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On a souvent constaté que les Américaines et les Canadiennes anglaises se penchent beaucoup plus volontiers sur la littérature québécoise que la critique féministe québécoise ne s’intéresse aux ouvrages de ses voisines de l’ouest et du sud. On n’a qu’à penser aux travaux de Karen Gould, de Mary Jean Green ou de Louise Forsyth, entre bien d’autres, pour prendre la mesure de cette non-réciprocité. Si les raisons d’un tel déséquilibre entre les littératures restent encore à déterminer, deux récents essais viennent encore renforcer cette tendance en proposant des lectures de textes québécois féministes et fondateurs mis en relation avec la littérature française et canadienne-anglaise.

Miléna Santoro [1], d’abord, signe un essai intéressant dont le titre polysémique ramènera une certaine génération au groupe musical de Frank Zappa (parions que le musicien, célèbre pour ses compositions éclatées, ne renierait pas l’audace et le non-conformisme des textes à l’étude !) ou évoquera aussi bien la maxime « la nécessité est la mère de l’invention », qui s’applique avec une acuité certaine dans le cas des femmes en quête d’un langage neuf qui leur permettrait de dire leur différence.

L’auteure s’attarde plus particulièrement à des oeuvres-phares qui ont jalonné l’histoire du féminisme littéraire : La, d’Hélène Cixous, Lueur de Madeleine Gagnon, L’amèr de Nicole Brossard et Les prunes de Cythère, Mère la mort et La meurtritude de Jeanne Hyvrard. Les auteures constituent, selon Santoro, quatre exemples de mères, dans le sens le plus métaphorique du terme, c’est-à-dire des écrivaines qui ont donné naissance, si l’on peut dire, à la conscience nouvelle d’un acte d’écrire désormais au féminin. Regroupées en principe pour mettre en relief une communauté de pensée et une recherche littéraire apparentée, les auteures sont en fait présentées dans un premier temps comme des satellites de Cixous. À toute seigneure, tout honneur, Cixous ouvre l’essai et incarne la matrice de la nouvelle parole : Madeleine Gagnon, en France dans les années soixante et sensiblement du même âge, partageait avec elle un certain air du temps, soufflé principalement par Mai 68, Nicole Brossard a assisté, en tant qu’étudiante, à ses conférences à l’Université de Montréal et Hyvrard, comme elle, est arrivée au féminisme par des voies détournées…

Au fil de l’essai s’ébauchent cependant les profondes originalités de ces quatre voix, auxquelles Santoro a prêté une oreille attentive. Chez Cixous, La sert de point de départ, de mot de départ en fait, à l’analyse, puisque le titre, article défini au féminin singulier, permet de revisiter Lacan (typographié ainsi dans le texte), de prendre sa pensée à revers et de la reconstruire par le biais de ce que Santoro appelle une « stratégie irrévérencieuse ». C’est peut-être là, sans jeu de mots et sans jeu d’accents, que le bât blesse, toutefois. L’exposé de l’essayiste met en lumière un élément de l’écriture de Cixous que n’endosse plus l’écriture des jeunes auteures contemporaines : la volonté de passer d’abord par le discours de l’autre pour l’annuler et le dépasser. Cet état de fait n’enlève rien à l’analyse de Santoro ; il incite toutefois à constater combien l’écriture au féminin, l’écriture féminine comme le préfère Cixous, a évolué dans ses buts et ses formes.

N’empêche : l’examen serré de Santoro met à jour les complexités d’une oeuvre exigeante, qui provoque et défie, bref qui s’amuse (je traduis librement) avec les notions de naissance et de maternité, repoussant les limites de nos conceptualisations au point d’inclure des possibilités en apparence inconciliables (p. 53). Ainsi, la « belle jeune mère masculine » inventée par Cixous, « la bave aux rives de son vagin, la mousse de ses pénis », symbole d’une « absence de démarcation individuelle » (Santoro, toujours), ouvre la voie à une relecture associée aux nouvelles théories du gender qu’a précédées le travail de Cixous.

Chez Madeleine Gagnon, Santoro réussit à transcender la prévisible étude archéologique, que commande le sous-titre du texte pour faire ressortir des éléments textuels en général passés sous silence. Effet de la rectitude politique peut-être, mais pas nécessairement, le détour vers la prise en compte des races chez les femmes, unies par leur féminitude mais séparées par tout le reste (que Santoro présente comme un prélude à l’intérêt que suscitera plus tard la littérature migrante au Québec), redonne son sens au mot « archéologique », dans la mesure où il permet de jouer avec les connotations de l’expression « sensibilité des voix » pour évoquer en même temps une disposition face au monde extérieur autant qu’une fusion entre l’épiderme et ses couleurs, pour ainsi dire, et l’universalité d’un destin.

Cela rejoint, par la bande, certaines des préoccupations de Jeanne Hyvrard, dont l’oeuvre, abordée dans le dernier chapitre, est fortement marquée par le sang, ou plus précisément encore, l’origine du sang. Stérilité, qui ne permet pas de reproduire son propre sang, violence des rapports mère-fille, violence de la hiérarchie colonisateur-colonisée (deux violences qui se confondent comme le démontre habilement Santoro) servent de portes d’entrée pour une incursion dans une oeuvre déroutante dont est souligné fort à propos le dérangeant lyrisme, qui puise sa source dans la folie.

Le chapitre consacré à L’amèr de Nicole Brossard apparaît comme le moins solide, et de loin. Peut-être parce qu’il a été beaucoup plus étudié au Québec que les autres oeuvres, ce texte, qui fit à l’époque l’effet d’une bombe à cause de sa phrase leitmotiv « j’ai tué le ventre et je l’écris », amène Santoro à répéter des évidences sur l’orthographe du titre et ses implications, à retourner une énième fois à Lacan et à Freud, bref à faire une fois de trop le tour d’une question qui semble avoir livré depuis un bon moment ses meilleures réponses. À cet égard, le chapitre que consacre Marie Carrière dans Writing in the Feminine in French and English Canada [2] à la même oeuvre parvient malgré tout à ouvrir des perspectives nouvelles, principalement eu égard aux notions de mimicry et de duplication, qu’elle met en lien étroit avec celle de l’identité (sameness) et de la relation lesbienne. En effet, jusqu’à quel point la fille issue de la mère — évidemment — imite-t-elle, dédouble-t-elle, la mère comme modèle ? Rejeter, soit, pour arriver à être ; mais où s’arrêter pour ne pas perdre sa propre essence, pour atteindre la « même différence » ? Comment être une fille-mère-lesbienne, comment renégocier la « female difference », dont la simple traduction en français pose problème ? Vastes questions qui reflètent bien la complexité des préoccupations de l’essayiste.

L’ouvrage de Carrière, qui porte cette fois essentiellement sur la poésie mais se rattache aussi à la problématique de la filliation — pour reprendre le terme de Gabrielle Frémont —, explore, dans une organisation générale plus aérée que l’essai précédent, les manifestations/contestations du lien maternel chez France Théoret, Di Brandt, Lola Lemire Tostevin, Erin Mouré et Nicole Brossard en procédant à des jumelages intéressants qui tantôt fusionnent, tantôt font se repousser la pensée de ces différentes auteures. Si l’introduction réserve peu de surprises pour qui s’intéresse un tant soit peu à la question de l’écriture féministe, sauf en ce qui a trait au survol de la construction de la parole féministe canadienne-anglaise, si les présupposés théoriques du chapitre deux « Writing (As) a Feminist Ethics » auraient gagné à être plus subtilement intégrés aux discussions subséquentes, les lectures de Carrière, par contre, offrent des points de vue inédits et très intéressants.

Le chapitre sur Brandt, par exemple, me semble particulièrement réussi ; il permet littéralement de prendre contact avec le texte en offrant des extraits substantiels (contrairement à celui sur Brossard, dont je viens de parler, où la lourdeur de l’outillage théorique efface l’écriture même de la poète), extraits qui éclaireront par leur esthétique les avancées de l’essayiste. On constatera alors la place importante que joue l’ironie dans l’oeuvre de cette poète, qui cherche par la distance rhétorique à reconquérir une voix dont elle a été aliénée. L’ouvrage Questions I Asked My Mother tourne en dérision la parole autoritaire de la communauté mennonite dans laquelle Brandt a grandi et met en relief les difficultés de rompre avec les traditions, avec les « histoires officielles » et les lois de l’appartenance à un groupe donné qui l’a brimé, certes, mais qui constitue tout de même une part de son identité. On aurait aimé lire une analyse plus approfondie et plus significative sur l’ambivalence de cette parole collective (communautaire et patriarcale) qui se juxtapose (pour l’étouffer) sur la voix féminine individuelle, identitaire : l’autorité a ici un autre visage et d’autres inflexions qu’il aurait été intéressant de cerner.

Tout l’essai est traversé par la nécessité de circonscrire, sinon d’élaborer, une éthique féministe qui confine souvent à l’esthétique. En effet, dans la volonté de retracer les bases d’une pensée féministe, Carrière s’appuie sur des textes poétiques, certes, mais dont la finalité dépasse la quête du sens pour rejoindre une recherche de la forme. La poésie, subversive presque par définition, devient alors le lieu laboratoire, comme le dirait Brossard, pour faire communiquer le féminin et « l’herméneutique du soi et de son autre » chère à Ricoeur. L’essayiste tisse aussi, à même ses exposés, sa vision du maternalisme, qu’elle définit en ces termes :

Maternalism is not limited to the practice of motherhood itself (biological or surrogate) — although it does, at times, refer to this practice. Maternalism connotes, of course, that which is related to the mother. But more than this, maternalism implies being of or like the mother : the first same and other woman, the mother not all of us are or can be, but have or have had, symbolically or in the flesh. Maternalism also refers to the psychoanalytical rendition of the mother-child bond as well as ontology : a relation of sameness and differentiation (here of female sameness and female differentiation). Finally, maternalism is a « signifying space, both corporeal and mental » (Tostevin, Gyno-Text, n. pag.) And, as this signifying space, the maternal can function as a socializing space, thus as one possible model of a relational ethics.

p. 32

On voit comment la parole créatrice (ici celle de Tostevin) vient à la rescousse du théorique pour résumer les enjeux d’une telle définition. Les nuances en présence trouveront leur illustration plus particulièrement dans la troisième partie, intitulée « Mothertongues ». La lecture en parallèle de Mouré et de Tostevin, suit, en y faisant écho, une étude de la parole hystérique de France Théoret. Chez Tostevin, toutefois, l’expression langue maternelle se trouve dès l’abord investie d’une dimension non plus seulement symbolique mais concrète, sociale et culturelle. Langue première de l’auteure, qui est franco-ontarienne, le français vient en effet greffer la question du « dans quelle langue le dire ? » à toutes celles déjà évoquées par l’essayiste : la langue de la mère devient dès lors territoire : « rattling off/or running at the mouth/two french/three word english/speak white/“tu déparles”/my mother says/je déparle/yes/I unspeak » (p. 118). Déparler ou to unspeak dans la langue du colonisateur, presque une contradiction dans les termes, alors qu’on habite pourtant encore son territoire, pourrait annoncer une débâcle de la voix patriarcale mais fait au contraire entendre une culpabilité devant la perte de terrain, d’espace féminin.

La dernière partie de cet essai, qui demeure alerte malgré le poids théorique, procède à une lecture croisée de Théoret et de Tostevin et propose une éthique du soi dans un premier temps, alors que Brandt, Mouré et Brossard sont mises ensuite à profit pour tracer les grandes lignes d’une éthique de l’amour. Un tel jumelage ne peut faire l’économie de certaines répétitions ; forcément, il faut redessiner les priorités de chacune des auteures, dans leurs différences, dans les détails de cette différence, puisque c’est de cela qu’il s’agit, et dans toutes les modulations de leurs identités respectives. Qu’importe : Carrière ne manque pas de souffle et le démontre en se penchant sur d’autres oeuvres de ces mêmes auteures, comme pour bien prouver que toute cette obsession du maternel chez les Québécoises et les Canadiennes anglaises n’est pas le fruit d’une coïncidence ou d’un capricieux hasard mais bien le reflet d’une nécessité vitale, urgente. L’essayiste cherchait, selon ses propres dires, à évoquer la possibilité matérielle d’un échange éthique et non pas d’en confirmer l’existence préalable : ses analyses sensibles et très poussées font conclure à la réussite de son projet.

Bref, ces deux essais ont le grand mérite de montrer les liens étroits qui unissent les féministes canadiennes-anglaises, françaises et québécoises. La parenté, et l’apparenté, pourrait-on dire, qui rapprochent ces textes délimitent des bases communes, des stratégies communes. Toutefois, si les deux ouvrages font découvrir au lectorat québécois des noms moins familiers, ils reconduisent lourdement, en ce qui a trait à la littérature québécoise, — plus particulièrement, la consécration de Théoret, Gagnon et Brossard —, de la première heure. À cet égard, les essayistes auraient été bien avisées de se référer plus abondamment à l’essai de Lori Saint-Martin, Le Nom de la Mère, en ce que cet ouvrage aurait permis de replacer ces « classiques » (je parle des oeuvres) dans une mouvance féministe littéraire moins limitée et en relation avec une réflexion sur l’indicible relation mère-fille qui se poursuit encore maintenant, tout en ne faisant pas la part aussi belle à Freud, Lacan, Derrida et leurs condisciples pour insister plutôt sur les travaux de Chodorow et d’autres femmes qui ont relu les Pères à l’aune d’un féminisme susceptible d’élargir le débat plutôt que de le reconduire. Cependant, il se dégage de ces deux essais l’impression réconfortante que les écritures au féminin et, mieux encore, les critiques au féminin, continuent de s’interroger entre elles, l’une refaisant l’autre, dans un mouvement réciproque qui évoque, puisque nous sommes dans la thématique de la mère, un processus de continuelle inter-gestation.