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Dans une lettre datée du 20 septembre 1956, Claude Gauvreau confiait à son maître à penser, le peintre Paul-Émile Borduas, qu’il éprouvait une « misère persistante à [s’]exprimer oralement [2] ». Sans doute peut-on voir, dans cette impuissance verbale, tant le moteur de sa verve littéraire que la genèse de son dire polymorphe. De fait, tout au long de sa courte existence, il a pris la parole par le biais de divers médias, dont le pictural, le théâtral et le littéraire (comme poète et dramaturge, mais aussi comme critique d’art).

L’auteur a entretenu des liens à la fois nombreux et complexes avec la critique. On sait qu’il a maintes fois défendu la comédienne Muriel Guilbault, envers laquelle certains journalistes se sont souvent montrés cinglants. Même s’il se désignait personnellement comme un « sobre citoyen-critique [3] », il lui arrivait aussi, lorsqu’il retrouvait momentanément sa « puissance oratoire » (LPE, 186), de s’exercer à verbaliser haut et fort — et vertement — les jugements esthétiques que lui inspiraient les productions théâtrales auxquelles il avait assisté. Cette audace lui a d’ailleurs valu quelques démêlés avec les forces de l’ordre — altercations dont il rend compte dans sa correspondance. Le 11 avril 1958, depuis la section Saint-Léon du sanatorium Bourget, il écrit ainsi : « J’ai été arrêté au Festival dramatique pour avoir manifesté en faveur de la liberté d’expression. » (LPE, 199) Dix jours plus tard, il ajoute : « Je suis emprisonné pour avoir sifflé un mauvais spectacle de théâtre, moi qui suis critique d’art. » (LPE, 202)

Il n’en demeure pas moins que Gauvreau a communiqué l’essentiel de ses appréciations de la pratique artistique ailleurs que sur la place publique. Plutôt que de réunir la somme de ses réflexions et de ses opinions dans un seul ouvrage qui aurait pu faire pendant à ce qu’il appelait fièrement son « volume gigantesque » (LPE, 286), l’écrivain les a dispersées dans une variété d’articles eux-mêmes disséminés dans divers journaux et revues. Certains de ces articles, où il se penche presque exclusivement sur la critique d’oeuvres d’arts plastiques, ont été réunis par Gilles Lapointe sous le titre Écrits sur l’art [4]. Cette publication fait cependant le choix éditorial d’écarter une large part de la critique gauvréenne — la critique théâtrale —, et qui n’est pas la moindre. En effet, celui qui « n’acceptait pas facilement qu’on le critique ou qu’on lui retourne s[es] texte[s] [5] », si l’on en croit le réalisateur radiophonique Guy Beaulne, a rédigé un nombre appréciable de comptes rendus consacrés au monde du théâtre — textes que, sauf erreur, les chercheurs ne semblent pas avoir étudiés de façon approfondie. Or, ces écrits laissés dans l’ombre permettent d’envisager sous un nouvel éclairage non seulement la production dramatique de cet auteur, mais également sa participation au développement de l’univers théâtral québécois.

Du savoir critique à la (con)science poétique

À ce stade de mes recherches, j’ai pu examiner une trentaine de ces articles ; certains d’entre eux, perdus ou mal référencés, demeurent introuvables. De longueur variable (allant d’une seule colonne à plusieurs pages), ils sont parus dans une huitaine de périodiques : La Barre du jour, Le Canada, Le Devoir, Le Guide du Mont-Royal, Le Haut-parleur, Jeu. Cahiers de théâtre, Le Petit Journal et La Presse. Bien qu’ils aient été écrits entre le 27 novembre 1949 et le 20 mai 1970, la plupart l’ont été au cours de l’année 1951. Deux textes très importants sont plus tardifs : les essais « Ma conception du théâtre [6] » (paru en 1965) et « Réflexions d’un dramaturge débutant [7] » (rédigé en 1970, quoique publié intégralement de manière posthume en 1978).

C’est donc dire que la majorité de ces réflexions et commentaires sont apparus dans un contexte bien particulier, à un moment charnière de la carrière de l’auteur, soit juste avant le suicide de sa muse, « la rousse de génie » (CT, 71) — époque à laquelle l’on associait Gauvreau surtout au groupe des Automatistes et au manifeste Refus global [8]. En outre, il était moins connu pour sa poésie (dramatique) personnelle [9] que pour ses collaborations journalistiques. Dès lors, on peut certainement affirmer que l’élaboration de sa pensée artistique et de sa conception esthétique a côtoyé — voire présidé à — sa pratique littéraire, tant poétique que dramatique — ce que confirme d’ailleurs un vaste pan de sa production épistolaire, soit sa correspondance avec Jean-Claude Dussault [10], alias Jean-Isidore Cleuffeu, produite entre le 18 décembre 1949 et le 10 mai 1950. En effet, Gauvreau y adopte d’entrée de jeu la posture du savant en regard de son interlocuteur, afin de lui transmettre — ou de lui montrer, c’est selon — son savoir et, par la même occasion, sa supériorité intellectuelle :

À présent, venons-en (quelque peu) à l’histoire de l’art. […]

Je n’ai pas la prétention, mon cher camarade, de vous faire ici un historique détaillé de la peinture et de la poésie et de la musique — cependant, je suis persuadé qu’une simple vue à vol plané suffira […].

Je m’appuierai d’abord sur l’évolution picturale (d’ailleurs strictement parallèle à l’évolution poétique et à l’évolution musicale) pour vous faire sentir comment le besoin de recherche est incessant. [N]ous pourrons voir que, d’un siècle à l’autre, les caractères généraux des productions picturales changent manifestement et que cette évolution est progressive [11].

Pour leur part, les critiques théâtrales gauvréennes datant des mêmes années révèlent également qu’une science (au sens de connaissance) y est à l’oeuvre. C’est-à-dire qu’en plus de permettre à l’écrivain de gagner sa vie, elles lui donnent non pas la chance d’énoncer les lois et les règles propres à une doctrine scientifique dévoilant une vérité incontestable — et cela, même s’il lui arrive de discuter de la « science vocale [12] » de certains comédiens —, mais bien de construire et de partager son savoir critique avec un lectorat (ou un public) qu’il semble, par moment, vouloir éduquer [13].

Or, ce premier savoir critique — premier en regard d’un savoir second, celui qu’il énoncera de 1965 à 1970, avant son suicide — repose d’abord et avant tout sur un apprivoisement du « déterminisme cosmique [14] », sur les impressions subjectives que les divers objets font naître dans son « esprit libertaire [15] », en plus de s’échafauder sur le principe sacral mais non religieux de la pure invention. Ainsi, sur le plan esthétique, Gauvreau se positionne-t-il généralement contre les conventions et le conformisme (contre ce qu’il appelle « la critique des “hommes de bon sens”, des “hommes de mesure” [16] ») pour se montrer en faveur d’une approche théâtrale « avant-gardiste » (J, 25). Pour lui comptent plus que tout l’art(iste) « novateur transfigurant » (HDS, 5) et ce « dépôt sacré [qu’est] le créatif [17] ». Toutefois, il reste ouvert aux propositions artistiques plus traditionnelles (comme certains spectacles mélodramatiques ou vaudevillesques), mais qui savent puiser dans l’« authenti[que] [18] » alliage de la « propreté [19] » et de la « sincérité de [l’]effort » (NM, 5) :

[J]e n’ai pas à faire le procès des moyens d’expression — mais, ayant devant les yeux un objet constitué, je n’ai qu’à me demander si, par son organisation interne, cet objet, quelle que soit sa facture, est garant d’un suffisant pouvoir d’émotion et d’agir, s’il est garant d’une suffisante bonne foi et sincérité, s’il est garant d’une suffisante nécessité d’expression et s’il n’a pas été engendré pour de tout autres mobiles que le besoin […].

Si condamnations il y a dans ma critique, elles ne s’adresseront pas au mélodrame, mais à l’objet.

HDS, 5

De plus, même si, dans une certaine mesure, elle ressemble à une doxographie, cette connaissance critique, chez Gauvreau, s’appuie sur quelques références esthétiques. À une exception près, celle d’Antonin Artaud et de sa théorie du théâtre de la cruauté [20], revenant dans plus d’une chronique (NM, 5 ; J, 27), les rares modèles avoués du poète ne participent pas d’un héritage théorique [21]. Croyant fermement « n’avo[ir] pas à canoniser des théories [ni à produire une] systématisation cristallisée [22] », Gauvreau prétend qu’« [i]l faut apprendre à juger, non pas d’après les lois abstraites, mais d’après les enseignements sensibles [23] ». Malgré tout, à l’approche de son décès, il désapprouve avec vigueur les résultats de quatre théories esthétiques précises. Il peste ainsi contre le « style […] revuiste » (J, 27) et le « dogmatisme partouzard » (J, 27) de la création collective : « Moi, j’ai la certitude inébranlable qu’un objet de création collective de l’espèce la plus forte possible est tout à fait incapable (en dehors de l’illusoire) de s’avérer véritablement concurrentiel par rapport à un objet de création personnelle de l’espèce la plus forte possible. » (J, 27) Après s’être attaqué au théâtre de boulevard — « il faut être piteusement sonné pour préférer le contact du dialogue éminemment codifié de [Pierre] Barillet et [de Jean-Pierre] Gredy [sic] à la connaissance, sans antécédent et sans succession, du palais du facteur Cheval » (J, 30) —, Gauvreau fulmine contre « le rebâchage [sic] incontinent de l’archiconnu, de l’archivécu » (J, 30) et les « oeuvrettes populaires » (J, 31) du théâtre réaliste :

Le réalisme est une discipline artistique révolutionnaire magnifique de la fin du dix-neuvième siècle [;] ceux qui, cent ans plus tard[, le pratiquent encore] sont des abrutisseurs publics, des sous-académiques en putréfaction, des crétins crétiniseurs, des freineurs abjects de la connaissance, des apôtres de la stagnation stérile.

J, 31-32

Enfin, il exprimera de la répugnance envers le théâtre d’agit-prop : « L’art de propagande implique le freinage délibéré de l’inspiration, le rétrécissement systématique de la liberté d’expression, afin de conformer l’objet fabriqué aux besoins de mots d’ordre extra-artistique facilement imaginables comme autoritaires. » (J, 35)

De 1951 à 1970, Gauvreau s’inspirera donc surtout de praticiens, qu’il nomme à peine (Léon Chancerel, Charles Dullin, Ludmilla Pitoëff), mais qui prônent, pour la plupart, un théâtre stylisé. Dans plusieurs de ses articles, cette quête du « concret [24] » scénique repose sur la conviction que le poète dramatique doit transposer sur les planches une version tangible de son univers imaginaire, c’est-à-dire qu’il doit réussir à créer des « [f]igure[s] du vivant [25] », en quelque sorte, en faisant incarner ses créatures par des comédiens en chair et en os, notamment. Cette incarnation, qu’il appelle ailleurs « l’humanité de chair » (PC, 4), ressortit au « principe organique [qui] vient faire frissonner une matière inerte » (LJ, 4). On reconnaît là, sans conteste, l’empreinte qu’a laissée sur sa pensée la lecture de Le Théâtre et son double et plus particulièrement de l’essai « Le théâtre et la cruauté [26] ».

En outre, Gauvreau reprend l’idée de Louis Jouvet selon laquelle « la mise en scène n’a le droit d’être que la modeste traductrice de l’auteur » (LJ, 4). Il est primordial, pour le critique, qu’un metteur en scène sache « aborder une pièce de théâtre sans avoir à la main une paire de ciseaux [27] » : en d’autres mots, il vilipende le « gossage du texte [28] ». De plus, le « théâtre à texte » (CT, 72), qui se rapproche de son idéal dramatique, et qu’il oppose farouchement aux catégories du théâtre de collège et du « théâtre d’improvisation [29] » (CT, 71), doit, à ses yeux, « matérialiser une existence véritablement physique » (PC, 4), c’est-à-dire connaître une actualisation scénique. Cela sous la direction unique, quasi divine, de l’auteur dramatique, qui troque son savoir pour une (omni)science créatrice dont la condition sine qua non procède de « la pensée moniste-athée [et d’une] foi inéluctable en l’humanité » (CT, 71) :

[L]’interprète doit être mis par l’auteur en face d’un objet vraisemblablement impulvérisable ; l’auteur sachant que l’interprète sera sceptique et même agressif à un moment ou un autre, ledit auteur doit user de patience et attendre que la sensibilité de l’interprète soit dégagée de ses enduits académiques par la magie de l’objet ; l’interprète ayant été restitué à la disponibilité, l’auteur peut accroître sa force d’expression de façon illimitée.

CT, 73 ; je souligne

On le voit aisément, tributaire moins d’une « intelligence raisonneuse [30] », pour citer Proust, que d’une affectivité ingénieuse, la critique gauvréenne convoque une connaissance sensible — parfois exaltée, diront certains —, qui n’est proprement savante qu’en regard de la science, magique, du poème.

De fait, Gauvreau revendique son titre d’auteur de poésie [31] au coeur même de sa prose journalistique : « Si j’étais poète — et je le suis —, je dirais que les tintements de sa limpide voix [celle de l’actrice Dominique Blanchar] évoquent des chatoiements de moire d’une pureté cristalline. » (LJ, 4) Cela montre que le lyrisme et la recherche langagière ne sont pas exempts de ses articles. En sont garants quelques exemples. Ici, Gauvreau use de tropes poétiques pour analyser une représentation : « En cette innocence bout tout l’avenir. Quelle imprévisibilité précieuse pétillera hors de l’éclatement futur [32] ? » Là, il affirme croire que « la nature [du théâtre littéraire doit être d’une] extrême délicatesse et [d’un] extrême exorbitant [qui] sautent aux lèvres comme des ouvertures exaltantes » (CT, 72), avant de clore sa démonstration par un passage en exploréen : « Zagritovv à flancs de maison à treu de tollène tugussac. chasuble à mercquemecure aux aubles sturcgnable. toile de pipauzon. zduble stokki de strucke codex deux. » (CT, 73)

Poétique, la critique gauvréenne l’est également, surtout si l’on accepte le postulat selon lequel la poésie est un cri. Effectivement, dans sa chronique hebdomadaire « Masques & bergamasques », Gauvreau s’époumone en répudiant les « naïfs pourléchages [et l]es périphrases atermoyantes [33] ». D’ailleurs, il lancera : « Il est temps que l’on se mette à hurler férocement […] [34] ! » Afin d’illustrer cet état de fait, on peut citer son appréciation de la pièce Sincèrement de Michel Duran au Théâtre du Rideau Vert, qui est formulée en termes on ne peut plus directs : « C’est de la démence ! […] Nous sommes en plein délire ! » (SD, 2) Ainsi, le Gauvreau de 1951 proteste, invective et tempête. Il traite les artistes qu’il juge incompétents d’« ânes » (SD, 4) et de « parfaite incarnation de l’insipidité » (SD, 2) ; il qualifie les productions qu’il estime décevantes de « pouding aux mille sauces [35] », de spectacle « [s]incèrement dégueulasse » (SD, 4) ou « dégoûtant [36] ». Cependant, l’inverse est aussi vrai. Il sait féliciter et applaudir chaleureusement les pièces qui l’enchantent ou l’émeuvent : « Bravo ! » (PC, 5) ; « Quelle belle mise en scène magistrale […] [37] ! » Bref, prenant l’allure parfois de la diatribe, parfois du dithyrambe, ses cri-tiques ne sont jamais mièvres ou neutres. Cela tient à son modus operandi, qui est totalement dépouillé des oripeaux de la complaisance : « Quand je me suis mis à la tâche d’écrire des critiques dramatiques, ma ligne de conduite m’apparut toute tracée : exprimer tout ce que je verrais, et voir le plus impartialement possible. Je n’ai point dérogé à cette proposition, et n’en dérogerai point. Tant pis pour les cabotins à tête enflée [38] ! » En résultent des chroniques qui, à des lieues de la chaste retenue et des murmures feutrés, s’apparentent moins à des exposés scientifiques qu’à des déclamations théâtrales. En 1970, Gauvreau qualifiera d’ailleurs lui-même ses envolées emphatiques de « tirades dénonciatrices et probes » (J, 32 ; je souligne). Mais, quoi qu’il en soit, sa critique lui permet de se faire (enfin) entendre — car on le réduisait souvent au silence — et d’assurer une certaine visibilité à son oeuvre dramatique en gestation [39]. À cet égard, on peut avancer que ses critiques théâtrales s’offrent comme une préfiguration de l’actualisation de ses poèmes textuels et scéniques — et que, partant, sur les plans spécifiquement scripturaire et stylistique, sa (con)science de poète aurait eu préséance sur sa science de critique.

La (pre)science d’une nouvelle pratique scénique

Cela dit, ce qui se donne à lire entre les lignes de cette prose journalistique ne se résume ni à une louange de l’(omni)science de l’auteur démiurgique ni à un rejet des calculs scientifiques au profit d’une connaissance stratégique des manoeuvres à accomplir afin de s’assurer un lectorat et un public éventuels. On peut aussi y observer une prise de (con)science de la matérialité et des besoins inhérents à la scène québécoise en général.

Fait singulier pour un poète stratège : fort peu de ses critiques dans les périodiques abordent les problèmes qu’il a rencontrés dans l’actualisation de sa propre oeuvre dramatique. Au nombre de ces textes rares, l’on compte quelques collaborations particulièrement saisissantes. Dans Le Petit Journal [40], il a vivement participé à la polémique entourant le fait que le compositeur Pierre Mercure ait abandonné le projet de monter, avec lui, l’opéra Le vampire et la nymphomane [41]. De même, dans le Guide du Mont-Royal, il a dénoncé sans ambages le comportement « lâch[e] » (GMR, 4) des acteurs jouant La charge de l’orignal épormyable [42] qui ont « interrompu [le spectacle] à la fin du deuxième acte, le 6 mai [1970] » (GMR, 4) :

Quatre comédiens ne consentaient plus à se maintenir associés à un engagement aussi exigeant et aussi périlleux. [Parmi ces derniers,] Mlle Francine Noël […] se débina […] avec une délectation évidente, une insouciance complaisante, une impudence manifestement méprisante. […]

À l’avenir, on verra à s’assurer le concours de collaborateurs d’une authenticité plus indiscutablement et uniformément consistante [43].

GMR, 4

Ses interventions dans la presse ont plutôt pour but de passer au peigne fin le travail des autres : celui des auteurs dramatiques (tels Michel Achard, Michel Duran et Paul Toupin) ; celui des écoles et des salles de théâtre (comme l’Ermitage et le Gesù) ; celui de metteurs en scène (par exemple, Fernand Doré, Robert Gadouas et Georges Groulx) ; celui des « techniciens [et des] technocrates » (CT, 73), réunissant souffleurs, régisseurs de plateau, costumiers, musiciens, décorateurs, éclairagistes, machinistes, etc. ; mais aussi des directeurs de théâtre (Émile Legault à la tête des Compagnons et Yvette Brind’Amour à la barre du Théâtre du Rideau Vert). Cela ne l’empêche pas de traiter de la distribution des rôles [44] et des conditions financières des théâtres. Il aborde aussi, quoique plus rarement, en note ou en post-scriptum, le travail des autres critiques de théâtre (comme Roland Côté et Thierry Maulnier) [45].

Ce qu’il importe de retenir, c’est que Gauvreau y évalue le plus souvent le « rendement des interprètes » (HDS, 5) (appartenant surtout aux troupes suivantes : la Compagnie du Demi-Siècle, la Compagnie du Masque, les Compagnons, le National, le Théâtre du Nouveau Monde et le Théâtre du Rideau Vert), tout en pointant les problèmes techniques rencontrés lors des représentations. L’accent est donc davantage placé sur la quête d’une pratique théâtrale que sur les partitions textuelles existantes. En somme, dans les articles critiques rédigés au début des années 1950, Gauvreau communique ce qu’on pourrait appeler sa (pre)science [46] d’une nouvelle pratique scénique. Dans le Québec d’alors, le seul théâtre viable coïncidait avec la pratique radiophonique, plus accessible pour les auditeurs que la guerre avait habitués à rester dans leurs foyers. Dans ce contexte, il semblait urgent, pour Gauvreau, que la métropole se dote d’une « salle indépendante [47] », car il déplorait qu’« il n’existe à Montréal […] aucune scène libre [48] ». Du reste, le fait d’avoir eu la chance de côtoyer et de travailler avec des praticiens — telle Janine Sutto à Radio-Canada (LPE, 184) — semble avoir sensibilisé Gauvreau à la puissance et à la portée de la rencontre directe des comédiens avec les spectateurs. L’impression paraît avoir été assez forte pour insuffler chez lui la volonté de convaincre le public de la nécessité de développer l’activité théâtrale, d’où l’usage d’une rhétorique persuasive en trois temps, dans sa prose journalistique.

D’abord, il vend l’idée d’une esthétique du « contact immédiat » (PC, 1) rendant impérative la fréquentation des salles de spectacle par le public. En plus de signaler le besoin impérieux de construire des infrastructures spécifiquement conçues pour les représentations théâtrales et pouvant accueillir des spectateurs, il relate minutieusement la vive impression que lui a laissée la conférence de presse de Louis Jouvet — vu en personne — au club Saint-Denis, avec sa troupe de l’Athénée, en mars 1951 :

Quiconque n’a jamais vu et entendu un écran de cinéma lui répondre a perdu une belle émotion. […] En vérité, lorsque Louis Jouvet, face à moi, répondit à ma question… j’eus l’impression épouvantable que l’écran, pour une fois, s’apercevait de moi — et il s’en fallut de peu que je ne partisse en fuite devant ce prodige de la nature.

LJ, 4

Ensuite, Gauvreau s’adresse à ses lecteurs de manière à transformer les mentalités et à modifier graduellement la nature de l’auditoire des radiothéâtres. Regrettant d’entendre sur scène des stratégies vocaliques propres à la radiodiffusion des années 1940, qui atténuent, suivant ses dires, l’authenticité de l’interprétation tout en déréglant défavorablement le débit des acteurs [49], il souhaite faire des membres de l’assistance des regardants plutôt que des écoutants. Pour y arriver, il recourt souvent aux métaphores picturales. Par exemple, lorsqu’il décide de décrire le jeu contrasté de deux comédiens, plutôt que d’utiliser des adjectifs vagues, il emploie une analogie mettant à profit le visuel : « Pour recourir à une comparaison tirée du domaine de la peinture : [Jean] Gascon est autant cubiste que [Jean-Louis] Roux peut être impressionniste./ Roux est attiré par le diffus ; Gascon, par le linéaire. » (NM, 5)

Enfin, il met l’accent sur la dimension pratique de l’art dramatique en général. Il traite ainsi de la formation des acteurs en décrivant le contenu et la forme que prennent les enseignements offerts par les professeurs de théâtre :

Jean-Louis Roux a pour tâche de débarrasser les élèves de leurs inquiétudes de pure érudition. Roux enseigne l’Histoire du Théâtre. Partant de l’animisme de l’âge des cavernes, le professeur finira par expliquer comment se sont formées les complexes conventions d’aujourd’hui. Ainsi libérés de leurs ignorances possibles en ce domaine, les élèves pourront s’adonner avec une conscience plus sereine à leur travail scénique. […]

La tâche de Mme Lucie de Vienne Blanc est, en quelque sorte, médicale. Avec elle le travail strictement scénique ne commence pas encore. Sa mission est d’abolir les inconvénients neuromusculaires. Les petites infirmités la concernent. […]

Le cours principal est celui d’interprétation[, donné par Jean] Dalmain[.] La véritable fonction d[e ce] cours […] est de développer l’intelligence de textes d’envergure. Ici, l’on ne s’arrête pas au sentiment brut : l’activité est conditionnée par le besoin d’incarner la pensée autonome d’un écrivain [50].

C’est dans ces trois types de commentaires que réside, sans doute, sa (pre)science de la pratique théâtrale à venir. De cette façon, la contribution gauvréenne au théâtre de son époque n’aura pas été que littéraire. Par l’intermédiaire de ses critiques textuelles et de ses incitations scéniques de toutes sortes, il aura certainement participé au débat entourant la réforme de l’art dramatique du milieu du xxe siècle, et à ce que l’on pourrait appeler, pour paraphraser Hervé Guay, non pas « l’éveil culturel [51] », mais bien le réveil scénique québécois.

Pour une « connaissance neuve » ou la représentation (théâtrale) de la critique

Il convient ici de formuler d’autres considérations importantes. L’analyse de la trentaine d’articles constitutifs du corpus autorise à poser une autre hypothèse, soit que, sous cette (pre)science d’une pratique théâtrale en germe et sous ce réveil scénique souhaité, se cache un rêve dramaturgique proprement gauvréen. En effet, ces articles paraissent porter la promesse de la perpétuation de son entreprise dramatique personnelle. Au point de vue psychanalytique, cette (pre)science d’une nouvelle pratique théâtrale au Québec apparaît comme un horizon (esthétique, culturel) dans lequel se projette la future présence des pièces gauvréennes — un peu comme l’auteur se projettera sur la scène de L’asile de la pureté, en 1953, dans la figure dramatisée de Claude Gauvreau « sortant précipitamment des coulisses [52] » à la fin du cinquième acte.

Cette hypothèse se vérifie sur plus d’un plan, dont celui de la réflexivité des discours, qui n’est autre que le corollaire de la projection. De fait, dans nombre de ses écrits fictionnels, l’auteur intervertit les rôles de la critique et du théâtre. Autrement dit, après avoir apprécié et jaugé plusieurs représentations théâtrales dans ses collaborations périodiques, il s’est employé à représenter — à projeter — la critique dans ses pièces en général, et plus spécifiquement dans Les oranges sont vertes [53]. De surcroît, il est absolument fascinant de constater à quel point la représentation de la pratique journalistique y est emblématique de sa conception incarnée du jeu interprétatif. En témoigne assurément la façon dont Gauvreau prête à la critique différents corps pouvant être groupés en trois catégories : les corps audibles, les corps ostensibles et les corps humanisés.

D’une part, le poète confère une densité acoustique à la critique en faisant verbaliser des propos métathéâtraux par les acolytes du personnage central, qui commentent brièvement, çà et là, des aspects du monde dramatique :

DROUVOUAL : À propos, Yvirnig, sais-tu que les représentations de la pièce de Poumergent ont été interrompues ? Sous prétexte d’obscénité.

OV, 1380

IVULKA : Moi, j’obtiendrai probablement le décor de la prochaine pièce de la compagnie Pulchritude. […]
COCHEBENNE : Oui, oui, et puis on dit aussi que la compagnie Pulchritude affiche un répertoire arriéré de trente ans…

OV, 1400-1401

Au surplus, Yvirnig propose une réflexion métacritique sur le métier de journaliste : « Yvirnig (nullement doctoral) : Il faut aborder tout sans préjugé, mais sans complaisance également. » (OV, 1378)

D’autre part, Gauvreau donne une matérialité visuelle à la prose journalistique dans Les oranges sont vertes, puisque, comme certaines didascalies l’indiquent, « du papier » (OV, 1473) et des feuillets critiques (« une publication d’allure plutôt luxueuse » [OV, 1418] ; un « article » [OV, 1419]) font partie des objets scéniques devant être présents sur scène. Pensons à ces textes que Cochebenne et Drouvoual tiennent entre leurs mains, et qui, signés par un certain Moufagrave, ont été publiés dans la revue ecclésiastique L’Épée de Jésus : « Le Don Quichotte de la dégénérescence » (OV, 1418) et « Les impudeurs de la morbidité » (OV, 1445).

Par ailleurs, la pratique journalistique acquiert une corporéité indiscutablement palpable et anthropomorphique dans l’attribution du rôle principal [54] à un critique d’art, Yvirnig, qui écrit ses propres comptes rendus pendant la pièce. Celui-ci devient, du même coup, un double de l’auteur (c’est-à-dire du journaliste critique), ce que corroborent certains propos tenus par le chroniqueur lui-même : « Celui qui est en scène — et cela constamment, et il est impossible de ne pas y songer une seconde —, c’est l’auteur. » (PC, 1) Par conséquent, Gauvreau réussit un tour de force : en plus de ménager une place à la transposition dramaturgique de son discours critique dans les répliques des personnages et dans les éléments du décor, il opère un renversement spéculaire entre le critique qu’il est dans la réalité et la créature imaginée qui le représente sur le plan fictionnel — le corps symbolique de la figure du critique s’inscrivant dans la corporéité du texte dramatique [55]. Il s’agit là, sans nul doute, d’un procédé de personnification graduelle du discours critique, qui n’a d’égale qu’une personnalisation du débat. À preuve, le représentant clérical du personnel dramatique des Oranges sont vertes, l’abbé Émile Baribeau, ne renvoie-t-il pas, à plus d’un titre, à la personne réelle du père Émile Legault (directeur des Compagnons), dont les réalisations artistiques furent condamnées par Gauvreau en maints endroits :

[L]’esthétisme d’Émile Legault m’a inculqué […] un scepticisme persistant [56] ;

Émile Legault aplatit les acteurs, il les nivelle [57] ;

Quand arrivèrent « Les fourberies de Scapin » [présentées par Les Compagnons], l’indigne dépravation démagogique du spectacle m’écoeura tellement […] que je restai certainement une couple d’années avant de retourner au théâtre [58] ?

En somme, grâce à l’« humanisa[tion] » (LJ, 4) dramatisée de son activité journalistique, ou à la faveur de l’incarnation — pourrait-on dire (trans)figurante — de son discours critique, Gauvreau parvient à outrepasser la classification savante de la dualité générique critique/théâtre. La fusion (moniste) de ses chroniques et de son théâtre ainsi réalisée ne débouche cependant pas sur une science. En contrepartie, « l’unicité la plus précieuse » (J, 27) que Gauvreau glorifie et atteint à la fois rend loisible, au terme de son « élan individuel » (J, 27), l’éclosion d’un « objet […] plus riche en connaissance neuve » (J, 33 ; je souligne).