Chroniques : Féminismes

Brandir le poing ou réécrire le monde[Notice]

  • Lucie Joubert

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  • Lucie Joubert
    Université d’Ottawa

Il existe de multiples façons d’affirmer et d’afficher ses convictions ; quand on est femme, les possibilités, toujours nombreuses certes, se heurtent cependant à la nécessité de préciser sa position face au féminisme. Alors qu’on ne penserait jamais exiger d’un homme qu’il décide s’il est masculiniste ou non, la femme qui prend la parole ou la plume ne peut longtemps esquiver la question : soit on la lui pose, soit elle se la pose à elle-même. Ce besoin de déterminer d’où le texte parle a longtemps nourri les discussions — chez les femmes surtout — autour des concepts d’écriture au féminin, d’écriture de femmes et d’écriture féministe. Au moment où l’on croyait avoir épuisé le sujet ou que le sujet s’était épuisé de lui-même, voilà que trois ouvrages, par l’immense écart qui les sépare à cet égard, le relancent, involontairement sans doute, mais avec une acuité telle qu’il faut bien en déduire qu’il mérite à nouveau notre attention. L’essai posthume de Francine Péotti, L’indignation comme mode de vie , ne laisse aucun doute sur l’engagement de son auteure. L’ouvrage, qui a suscité peu de réaction chez la critique littéraire, a pourtant de quoi étonner autant par ses propos que par le style délicieusement hirsute qui les porte. Péotti, qui réclame le droit de passer sa vie indignée, assène à son lecteur une enfilade de courts textes tonitruants qui prennent à partie les travers d’une société dure pour ses marginaux ou ses laissés-pour-compte : « Aussitôt qu’on s’est appliqué à apprendre l’alphabet à la foule — aux simples —, on s’est hâté de créer 10 000 mots nouveaux qui nous assureront le pouvoir et qu’ils — les simples — ne comprendront pas. » (114) Même parole lapidaire devant le non-sens du quotidien : Péotti ne craint pas, dans ces textes qui houspillent tout un chacun, de passer pour une vieille malcommode. Au contraire, dirait-on. Au plaisir de la plume se mêle celui d’acculer l’interlocuteur au pied d’un mur aux aspérités inconfortables, comme dans le texte « L’heureux tour d’âge » : On trouvera peut-être que Péotti exagère le malaise d’autrui devant la ménopause : Clémence Desrochers n’a-t-elle pas dédramatisé (et même revampé !) le sujet avec ses spectacles J’ai show et De retour après la méno-pause ? C’est oublier que les textes qui forment cet essai s’échelonnent sur une vingtaine d’années et que la réflexion qui les sous-tend a pris racine au début des années quatre-vingt ; la relecture des différents combats qui ont émaillé les revendications féministes permet aujourd’hui, intérêt additionnel de l’ouvrage, de prendre la mesure de certains changements fondamentaux de mentalité dans la perception de la condition féminine. Péotti provoque, en rajoute : « La femme est mise à terre, fichée comme un paratonnerre dès l’adolescence par ce filet de sang qui s’échappe d’elle, liée à la terre par un fluide qui y retourne, déchet fécondant. Ce que l’homme perd est d’abord fécondant. On ne dit pas qu’il le perd, on dit qu’il le donne. Et ce n’est paraît-il un déchet qu’une fois utilisé. Nuance au crayon bleu foncé » (32). Cette prose vigoureuse et sans concession réveillera chez les féministes des années soixante-dix (dont je suis) la nostalgie d’une parole résistante, délicieusement revancharde, qui rappelle les luttes mais aussi la connivence et la délinquance des mouvements collectifs de femmes. La voix de Péotti raisonne, semonce et dénonce ; comme un joyeux anachronisme dans un monde qui repose sur le consensus, elle risque fort de réveiller la dame indigne et indignée qui sommeille en chaque femme… Dans le même esprit, les coups de gueule d’Hélène Pedneault n’accusent aucune …

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