Chroniques : Essai/Études

Angoisses métisses[Notice]

  • François Paré

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  • François Paré
    Université de Waterloo

J’ai acheté le petit livre de Giorgio Agamben dans une librairie de Montréal, l’été dernier. Je n’en connaissais rien au moment de l’achat, n’ayant alors lu d’Agamben que des extraits épars, traduits en anglais. Je ne me doutais pas que ce petit opuscule jouerait, quelques semaines plus tard, un rôle central dans l’élaboration de cette chronique. Comme d’autres, j’étais frappé, troublé même, par l’assurance presque théâtrale des propos d’Agamben. N’y avait-il donc aucune part d’incertitude dans son diagnostic de l’Occident malade ? Comment pouvait-il être si sûr, lui qui notait justement l’épuisement des certitudes idéologiques ? Il faut dire que j’admire énormément l’aplomb du philosophe de la « vie nue ». Agamben joue le grand jeu devant son lecteur et se livre à de véritables envolées prophétiques, dans lesquelles paraît s’énoncer notre avenir à tous sur cette terre. Comme le joueur de football professionnel, feignant la douleur devant l’arbitre médusé, l’écriture du penseur politique ne semble dénoncer le déclin généralisé des discours universels que pour se positionner à son tour dans le champ de la philosophie humaniste de l’après-guerre en Europe. C’est ainsi que, pour Agamben, la succession des crises qui étranglent la conscience européenne depuis le milieu du siècle dernier se reporte naturellement sur l’ensemble de l’humanité, comme si la décomposition violente des États et des dictatures nationales sur le Vieux-Continent autorisait la pensée à s’approprier à nouveau, sans aucune espèce de scrupule, les modes de représentation de la vérité. Ce curieux paradoxe et le malaise qu’il engendre chez moi, malgré mon affection pour l’écriture scintillante d’Agamben, ont accompagné ma lecture des deux ouvrages, en apparence fort différents, qui sont l’objet de mon attention dans cette chronique. Le premier porte sur la notion de communauté métisse, tandis que le second retrace l’histoire assez compliquée, à vrai dire, de la notion de plagiat. Si j’ai tant insisté sur l’essai de Giorgio Agamben, c’est que ce penseur est souvent cité par les collaborateurs et collaboratrices du recueil collectif, s’intitulant Politique de la parole, paru sous la direction de Pierre Ouellet . Issu d’un colloque tenu à l’Université du Québec à Montréal au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, ce livre important est profondément marqué par certaines notions-phares de la pensée québécoise contemporaine, qui prennent dans le contexte des actes terroristes récents une dimension nouvelle. Dans son introduction, Pierre Ouellet rappelle, à la manière de Charles Taylor, que l’émergence de la « relation intersubjective » et le nivellement des rapports hiérarchiques d’appartenance dans la société occidentale annoncent l’avènement de modes de « cohabitation », par lesquels l’intégrité du sujet individuel repose désormais sur ses liens constitutifs avec les autres sujets. Politique de la parole, écrit Ouellet, cherche à comprendre ce nouvel agora, au moment où des événements d’une rare violence semblent en contredire la validité épistémologique. Que faire devant la destruction provoquée par les attentats du 11 septembre, dans cet espace du World Trade Center qui n’était absolument pas un espace européen, mais bien l’expression d’une autre forme, américaine cette fois, de prétention à l’universel ? À lire l’ensemble des études qui nous sont proposées ici, on sent l’impuissance de l’écriture à rendre compte d’actes qui relèvent d’abjections jusque-là imprévues. Chez certains auteurs, le constat déclenche un pressant appel à mettre fin à la prolifération des « minitotalitarismes d’appartenance », selon l’expression de Marc Angenot. Chez ce dernier, le « réenchantement du monde » ne peut découler des « tribalismes de ressentiment » qui, profitant du déclin généralisé des systèmes de pensée, s’acharnent à imposer leur « absolutisme culturel » (48-49). Pour Angenot, comme, du reste, pour …

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