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Louis Dantin, pseudonyme d’Eugène Seers (1865-1945), a été sans contredit une des figures importantes de la littérature québécoise de la première moitié du xxe siècle. Critique littéraire sensible et influent, poète, conteur, nouvelliste, romancier, chroniqueur, épistolier, sans oublier qu’il a été le premier préfacier de l’oeuvre d’Émile Nelligan, Louis Dantin fut un de ces écrivains polygraphes qui ont favorisé l’émergence de la littérature québécoise à une époque où celle-ci n’était pas encore caractérisée par son institutionnalisation et encore moins par la spécialisation de ses pratiques. Louis Dantin a ainsi pu toucher à plusieurs genres littéraires et il a été, en dépit de son exil de quarante ans en Nouvelle-Angleterre, non seulement un témoin précieux de la vie littéraire et intellectuelle du Québec, mais aussi un de ses acteurs privilégiés.

L’importance de son oeuvre et la position stratégique occupée par Dantin dans la vie littéraire de son temps nous ont semblé justifier qu’on revisite, un peu plus de soixante-cinq ans après sa mort, son apport décisif à la littérature québécoise de son temps. Malgré les travaux importants qui lui ont été consacrés par des chercheurs dévoués, attentifs et érudits, qu’il s’agisse de Gabriel Nadeau, d’Yves Garon, de Placide Gaboury, de Réjean Robidoux, d’Yvette Francoli ou de François Hébert [1], pour ne citer que ceux-ci, il existe encore de larges pans d’ombre dans la connaissance que nous avons de l’oeuvre littéraire produite par ce personnage énigmatique et hors-norme. Dantin a été, en effet, un maître de la dissimulation et de la multiplication des identités : il semble se dérober sans cesse à une saisie d’ensemble et il échappe de fait à toutes les étiquettes qu’on serait tenté de lui accoler. Dès 1948, le docteur Gabriel Nadeau a bien exprimé ce côté insaisissable de la personnalité de Dantin en suggérant de façon implicite qu’il était une sorte de « Doctor Jekyll and Mister Hyde » :

Cet homme poli, qu’on rencontre sur la rue habillé comme un pauvre, portant souvent par protection ses caoutchoucs les jours de beau temps, pour ses voisins il s’appelle Eugène Seers. Pour ses compagnons de travail aussi. Louis Dantin, c’est-à-dire le rêveur, le révolutionnaire en chambre, l’homme qui « est toujours prêt à s’emballer pour le sentiment contre la raison pure » et que « la beauté féminine hypnotise », celui-là ils ne le connaissent pas. Tous ils en ignorent absolument l’existence [2].

Cette double nature d’Eugène Seers/Louis Dantin a contribué à l’impression de flou qui entoure le personnage et elle a donné lieu à toutes sortes d’hypothèses, la plus singulière étant celle qui veut qu’il ait été le véritable auteur des poèmes de Nelligan. Il faut convenir que la fascination d’Eugène Seers pour les pseudonymes, fascination très bien analysée par Pierre Hébert dans l’article mentionné plus haut, aurait pu le pousser à mettre à profit la folie de Nelligan pour réaliser une des plus formidables supercheries de l’histoire de la littérature. Quoi qu’il en ait été, Louis Dantin reste une figure complexe et énigmatique, qui ne peut que frapper l’imagination par son côté torturé et génial en un sens, et ce, même si son oeuvre n’atteint pas toujours les sommets qu’on serait en droit d’attendre d’elle, du moins pas à la première analyse, à l’exception de ses pages de critique. Mais Dantin semble avoir cultivé la modestie, autant dans son oeuvre que dans sa vie : en dépit de l’étendue de sa culture, de son esprit très aiguisé et de sa sensibilité extraordinaire, il n’est pas pour autant un auteur dont le génie saute aux yeux, du moins pas dans ses oeuvres de poésie et de fiction, qui obéissent souvent à une visée populaire plutôt qu’à une ambition d’appartenir à la grande littérature qu’il connaissait pourtant à merveille. En cela, Dantin semble préfigurer cette esthétique de l’imparfait et de l’inachevé qui caractérise notre époque. Selon François Hébert, le destin qui a été celui de Dantin annonce d’ailleurs le nôtre : son rejet viscéral de la foi catholique et sa fuite en avant vers les États-Unis illustrent déjà, au tournant du xixe siècle, l’imminence de la véritable crise de civilisation qui va toucher la collectivité canadienne-française et dont nous subissons toujours les effets, à un siècle d’intervalle :

Dantin, son drame, c’est ce séisme-là : la mort de Dieu dans son coeur et la sécularisation de notre société dans ses pensées. Il fut de notre temps en le sien. L’hybride, le gênant, le renfrogné Dantin nous préfigure quand il tourne en rond dans sa foi comme dans ses doutes. On peut dire en ce sens que Dantin, c’est le bogue de l’an 1900 : c’est le crash de tout un système de valeurs, qu’il sent venir et qu’il vit dans sa tête et dans son coeur et dans sa peau [3].

Cette actualité de l’oeuvre de Dantin justifie donc qu’on tente de revisiter son oeuvre à la lumière de nouvelles problématiques, qu’il s’agisse de la poétique sur laquelle elle s’appuie, de son rapport aux différents genres littéraires, à l’américanité, à la traduction, et de certaines de ses pratiques qui méritent encore d’être explorées, comme sa correspondance, son usage des genres narratifs ou encore son rôle de médiateur interculturel. L’objectif de ce numéro est donc de présenter l’oeuvre mais aussi la vie de Dantin sous un autre jour, en tentant d’agencer, autant que faire se peut, les pièces du formidable puzzle que cette oeuvre et cette vie représentent.

C’est d’ailleurs sous l’angle de l’écriture autobiographique que le premier article de ce numéro, rédigé par Annette Hayward, envisage la vie et l’oeuvre de Louis Dantin. Selon Hayward, il est possible d’associer l’oeuvre de Dantin à un ensemble de fragments autobiographiques qu’on peut retrouver autant dans sa correspondance, une pratique dans laquelle il excellait et qui forme un pan essentiel de son oeuvre, que dans sa poésie, ainsi que dans son unique roman, Les enfances de Fanny, et même dans la biographie que lui a consacrée Gabriel Nadeau, qui reproduit de longs passages des écrits de Dantin. Hayward met en lumière cette tentation autobiographique qui a animé Dantin en retraçant du même coup l’histoire fascinante de sa vie, qui se confond avec celle d’Eugène Seers mais qui s’en distingue néanmoins, ce qui conforte l’idée de la double nature du personnage, ou, comme l’écrirait Baudelaire, de sa « double postulation ». L’article très fouillé de Luc Bonenfant s’inscrit dans ce sillage en replaçant la question qui a hanté plusieurs des critiques de Louis Dantin (ce dernier est-il l’auteur des vers de Nelligan ?) dans une nouvelle perspective, qui s’appuie sur la différence entre scriptor et auctor. Rappelant que seul Eugène Seers, et non son pseudonyme Louis Dantin, aurait pu être l’auteur des poèmes de Nelligan, Bonenfant analyse en ce sens une série de textes attribués à Émile Nelligan, Sylvio et Eugène Seers, à partir desquels il recompose patiemment la trajectoire singulière de l’homme et de l’écrivain.

Les deux articles qui suivent, celui de Patricia Godbout et le mien, se penchent pour leur part sur le long épisode américain de la vie de Dantin et sur ses répercussions dans son oeuvre. On sait que Dantin a quitté Montréal pour Boston en 1903 et qu’il a passé un peu plus de la moitié de sa vie dans cette ville du Massachusetts, où il est décédé en 1945. Contrairement à l’immense majorité de ses compatriotes exilés dans les petites villes manufacturières de la Nouvelle-Angleterre, Dantin a choisi de s’établir dans une grande ville, prenant du même coup ses distances avec ses compatriotes transplantés dans les petits Canadas formant la trame du « Québec d’en bas », pour reprendre l’expression de Pierre Anctil. Doublement exilé, Dantin n’en a pas moins été en mesure de profiter d’une grande liberté de pensée, loin de la surveillance du clergé et de l’état d’esprit, qu’il jugeait mesquin et conservateur, qui régnait dans le Québec de l’époque. Dans son article consacré à l’amitié littéraire entre Louis Dantin et Marine Leland, professeure de français au Smith College, Patricia Godbout montre très bien que la vie que menait Dantin était celle d’un Américain plutôt que celle d’un Franco-Américain de la diaspora, comme en témoigne éloquemment sa série d’articles sur le livre américain. Je pars du même constat dans mon étude des Enfances de Fanny : la genèse de ce roman s’avère indissociable de l’adaptation progressive de l’écrivain à sa société d’accueil, que ce soit sur le plan social ou culturel. En ce sens, Les enfances de Fanny mérite d’être associé au mythe du grand roman américain, en ce qu’il est nourri par des lectures et structuré par des intertextes qui contribuent à son américanité.

Pour clore ce tour d’horizon, l’article de Michel Lacroix met l’accent sur l’implication décisive de Dantin dans la vie littéraire de son temps en situant son travail dans « l’âge de la métacritique » qui prend forme au début des années 1930, c’est-à-dire cette critique qui tend à se prendre elle-même pour objet. Lacroix montre bien comment, dans ses essais critiques, Dantin a su concilier de façon remarquable les trois logiques distinctes qui coexistaient à l’époque : celles du système scolaire, de la sphère médiatique et des réseaux de sociabilité. Dans cette optique, Dantin apparaît comme un véritable maître de l’amitié critique, une amitié qui informe tout son travail et met en lumière son apport inestimable à la littérature de son temps.