Corps de l’article

Nous sommes des êtres de soustraction [1]

Il est des expériences qui poussent à écrire alors qu’elles nous acculent au silence le plus opaque. La mort d’un proche engendre fréquemment ce paradoxe : le poème qu’elle appelle semble s’écrire depuis son impuissance. Il arrive alors que la poésie s’arrache à l’écriture pour atteindre à la parole ; celle des poètes ne manque pas de nous rappeler à notre condition de mortels, et tout lecteur compte dans sa bibliothèque intime des oeuvres auxquelles il aime revenir, à l’occasion d’un deuil ou au détour d’une saison, qu’on pense à Quelque chose noir [2], de Jacques Roubaud, aux Heures [3] de Fernand Ouellette, à Tombeau de Lou [4] de Denise Desautels, ou encore à Dixhuitjuilletdeuxmillequatre [5] de Roger Des Roches, pour n’en citer que quelques-unes. Avec Denise Desautels, Paul Chanel Malenfant est certainement de ceux qui ont le plus écrit à partir de l’expérience du deuil et de la mélancolie. Des ombres portées [6] demeure à mes yeux un modèle d’écriture de l’absence, que je relis toujours avec la même émotion. Malenfant est aussi un héritier de Fernand Ouellette, dont il a étudié l’oeuvre minutieusement [7]. Or c’est une particularité des livres recensés dans cette chronique que de parler de la mort en se plaçant dans un rapport de filiation avec des écrivains et des artistes. En revendiquant un tel héritage, la parole endeuillée renoue le fil en substituant au lien rompu une communauté de sens.

Le dernier recueil de Paul Chanel Malenfant, La petite mariée de Chagall [8], porte moins sur l’absence que sur la mort. De manière très touchante, il relate l’agonie de la mère, gravement atteinte de la maladie d’Alzheimer. Les poèmes en vers, figurant la verticalité, et qui en cela ne sont pas sans rappeler les poèmes des Heures de Ouellette, mettent en présence la mère et son fils, qui lutte pour préserver la mémoire se délitant de toute part, même s’il sait que la tâche est vaine : « le poème n’a plus de raison/d’être devant le corps/de la mère mourante » (11).

Penché sur ce corps d’oiseau fragile étendu sur le lit, ce corps rachitique à la peau translucide dont il observe les moindres mouvements, les moindres altérations avec une attention telle qu’il les ressent en lui-même [9], le fils entreprend le récit de la vie de sa mère, déterminé à reconstituer ses souvenirs, car si la mémoire s’efface, les livres, eux, lui survivent. Un double mouvement marque ces textes, qui tiennent autant de l’écoute que du discours :

comme un fils appliqué

fait ses gammes

j’écoute

oreille absolue

le récitatif de ta vie

13

C’est la langue maternelle qui bruit en lui :

écholalie je te parle

aux sons comme à un bébé

20

je te veille avec ces mots :

lueurs, seuils, sillages

29

La démesure de la mort d’un seul être se fait sentir lorsqu’elle se découpe sur fond de massacre historique. En même temps, le massacre réverbéré fait retentir l’intensité de la douleur. Entre deux souvenirs évoqués, deux scènes reconstituées, la petite mariée s’envole, légère, revenue à la vie. Elle se déplace doucement dans ce tableau où sont convoqués tour à tour les objets de femme devenus aphasiques, « la petite robe noire des fêtes de famille » (68) bientôt sans corps, ce décor de papier peint où tout est sens dessus dessous, « les ananas et les oiseaux du paradis » (117) confondus, univers familier où désormais rien ne résiste au rêve, cet envers lumineux de la démence.

Dans la tête de la gisante, sur ses tempes, « là où pense la pensée » (62), des paroles s’agitent où les âges se répondent, paroles qui remontent dans la bouche du fils et avec elles les souvenirs les plus profondément enfouis :

je vois surgir s’agiter

de l’enfance

les vagues de fond

les secrets à jamais

tus

j’avais six ans et mon sexe

41

Il avait six ans lorsqu’un oncle, un shérif des États-Unis, lui a pris son innocence. Or il se pourrait que cet oncle, le frère de son père, ait été au même moment l’amant de sa mère. Ce souvenir, qui affleure pour peu à peu structurer le livre à la faveur d’un très fin montage, place la mère et le fils en regard l’un de l’autre, dans un rapport d’équivalence et de complémentarité, comme de part et d’autre d’un miroir, ce qui fait ressentir tant la violence de l’acte que la complexité de l’intimité qui relie les êtres. Ce souvenir, qui se mêle à des évocations sensuelles de la mère tout en identifiant ses frayeurs à celles du fils, amène ce dernier à exprimer l’amour démesuré qu’il a éprouvé pour elle, un amour trop grand pour un coeur d’enfant. Cet enchaînement de scènes et de souvenirs, traçant la ligne d’horizon sur laquelle « s’envolent/les chemises de notre père » (75), induit cette confidence prononcée sous forme de question : « se peut-il/mère/que nous ayons tenu/tel un miroir/entre nos bras/le même/amant américain ? » (102) S’il reconnaît avoir voulu se tuer à l’âge de six ans avec le fusil du shérif, et avoir rêvé de lui crever les yeux, il se demande aussi si, pour l’avoir autant haï, il n’a pas fallu aussi l’avoir aimé. L’amant d’Amérique revient en songe voir la mère et le fils, « blême/comme un drap/indécent de douceur » (125). Et alors c’est apaisé que le fils apparaît, offrant à sa mère « la faveur d’une orange » (126), celle-là même, sans doute, que l’oncle cachait sous son manteau quand il allait l’attendre devant la cour de l’école, tandis que l’âme de la mourante s’amenuise jusqu’à se confondre avec le bleu.

+

C’est de la mort du père que nous parle François Turcot dans Mon dinosaure [10], un livre singulier qui poursuit une démarche poétique aussi stimulante qu’originale [11]. Si l’énonciation ici se fait à la première personne, le recueil est néanmoins construit comme un concert d’échos, le « je » se référant tantôt au fils, tantôt au père. Dans un poème liminaire où l’on dit « céder » en entendant le contraire (« ne pas céder »), le programme est donné, les trois temps qui structurent le discours sont posés : avant la mort, pendant la mort, après la mort. Deux hommes, sans identité, y sont placés face à face dans un contexte flou et néanmoins identifiable : la mort — sa perspective — fait retentir le réel différemment, plus qu’elle n’apparaît comme un drame — elle est porteuse d’échos (« Scindés, nos mots se répétaient. » [9]), c’est à même son tissu que le poème s’écrit.

Une première partie, constituée de poèmes en vers courts, voire minimalistes, donne la parole à un homme en qui l’on reconnaît peu à peu la figure du père. Cet homme côtoie l’hiver — perçu parfois comme une menace, parfois comme une compagne —, qui le tient en alerte, en état d’urgence et de solitude. Des rêves, dont on ne peut sonder la profondeur, mais qui paraissent démesurés en regard de sa vie simple, se logent dans les plis d’un quotidien en mal d’intimité : « prenant l’extrémité de mon lit/pour le bout/du monde//je finirais tard dans les bras/de Marie » (22). Cette confusion entre l’hiver, Marie et la compagne espérée donne à sentir l’emprise du rêve sur le réel. À quoi rêve un homme au coeur du quotidien, entouré d’objets familiers, solidement ancré dans sa solitude ? D’une compagne, sans doute, qu’il projette dans divers décors, mais encore de voyages. Il va parfois jusqu’à imaginer se fondre aux éléments :

une banquise sur la tête

grise

je fondais sur place

comme

un mensonge d’été

33

Cependant, une menace — souvenir d’un passé douloureux ? — semble planer sur les rêves, et il lutte pour y résister :

saturé de soirs

je fermerais le silence

entre nous

à table je repousserais

la soupe

des Grandes Dépressions

44

La seconde partie, une suite de poèmes en prose, relate le moment de la mort. Dès le premier texte, on pense à Fernand Ouellette [12] : « C’était le muscle du coeur retourné dans le ventre des pierres. » (70) La mort s’y présente de manière à la fois concrète — on suppose une mort subite, un arrêt cardiaque suivi d’une chute définitive dans un paysage hivernal — et spéculative. Plutôt que de compter les « morts et enterrés », comme chez Malenfant (44), on énumère les morts virtuelles, celles qui auraient pu aussi bien terrasser le père, données « comme autant de trophées de chasse » (80). Suit un texte signé par le père, daté de janvier 2012, qui dévoile la clé du livre. Trois ans auparavant, à la demande de son fils, il avait accepté de remonter le cours de sa vie, dans ce qu’il appela son Livre d’heures, parallèlement à quoi son fils amorça l’écriture du livre des Préhistoires. Or, en 2011, le carnet du père fut perdu et n’a pas été retrouvé, ce qui obligea le fils à procéder par entrevues afin « DE RÉÉCRIRE L’ÉCHO DE CE LIVRE PERDU » (91 ; les majuscules sont de l’auteur). Le livre des Préhistoires rassemble donc ces souvenirs reconstitués au fil de conversations « AU BOUT DU FIL OU SUR LA ROUTE » (91). Ces « pages [13] » en vers relatent des moments importants de la vie du père, lesquels semblent transfigurés par la parole du fils. L’identité du narrateur se brouille d’autant, et le « je » pourrait bien être en définitive une adresse déguisée. Endossant son identité, le fils redonne au père son Livre d’heures. En prenant la parole à sa place, il lui fait tenir parole. Ce n’est sans doute pas par hasard que ces poèmes soulignent le contraste entre la volonté de dire et ce sentiment d’être enfermé dans un silence rigoureux comme on est coincé « dans son corps/de fonte » (101) :

C’est vrai, j’aurais découpé

un à un mes cheveux

en quatre

pour arriver à dire

juste

[…]

je fabriquais mes fantômes

de fatigues rudes

103

En guise d’introduction à la dernière partie (« La boîte à baleines », qui fait écho aux « Préhistoires ») et en réponse à la lettre du père, le fils reprend la parole :

À fouiller quitte à le redire, quitte à creuser ses sillons,

il ne reste des Préhistoires que les stigmates d’un livre,

qui, à force de s’ouvrir, en contient dorénavant plusieurs.

Mon père dort là, couché noir comme ses baleines,

au fond de ce qui s’apparente à ses souvenirs.

141

En sortant de la boîte ces objets servant à rigidifier les cols de chemises, ce sont ses propres souvenirs que le fils décèle. Chaque baleine donne lieu à un récit. On n’avale pas des baleines comme des couleuvres, est-on porté à penser en lisant ces fragments de prose qui disent la feinte du père, lequel fait mine au téléphone de lire son Livre d’heures, mais dont le fils n’est pas dupe, sans pour autant lui en tenir rigueur. Ces textes ont l’intensité de moments de fulgurance. Sans donner dans l’anecdotique, ils nous font voir la scène comme si on y était. Ce sont des souvenirs heureux, des moments d’insouciance vécus l’été, qui contrastent d’autant avec ceux du père. Le dinosaure et le mammifère marin s’y rencontrent et s’y confondent comme le font la voix du père et celle du fils. Ces deux bêtes de la démesure connotent la fascination admirative du fils de douze ans pour un père considéré comme plus grand que nature, héroïque, en même temps qu’elles redonnent à ce dernier sa dimension humaine et sa fragilité, le dinosaure étant voué à la disparition, tandis que la baleine est réduite à cet objet intime et obsolète, désormais enfermé dans une boîte — comme l’est sans doute la « poudre asséchée, reléguée aux basses terres » (141 ; l’auteur souligne) qu’est devenu le dinosaure.

Le legs inversé du fils au père ouvre au temps multiple de la rencontre du silence et de la parole. Mais qui parle ici, qui imagine, qui meurt en janvier pour renaître en décembre, et dans quels souvenirs ? On ne saurait le dire avec précision, et pourtant cette mise en présence du fils et du père est on ne peut plus tangible. De cet indécidable le poème se fait l’écho. En se mettant à l’écoute des rêves comme des actions, des échecs comme des accomplissements, des hivers comme des étés, il maintient la mémoire dans un état de virtualité. Les tirets, nombreux dans la dernière partie, accentuent la dynamique de croisement des regards et des voix. Cet écheveau de fils et de traits, de regards et de mains tendus entre vie et mort donne à croire que, dans l’impossibilité même de dire et de fixer la vie d’un homme, comme au fond de la boîte à baleines, se tiennent la parole et sa promesse d’apaisement.

+

Ce n’est ni la mort d’un père ni celle d’une mère que pleure Rodney Saint-Éloi dans son bel et émouvant Jacques Roche je t’écris cette lettre, mais celle d’un ami. Écrivain et journaliste né en 1961 à Port-au-Prince, Jacques Roche fut kidnappé le 10 juillet 2005, torturé puis assassiné. Son corps fut retrouvé sans vie quatre jours plus tard.

« Que peut le poème pour garder en nous la lumière ? » (10) se demande le poète dans un « Prologue » qui met en contexte le recueil et identifie le sujet de l’adresse. Ici, comme chez Turcot et chez Malenfant, on serait tenté de répondre : pas grand-chose. Et pourtant il veille, contre tout espoir, à combattre l’incompréhension devant l’horreur de la bêtise. « Jacques, je t’écris de Montréal, avec au coeur, les bris de l’île, l’encre séchée du poème, les cris de colère. J’accueille au bout du petit matin d’hiver tes mots. » (10) Mais même dans la révolte et l’étonnement, il s’agit d’accueillir bien plus que de combattre. Accueillir la parole de l’écrivain amuïe, afin de mettre au jour le poème qu’il n’a pas écrit, n’écrira jamais, voilà ce qui importe.

Un songe promis par l’ami quelques jours avant sa mort lance le mouvement. « Je viens vers toi et t’offre mon songe », lui aurait écrit Jacques Roche « dans sa dernière lettre, quelques jours avant que les bourreaux n’aient étouffé sa voix » (9). C’est ce songe, que la mort rend emblématique de tous les rêves ayant bercé la jeunesse des deux amis, qu’il s’agit de relayer et de poursuivre : rêves d’un pays libre, exempt d’aliénation et d’oppression, rêves de fraternité et de dignité. « Où es-tu Jacques dans le songe que nous avons ensemble songé ? » (10) Puisque « [l]es mourants rallument le poème » (12), c’est dans ce dernier que l’endeuillé cherchera à ancrer la mémoire de celui qu’il considère comme un frère.

Dans un enchaînement de poèmes intitulés en alternance « Meurs », « Meurs pas », le poète essaie d’abord de lutter contre l’incrédulité, tant lui apparaît inconcevable et absurde cette disparition, puis de se rappeler à la présence de son frère à travers des évocations qui ratissent large, allant de scènes de torture à des souvenirs heureux. L’entreprise de mémoire s’édifie sur fond de ville, laquelle reste souvent indéterminée : ce sont tour à tour Port-au-Prince et Montréal, toutes deux assombries par la mort et par l’hiver, qui servent de cadre au poème. Ce palimpseste urbain évoque la confusion provoquée par le choc reçu à l’annonce de la mort, tout en renvoyant à l’expérience de l’exil. L’adresse quant à elle trace un pont entre les îles :

Tu disais que tu devais marcher à côté de ton peuple offensé

Je te disais comme le rémouleur ivre

Qui contait la légende des ciseaux

Tout le monde est offensé sur toutes les îles du monde

30

Les poèmes relatant la torture sont troublants, mais jamais complaisants. Ils s’attachent avant tout à l’humanité, celle du bourreau comme celle de la victime. Si elle ne change rien à la mort advenue, à venir, ni aux douleurs, ni à l’injustice, la parole amie se révèle un lieu d’accueil, de recueillement. On pourrait qualifier l’ensemble du recueil de parole tenue. Une parole tenue comme on tient une note, mais aussi bien comme un homme se tient debout devant le pire, tel un arbre défiant le ciel, ainsi que l’a fait Jacques, qui n’avait que son rire à opposer à la violence de ses bourreaux.

Ils t’ont arraché les ongles

38

Ils t’ont coupé la langue

39

Ils t’ont crevé les yeux

[…]

Ils t’ont lacéré le corps

[…]

Ils t’ont brûlé les cheveux

40

À quoi pensait l’ami durant la torture ? Songeait-il aux écrivains en exil, aux artistes ayant illuminé leurs années de partage ? Cette proximité aménagée dans une distance pourtant incommensurable permet cet ultime rapprochement et ouvre la voie à l’apaisement :

Nous sommes à égalité de tendresse

Les yeux dans les yeux

Nous sommes à égalité de coeur

Le chant annonce le matin qui commence

43

S’il y a une dignité à trouver dans la mort, elle tient sans doute à ce mélange du corps avec les éléments de la nature, y compris les oiseaux, partout présents. Le corps de Jacques devient l’île, toutes les îles et ce qu’elles contiennent, devient plus grand que nature, héroïque, invincible, comme cette compagne que lui invente Saint-Éloi et qui prend des allures mythiques. Il devient le lieu de tous les parcours, de tous les tressages, de tous les exils, et, abolissant les frontières, accueille à son tour l’errance du poète. Ainsi ces références nombreuses et diversifiées (littéraires, picturales, musicales) semées au fil des poèmes, de même qu’elles ont permis à l’amitié de s’actualiser, constituent un horizon de sens, qui balise le parcours, et une communauté métissée au sein de laquelle le songe, avec tout ce qu’il transporte, peut à nouveau prendre racine :

Il paraît que l’on ne meurt jamais seul

Un autre nous parle à ce moment-là

Un ami vient vers toi

Te serrant fort contre son coeur

Une fable pour la tombe

Un coup de rhum

Un thé à la camomille

Il crache sept fois sur ta face

49

On a envie de croire à cette fable, et au pouvoir de résurrection du poème. Et après cette finale magistrale aux accents mironiens où le poète dit se faire consoler par un orignal et avoir appris à parler aux ours, on veut bien croire aussi au printemps qui point dans le « Post-scriptum » :

Mon ami

Mon frère

[…]

Les bourgeons disent comme toi

Ils ne savent pas ce que c’est que mourir

67