Chroniques : Féminismes

Inventer la mémoire[Notice]

  • Lori Saint-Martin

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  • Lori Saint-Martin
    Université du Québec à Montréal

Que l’histoire des femmes ait été occultée, et les traces de leurs réalisations et de leurs révoltes, effacées pour l’essentiel de la mémoire collective, on le sait déjà et on voudrait pouvoir arrêter de le dire. Régler cette question pour passer à une autre… les théoriciennes et chercheuses féministes ne demandent que ça. Mais comment renoncer à formuler une revendication qui n’a pas été entendue ? Lent, le travail se poursuit : déterrer les voix oubliées, dresser l’inventaire des faits et des gestes et, peut-être surtout, empêcher que l’Histoire d’aujourd’hui soit aussi purement androcentriste que celle du passé. Comment donc sortir du silence et de l’oubli ? Que peuvent les femmes contre le poids de l’Histoire officielle qui s’est écrite sans elles ? Voilà la question que posent, de façon très différente, un livre collectif dirigé par Lucie Hotte et Linda Cardinal, La parole mémorielle des femmes, et une étude d’Anne Ancrenat (version remaniée de sa thèse de doctorat), De mémoire de femmes. La « mémoire archaïque » dans l’oeuvre romanesque d’Anne Hébert. Traitée ici au féminin, la mémoire, bien entendu, concerne tout autant les hommes. Le sujet ne laisse pas d’être ironique, voire tragique, au pays du « Je me souviens » comme dans les autres sociétés modernes, asservies à l’instant, au zappage, à la soif du nouveau (du nouveau Tide au nouveau chef charismatique) et confrontées à la perte des repères. À notre époque marquée par les génocides et les mouvements migratoires de masse, ainsi que le rappelle Angèle Bassolé-Ouédraogo dans le texte liminaire de La parole mémorielle des femmes, les immigrants des deux sexes se trouvent confrontés à des tâches presque au-dessus de leurs forces : « oublier l’horreur » sans renier la mémoire, trouver leur place dans une société d’accueil qui leur « impose de se fondre dans une mémoire collective » (p. 15) à laquelle ils ne se sentent pas encore liés. Il reste que, comme l’écrivent dans leur introduction Lucie Hotte et Linda Cardinal, « Le discours mémoriel des femmes est confronté à une spécificité incontournable. En effet, même lorsqu’elles s’affirment comme citoyennes au même titre que les hommes, leur discours n’est jamais considéré comme universel et renvoie toujours à leur expérience spécifique. Celle-ci est au coeur de la mémoire des femmes, marquant de façon particulière leur rapport à l’histoire » (p. 12). C’est ce thème de la nécessaire mémoire des femmes qui confère aux textes du recueil une grande unité. On le dit depuis longtemps, et les auteures présentes ici le confirment, la trace des femmes et du féminin est ce qui ne se conçoit pas, ne se dit pas, demeure marginal et donc oublié. À partir des textes de Jorge Semprun, qui présentent selon elle des figures de femmes stéréotypées (objets sexuels avant tout), Catalina Sagarra dénonce les reconstructions historiques des camps de concentration qui passent sous silence ou presque les atrocités subies par les femmes, voire leur présence même en ces lieux, à partir d’une « appréciation purement masculine » qui se donne pour universelle. Ainsi se fabrique, conclut-elle, « la dé-mémoire dont est victime la femme » (p. 46). Cette confusion masculin-universel, les féministes la dénoncent sur tous les tons depuis au moins Christine de Pisan. Elles ont de la suite dans les idées… Or, selon l’historienne Micheline Dumont, rien n’a changé de ce point de vue : les études féministes n’ont eu aucun impact sur l’ensemble du savoir et des programmes universitaires dits « généraux » (et donc encore centrés sur les hommes). Elle donne plusieurs exemples d’oeuvres collectives récentes qui se donnent pour représentatives de …

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