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L’éclatement et l’hétérogénéité des dossiers conservés dans les archives d’Hubert Aquin en interdisent toute étude systématique ; si un examen attentif de quelques-uns des sentiers qui les parcourent a permis d’établir une première typologie générale des matériaux [1], il reste que les travaux reliés à l’édition critique de l’oeuvre, qui visent principalement l’étude de genèse et l’établissement des textes, ont privilégié des pistes de lecture qui n’ont cependant mis en relief qu’une infime partie de ce vaste chantier, dont le paysage est traversé par deux massifs principaux : les projets narratifs et les notes documentaires. Or loin d’être isolés, ces deux sites génétiques décrivent des surfaces dont les contours ne sont pas nettement définis ; les matériaux bruts, qui dessinent de manière fragmentaire le double horizon documentaire et théorique de l’oeuvre, se combinent selon diverses configurations ou « constellations de liens [2]  » dont il importe de comprendre la nature et la fonction génétique. Selon une approche qui se distingue des analyses du phénomène intertextuel prenant pour objet les romans publiés d’Aquin [3] et au-delà de la traditionnelle étude des sources de l’oeuvre, les diverses traces laissées par « l’érudition chevelue [4]  » d’Aquin dans ses archives permettent de saisir « l’intertextualité en acte [5]  » et d’analyser les stratégies d’écriture qui s’ancrent sur ces matériaux. En donnant accès au travail scriptural effectué sur le motif, l’étude génétique des projets narratifs révèle par ailleurs les enjeux esthétiques qui sous-tendent la longue quête d’Aquin, depuis l’ébauche d’une épopée (sans titre) consignée en mai 1961 [6] (M, 261) jusqu’à « l’écran de décombres » (M, 338) que propose, en 1976, le projet ultime, Obombre.

Plutôt chaotiques et désordonnées, abondantes et pourtant lacunaires, les archives ne contiennent, en ce qui concerne les romans publiés, que de rares pièces hétéroclites [7]  : des esquisses ou ébauches plus ou moins étoffées et le plus souvent disséminées dans des dossiers mal classés, quelques cahiers dont la rédaction a été laissée en suspens, des plans dont le degré d’élaboration varie considérablement, des épreuves corrigées, etc. Si Aquin n’a conservé ni les manuscrits ni les dossiers génétiques de ces romans, c’est vraisemblablement à cause de leur caractère transitoire, éphémère ou encore accessoire, la publication rendant leur conservation inutile ; mais c’est surtout parce que l’avant-texte de l’oeuvre se situe ailleurs. Paradoxalement, ce sont en effet les dossiers documentaires et les projets narratifs demeurés inachevés qui donnent accès à l’atelier du romancier et permettent d’appréhender l’esthétique qui s’y déploie « la plume à la main, dans le flot verbal [8]  ».

« Je ne sépare pas mes manuscrits de mes lectures » (F. Ponge [9])

Parmi les innombrables notes engrangées dans les 29 dossiers constitués par Aquin au fil des ans, on distingue divers types de documents : les notes de cours, plutôt ponctuelles, qui n’ont le plus souvent qu’une portée purement didactique, mais qui complètent utilement l’inventaire des lectures dressé à partir des ouvrages figurant dans la bibliothèque de l’écrivain [10]; les notes de lecture, qui sont le reflet d’un travail relevant davantage de la glane que de la maturation ou de la réflexion ; les listes diverses où, sans classement apparent et de façon plus ou moins précise ou rigoureuse, se déposent les vestiges des ouvrages consultés en vue de la constitution d’un lexique spécialisé, d’un réseau thématique précis, etc. Au delà du « catalogue érudit [11]  » ou du « mélange chromé [12]  », l’ensemble s’apparente à un portatif ; sans véritable distinction de genres ou d’objets, Aquin met au point une extraordinaire réserve de matériaux. Sans appliquer la méthode des lieux communs, Aquin collige ses notes selon une technique qui n’est pas sans rappeler les pratiques en usage au siècle de Montaigne.

Dans cet entrelacs de notes, citations, dépôts livresques et listes de toutes sortes se dessinent parfois des points de convergence ou des séquences (thématiques, historiques, philosophiques, littéraires, etc.) qui innerveront l’oeuvre et dont Aquin, lecteur avide, saisit peu à peu les traits sous sa plume. À l’évidence, les feuillets de notes tiennent parfois lieu de manuscrit, la lecture se substituant à l’écriture. L’analyse des sources des romans publiés a ainsi montré que la recherche documentaire est étroitement liée au travail de composition romanesque ; si peu de documents ont subsisté de la recherche effectuée pour Prochain épisode, dont on sait par ailleurs que la genèse fut très courte et qu’elle s’est amorcée dans le Journal qui en constitue en quelque sorte l’avant-texte, il reste qu’une documentation historique ainsi que quelques « sources immédiates » sous-tendent une intense recherche formelle. Le « vaste collage » qui fait de l’érudition de L’antiphonaire un véritable « mirage », les nombreux « effets d’érudition » de Neige noire ou encore la diversité des stratégies de répétition mises en oeuvre dans Trou de mémoire [13] se font l’écho d’un travail documentaire où compiler renvoie moins à la collecte systématique qu’au pillage erratique, notion que suggère par ailleurs, dans son acception étymologique, le terme même de compilation. Or au fil du temps, cette pratique atteindra des proportions inouïes et se déploiera selon une extraordinaire « végétation tropiquante de mots sur la page blanche [14]  ». Un examen même rapide de l’utilisation des sources livresques dans les romans publiés permet d’identifier quelques pratiques récurrentes et d’observer le travail d’Aquin par les deux bouts de la lorgnette, c’est-à-dire depuis son origine, le livre consulté par le romancier, jusqu’à son terme : son inscription dans le roman.

Dictionnaires et ouvrages spécialisés, sources savantes ou non (livres de la collection « Que sais-je ? ») composent par exemple la documentation extrêmement variée mise en place pour la rédaction de Trou de mémoire et pour l’élaboration d’une stratégie de faussaire ou d’imposteur qui révèle que le romancier s’imprègne de ses sources, premières ou secondes [15]. La composition de L’antiphonaire, vaste choeur dont les voix se mêlent indistinctement, repose sur une technique où le collage des fragments s’effectue selon des « juxtapositions linéaires [16]  » qui permettent par ailleurs de masquer leurs points d’ancrage ou plutôt d’arrimage. Les citations s’accumulent selon un réseau qui ne permet de distinguer ni le vrai du faux, ni le discours du spécialiste de celui de l’homme cultivé. De la même manière, nombreuses sont les citations, tronquées ou fausses, qui jalonnent le récit de Neige noire et dont l’essentiel avait été rassemblé dans de volumineux dossiers. Le tissu textuel multiplie les jeux, effets ou reflets d’érudition, que celle-ci repose sur une solide documentation ou qu’elle soit feinte. Dans le prolongement des théories de l’imitation, qui prescrivent « l’assimilation des textes antiques [17]  », et la nécessité de s’« imprimer » des oeuvres à imiter, Aquin élabore une stratégie scripturale qui multiplie les emprunts jusqu’à « l’obsession » et soulève, de manière particulièrement aiguë, la question de l’originalité comme critère esthétique. Or cette notion revient sans cesse sous sa plume, et en particulier à l’occasion de ses lectures ; ainsi, dans les 12 feuillets de notes relatives à l’ouvrage d’Abraham Moles intitulé Théorie de l’information et perception esthétique [18], Aquin consigne diverses réflexions qui définissent l’acte créateur en fonction de l’emprunt et de la répétition et reflètent sa manière de travailler, où l’accumulation des notes relève de la création proprement dite : « peu de différence entre découvrir et créer », car la création est un « processus cumulatif » où la « matière première de l’idée (originale) est le « document (des autres) ».

L’inventaire des matériaux documentaires utilisés dans les romans publiés peut être reconstitué rétrospectivement à partir du relevé systématique des citations et emprunts effectué dans le cadre de l’édition critique ; de la même manière, à partir des traces souvent indirectes et statiques qui ont échappé au temps, il est possible d’avoir un aperçu de la topographie et du contenu de leurs dossiers génétiques. Malgré leur inachèvement, les projets narratifs donnent quant à eux directement accès à la dynamique de l’invention et à la fabrique de l’oeuvre ; ils font également converger dans un même espace les deux principaux sentiers qu’emprunte le travail de l’écrivain : la documentation et la rédaction.

« J’ai imaginé, je me suis ressouvenu et j’ai combiné » (G. Flaubert [19])

La multiplicité des sources documentaires déployées par Aquin transforme la plupart des notes et listes en une sorte de dédale pour lequel nul fil d’Ariane n’indique le trajet à parcourir et encore moins l’issue ; s’il est difficile d’établir une typologie précise des stratégies du romancier, c’est également parce que les interactions entre le travail documentaire et la recherche scripturale sont à la fois nombreuses et complexes. Mais la visée romanesque du travail documentaire qui se déploie dans les projets narratifs met en évidence la dimension heuristique de la prise de notes ; si elle décrit un « espace de mémoire [20]  » pour le travail scriptural en cours ou à venir, la recherche documentaire constitue également un moteur pour l’écriture.

Considérés dans leur ensemble, les projets narratifs constituent une sorte de journal de l’invention dont Obombre propose en quelque sorte une synthèse et un bilan esthétique ; ils ponctuent en effet de manière plus ou moins déterminante la recherche d’un romancier qui tente désespérément d’accéder à cette « oeuvre absolue » (Obombre, M, 352) dont les plus anciennes traces ont été consignées dans l’un des carnets du diariste. Entre le 1er mai 1961 et le 3 novembre 1976, Aquin échafaude neuf projets [21], dont le degré d’élaboration varie considérablement et qui révèlent une activité scripturale plus intense et beaucoup plus soutenue après la publication de L’antiphonaire en novembre 1969. La rédaction des premiers projets est plutôt elliptique : ainsi, quelques notes de régie brossent à grands traits une description des actions et des personnages de Journal d’un crime (12 octobre 1966) tandis que le synopsis de La réussite (octobre 1967, 1er août 1968) et son découpage en 15 chapitres sont interrompus quand Aquin consigne son intention d’en faire un « chef d’oeuvre de composition », c’est-à-dire un « roman ellipsoïdal […] mû par quelque angoisse structurale » (M, 299). Le projet suivant, daté du 18 juin 1968 (sans titre), prolonge tout à la fois le précédent et L’invention de la mort [22] dont Aquin projette de récupérer la fin, mais il s’agira d’une « oeuvre sombre », voire d’une « oeuvre posthume » (M, 305). Quelques éléments relatifs à une préface et à une introduction rédigés dans un style impersonnel se métamorphosent alors, sans transition, en un discours à la première personne dont la portée autobiographique étonne puisque le narrateur élabore le récit d’un auteur mort et sans avenir, Hubert Aquin, dont il relit l’oeuvre. La « mise en scène réglée » du projet sans titre daté des 11 et 13 novembre 1974 ainsi que l’ébauche de Joue Frédéric, joue, élaborée entre le 25 février et le 30 mai 1975 et qui repose sur une structure romanesque faisant intervenir huit couches ou phases différentes, resteront inachevées.

Les projets de plus grande envergure, Saga segretta (ou Livre secret), Copies conformes et Obombre, sans obéir à une chronologie strictement linéaire, sont cependant traversés par des « séquences d’événements [23]  » auxquelles correspondent des plans, des listes de citations, des mots savants ou des « mots générateurs » ou encore des fragments rédactionnels, « sortes de tableaux [24]  » de motifs composites empruntés à diverses sources. De façon sporadique, le dossier du Livre secret (7 liasses ; 43 feuillets) contient des notes de régie ponctuées de brèves réflexions concernant la matérialité de l’ouvrage et l’urgence liée à sa rédaction dont Aquin fixera la fin au 19 avril 1973 : « Si je termine un jour ce livre aboli, ma foi, j’aurai conféré à mon existence épuisée une signification […] » (15 avril 1972, M, 335). L’essentiel du dossier est en réalité constitué de deux listes, dont la première (mai 1970-3 janvier 1971) compte 90 éléments (numérotés) qui définissent d’abord les différents aspects de la fabrication du livre et de sa mise en marché ainsi que divers détails relatifs à sa composition ; le 17 octobre 1970, après s’être interrompu quelques mois, Aquin poursuit sa liste, mais il en modifie sensiblement le contenu et réoriente son travail. En effet, une série d’éléments (nos 34-68) recense de manière précise les auteurs et les oeuvres auxquels il compte emprunter des citations afin de les « insérer […] de façon allusive » (figure I, M, 325) dans la trame narrative du roman. Selon une sorte de « chaîne vocalique déchaînée [25]  » et sans trop savoir quel procédé il utilisera pour réaliser le montage de ces matériaux, Aquin cumule et accumule les références de tous ordres que l’écriture se chargera « si possible, d’intégrer » plus tard dans un récit « à volets » multiples.

Mais l’extraordinaire complexité formelle du projet sème momentanément le doute chez Aquin : « Ne pas trop rendre hermétique ce livre déjà secret » (M, 328). Malgré ce mot d’ordre, le processus se poursuit : les notes concernant les réitérations, citations, variantes et insertions diverses continuent de s’accumuler. La liste se clôt d’ailleurs sur les notes, rédigées le 24 décembre 1970 et le 3 janvier 1971, qui devaient servir à préciser les paramètres du travail formel : la forme du livre reposera sur des juxtapositions de matériaux dont l’intégration donnera lieu à des « entrecroisements nombreux et à tous les niveaux […] Récits non linéaires, à fragments, à volets, à ellipses rapides temporelles et spatiales, selon un éclairage anaclastique ! » (M, 331) Mais le doute finit par s’installer : « ne pas trop surcharger ce livre dont l’épure doit représenter une sorte de plérôme [sic[26]  » (M, 332). Malgré la fabuleuse accumulation de notes, qui a permis la mise en branle du travail scriptural et ponctué l’élaboration du projet romanesque, la rédaction sera laissée en suspens. En effet, la seconde liste (deux feuillets datés du 27 décembre 1972), qui réduit pourtant à huit le nombre des composantes d’un roman qui multipliait jusque-là les « détails insensés » et propose désormais une somme où s’accumuleront notamment les emprunts aux romans déjà publiés, est abandonnée. Contrairement au voeu d’Aquin, ce n’est pas l’intrigue qui constitue « l’essentiel (narratif) de la saga » de ce livre secret, mais bien l’extraordinaire mécanique et les nombreux rouages d’une écriture qui « noircit l’horizon » et s’interrompt sur un paradoxal constat : « l’abolition précède le livre !!! » (M, 335)

Le projet Copies conformes, qui oscille entre le roman et la pièce de théâtre, survient immédiatement après l’abandon de Saga segretta et en précise les enjeux esthétiques et formels ; très tôt, Aquin note que la structure sera l’objet même de l’intrigue. Pour en arriver au roman « chaotique, terrifiant, monstrueux » auquel il tend, le romancier multiplie les plans « archi-détaillés et archi-complexes » (figure II, liasse N, f. 86 [27]) qu’il compte ensuite insérer « allusivement » dès le début de l’ouvrage : « les entasser en multipliant l’impression de chaos qui peut être donnée par un tel procédé, sans queue ni tête et, aussitôt après, attaquer l’action in progress » (liasse N, f. 84). Mais ce projet impossible tourne court malgré les nombreuses possibilités évoquées : roman à clés, roman-mystère ou encore construction qui permettrait de « surenchérir sur ce qui est marginal, voire inimportant » (liasse N, f. 50). Aquin décide alors de « bien arroser le texte — dès le début — de citations de Malatesta, Kropotkine, Bakounine » (liasse K, f. 28) et d’y inclure des éléments d’histoire romaine (liasse G, f. 62).

Dans la plupart des plans, l’« intrigue structurelle » du roman comporte quatre axes qui définissent et redéfinissent sans cesse les lieux, les personnages, l’action, etc. En juillet 1973, malgré la dactylographie d’une page de titre et la rédaction de quelques fragments relatifs au début du livre, le travail de composition se résume à une tourbillonnante recherche sur le plan de la dispositio. Si elle prend ailleurs la forme de notes ou de listes et qu’elle repose sur le travail documentaire, l’inventio est absente du dossier de Copies conformes dans lequel le travail de la dispositio est prépondérant ; or des bribes de journal intime, qui ponctuent toute la recherche d’Aquin, permettent de saisir sa « difficulté d’être [28]  » au moment où il rédige les derniers feuillets : « Hurler, c’est ça écrire » (27 juillet 1973).

Figure I

Dossier Saga segretta, liasse A, f. 10.

Dossier Saga segretta, liasse A, f. 10.

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Figure II

Dossier Copies conformes, liasse N, f. 86.

Dossier Copies conformes, liasse N, f. 86.

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Outre une longue ébauche dactylographiée, l’écriture intermittente d’Obombre [29], dont le rythme s’accélèrera dramatiquement à la fin d’octobre 1976 pour s’achever le 3 novembre, est tout entière consacrée à la mise en place d’une « intrigue savamment ouvragée » (M, 349) dont Aquin, sûr d’entreprendre son « dernier livre », perçoit dès le mois d’avril 1976 le caractère à la fois désespéré et utopique. S’il souhaite « multiplier les intertextes authentiques ou non » (M, 357), voire aboutir à un « intertexte continu » (M, 358) et s’abolir dans « la douce léthargie du plagiat » (M, 344), Aquin voit par ailleurs s’imposer l’idée de superposer les couches (Roman I, II et III) « de telle sorte que le texte final apparaisse au lecteur comme un palimpseste » (M, 361). Le romancier reprend la stratégie déployée dans Trou de mémoire, L’antiphonaire et Neige noire, mais il la renouvelle : « Obombre sera composé comme une partition » (M, 362).

La « profusion de détails » et de notes brèves relatives à la narration, à l’action, à l’intrigue ou aux personnages, au style et à la construction résolument « moderne » du roman conduit de nouveau à l’élaboration de vaines stratégies sur le plan de la dispositio : « Avouer que l’écriture est désordonnée, que le plan est loin derrière, perdu et ne me permet plus de procéder » (12 avril 1976, M, 364). La notion de création continue empruntée à Teilhard de Chardin, source fort ancienne pour Aquin, avait pourtant inscrit un peu plus tôt le projet scriptural dans un mouvement d’anamnèse selon lequel l’oeuvre se clôt sur ses origines et permet momentanément de contrer le risque d’échec lié à l’inachèvement ; or aux assises théoriques s’ajoutent les fondements de la fiction puisque le romancier consigne, tout comme il l’avait fait pour Saga segretta et Copies conformes, son intention d’utiliser des matériaux appartenant à ses oeuvres précédentes : « Rien ne se perd et tout se crée ad infinitum » (M, 361). Obombre est en effet l’occasion d’une synthèse des préoccupations esthétiques et des motifs qui ont jalonné la recherche scripturale d’Aquin. Tout se passe comme si retourner aux sources primitives, reprendre sans cesse un plan ou encore réécrire ses oeuvres anciennes permettait au romancier d’échapper au silence et à l’ombre envahissante du temps qui passe : « Le commencement n’est le commencement qu’à la fin [30]. »

Les deux listes de « mots générateurs », sur lesquelles le dossier d’Obombre se referme [31], relèvent de la même intention et remplissent la même fonction, différer l’écriture, et, surtout, surseoir à son terme : « Le philtre est bu par le romancier, non par les amoureux » (M, 358 [32]). Selon une énumération ininterrompue de plus de 250 termes « relatifs à l’art du vitrail », aux cristaux, aux bijoux berbères ou à d’autres thèmes des plus variés, ce lexique accroît considérablement une liste d’une trentaine d’éléments ébauchée un peu plus tôt (figure III, M, 366) ; à l’écriture du « projet artistique total » se substitue encore une fois le travail de la compilation. Toute la recherche scripturale se résume ici encore, mais selon des proportions inouïes, à la « préparation heuristique des matériaux [33]  ». L’ébauche rédactionnelle qui émergera de ce travail ne parviendra pas à transformer les matériaux en « théorème » esthétique (M, 345).

Scribe, savant copiste ou habile compilateur ?

La constitution des dossiers de notes de lecture ou de citations semble reposer sur une ambition encyclopédique. Aquin élabore par exemple des listes interminables de citations, suivies ou non de références bibliographiques qui sont le plus souvent incomplètes ; dans le dossier « Citations » (non daté), qui compte 50 feuillets, une centaine de phrases, formules et notes tirées d’ouvrages divers s’entassent sans classement spécifique et sans motif apparent selon une sorte de « chaos improvisé » (Obombre, M, 359). Les noms de Teilhard de Chardin, Jankelevitch, Verlaine, Pascal, Dante et Flaubert s’y accumulent et peuvent en outre côtoyer des réflexions qui s’apparentent aux notes du journal intime : « L’amour est-il nécessaire ? Cela s’applique à celui de Dieu autant qu’à l’humain » (f. 13 [34]). Mais la mosaïque des matériaux est parfois d’une telle ampleur et d’une telle densité que l’écrivain ressent le besoin d’en extraire les plus féconds pour le travail scriptural en cours.

À la différence des dossiers de notes qui peuvent comporter des commentaires d’Aquin, les listes contenues dans les projets narratifs sont réduites à une série de points de repère qui prennent le plus souvent la forme d’un nom suivi d’une pagination ; il en va ainsi de la longue liste des noms consignée dans Saga segretta, qui résulte de la consultation de cinq dossiers de notes de lecture élaborés entre 1969 et 1972. Dans cette réserve documentaire, Aquin puise des modèles formels, des théories philosophiques, des principes scientifiques, des « phrases géniales » (M, 454) ou des aphorismes qu’il réduit, dans le dossier narratif, à quelques mentions qu’il inscrit sur une liste s’apparentant à un abrégé et qui résulte d’un tri effectué dans l’amas des notes de lecture. La linéarité de cet inventaire, où les éléments sont énumérés sans hiérarchie ni classement, tend à montrer qu’il répond à la nécessité pour l’écrivain de disposer rapidement, et dans un espace restreint, d’une multitude de sources et de références. Le repérage est donc suivi d’un travail de compilation qui conduit à l’élaboration d’un instrument dont la fonction n’est pas sans rappeler le liber locorum, mais où les lieux sont réduits à quelques traces laissées par les lectures qui ont pour but de prolonger la mémoire et de mettre en relief (notamment par les listes) les objets les plus importants. Or l’esthétique romanesque d’Aquin entretient une relation mimétique avec le travail documentaire qui en propose une sorte de paysage ou de composition imaginaire.

Le dossier « Hamlet 1970 », qui sera utilisé pour divers projets (Hamlet, Oedipe et Neige noire) et notamment pour Obombre, révèle une pratique similaire ; entièrement constitué d’« inserendes » ou d’« insertions », il comporte plus de 750 citations échelonnées sur une centaine de feuillets datés pour la plupart de mai 1971. Souvent extraites de sources secondes, les citations sont suivies du nom de leur auteur et d’une abréviation qui renvoie à l’ouvrage consulté par Aquin (figure IV [35]). Mais ce procédé qui consiste à « piquer » toutes les citations et « fleurs de style dans le jardin des autres » (M, 344) pourrait donner lieu à un « livre inerte ».

Figure III

Dossier Obombre, liasse « Mots générateurs », f. 2.

Dossier Obombre, liasse « Mots générateurs », f. 2.

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Les notes de lecture peuvent par ailleurs être traversées de fragments où la réflexion esthétique prend le pas sur la recherche documentaire ; si elles signalent la pertinence ou le caractère « génial » de certains ouvrages, elles complètent également le travail de lecture amorcé dans les livres dont témoignent d’abord les marginalia : le feuillet permet ainsi de multiplier la surface de la marge. Qu’ils soient insérés dans les ouvrages ou rassemblés dans des dossiers, les feuillets de notes permettent d’engranger des citations et de développer les commentaires. C’est dans les marges des livres que sont posés les premiers jalons d’une esthétique qui se déploiera en de multiples ramifications ; de la même manière, en s’inscrivant dans la marge de l’oeuvre, les projets narratifs fondent un discours qui s’apparente à sa glose.

Les dossiers documentaires mettent en place un appareil d’érudition marqué par le caractère débridé et foisonnant des matériaux ; immense recueil de fragments, ce chantier documentaire vise l’acquisition de connaissances et, surtout, l’accumulation de données destinées à une oeuvre dont le trajet s’inscrit en pointillés à travers les différents projets narratifs élaborés au fil du temps. Mais la glose envahira le texte et s’immiscera dans ses marges ; la documentation se substituera à la rédaction, la lecture à l’écriture. L’inédit tout comme sa fascination pour le chef d’oeuvre auront « finalement [eu] raison » d’Aquin (Obombre, M, 343).

Figure IV

Dossier « Hamlet 1970 », f. 62.

Dossier « Hamlet 1970 », f. 62.

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