Corps de l’article

Claire Martin est l’une des dernières représentantes de cette génération qui a introduit, dans les lettres et, plus généralement, dans la mentalité des Québécois, un sens tout moderne de l’intériorité. Née en 1914 — deux ans après Saint-Denys Garneau, deux ans avant Anne Hébert et André Giroux (lui aussi de Québec) —, redevenue très active en cette orée du siècle nouveau où elle multiplie les publications, celle qui pourrait porter fièrement la qualification de « vieille dame indigne » fait la nique aux gloires disparues de son temps et occupe le présent avec des livres d’une fraîcheur et d’une vivacité exemplaires.

Indigne, Claire Martin l’était déjà à l’aube de la Révolution tranquille, alors qu’elle abordait avec une franchise exceptionnelle le thème de l’amour et qu’elle révélait les dessous de l’édifiante famille québécoise telle qu’elle l’avait douloureusement vécue elle-même [1]. La famille, l’amour étaient des thèmes sacrés, c’est-à-dire tabous, et il ne faisait pas bon, du point de vue de l’omniprésente idéologie religieuse, y regarder de trop près. Or, envisagés selon les perspectives humaines, rien qu’humaines, ces sujets permettaient une pénétration dans les profondeurs de la psyché individuelle, où se prennent les véritables décisions concernant l’existence. Claire Martin a parlé d’amour comme n’en parlaient pas et n’en pouvaient parler les prêtres, au verbe programmé. Et aujourd’hui, c’est le même thème qui revient dans son oeuvre — après un long silence pendant lequel tant de voix contemporaines se sont tues —, réactualisé toutefois et accordé aux préoccupations nouvelles. Expressions, toujours, de l’intériorité avec une rigueur, une pureté de diction sans égales, les sentiments sont abordés sans faux-fuyants et la franchise qui préside à leur exploration dérange, même en notre époque soi-disant libre de préjugés.

L’amour impuni [2] et La brigande [3] sont consacrés à deux mouvements affectifs, les plus grands qui soient : l’amour et l’amitié. Lieux communs, sans doute, mais dans le sens le plus noble, que consacraient les lettres classiques dont Claire Martin est férue. Or l’amour, dans le premier des deux romans, prend une forme qu’on chercherait en vain dans la grande tradition littéraire qu’illustre, par exemple, La princesse de Clèves. C’est celui que se vouent mutuellement deux hommes. Racine lui-même, qui a formulé en vers sublimes la passion incestueuse de Phèdre pour Hippolyte, n’a pas abordé un tel sujet. Et l’amitié, dans La brigande, réunit deux femmes cette fois, mais pour mieux les éloigner. Ces oeuvres forment une espèce de diptyque, avec leurs couples de même sexe dont l’un, le masculin, est harmonieux et l’autre, le féminin, est grinçant. La belle amitié qu’exaltaient les maîtres d’autrefois, nourris d’humanités gréco-latines, est mise en pièces au nom d’une sincérité qu’elle ne semble pouvoir que bafouer ; et l’amour qui, d’autre part, est chanté, célébré, est celui que tant de siècles, de peuples, d’inquisitions, de chasses aux sorcières (aux « folles ») ont condamné, comme si la sexualité n’avait d’autre fonction que la reproduction, et que la virilité fût affaire de complémentarité organique.

Un titre surprenant

Un homme s’éprend d’un jeune employé de son bureau qui, lui aussi, au même moment, tombe amoureux de son aîné. Il s’agit, pour l’un et l’autre, d’une première aventure amoureuse, même si le narrateur semble installé depuis longtemps dans la maturité. Ce sera l’unique, la grande affaire de leur existence, telle que celle-ci se profile dans le cadre de la tranche de vie qui nous est racontée. Leur amour naît, mais ne mourra jamais, et les étapes de sa formation se succèdent sans aucune secousse, aucun recul, aucune remise en question, aucun obstacle intérieur ou extérieur, bref, de la façon la plus harmonieuse qui soit. Le bonheur sans anicroche. L’amour parfait.

Pourquoi alors un titre qui évoque, même de façon implicite, la possibilité d’un échec ? Le mot impuni se dit normalement pour un crime. L’« amour impuni » connote l’énorme pression sociale qui, depuis les siècles des siècles, sanctionne l’homosexualité et rend inconcevable l’idée même d’un bonheur possible dans cette voie. Les amants de Claire Martin échapperaient donc à la condamnation ? Bien entendu, le titre peut aussi laisser entendre que la punition n’est plus possible à notre époque, que les préjugés sont morts et enterrés, ce que quelques passages du livre semblent d’ailleurs suggérer. Mais alors, le rappel de la punition dans le titre, même sous une forme négative, n’est pas sans surprendre (non plus que les précautions des personnages pour mettre leur bonheur à l’abri des indiscrétions). On dirait que le titre marque en clair ce que tout le roman nie, créant ainsi un premier paradoxe.

Écrire un roman pour manifester que l’objet des plus sévères réprobations, depuis l’aube des temps, est maintenant permis, accepté comme naturel et susceptible d’être vécu en toute « impunité », ce projet explique sans doute un paradoxe d’un autre ordre, beaucoup plus consistant : celui, précisément, d’un amour sans ombre aucune, constamment égal à lui-même ; d’un amour entièrement partagé, comme si l’autre avait été créé pour donner une réponse inépuisablement satisfaisante à l’amour dont il est l’objet. Bref, il y a quelque chose d’invraisemblable dans la merveilleuse histoire que vit — ou que raconte — le narrateur. Quelle que soit la permissivité de la société à l’égard des amours entre personnes de même sexe, on imagine mal un sentiment sans mélange et sans friction, où les sensibilités vibrent parfaitement à l’unisson. On n’y croirait pas dans le cas des amours les plus convenues, entre hétérosexuels bétonnés et confits. Le drame fait partie de la vie, donc de la passion. Or, voici un homme dans la trentaine ou la quarantaine (ni son nom, ni son âge ne nous sont connus), qui s’éprend d’un être beaucoup plus jeune, sans doute au début de la vingtaine. « On aurait dit mon jeune frère » (AI, 31), commente le narrateur. Plus loin, le jeunot, satisfait des compliments que l’autre lui adresse pour ses études, s’écrie :

— Tu es, aussi, un père pour moi.

— Ah non ! ai-je répondu en lui léchant un peu la joue, un bon père ne permet pas de ces privautés.

— Privautés ! Ah que j’aime les privautés, c’est un mot tout intime. Eh bien ! Tu en es un mauvais, heureusement pour nous deux.

AI, 124-125

Voilà que le grand frère fait plutôt figure de père, bon ou mauvais. C’est dire que la différence d’âge est assez considérable. La relation rappelle celle des amours grecques d’autrefois où l’amant, dans la force de l’âge, assumait la fonction de mentor et veillait au développement des qualités affectives et morales de son protégé.

Peut-on imaginer que cette relation entre personnes éloignées par leur âge et par les interdits sociaux (qui semblent tout de même subsister puisque leur relation est gardée secrète, du moins à l’égard des gens extérieurs à la famille), puisse s’établir à l’abri des conflits, faire l’économie de pénibles ajustements ? Le narrateur n’a-t-il pas vécu pendant plusieurs années en célibataire absolu, apparemment sans amitiés féminines ou masculines ? L’intrusion d’une présence amoureuse dans sa vie ne cause-t-elle aucun dérangement ? Et que dire du joli garçon amené à partager la vie d’un homme passablement plus âgé, un homme au visage simplement « ordinaire » (« Jamais personne ne se retourne » [AI, 8], déplore-t-il !), qui semble, au moins en partie, remplacer son père, lequel est décédé, avec sa mère, dans un accident de voiture ? (AI, 83)

Cette absence totale d’élément dramatique serait problématique si, d’une part, elle n’était pas l’affirmation éclatante de l’« impunité » qui fait pièce à quelques millénaires de préjugés homophobes ; et si, d’autre part, elle ne reposait sur une thématique étonnante du cocooning, que nous allons maintenant examiner.

Le cocon familial

En voyage de noces (enfin, c’est tout comme !) à Niagara [4], Philippe et le narrateur parlent de leurs parents. Philippe se demande si, en mourant dans l’accident de voiture, les siens ont pu « se dire une ultime parole d’amour » (AI, 90). On peut comprendre que, dans la pensée de leur fils, ils se sont aimés jusqu’à la dernière minute de leur vie, et que la seule question qui se pose concerne la manifestation verbale de leur sentiment. Car l’amour, normalement, ne fait qu’un avec la déclaration qui le dit ou le redit.

Mais cet amour sur lequel on n’apprendra pas davantage, Philippe s’étant d’ailleurs fort bien remis de l’expérience du deuil, est peu de chose à côté de celui dont fait état, de son côté, le narrateur. Ses parents s’aiment-ils ? lui demande Philippe. La réponse est édifiante :

— Oh oui ! Si bien que j’épiais leur amour, comme on lit un roman, on veut savoir, on est passionné par l’intrigue amoureuse. Je feignais de laisser tomber ma serviette pour voir, sous la table, leurs pieds enlacés. J’entrais silencieusement au salon pour les voir se parler très bas, en se tenant la main. Ou bien papa gardait contre sa joue la main de maman et, de temps en temps, il y posait un baiser, tout petit, un bisou, comme machinalement, comme on croque un bonbon.

AI, 90

L’amour des parents est chose constante et soutenue — comme dans un roman dont l’intrigue amoureuse serait passionnante mais, paradoxalement, sans surprise ! — et il ne s’affiche pas en public, mais on peut le prendre sur le fait, au coeur de ces espaces intimes que sont le dessous de la table (tous les enfants du monde y ont découvert la composante équestre de ce troupeau de centaures dont se compose une famille) ou le salon qui abrite leurs échanges gestuels et verbaux, au demeurant discrets. Contacts des pieds, des mains, « bisous » phatiques composent une dégustation continue de l’autre. Rien de débridé, certes, dans cette démonstration continuelle de tendresse, aussi pudique que soutenue (autre paradoxe).

La pudeur ne s’effarouche d’ailleurs pas des surprises. Le narrateur ne se fait pas faute d’épier ses parents, en voyeur attendri, comme s’ils pouvaient lui offrir une version très décente de la scène primitive, et ses interventions ne les gênent « pas le moins du monde » (AI, 91). Une fois son père parti, il prend même sa place auprès de sa mère, « je lui prenais la main et j’y posais la bouche, croyant y goûter quelque chose d’agréable » — c’est-à-dire, vraisemblablement, le baiser du père. Non seulement le narrateur copie les gestes maritaux, se permettant les « privautés » qu’évoquait un autre passage, mais la mère y consent en le traitant de « fils à son papa » (AI, 91), lui qui, d’un autre point de vue, joue plutôt les fils à maman. Oui, il est le digne clone du père, et c’est tout un, dans cet éden familial, d’aimer sa mère et d’aimer son père, comme eux-mêmes s’aiment et aiment leur fils. Dans ce climat affectif privilégié, toute différence s’estompe, masculin et féminin fusionnent. Quand le narrateur parlera enfin à ses parents de sa liaison avec Philippe, ils lui avoueront qu’ils avaient tout deviné, et aucune espèce de réprobation ne s’ensuivra. Au contraire, on le félicitera même de s’être enfin décidé à vivre selon ses penchants, l’amour étant le plus grand des bienfaits et une vie sans amour, le pire des maux possibles [5].

Jeunesse et maturité fusionnent aussi. « Mes parents se sont mariés à vingt ans. Ils sont presque aussi jeunes que moi » (AI, 16), écrit le narrateur. Comment s’étonner, alors, que la différence d’âge entre Philippe et lui compte pour si peu ? Ils sont de parfaits égaux, reproduisent la même communauté de condition que de tels parents par rapport à leur enfant. Pas de pyramide des âges, plutôt une phratrie. Au début du roman, le narrateur vit en appartement, mais il n’a pas rompu vraiment avec la maison des parents :

Le cocon familial, la cellule, la logette, la chaleur du sein. Je vis seul maintenant, mais je reprends souvent le chemin de ce refuge. […] Quand je semble triste, mon père m’entoure de ses bras, il m’appelle « mon pauvre vieux », il m’embrasse sur les deux joues, deux fois sur chacune. Je me blottis un peu, en protestant pour rire : « Tu piques, papa. » Après cela, je ne suis plus triste du tout. Maman arrive et proteste elle aussi : « Alors, il ne restera plus rien pour moi. »

AI, 16

Le père dispense la chaleur de son affection comme s’il était l’âme de ce cocon familial où son fils cherche si volontiers refuge, alors qu’il devrait, selon le stéréotype, garder la distance de l’être fort, autoritaire, du masculin épineux (« tu piques »). La mère accourt non pas pour prendre le relais et envelopper son fils à son tour, mais pour revendiquer (en riant, bien sûr) la tendresse accordée à un autre.

Le fils est donc l’objet de l’attention et de l’accueil du père en lieu et place de sa mère. La mère va pourtant chérir son fils elle aussi et le protéger avec une sollicitude toute proustienne [6], mais il est significatif que la maladie puis la mort s’abattent sur elle en même temps que se consolide l’amour du narrateur pour Philippe. La mère meurt (le père, toujours amoureux d’elle, sent son coeur s’éteindre sous sa main [7]), le père reste, et c’est lui qui maintient le flambeau de la tendresse comme il l’a toujours fait et comme si de rien n’était. Le cocon s’est à peine transformé : « Notre vie s’est organisée tout doucement, tout tendrement. Le cocon familial s’est refermé avec Philippe en plus et maman en moins. » (AI, 141) L’un pour l’autre, c’est tout simple. La mort ne change rien. Aimer Philippe, n’est-ce pas la même chose qu’aimer sa mère ? Et aimer sa mère, qu’aimer son père ?

Quand Hélène, la soeur (chérie, bien sûr) du narrateur, parle du père devenu veuf qu’elle va voir tous les jours et avoue sa crainte de rendre son frère jaloux, celui-ci réplique, en riant : « C’est comme si tu me disais que tu es jalouse de Philippe. » (AI, 140) Étonnant parallélisme : le narrateur serait jaloux d’Hélène qui traite son père en être aimé, tout comme Hélène serait jalouse de Philippe qui traite le narrateur en être aimé. Ce qui est amusant, « folichon » dans ces hypothèses, c’est la jalousie, non l’amour. Le père est aimé comme le narrateur est aimé, Hélène et Philippe sont des donateurs d’amour, et ce quadrille se parfait avec la déclaration d’Hélène à son frère : « Eh bien, sache que j’adore Philippe. » (AI, 140) Pour compléter le tout, il n’y a qu’à faire état (de nouveau) de l’amour du narrateur pour son père, amour qu’il renverse, en quelque sorte, dans le sentiment qu’il porte à son « fils » Philippe, et nous obtenons la formule parfaite de ce « cocon familial […] refermé avec Philippe en plus et maman en moins » (AI, 141).

Tout se passe, en somme, comme si le cocon originel étendait son empire sur toute la vie du personnage, qui n’a à lutter contre rien pour défendre un amour hors norme, accepté d’emblée par sa soeur, son père, sa mère, comme s’il était le seul amour acceptable en cette vie. Un amour impuni ? Oui, certes, puisque régi entièrement par la loi de l’intériorité familiale et personnelle, et dépourvu de toute dimension sociale.

Hors du cocon, point de réalité.

Une amitié déçue

L’amour masculin triomphant et l’amitié féminine déçue, voilà des thèmes romanesques passablement symétriques, ou complémentaires. On pourrait imaginer aussi l’amour « mixte » heureux, ou l’amour masculin malheureux, ou des amitiés, masculines ou féminines, réussies… Mais les romans qui nous occupent posent la double et forte antithèse de deux grands sentiments dont l’un implique la sexualité alors que l’autre l’exclut, et de deux couples dont l’un est formé d’hommes et l’autre, de femmes.

Entre L’amour impuni et La brigande, le contraste toutefois tient surtout à la structure simple, homogène du premier et à l’exubérance diégétique du second. La thématique du cocon, de l’intériorité chaleureuse qui étend à tout son emprise, assurant un développement harmonieux de la passion et des destins individuels, de l’histoire racontée aussi, fait place dans le roman suivant au symbole plus dysphorique du meuble à tiroirs, ou encore de la boîte de Pandore, l’un et l’autre n’ayant rien de chaleureux et étant susceptibles d’une ouverture qui comporte tous les risques. L’incipit nous oriente tout de suite dans cette voie : « C’est une histoire à tiroirs et il ne faut, pour être clair, les ouvrir qu’au bon moment. Un peu trop tôt, un peu trop tard et on s’y perd. » (B, 9) Ouverte à mauvais escient, la boîte risque d’engendrer quelque funeste labyrinthe, pour l’esprit et pour le souvenir.

Pour ouvrir les tiroirs, il y a Cora, la narratrice, fort compétente dans son rôle puisqu’elle est — comme l’auteure — romancière. Elle tient une sorte de journal sans dates où le passé vient sans cesse hanter le présent, et elle y raconte ses relations fort décevantes avec son amie d’enfance. En effet, elle découvre, après vingt ans de relations d’abord ferventes, puis moins suivies, les multiples trahisons de la belle Nicette. En même temps, plusieurs autres personnes se trouvent concernées.

Car, contrairement au roman précédent, La brigande fait état de toute une vie sociale autour du personnage principal, Cora, pour qui l’amitié (et pas seulement celle de Nicette) a toujours joué un rôle éminent. Il est fait mention d’un petit groupe qui s’est formé très tôt dans sa vie et qui incluait aussi, de façon centrale, la belle Nicette, et ce groupe, même s’il s’est presque complètement renouvelé au cours des ans, existe toujours. On y trouve Maurice, qui aimait Cora et que Cora n’aimait pas ; Maurice sur lequel Nicette a jeté son dévolu en croyant (on le saura plus tard) l’enlever à Cora, et que son mariage avec la belle intrigante a rendu très malheureux. Il y a aussi Vincent, le discret don Juan, qui décide Cora à venir vivre avec lui et qui se montre aussitôt très désagréable, allant même jusqu’à lui voler un manuscrit que Cora retrouvera longtemps plus tard, dans les papiers de Nicette décédée… Bref, de nombreuses petites intrigues se développent à partir des amitiés ou des amours qui se tissent à l’intersection des relations entre Cora et « la brigande ». Pour compléter le tableau, il faut mentionner encore Romain, le mari bien-aimé de Cora, mort très tôt dans un tragique accident. Cora aura des preuves écrites que Nicette a tenté de le lui enlever et qu’il a résisté aux manoeuvres. Et puis Claude, le médecin de Cora, qui est aussi un membre du petit groupe, donc un ami, et un voisin. Claude semble promis à remplacer Romain dans l’affection — et la vie — de Cora, et il s’agit, tout comme l’était Romain, d’un voisin d’appartement dont les démarches peuvent rester secrètes, ce qui nous ramène au thème du cocon. En somme, on en a de nouveau la preuve, l’amour est au cocon ce que l’amitié est au meuble à tiroirs, le danger en matière d’amitié étant peut-être de privilégier un seul tiroir, c’est-à-dire de rechercher un engagement trop profond, d’en espérer les grâces du cocooning. Autant l’amour requiert impérativement la plus stricte monogamie, autant l’amitié, qui aspire pourtant à une fidélité plus durable encore, a besoin du réseau pour exister et se maintenir. La fidélité en amitié est incompatible avec l’exclusivisme. Autrement, dans le cas de personnes de même sexe, l’amitié court le risque de la trahison et, dans le cas de personnes de sexe différent, elle risque de tourner à la « liaisonnette [8] », encourant dès lors une fin rapide.

La multiplicité, voire la profusion qui caractérise le climat propre à l’amitié, emplit l’existence quotidienne de Cora. Multiplicité des comparses, des histoires, des événements. La vie est composée de mille petites choses. « Vincent était arrivé parmi nous comme un passereau et il en était reparti de même mais, entre-temps, bien des choses étaient arrivées. Des choses, ah ! » (B, 20) Et Cora remet à plus tard la tâche de les raconter. L’important, c’est qu’il y a des choses, des choses, pas toujours importantes une à une, mais décisives, toutes ensemble. Des choses qui plongent la narratrice dans la « confusion des sentiments [9] » et qu’elle devra débrouiller avec soin.

Il y a « toutes ces histoires autour de la maladie et de la mort de Nicette » (B, 52), la « brigande » étant diégétiquement le foyer par excellence des énigmes que le récit s’emploiera à éclaircir, le magasin d’où sortent ces « choses curieuses » (B, 42), « stupéfiantes » (B, 95), « insensées » (B, 93) qui ne cessent de surgir. La boîte de Pandore métaphorise explicitement le troisième des cartons laissés à sa mort par Nicette, mais les deux premiers relèvent de la même magie inquiétante. Ils contiennent, en effet, les lettres que, au cours des vingt ans de leur amitié, Cora a adressées à son amie (chaque lettre étant contenue dans son enveloppe comme un secret à extraire et à déplier), et le passé ressort donc peu à peu de ses gangues, avec tous ses détails. D’autres lettres, plus secrètes encore, constituent de véritables révélations sur les manoeuvres de Nicette pour tromper son entourage et trahir amour et amitiés. Tous ces écrits apportent chacun sa touche à une histoire hallucinante, pleine de mystères patiemment dévoilés, une sorte de mosaïque faite de mille pièces à travers lesquelles on voit s’esquisser la figure trouble d’une femme très belle, névrosée, intrigante et fourbe, une « brigande » — le féminin de « brigand » n’existe pas en français, mais qu’à cela ne tienne, les hommes n’ont pas le monopole de la malhonnêteté et de la méchanceté !

Les mille choses mystérieuses, contenues dans mille lettres, mille enveloppes, suggèrent autant de secrets qui composent l’énigme de la mauvaise amie. Celle qui aurait dû être le répondant de la tendresse de Cora, former avec elle le cocon où se serait épanouie une amitié véritable, profonde, fondée dans la grâce de l’enfance et nourrie, par la suite, des bienfaisantes circonstances de la vie, se multiplie en secrets maléfiques, alimentés par une disposition morbide, la haine de soi. Claude, qui s’est intéressé à son cas, en donne finalement l’explication à Cora, et cette révélation finale correspond significativement au rapprochement décisif entre la romancière et son attentionné médecin. Ce qui conclut à jamais l’épisode de l’amitié consacre aussi le début de l’amour. Voici l’explication :

— Nicette n’avait que de la haine pour elle-même, c’est ce qui la poussait à faire des choses dont elle avait honte, comme on dit communément : de mauvaises actions. Quand elle a découvert son état, elle a tout de suite décidé qu’elle n’accepterait pas d’être soignée, qu’elle laisserait les choses suivre leur cours, déterminer son sort, une sorte de vengeance contre on ne sait qui à part elle-même. […] Vous savez qu’elle s’est toujours refusée à son mari ? Et à qui que ce soit d’autre.

B, 185

Inapte à l’amitié, Nicette l’était aussi à l’amour. La haine seule, de soi et des autres, l’animait. Elle s’est jetée dans le cancer comme dans une vocation.

On peut toutefois se demander pourquoi Cora, qui fait profession d’avoir aimé Nicette d’une amitié profonde, véritable, n’a pas su deviner, au fil des ans, ce drame de la haine de soi qui faisait le fond de sa personnalité et qui, jusqu’à un certain point, nous la rend pathétique, donc touchante. Cora se perçoit à juste titre comme une victime, mais victime, Nicette l’est aussi, elle qui fut en butte à une insurmontable fatalité intérieure. L’empressement avec lequel elle accueille la maladie et la mort laisse supposer une terrible réprobation à son propre égard qui, curieusement, trouve Cora indifférente. Nicette a trahi l’amitié, comme elle a trahi toutes les aventures du sentiment, mais elle a été punie par le destin et elle a repris à son compte la punition, ce qui témoigne d’une certaine grandeur dans la névrose. On peut au moins soupçonner Cora de n’avoir guère cherché à découvrir qui était vraiment son amie, et d’avoir plutôt chéri en elle l’image qu’elle voulait bien s’en faire.

La punition que subit Nicette ne vient pas de la société mais d’elle-même, contrairement à celle qui (par la grâce du titre) plane, sans toutefois se matérialiser, sur les amours de Philippe et du narrateur dans le roman précédent. Dans L’amour impuni, l’absence de « punition » vient d’abord de ce que l’amour en question n’est en rien coupable : il est fondé sur une générosité de sentiment qui est aux antipodes des attitudes de Nicette. Mais aussi, la société qui pourrait le sanctionner au nom de critères antédiluviens n’y a pas accès, le cocon occupant tout l’espace du vécu.

La fausseté de Nicette déploie ses maléfices à l’intérieur d’un réseau qui comporte en soi une dimension sociale, ce qui l’expose à la sanction. Toutefois, le secret des « mauvaises actions » est gardé jusqu’à la fin, donc protégé des regards d’autrui, et c’est Nicette elle-même, on l’a vu, qui sanctionne ce qu’on pourrait appeler son infirmité sentimentale. On pense à la fable catholique du jugement dernier où l’âme pécheresse, prise d’horreur devant ses fautes, se jette d’elle-même au feu éternel (ce qui épargne à Dieu l’odieux de la sévérité…).

La société, dans les deux romans, se trouve donc blanchie. Elle l’était par défaut, dans L’amour impuni. Peut-être la société est-elle également absente dans La brigande, malgré les apparences que constituent le « petit groupe » et la profusion des intrigues qui le concernent. Le groupe, en fait, se décompose en individualités qui vivent toutes au maximum leur intériorité, ce qui est bien en accord avec la génération qui fut celle de La Relève et des esprits qui ont gravité autour.

De là un discours romanesque très particulier, qui accorde la préséance absolue au sentiment et à l’humain.

L’intériorité affective

On perçoit aisément l’importance accordée à l’intériorité dans l’oeuvre de Claire Martin. L’intériorité est le domaine par excellence de l’affectivité, qu’il s’agisse de l’amour ou de l’amitié, mais le sentiment peut prendre la forme inverse d’une haine démesurée. Quoi qu’il en soit, le culte du sentiment engendre toute une valorisation du secret, qu’il s’agisse de la haine des autres gardée secrète par une Nicette qui souffre de sa monstruosité affective, du secret qu’il faut garder autour de l’amour (celui du narrateur de L’amour impuni pour Philippe, de Cora pour Romain ou Claude), ou des épanchements épistolaires, amicaux ou amoureux, gardés secrets jusqu’à leur remise en circulation, laquelle permet la divulgation du passé et la résolution du mystère.

Il y a le bon secret, celui qui protège l’amour, qui crée le cocon où le sentiment pourra se développer harmonieusement, à l’abri des indiscrétions et des malveillances, assurant la fusion des êtres, parfois au-delà du couple (les parents, la soeur du narrateur partagent le même espace affectif que Philippe). Et il y a le mauvais secret, celui dont la divulgation fait mal, par exemple les cartons légués, en quelque sorte, par Nicette à son entourage. La boîte de Pandore (Pandore est une femme belle et fourbe — une Nicette antique ! — dépositaire d’une jarre contenant tous les maux) joue finalement un rôle ambigu : on ne sait trop si elle accomplit une vengeance de Nicette, ou si elle n’éveille pas plutôt l’attention sur son drame intérieur. Que Nicette ait conservé si exactement les lettres de Cora, au cours des années, pourrait indiquer quelque attachement, au moins inconscient, pour leur auteure…

L’intériorité est prédominante, certes, et le sentiment la remplit, mais, malgré quelque affection peut-être malicieuse des personnages pour certains clichés [10], les sentiments décrits sont peu conformistes. Leur authenticité, leur profondeur les soustrait aux censures, donc aux contraintes sociales. C’est le cas, évidemment, pour l’homosexualité de L’amour impuni, mais aussi pour le climat affectif, très libre, qui régit les relations des membres du petit groupe : « Il y avait de tout dans notre groupe, des couples surtout, des célibataires aussi, une seule veuve, moi, qui étais fort éloignée de l’âge où on le devient dans le cours ordinaire de la vie. » (B, 18) Les valeurs traditionnelles sont mises de côté au profit de l’authenticité de la relation à l’autre et dans cette mesure même, la composante sociale s’efface devant la dimension individuelle.

Même si de brèves et fraîches allusions à la nature apparaissent çà et là dans le texte — surtout dans L’amour impuni, en relation avec la thématique du cocon qui cristallise les valeurs de vie et de jaillissement —, on peut dire que le discours narratif de Claire Martin occupe surtout le registre de l’humain, c’est-à-dire celui des relations entre les êtres, et de l’intériorité. Souvent, on n’est pas très loin du roman d’analyse, qui soumet le sentiment à l’examen de la raison.

Claire Martin a toutefois le sens des arrière-plans affectifs. Elle les évoque avec précision, sans sombrer dans le lyrisme. Telle est la courte mais décisive analyse que Claude fait de Nicette livrée à la haine de soi. Les romans de Claire Martin sont clairs, conçus avec esprit, ils parlent beaucoup à l’intelligence, mais ils parlent de ce qui intéresse le coeur et le corps. Ils le font avec une grande pudeur et, toujours, le respect de l’« inexplicable [11] ».

Aucune sécheresse, donc. Mais une passion constante, exigeante, un besoin de débrouiller le mystère de ces petits paradoxes du sentiment, qui font peut-être — paradoxalement — l’essentiel de notre humaine grandeur.