublé dans le prénom des hommes qui gauchissent d’une façon ou d’une autre leurs destins respectifs : Idua en langue inuite (qu’Audet préfère écrire Idoua pour sa prononciation correcte en français) devient Ed ou Eddy en anglais, Duardo ou Eduardo en espagnol et en portugais[23]. Autre manière sans doute de nourrir la recherche du bonheur de ces femmes, leur désir de traverser toutes les frontières de l’existence (celles de l’inceste, de la malédiction de la nature, de la maladie, voire de la mort…), désir qui n’a d’égal que celui du narrateur : la possibilité de leur inventer un autre destin, de recommencer leur vie… En somme, à travers sa rêverie onomastique d’hommes et de femmes, ce sont les biographies du désir d’Amérique qu’Audet esquisse dans les tableaux de son exposition romanesque.

Un roman-frontière

Oui, quand on a franchi la frontière, le rire retentit, fatidique. Mais quand on va encore plus loin, encore au-delà du rire ?

Milan Kundera, Le livre du rire et de l’oubli[24]

Lors de ses neuf traversées de frontière, le narrateur-romancier nous guide, de façon aussi ludique qu’improvisée, dans le processus même de sa composition, révélant d’entrée de jeu sa fascination devant chaque frontière entre réalité et fiction, vie et roman, la désignant ainsi comme le centre ironique de toute son architectonie romanesque. De plus, en écrivant ses promenades à la première personne — contrairement à ses sept tableaux narratifs racontés à la troisième —, il ouvre le temps de la frontière aux questions de lecture et de critique, voire de censure. Dès sa promenade initiale, il avoue d’ailleurs ressentir une étrange angoisse devant un douanier qui s’intéresse visiblement plus aux buts littéraires de son voyage qu’à ses passeport, billet d’avion et autres titres de transport. Son angoisse, analogue sans doute à celle qu’on ressent chaque fois qu’on doit décliner clairement notre identité devant un « douanier », s’apparente à celle du personnage kafkaïen devant le gardien du célèbre texte « Devant la loi », celle-ci étant représentée chez Audet par chacune des frontières qui surgissent continuellement dans nos vies (FT, 17). En effet, son douanier pourrait être vu ironiquement comme le gardien de ce « Paradis » que cherchent dans l’image d’Amérique toutes les Maria d’Audet, gardien de cet « espace délimité de tous les côtés par des frontières » comme on définissait jadis, en vieil iranien, le Pairadaeza[25] … Après tout, ne convoque-t-il pas également, même dans ses neuf « promenades » et au gré de sa fantaisie, les ego imaginaires de femmes qui animent ses tableaux narratifs écrits à la troisième personne ?

Déjà, après la parution du roman L’ombre de l’épervier, certains critiques d’Audet disaient éprouver un certain embarras devant son narrateur qui s’adresse directement au lecteur et qui (comble d’impertinence !) va même rendre visite à ses personnages fictifs. Heureusement pour les amoureux de la liberté de l’imaginaire romanesque, Audet récidive… Non seulement ignore-t-il ces reproches, mais il trompe aussi les attentes de ses lecteurs qui, si on se fie à certains critiques, espéraient le voir chanter de nouveau l’amour de sa Gaspésie natale que, on l’a vu, il se contente de saluer avec humour d’un pays lointain. Audet récidive, disais-je, mais de façon on ne peut plus géniale : il insère en catimini les reproches de ses critiques (de ceux qui le repoussent dans l’espace clos et restreint de son pays natal) dans la structure même de son roman, les incarnant justement dans la figure du fameux douanier qui ne cesse de le hanter littéralement à chacune de ses traversées de frontière et, bien sûr, même là où il n’y en a pas (entre le Grand Nord, Montréal et la Saskatchewan…). Car, je tiens à le souligner, à travers ce douanier (sorte de mélange de flic et de censeur, parfait portrait d’un cerbère de toutes les frontières du monde et de toutes les « identités pures »), figure que quelques critiques n’aiment franchement pas, c’est bien à nous, vous et moi, que le romancier fait un joyeux pied-de-nez ! Au sentimentalisme fouineur, béat et moralisateur du douanier, qui espère des happy end même après avoir lu tant d’horreurs dans le manuscrit que rapporte notre narrateur à Montréal, Audet oppose les joyeuses impertinences de ses promenades libertines, au sens géographique comme littéraire du terme. S’il refuse dans celles-ci le diktat de ses propres fictions, pourquoi accepterait-il le diktat de la « fiction » de son douanier-lecteur, cette magnifique figure ironique surgie de la recherche de l’ambiguïté essentielle à toutes les frontières mouvantes, existentielles et romanesques ? Car, comme le suggère toute l’oeuvre d’Audet, le monde de la fiction est si réel qu’on finit par ne plus départager le réel de la fiction. Avec raison, car où se trouve la frontière ?

En fait, je dirais que dans Frontières ou Tableaux d’Amérique, Audet a réussi à explorer l’écriture comme forme d’interrogation ontologique, trait caractéristique des plus grands romans contemporains, se révélant également comme un romancier de réflexion et non seulement, comme son narrateur le prétend dans sa promenade d’ouverture, un « inventeur de vies virtuelles »… Dans la promenade qui suit ce septième récit, il avoue être amoureux de Maria Cristobal, l’héroïne de Rio de Janeiro, son septième tableau, qui meurt, après avoir été violée et étranglée par un membre de l’Escadron de la mort, justement parce qu’à la différence des autres, elle sait qu’elle « n’a pas encore acquis le droit d’exister » (FT, 198). Et pour lui donner une chance, il fait réapparaître, dans cette promenade finale, toutes ses Maria à Rio, les laissant réinventer ensemble une nouvelle existence, une nouvelle identité. Il les quitte à regret, reprenant la route de retour vers son « pays des référendums » (FT, 205), emportant dans la tête l’écho du rire carnavalesque de ses sept Maria imaginaires.

Conclusion

C’est un peu cela, l’Amérique, non ? La chance à tous, et si ce n’est pas cela, qu’est-ce qu’on attend pour le dire ?

Noël Audet, Frontières ou Tableaux d’Amérique[26]

Sous sa forme plurielle et hétérogène, la notion de « frontière », on l’aura compris, devient chez Audet une véritable métaphore existentielle et, par là même, une métaphore d’une nouvelle identité qui n’est pas un état mais bien un processus continuel[27]. En fait, le Promeneur d’Audet poursuit, en affichant joyeusement le plaisir du mélange que lui procure chacune de ses traversées de frontières, la recherche d’une « identité continentale » dont le sens global se trouve disséminé dans les sept tableaux et neuf promenades de son architectonie romanesque.

Sans doute peut-on risquer, après cette lecture de Frontières ou Tableaux d’Amérique et en guise de conclusion, la définition suivante de cette nouvelle « identité » américaine. Identité : multiple traversée de frontières qui, aussi imperceptibles qu’elles puissent être, n’en constituent pas moins notre mémoire. En somme, ce que le roman de Noël Audet suggère, à travers son narrateur-promeneur-romancier, c’est que pour assurer son identité québécoise, pour devenir « souverain » au sens esthétique comme existentiel du terme, il doit partager son américanité en l’inscrivant dans l’hétérogénéité du continent tout entier. Autrement dit, il doit assumer son identité impure et vivre enfin la « différence » comme un phénomène dialogique dans une nouvelle façon de rêver l’Amérique.