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À la fin tu es las de ce monde ancien [2]

Entre 1989 et 1993, Jean Marcel a publié le Triptyque des temps perdus, un ensemble de trois romans historiques et biographiques — Hypatie ou la fin des dieux [3], Jérôme ou de la traduction [4] et Sidoine ou la dernière fête [5] — qui s’attachent à l’évocation d’un passé crépusculaire se situant à la charnière de bifurcations majeures de l’histoire. Novateurs et pourtant liés à une civilisation gréco-romaine en sursis, les protagonistes des romans, sous l’éclairage d’une narration qui fait ressortir la pertinence actuelle de leurs itinéraires au sein d’un monde bouleversé ou sur le point de l’être, semblent illustrer ce qu’Antoine Compagnon [6] désigne comme le premier « paradoxe de la modernité » : le désir et la suspicion du nouveau, le sentiment que le progrès est inséparable de la décadence [7].

La valeur d’anticipation du roman historique — le fait qu’il annonce, du point de vue des personnages, un avenir constituant pour le lecteur un passé dont celui-ci est censé expérimenter, à l’un ou l’autre titre, les conséquences présentes et futures — est largement accréditée par les producteurs et consommateurs de ce type de littérature. Comme le rappelle André Daspre, le roman historique représente « non pas une évasion dans le passé mais une explication [du] présent, une vision de [l’]avenir [8] ». Que ce genre réputé traditionnel et sclérosé, voire trépassé [9], puisse prendre en charge un discours politique, idéologique et social moderne, voilà qui paraît ne poser aucune difficulté ; qu’il puisse, en revanche, renouveler les formes, être esthétiquement « progressiste », voilà qui est moins universellement admis. Même les Mémoires d’Hadrien [10], pourtant tenus par nombre de critiques pour une incontestable réussite, sont souvent perçus comme un monument élevé au classicisme le plus marmoréen. Compte tenu de cette position intermédiaire du genre historique entre l’ancien et l’actuel, nous aimerions envisager, pour notre part et dans un premier temps, la manière dont le Triptyque des temps perdus assume, de façon concrète, un questionnement sur la modernité ; dans un second temps, en inversant la perspective, il s’agira de voir si une telle interrogation n’est pas susceptible d’entraîner une modernisation, un renouvellement des formes du roman biographique historique. Pour bien prendre la mesure de ce chiasme — du genre à la modernité, de la modernité au genre —, il faudra d’abord se pencher sur le complexe générique du Triptyque pour démêler ce qui, dans les romans, relève de la biographie et de l’histoire.

Une affaire de genre

C’est à travers la question du héros que le roman historique rejoint le genre biographique. Ce ne sont certes pas tous les romans historiques qui sont centrés sur un personnage, problématique ou non, autour duquel gravite un foisonnement de figures secondaires et se cristallise une destinée collective, mais on en relève de multiples exemples — que ce personnage soit historique ou inventé. À partir du moment où l’on organise le récit autour d’un protagoniste central, un cadre biographique s’impose. Cela concerne aussi bien la fiction que le discours historique, lequel, après s’être longtemps consacré à l’étude des structures sociales sur le temps long, a depuis peu restauré une certaine agentivité des individus et, par ricochet, réhabilité la recherche biographique [11]. En conséquence, il y a lieu de distinguer, premièrement, un roman historique qui, ne se donnant pas un « foyer » actantiel unique et dominant ou s’en donnant plusieurs, s’assimile à la fresque unanimiste (L’espoir d’André Malraux, par exemple) ou à la chronique ; deuxièmement, un roman historique de type biographique (nommé ci-après « bio-historique »), qui lie le récit à un personnage de premier ou de second plan, réel ou fictif ; troisièmement, une biographie historique et scientifique, qui se livre à une enquête sur la vie d’un individu du passé en se soumettant le plus possible à l’impératif d’objectivité de la discipline historique, même si la forme généralement adoptée, celle du récit, tend à la rapprocher dangereusement de la fiction.

De toute évidence, le Triptyque des temps perdus n’est pas conforme aux exigences de la biographie historico-scientifique. L’énonciation fictive, la multiplication des points de vue, le jeu des conjectures, tous ces procédés et bien d’autres dont use Marcel se voient en effet utilisés avec une extrême parcimonie par les historiens. Les ouvrages de la trilogie ne ressortissent pas non plus à la fresque historique polycentrée, dans la mesure où ils ne tentent pas de rendre compte de la multitude des lieux, milieux et acteurs de l’histoire, se limitant plutôt à une ou deux figures et à leur environnement plus ou moins immédiat. Reste en conséquence la deuxième catégorie, celle du roman bio-historique. En fait, ce qui nous a retenus dans les trois livres de Jean Marcel, c’est qu’ils se donnent avant tout pour des romans, pour des fictions biographiques au sujet d’écrivains réels — Hypatie étant une philosophe et mathématicienne dont il ne subsiste, très opportunément pour le romancier, aucun écrit, Jérôme, un écrivain, traducteur et homme d’Église, et Sidoine, un « petit poète précieux et décadent de la fin de l’Empire [12] ». Nous nous intéressons en effet à des textes qui, sans craindre l’amalgame, jouent des possibilités de l’essai de biographie historico-scientifique, des diverses variantes des biographies littéraires ou populaires, du roman historique, et qui tendent à pousser jusqu’à l’extrême l’effet de miroir — souvent déformant — entre l’individu et l’oeuvre plutôt qu’à maintenir l’écart dialectique entre les deux. Ces textes à incidence bio-historique renoncent au moins partiellement à la rigueur de l’enquête au profit d’une re-création de l’existence de leur modèle à partir des possibilités qu’offre la fiction. La dimension très nettement historique des fictions biographiques en cause ici nous incite à orienter nos interrogations du côté de la dialectique entre histoire et modernité sur les deux plans thématique et formel. Ce que nous questionnons en somme, c’est la pertinence idéologique et esthétique de la trilogie de Marcel pour l’époque contemporaine.

Le début de la fin

Les trois romans de Marcel sont écrits sous le signe de la fin : « fin des dieux » explicite dans le sous-titre d’Hypatie, fin de l’empire romain dans Jérôme et dans Sidoine avec peut-être, dans le roman sur l’auteur de la Vulgate, un sentiment plus diffus de la vieillesse d’un monde (« Mundus senescit ! ») et d’une perte d’innocence de la chrétienté des origines. Seulement, on constate que les trois récits vont bien au-delà d’une fascination pour la décadence d’une civilisation irrémédiablement perdue. Les multiples anachronismes (par exemple : l’évocation de Jérôme Bosch ou de Gustave Flaubert dans Jérôme [J, 53-54]), les prolepses nombreuses (la métamorphose annoncée d’Hypatie en sainte Catherine, la fin de Rome constamment pressentie dans Sidoine) rompent les barrières temporelles en ouvrant sur l’avenir, conduisant à une déshistoricisation qui permet de « franchi[r] sans escale le temps comme on franchit une porte et l’espace comme on va en avion » (J, 64). Une telle dislocation du temps, qui tantôt progresse par bonds, tantôt s’abolit sous la pression du présent de la narration (narration du lion dans Jérôme notamment, ou encore celle qui, littéralement, émane des vitraux de la cathédrale de Clermont-Ferrand dans Sidoine [S, 93-122]), est, bien sûr, assez étonnante dans le roman bio-historique. Mais elle ne saurait en aucun cas, chez Marcel, relever du hasard : les procédés abondent, nous le verrons, qui ont pour résultat d’instaurer une narration quasi synchronique (Sidoine), en boucle (Hypatie), plus paradigmatique que syntagmatique, générée presque autant par le déploiement d’espaces bidimensionnels (tableaux, vitraux, miroirs : des vignettes animées) que par le déroulement de la diégèse. Ce que nous voulons envisager d’abord, c’est l’effet du relatif écrasement des perspectives spatiale et temporelle [13] sur la lecture de l’histoire proposée dans le Triptyque des temps perdus. Doit-on voir ces récits bio-historiques essentiellement comme un discours du révolu, du temps perdu, ou y chercher au contraire, à travers les divers brouillages, un discours sur la modernité ?

La narration « écrasée », en « à-plat », qui tend, comme le note Jean Bessière à propos du « roman de l’homme illustre [14] », à « rapporte[r] explicitement l’écriture romanesque à des formes narratives archaïques ou caduques — almanach, exemple, légende, commentaire [15] », peut évidemment renvoyer à l’époque même de la diégèse, frontière indécise entre l’Antiquité et le Moyen Âge. Mais elle pourrait aussi être assimilée à ces formes d’art populaire ou industriel, chromos, images d’Épinal, caricatures, etc., qui constituent l’une des inspirations de la modernité esthétique depuis Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud et Édouard Manet. Cela ne veut pas dire que Marcel se réfère nommément à la modernité baudelairienne ; il en retrouve toutefois certains accents afin de présentifier le passé, d’en faire une « matrice du présent [16] », étant entendu que l’une des caractéristiques de ladite modernité est précisément de segmenter l’histoire en tranches d’actualité successives [17]. C’est ainsi que derrière une écriture parfois archaïsante, qui a l’air de pasticher un ou des styles d’époque et donc de vouloir « figer » le passé — surtout dans Hypatie —, se profile une conception beaucoup plus labile du temps et de la narration qui débouche sur des bouleversements de la chronologie et du point de vue, ou sur des tentatives de neutralisation de la temporalité et de la perspective narrative.

La modernité depuis Baudelaire ne se résume pas, tant s’en faut, à quelques procédés [18] ; elle développe aussi une thématique complexe opposant les figures du classique, du romantique et du moderne, de l’ancien et du nouveau, de l’éternel et du transitoire, du progrès et de la décadence. Sous ce rapport, la modernité du roman historique ou bio-historique se révèle pour le moins problématique, tant l’esthétique post-baudelairienne apparaît tournée vers la saisie de la vie moderne et de l’homme des foules à l’ère de la révolution industrielle (et des révolutions tout court). Mais il ne faudrait pas oublier que Baudelaire est amateur de formes classiques et que Flaubert est l’auteur de Salammbô, d’Hérodiade et de La légende de saint Julien l’hospitalier. En fait, l’un des grands paradoxes de la modernité, comme le souligne Peter Bürger, réside en ceci que, refusant « toute imitation des modèles littéraires classiques[,] il lui faut admettre que les oeuvres modernes qui s’ouvrent totalement à la réalité contemporaine ont peu de chances de durer [19] ». L’élection de l’actuel fait aussitôt le lit du démodé, malgré le parti pris concurrent, et héroïque, pour « l’éternel et l’immuable [20] ». La modernité est en somme une idée paradoxale, une critique du progrès qui prend la forme d’« un progrès vers la fin du monde [21] ». Esclave du temps, mais désireuse de sortir de l’histoire par une échappée vers l’éternel, elle est désespérée, mélancolique : une condamnation.

Cela étant, comment le Triptyque des temps perdus illustre-t-il, sur le plan thématique, l’avènement de la modernité et sa catastrophe appréhendée ? Peut-être, au premier chef, en se saisissant de l’histoire dans la perspective de sa fin et de son dépassement. Rome ayant été, pour les protagonistes des trois romans aussi bien que pour les citoyens de l’empire, « presque un concept permanent de la pensée […], une métaphore centrale », il s’ensuit en effet que « toute leur construction s’effondre avec la chute de cette image [22] ». C’est sans doute Sidoine qui, chez Marcel, incarne le mieux le prototype de l’artiste « de fin d’époque », sa mélancolie, son acquiescement au nouveau en même temps que sa nostalgie d’une gloire perdue. Poète latin des Gaules ayant vécu entre 431 et 486, il a été préfet de Rome et évêque de Lyon. Incapable de résister au plaisir et à la vanité de composer des vers, il aura chanté les personnages les plus divers, empereurs romains assassinés, usurpateurs criminels, chefs barbares, accompagnant le cours imprévisible de l’histoire tout en déplorant la fin de l’« âge de la sécurité [23] ». En clair, Sidoine ne se trouve pas à la bonne place dans l’histoire, ou plutôt il est dans la mauvaise histoire, venu trop tard dans un monde trop vieux. Épris de grandeur, pénétré de ce qu’il estime être sa mission — permettre aux ultimes lueurs de l’esprit romain de rayonner encore —, il est forcé de se conduire en girouette pathétique et ridicule, ne trouvant à employer son talent qu’à condition de le prostituer. La « fameuse fête chez Myron » (S, 187-218), où est décrite une joute poétique dont Sidoine sort vainqueur, donne une image absolument loufoque d’une poésie devenue pur jeu et stérile virtuosité, alors que le rêve du poète avait été de perpétuer « le grand souffle sacré qui ne devait pas périr » (S, 153) :

Son stylet plus qu’allègre n’avait, depuis, cessé de dessiner sur des tablettes sans nombre les visages rêvés d’un univers impossible ; ces masques demeuraient ses chimères, vites fondues dans la cire, vite effacées dans le temps. Sidoine recommençait, obstiné, de composer un songe qui ne vivrait cependant que pour lui. De tous côtés passaient, dans leur chevauchée fantastique, Bêtise et Cruauté. Du choc de leur rencontre, parfois, s’élevait une plainte au milieu des ferrailles : c’était une corde de plus de la lyre d’Orphée qui venait de se casser. Il n’eut plus bientôt que le vent pour entonner son chant absurde.

S, 154

Être hybride, de culture romaine et chrétienne, Sidoine appartient autant à ce qui se termine qu’à ce qui commence : son pragmatisme est bien accordé aux temps nouveaux. Il ne parvient pourtant à s’identifier qu’à ce qui finit : à la Rome de la haute époque. On peut donc dire qu’il est un « classique », même si sa pratique de l’écriture — et de la politique — doit passer par les divers syncrétismes du présent. Par ailleurs, à titre d’évêque, ce qu’il espère réellement sauver, c’est l’héritage romain en tant qu’il se prolonge et s’épanouit dans la chrétienté, son vecteur dans le monde qui commence [24] ; par là, il est un moderne, mais un moderne involontaire, qui refuse de voir la modernité qui s’érige sur les ruines de Rome ou qui en est tout simplement incapable. Plongé dans une période de transition historique, il n’a aucun moyen de discerner ce qui, de l’ordre ancien, a des chances de perdurer ; il ne peut donc qu’éprouver la contingence du présent, ce qui constitue également, Baudelaire et Flaubert nous l’ont appris et Sartre l’a confirmé dans ses biographies consacrées à ces deux écrivains [25], une expérience fondamentale de la modernité.

À l’exception peut-être de Jérôme, les personnages choisis par Marcel sont des figures historiques qui ne font pas l’histoire, qui ont glissé dans ses marges. Hypatie, martyre du paganisme aussi bien que du savoir hellène, se réincarne toutefois, par une singulière vengeance ou ironie de l’histoire orchestrée par son fidèle secrétaire Palladas, en sainte Catherine, image de la beauté et de la sagesse chrétiennes. Ainsi se trouvent vérifiés, fictionnellement tout au moins, les propos de Synésios à Hypatie : « Nos dieux ne sont point morts, Hypatie, ils ne vont point non plus mourir. Ils ont seulement un peu vieilli et sommeillent désormais au sein d’une aventure éternelle plus grande et plus vaste qu’eux » (H, 75). À lire les trois romans, on est forcé de voir que la fin n’est pas la fin, ou alors que tout n’est que le commencement de la fin. Tant et si bien que les pôles de l’antique et du moderne semblent, dans le Triptyque des temps perdus, devoir sans cesse se renverser, l’image du ruban de Moebius s’imposant comme figuration particulièrement juste d’un tel renversement.

Formes de la modernité

Jusqu’ici, nous avons envisagé la prise en charge du questionnement sur la modernité par le roman bio-historique. Or un tel questionnement, en retour, (re)travaille, au sein du Triptyque, ce genre réputé dépassé. Autrement dit, Jean Marcel donne littéralement forme à une certaine pensée sur la modernité et, du coup, renouvelle le roman bio-historique. Il s’agit donc d’observer quelles incidences romanesques concrètes peut avoir le travail sur la forme, en considération de la théorie et de la pratique modernes du roman bio-historique, sur les plans documentaire, énonciatif et narratif.

Une mémoire archéologique — le document

De tous les questionnements angoissés qui terrassent les esprits de la modernité, celui de la mémoire n’est pas le moindre. Comme le dit Jean Marcel lui-même, « [i]l y a au xxe siècle un phénomène nouveau par rapport à ces époques lointaines, c’est la stérilisation de la mémoire. Jamais nous n’avons su autant de choses, d’un point de vue savant, sur le passé, mais jamais la culture n’a été aussi vide de mémoire [26] ». Cette mémoire inquiète [27] est évidemment liée au paradoxe de la modernité qui nous préoccupe particulièrement : le sentiment de la décadence, de la fin, la pensée eschatologique induisent l’urgence de conserver des reliques et des souvenirs de l’ancien monde.

La mémoire inquiète paraît déterminer en grande partie la construction romanesque du Triptyque des temps perdus. En entrevue, Jean Marcel confirme ce « passage à la forme » : « Je trouve tout simplement que cette question de la mémoire est importante et j’essaie de lui donner une forme romanesque [28]. » Celle-ci, qui pourrait être qualifiée de sur-documentée, semble se manifester de deux manières concomitantes : par l’érudition et par la mise en relief du document et de la recherche.

Dès la sortie du premier tome de la trilogie, tous les critiques (journalistes comme universitaires) ont remarqué l’étendue de la recherche et de la connaissance historique que sous-tend une telle entreprise bio-romanesque. Certains, comme Annick Andrès, ont même reproché à Marcel sa « surcharge historique » : « Tout se passe en effet comme si, par moments, l’auteur n’avait pas su se résoudre à laisser tomber des pans entiers de ses recherches au profit d’une ligne directrice plus dépouillée [29]. » S’il est vrai que, traditionnellement, le roman historique « tire son authenticité de la connaissance encyclopédique de son auteur [30] », il n’en demeure pas moins que cette connaissance doit être assujettie à certaines normes de l’écriture romanesque : cohérence, continuité, dépouillement, etc. C’est justement là que l’érudition de Marcel pose problème : elle n’est pas annexée ou antérieure au roman ; elle le compose littéralement, dans tous les sens du terme. Il n’y a qu’à ouvrir un des trois livres de Marcel à n’importe quelle page pour voir apparaître une véritable mosaïque de noms de villes, de livres, de groupes ou de personnages historiques.

Parfois, les « intertextes documentaires [31] » constituent ni plus ni moins que des retranscriptions de l’original. Par exemple, cette phrase de Jérôme, « Ne me provoquez pas, je suis vieux, mais attention ! », Marcel dit l’avoir « pigé[e] […] dans une lettre réelle écrite à Augustin [32] ». De même pour l’adresse de la lettre de Synésios à Hypatie : « ”Ma soeur, ma mère, ma maîtresse…” C’est très exactement tiré de l’original grec [33]. » À un niveau plus macroscopique, la composition épistolaire d’Hypatie fait aussi ressortir le document. En fait, dans ce cas, toute l’oeuvre revêt l’apparence du document historique. Marcel va jusqu’à indiquer des lacunes, des trous dans le texte à l’aide de crochets et de points de suspension ou de notes en italique qui renforcent l’effet d’authenticité documentaire : « [— mot illisible dans le manuscrit] » (H, 43). En somme, tout le Triptyque porte les traces des recherches de Marcel, tant dans les livres que sur le terrain : « [Jean Marcel] a manifestement lu les cinq tomes des Lettres du saint [Jérôme] dans la collection Guillaume Budé, et il a visité d’innombrables musées pour interviewer son lion », remarque Jean-Paul Desbiens [34]. Ces musées, Marcel en fait littéralement l’inventaire dans Jérôme : « cet autre [tableau] encore à Cracovie, ou à Paris, à Seattle et Sarasota, à Princeton, à Londres, au Paso » (J, 28) [35]. Le texte comme tissu ne peut trouver expression plus juste que dans le Triptyque : les divers matériaux et les traces heuristiques, toujours apparents, se filent, se croisent, se chevauchent et se recoupent, et s’il en ressort une unité finale, elle ne peut être que protéiforme, métissée, texturée.

La question du document est au centre de la définition du roman bio-historique. Pour Jean Bessière, « inévitablement mimétique, le roman biographique et historique […] transcrit le document [36] ». Des Mémoires d’Hadrien, Rémy Poignault vante « l’alchimie verbale d’un écrivain qui réussit à intégrer dans son oeuvre des sources innombrables sans qu’il y paraisse et qui fait pleinement acte créateur jusque dans sa fidélité aux textes originels [37] ». Tadeusz Bujnicki, pour sa part, croit que « [l]a présence du document provoque dans le roman une tension idéologique, cognitive et esthétique [38] ». À l’encontre de la tradition, Jean Marcel choisit de conserver et même d’accentuer cette tension lors de la (re)transcription du document, sans procéder à une illusoire « alchimie verbale ». En montrant ostensiblement la recherche, la documentation et l’érudition, il permet au roman historique d’échapper au préjugé tenace qui en fait un sous-genre trop populaire, trop peu « littéraire [39] », trop anecdotique et, paradoxalement, trop généralisant [40].

Ainsi, la mémoire inquiète que partage Marcel avec ses contemporains lui aura permis, en fin de compte, de rehausser la pertinence du genre même du roman bio-historique — car, dès lors, celui-ci est à même de porter un regard averti sur l’histoire. La mémoire incertaine de la modernité se trouve compensée par la mémoire archéologique — mémoire d’archive, originelle, profonde et lointaine — du roman bio-historique moderne. Solution dangereuse, sans doute : le document, l’archive, tout écrit même, on le sait, est un pharmakon, c’est-à-dire une prothèse à la mémoire, un faux remède à l’oubli [41]. Mais l’apport de la mémoire archéologique ne se situe pas là : elle ne fait pas taire l’angoisse moderne, mais elle renouvelle le roman bio-historique, ce qui est déjà beaucoup !

Polyphonie autour d’un individu — l’énonciation

La sur-documentation pourrait également apparaître comme un moyen dont use Marcel pour fonder en droit l’énonciation romanesque. La modernité étant affectée par une angoisse de la prise de parole, l’écrivain, l’historien ou le biographe modernes (ou les trois en un, ce qu’est Marcel) doutent de leur propre autorité à énoncer des discours. Mais dire que le document fonde l’autorité de Marcel, sans plus, serait un peu court. Nous venons de voir que c’est sur le terrain de la forme qu’agit la mémoire archéologique, et le doute sur l’autorité semble davantage travailler un autre plan formel que celui de la documentation, à savoir l’énonciation.

En effet, Marcel décide encore une fois de jouer du questionnement, de l’angoisse plutôt que de les cacher sous la patine d’un style romanesque classique. Puisque l’autorité fait problème et que la parole vient de partout à la fois (et non plus d’un savant), l’écrivain-biographe adopte une forme énonciative diffractée qui se traduit différemment dans chacun des trois tomes du Triptyque.

Dans Hypatie, c’est le genre épistolaire qui prend en charge cette diffraction. La lettre, dans sa « séduisante souplesse [42] », maintient une certaine ambiguïté énonciative, particulièrement en contexte romanesque. Les lettres d’Hypatie se situent au seuil du premier et du deuxième niveaux de diégèse : elles sont et font l’histoire principale, mais se trouvent en même temps comme détachées du fond, détachées d’une première énonciation qui les sélectionne et les ordonne. C’est, entre autres, ce qui distingue la lettre de roman des autres formes de récit autobiographique : tour à tour locuteur et allocutaire, sujet et objet, son énonciateur n’est pas qu’un je ou un tu ; il est aussi un il, ou plutôt un elle, en l’occurrence. L’Hypatie de Marcel se trouve dans la même situation que l’Hadrien de Yourcenar : « Ici, “Un autre est Je”, un autre, il-Hadrien, devient Je [43]. »

Plus singulière encore est l’énonciation du Jérôme. Ici, il n’y a qu’un narrateur, mais pas n’importe lequel : c’est un lion ! en l’occurrence le lion qui accompagne Jérôme dans presque tous les tableaux qui lui sont consacrés [44] ; et c’est de ces lieux d’énonciation multiples qu’il guide le récit. Le 17 juillet 1989 (J, 163), il entreprend d’écrire une sorte de Vie de saint Jérôme, se faisant ainsi hagiographe, comme son maître. « J’étais dix, j’étais cent, bientôt mille, le temps tournait dans ma tête, l’espace se multipliait, je ne sus plus où j’étais, je ne sus plus même qui j’étais » (J, 27). Cette dispersion, cette diffraction dans l’espace provoque une indétermination énonciative qui reconduit la question (insoluble ?) de l’autorité sur le terrain de la forme romanesque. Qui plus est, étant incluse dans un second niveau de représentation — les tableaux —, l’énonciation participe d’une mise en abyme qui jette un flou sur le pouvoir mimétique du roman bio-historique.

Dans Sidoine enfin, la diffraction procède du même type d’écart temporel entre l’énoncé et l’énonciation que dans Jérôme et Hypatie. Mais ici, l’écart s’exprime par le nous actualisant, dont voici un exemple : « La langue latine n’avait point de vocable pour désigner ce que nous appelons culture » (S, 76). De toute évidence, ce nous englobe les lecteurs et transpose le récit dans une contemporanéité tout en maintenant l’écart temporel entre l’énoncé et l’énonciation. Il alimente la scission entre l’auteur (et ses lecteurs) et les biographés. Par ailleurs, Marcel a recours dans Sidoine à un autre procédé de mise en abyme énonciative : il s’agit du miroir de Ragnahilde, la belle épouse du chef des barbares, Euric. Sidoine a composé quatre vers laudatifs afin qu’ils soient inscrits sur ce miroir ; « ainsi ensorcelé, prisonnier du miroir par la louange qu’il avait consenti d’y laisser graver, [il] montrait enfin son âme aux seuls yeux de son ère qui fussent dignes de la voir, comme si la beauté seule avait accès à tant de mystère » (S, 166). Le miroir devient une fenêtre sur la vie de Sidoine, un relais par lequel le narrateur (nous) prétend accéder à l’homme. Ce narrateur implore le miroir de lui parler, de dire la vie de Sidoine : « Miroir du temps, nous diras-tu enfin, par la splendeur des yeux de Ragnahilde, ce que fut l’étrange destinée de Caius Sollius Modestus Sidonius Apollinaris ? » (S, 166) Si le miroir du temps peut prendre et donner la parole, c’est qu’il est, plus que tout autre objet ou personne, autorisé. Il porte la signature de Sidoine, sa griffe, son autographe, c’est-à-dire sa poésie. Cette stratégie énonciative très habile tire l’oeuvre de Marcel du côté de la dialectique entre l’authentique (le logos, la parole autorisée) et le sur-fait, le sur-représenté, le tain du miroir et les yeux de Ragnahilde qui ne peuvent que déformer l’histoire et la vie de Sidoine.

Un enchevêtrement des pronoms personnels (la lettre dans Hypatie), des je multiples inclus dans un deuxième niveau de représentation (le lion dans Jérôme), un écart temporel entre l’énoncé et l’énonciation nécessitant un relais représentatif générateur d’une mise en abyme (le miroir dans Sidoine) : toutes ces stratégies semblent pouvoir se résumer à une notion, la polyphonie. Trop souvent, le roman historique a été perçu comme étant le fait d’une voix unique : celle d’un seul savant, d’un seul écrivain, qui communique un seul point de vue — le sien bien sûr — sur l’histoire [45]. Si déjà le roman historique souffrait d’un certain monologisme, le roman bio-historique ne pouvait qu’empirer la tendance ou le préjugé. Dans sa relation à l’histoire, la biographie se voit souvent reprocher de ne pouvoir quitter l’individuel, l’anecdotique, sans possibilité d’embrasser une époque historique dans son entièreté. C’est la vue d’ensemble que rétablit Marcel avec cette polyphonie, ces voix diverses et ces points de vue multiples sur l’individu ; s’il y a focalisation sur un individu, c’est cette focalisation qui sera multiple, semble se dire l’auteur. Avec la polyphonie, le roman bio-historique amorce un passage du monologique au dialogique — réel dialogue avec l’histoire, avec les lecteurs, avec les biographés, et dialogue romanesque, poétique, dans la diégèse [46].

(Im)posture historique — la narration

La réappropriation de l’histoire et de ses acteurs à laquelle procède Marcel, qui se traduit de façon générale par la détermination réciproque d’un questionnement sur la modernité et de la construction romanesque, tend à procéder à une scission lucide entre récit et histoire, révélant du même coup une manifestation contemporaine : l’angoisse de l’historicité, et a fortiori, de l’avenir. Dans le Triptyque, cette angoisse semble se manifester par une forme narrative déshistorisée, qui s’élabore sur un double plan polychronique [47] et synchronique.

Les récits bio-historiques de Marcel embrassent un espace-temps immense dont l’épicentre est non pas l’événement narré, mais bien l’événement narratif. Cette focalisation, cette « prédominance du lieu de l’énonciation [48] », génère un mouvement de balancier comparable à celui que relève Falardeau chez Anne Hébert : « Le présent a fortement réinterprété le passé ; et le passé, dans un perpétuel mouvement d’aller-retour, a réinterprété le présent [49]. » Les narrateurs de Marcel ne sont pas limités par la temporalité. Insérés dans une époque tendue entre le début et la fin, l’archè et le telos, les événements racontés se trouvent temporellement déshiérarchisés par le biais des impostures narratives que dévoile l’écrivain-biographe. En effet, deux des trois tomes de la trilogie sont le théâtre du dévoilement d’une imposture (attestée ou non) [50]. D’un tel dévoilement naît une posture (sans jeu de mots) narrative nouvelle dans le champ du roman bio-historique. Dans Hypatie, l’imposture passe par l’hypothèse, que Marcel emprunte à certains théologiens, voulant que sa biographée et sainte Catherine d’Alexandrie soient une seule et même personne. L’insertion d’une lettre d’un moine bollandiste, datée du 5 juin 1967, qui apparaît dans le récit tout de suite après un échange épistolaire entre Hypatie et Synésios de Cyrène, marque une pause singulière dans le récit. Après nous avoir mis en contact avec les inquiétudes légitimes des derniers adeptes du paganisme, la narration nous transporte près de quinze siècles plus tard pour nous relater les « faits » répertoriés de la vie de sainte Catherine, dont la légende a grandi au fil des siècles ; le lien entre les deux femmes n’est toutefois pas immédiatement établi. Un nouveau retour en arrière, avec le manuscrit-confession de Palladas qui compose le dernier chapitre, va pourtant mettre au jour la fausseté de l’archive première qui avait fait admettre sainte Catherine dans le panthéon des martyrs chrétiens. Cette boucle, qui fait passer le récit de l’époque d’Hypatie à une époque presque contemporaine, et vice versa, et qui conjoint harmonieusement les divers temps, laisse transparaître les « tensions dialectiques entre la “mémoire” en tant que valeur et la connaissance, entre le temps fermé du passé et sa présence dans le présent (ce que Hegel appelle “anachronisme nécessaire”) [51] ». L’imposture historique que relève Marcel infléchit ainsi le partage du roman entre récit et histoire, et, partant, institue une temporalité multiple et dialectique.

Dans Sidoine, l’enquête biographique investit le récit lui-même — ce qui, pour Daniel Madelénat [52], est caractéristique du paradigme moderne de la biographie — et cet investissement requiert une posture davantage synchronique que diachronique. En effet, le narrateur contemporain nous renvoie au Clermont-Ferrand de la fin du vingtième siècle, ville connue au temps de Sidoine sous le nom d’Augustonemetum, dans une cathédrale consacrée à sainte Catherine, qui « rappelle aux dévotieux initiés qu’ils se trouvent dans un lieu particulièrement propice aux impostures » (S, 94). L’édifice présente des vitraux qui, au dire du conservateur du lieu, représenteraient Austremoine, ancien évêque de l’endroit. Mais, selon le narrateur qui expose ses preuves de long en large, substituant l’analyse (synchronique) au récit (diachronique), c’est plutôt Sidoine qu’on y retrouve à différents moments de sa vie. Pourtant,

[…] si vous vous avisez d’interroger le conservateur du lieu, ou l’érudit abbé qui a passé sa vie sur l’histoire de la cathédrale, pour leur demander s’il n’y aurait pas, dans ce lieu qui fut après tout le sien, quelque souvenir de Sidoine Apollinaire, on vous répondra affablement qu’il n’y en a pas, que seul dans la ville un lycée à son nom garde quelque mémoire de celui que tout oublie.

S, 95-96

Si Marcel montre un goût si particulier pour la faille, pour l’erreur historique, c’est d’abord parce que ses découvertes lui permettent de transposer la narration dans un registre anhistorique. En « revisitant » (au sens concret comme abstrait) la mémoire du biographé, en racontant la faille mnémonique plutôt que l’histoire en soi, Marcel introduit une forme narrative novatrice, plus enquête ou essai qu’histoire par moments, forme où la vie, son déroulement et sa mise en fiction se jouent dans l’espace de la pensée, de l’indice et de la logique plutôt que dans celui de la chronologie événementielle. De pluralité en neutralisation du temps, le Triptyque sonne le glas de la vie et de l’histoire saisies dans un « module existentiel [et événementiel] fondamental [53] ». Avec Jean Marcel, la fin de l’histoire (et l’histoire de la fin) hégélienne investit (sans l’accaparer encore complètement) le roman bio-historique : « Chez Hegel, l’histoire est destinée à finir, pour laisser place à la synchronicité [54]. » Les domaines de la biographie et de l’histoire sont cependant les deux derniers endroits où l’on attendait la synchronicité.

Conclusion

Que le Triptyque des temps perdus dise quelque chose de notre époque et qu’il le fasse dans des formes qui, sous une patine plus ou moins « antiquisante », présentent certaines aspérités et difficultés qui constituent le plaisir moderne de lecture, c’est ce que confirme le succès critique et public qu’ont obtenu les trois romans de Jean Marcel (et spécialement le premier). Cela étant entendu, nous aimerions, pour terminer, revenir sur les enjeux que soulève la trilogie en ce qui concerne l’écriture et la littérarisation de la biographie. Si Hypatie, dans la foulée de nombreuses fictions biographiques publiées depuis une vingtaine d’années, s’engouffre dans les « trous » de la vie du personnage pour étoffer et accréditer l’imposture historique au principe de la métamorphose d’une philosophe païenne en sainte chrétienne, Jérôme et Sidoine, en revanche, ne dévient pas trop de l’histoire officielle ; leur dimension novatrice se situe ailleurs. Le caractère sur-documenté et la volonté de laisser l’archive apparente (comme on conserverait les échafaudages sur un bâtiment terminé) les caractérisent tout spécialement ; la mise au premier plan de la narration comme événement, le surlignage de l’origine du récit vont dans le même sens — le biographe « de stricte observance » préférant plutôt s’effacer derrière le récit nu de l’existence du biographé.

Dans Jérôme, plus spécialement, l’usure du monde, de Rome, des formes et des langues, est combattue par toutes sortes de « traductions », tant sur le plan thématique que formel. La biographie fonctionne ainsi sur le mode général de la conversion : conversion de l’archaïque et rude parole divine dans le latin élégant et tonitruant de Jérôme, conversion culturelle de l’Antiquité dans la chrétienté, du point de vue de la diégèse ; conversion, en ce qui a trait à la forme, des images fixes de saint Jérôme et de son lion en autant de matrices d’une narration qui isole les épisodes déterminants d’une longue existence, qui les développe en irradiant dans diverses directions (comme on passe à l’arrière-plan ou aux bords d’une image) et qui retrouve, par un procédé qui peut paraître très original, les usages des légendiers et autres conteurs médiévaux. On discerne une semblable façon de faire dans Sidoine, quoique sur une base plus localisée. Dans ce dernier roman, c’est la continuité du récit biographique qui se voit soumise à la plus grande pression : non seulement le récit est bouleversé par de nombreuses anachronies narratives, mais il est souvent interrompu par de longs segments non narratifs qui renvoient à l’essai. Bien sûr, l’aspect non fictif de l’histoire du personnage réel de Sidoine est propice à l’insertion d’un autre genre libre et non fictif ; et les biographies oscillent, pour ainsi dire par définition, entre narration et argumentation, récit et essai. Mais Sidoine pousse très loin cette hybridation : des passages entiers, parfois renvoyés au présent de l’énonciation (par des formules telles que « de nos jours » [S, 43]), constituent de véritables essais autonomes, comme le développement sur les diverses variétés de barbares (S, 42-52) ou l’histoire des empereurs de la décadence (S, 167-180) ; mais au sein de récits qui entremêlent plusieurs lieux et époques, comme celui qui procède de l’observation des vitraux de la cathédrale de Clermont-Ferrand, on n’est jamais éloigné de l’essai, qui se déploie en l’occurrence sous la forme d’une rectification assez systématique d’erreurs historiques.

Ainsi, par divers procédés, les biographies historiques et romanesques de Marcel croisent les préoccupations de certaines fictions herméneutiques contemporaines, c’est-à-dire largement non narratives. Sous le couvert d’un genre on ne peut plus traditionnel, elles se trouvent à produire des effets de savoir et des expérimentations cognitives qu’on ne leur attribuerait pas a priori.