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Les secrets de la Sphinxe [1] est le premier livre entièrement consacré à l’oeuvre d’Anne-Marie Alonzo — et il restera le seul publié du vivant de l’auteure, décédée en juin 2005. L’importance de l’écrivaine avait tout de même été reconnue par l’institution littéraire, puisque des revues — dont Voix et Images, en 1994 [2] — avaient déjà consacré des dossiers à son travail. Ce recueil collectif vient donc à la fois combler un vide, poser les assises de la critique alonzienne et en circonscrire les balises.

Même ceux et celles qui ne sont pas familiers avec son oeuvre connaissent l’activité d’Alonzo dans le champ littéraire ; celle-ci fut écrivaine (elle a publié son premier texte littéraire, Geste, en 1979, aux Éditions des femmes), éditrice (aux Éditions Trois, à la revue Trois), et animatrice d’un festival littéraire se tenant à Laval au mois d’août de chaque année (Festival de Trois), sans compter qu’elle a longtemps exercé la critique littéraire (notamment à La Vie en rose et à La Nouvelle Barre du jour). Ses textes commandent une lecture avisée et volontaire, la classant parmi les écrivains de la sphère restreinte. En effet, son écriture est défamiliarisante (André Brochu parle d’un « langage déroutant » [89]), les énoncés fuyant le modèle phrastique du « bon usage ». Ce bref portrait nous en convainc : Les secrets de la Sphinxe était nécessaire.

Deux textes-témoignages ouvrent le recueil. D’abord celui d’Hélène Cixous, puis celui de Catherine Mavrikakis. La première, sous le titre « Appels », souligne le paradoxe entre la condition d’immobilité à laquelle est condamnée l’écrivaine et le caractère mobile et fluide de son écriture et de sa pensée. Ainsi vue, l’impossibilité du mouvement serait le moteur même de la création et de l’écriture : « Elle invente la marche sur papier, sur le papier ça marche ça grimpe, grave, marque. » (17) L’écrivaine est sculpture, son texte est Geste ; il donne ainsi à déchiffrer « la lecture du corps » (18). Ce motif de la marche (tout comme celui de la sculpture) figure aussi dans le texte de Mavrikakis, où le rire se fait joyeusement entendre. Dans un rêve, celle-ci prévient l’autre : « Tu ne devrais plus marcher encore sur les eaux, il te faut arrêter les miracles, cela chuchote derrière nous, il y a comme un murmure, […] tu dois faire attention. » (19) La marche-écriture s’avère ici un pouvoir transcendantal — l’écriture étant le médium permettant de dépasser l’immobilité, et les lettres, le meilleur moyen de rejoindre l’autre par-delà l’espace, à défaut de le rejoindre physiquement. En ce sens, l’écriture est indéniablement salvatrice. Mavrikakis rapporte qu’elle a réellement été atteinte par les mots d’Alonzo : la lectrice qu’elle a d’abord été, avant de devenir son amie, a reconnu en elle celle qui écrivait « au nom de toutes les [s]iennes » (20).

Un texte d’Alonzo, « Le jardin d’Héliane », précède les analyses critiques. Placé sous le signe de la mère — de sa disparition —, ce texte parle de vie et mort du livre. Un ouvrage se vit d’abord au jardin, parmi les fleurs et le chat — tous deux nommés bonheur —, puis il s’écrit, et enfin il revient au jardin où on le lit (« Entre le livre et moi, entre mon livre et moi s’installera alors bien confortablement le nouveau lecteur la nouvelle lectrice dans sa chaise longue au fond du jardin où le livre mon livre naît pour la première fois » [28]). Par-delà les mots et les végétaux, l’écriture et la lecture font communion dans le bonheur de vivre. Cet inédit est suivi d’un entretien que l’auteure accordait à Janine Ricouart en 2002, dans lequel elle aborde la genèse de certains de ses livres.

Les diverses études critiques dressent un portrait de l’écriture d’Alonzo, qui repose en grande partie sur l’écriture elle-même, le soi, la révélation de la vulnérabilité que ce regard introspectif entraîne, même lorsque porté sur l’autre, le dialogue qui s’ouvre avec sa présence et la richesse qu’il constitue, puisque cet autre est destinataire du récit de soi. Lucie Lequin fait ressortir à quel point l’écriture est constitutive du sujet. L’oeuvre d’Alonzo interprète le soi, c’est-à-dire une écriture où le soi se révèle pour s’approprier et se ressaisir, tout étant toujours à refaire — à redire — à réécrire, puisque le moi est « ductile et malléable » (46), toujours à redéfinir. L’écriture ne peut offrir qu’un portrait d’un moment suggérant une cohésion ; même si ce moment est éphémère, il demeure néanmoins constitutif du sujet. À ce propos, Lequin parle d’une « détermination provisoire » (47). Bien que la dimension politique ou éthique soit souvent effacée derrière les préoccupations esthétiques des critiques, l’écriture d’Alonzo, selon Lequin, n’en demeure pas moins porteuse d’un interrogation éthique. En retraçant ce « filigrane du social » (46) qui tisserait la toile, Lequin montre que « [l]’intime et le poétique se conjuguent […] avec le politique » (47), même si cette dernière dimension est souvent implicite. Elle relève de nombreuses micro-images témoignant des préoccupations de l’auteure, sa sensibilité à l’égard de la violence, de la pauvreté et de l’identité. Ainsi, sous les thèmes plus évidents de l’intime, du pays, de l’exil et de l’écriture, Alonzo touche à la collectivité, aux problèmes sociaux et fait preuve de compassion.

On retrouve la même hypothèse (« l’écriture d’Anne-Marie Alonzo, même si elle est définie par l’introspectif et le poétique […], demeure profondément ancrée dans un contexte sociologique et historique spécifique » [58]) à l’origine de la lecture de Roseline Tremblay, mais elle émane d’un autre cadre méthodologique, la sociocritique. Tremblay se met en quête des indices menant à la reconstitution d’un « portrait de l’écrivaine dont les signes cotextuels racontent les origines et les projets » (58). Scrutant l’identité civile, l’intertextualité et le paratexte, elle suggère que la condition de « femme, immigrante, handicapée » (58) constituerait un triple appel à la création, sur cet horizon où les voix autres sont appelées, où de nouveaux sujets s’inscrivent. Ces signes identitaires contribueraient ainsi à faire passer l’écrivaine « de la réclusion de soi à l’entrée dans le monde » (57). L’écriture serait une stratégie identitaire qui permettrait de passer d’handicapée à écrivaine.

Poursuivant dans la voie identitaire, Roseanna Dufault rappelle le choix politique d’Alonzo de « représenter uniquement la voix des femmes dans son oeuvre » (67) et le situe dans une perspective lesbienne. En faisant entendre la voix désirante de la lesbienne handicapée, sujet nié « selon les constructions sociales conventionnelles » (72), Alonzo exercerait une pression forte sur l’échelle hiérarchique des identités en rétablirait leur valeur en reconnaissant et s’accaparant les droits historiquement refusés à ces sujets (lesbiens et handicapés) à travers des textes littéraires. Dufault montre que ces qualités — notamment l’identité lesbienne —, même lorsqu’elles sont passées sous silence, demeurent agissantes. « Parole audacieuse » (72), la voix qui se fait entendre là n’est pas encore reconnaissable, puisqu’on ne l’a jamais encore entendue.

Michèle Bacholle-Boskovic s’intéresse, quant à elle, au désert, motif qui renvoie aussi bien à un lieu de fuite qu’à une célébration du féminin. Le lieu de fuite n’est pas négatif, il s’avère plutôt productif ; en effet, espace ouvert, il déterritorialise l’identité, qui « tend [alors] vers un devenir » (79). La démonstration de la deuxième hypothèse, selon laquelle le désert serait « le locus de la célébration du féminin » (74), est esquissée succinctement à la fin de l’article et apparaît de ce fait moins probante.

Relayant le thème de l’immobilité, André Brochu se penche sur la façon dont Alonzo transmute sa condition en « expérience transmissible » (88) par l’écriture et exprime la souffrance en torturant la phrase : « [U]ne syntaxe violente cassera l’énoncé. » (88) Le travail alonzien consisterait à « restructurer la phrase à partir des débris de la parole mise en pièces » (89). Ce travail est ingénieux et le critique loue l’invention de l’auteure, établissant maints procédés scripturaires, notamment l’usage abondant de paragrammes. Il précise que ce travail n’a « rien à voir avec le formalisme, puisque la représentation (de l’incontournable) y est transparente » (89) et conserve une portée référentielle puisque l’« incontournable est son infirmité » (89). Seulement, l’écriture réfère à une réalité où le corps est atteint et déconstruit ; dès lors, la syntaxe d’Alonzo en adopte les blessures et « témoigne directement et en toutes lettres du soma à partir duquel l’écriture se constitue » (88), tout cela mis au service d’une communication réelle, humaine, voire concrète. En conclusion, Brochu suggère, même si l’écrivaine « a trouvé une audience naturelle auprès des femmes » (89), que son oeuvre « touche aussi tous ceux qui sont aux prises […] avec l’incontournable » (97) ; comme « celui-ci est, peu ou prou, le lot de chacun d’entre nous » (97), il indique par là sa portée universelle — ce qui nous rappelle que, pendant longtemps, on n’a pas considéré que le féminin pouvait l’être.

Carlos Seguin s’intéresse lui aussi à l’écriture du corps souffrant. Il détecte les modalités — tant physiques que psychiques — de la (nécessaire) reconfiguration du vivre affichées ou exprimées dans Geste. Celles-ci passeraient par le deuil et la re-conceptualisation identitaire du soi.

Louise Forsyth et Celita Lamar s’intéressent au caractère dramaturgique de certains textes. Forsyth postule que le langage poétique d’Alonzo comporte une grande part de théâtralité. Elle suggère que l’immobilité occupe la fonction actancielle du destinateur, dans la mesure où c’est elle qui, même absente ou inscrite négativement, « est la force matérielle et idéologique qui détermine les conditions au sein desquelles l’action dramatique a lieu » (111), qui commande l’action — voire la non-action. Ainsi, « l’action dramatique […] représente […] la lutte contre les effets de l’immobilité » (111) plutôt que l’immobilité elle-même en tant que figure positive. C’est ainsi la lutte qui est revalorisée. De son côté, se penchant sur la seule pièce de théâtre écrite par Alonzo (Une lettre rouge, orange et ocre) et sur d’autres de ses textes mis en lecture, Celita Lamar étudie la figure des « prisonnières amoureuses » (125), locution qui métaphorise la mère et la fille, puis leur relation. Il est dommage que l’auteure ne précise pas la nature des matériaux de son analyse (notes de mise en scène ? vidéos ?), qui repose en grande partie sur la dimension scénique.

Cara Gargano reprend également la question de l’immobilité, pour la mettre en rapport avec la mobilité, et s’attarde au motif de la danse dans La danse des marches. Se servant de la philosophie quantique, l’auteure appréhende l’immobilité dans un cadre dynamique. Cette posture lui permet de percevoir — et de suggérer — qu’Alonzo transforme les dualismes en dualités, notamment en unissant danse et poésie, mouvement et langage, anglais et français, corps et esprit, individu et ensemble.

Enfin, les témoignages de Lucie Joubert et de Janine Ricouart font écho à ceux présentés en ouverture et ferment le recueil. Joubert raconte joliment ses expériences de participation à deux éditions du Festival de Trois. Ricouart, adoptant un genre littéraire cher à la Sphinxe, lui écrit une lettre, mariant ses souvenirs de lecture à leurs souvenirs personnels forgés au gré des rencontres qui ont parsemé leur amitié littéraire. Elle souligne fort pertinemment la contribution d’Alonzo à la diffusion des voix d’ailleurs dans l’institution québécoise, notamment par son travail de critique littéraire.

Entre ces deux textes personnels, on trouve celui de Julie Leblanc, qui scrute les Lettres à Cassandre, recueil de lettres échangées entre Anne-Marie Alonzo et Denise Desautels où il est question de « tendresse, d’amour, d’amitié, de douleur, de souffrance, d’inquiétude et de mort » (159), de réflexions sur l’écriture bien sûr, et de considérations sur l’acte d’échange. Plus précisément, Leblanc attire notre attention sur le fait que chacune des correspondantes se dévoile en lectrice qui réfléchit sur son propre travail d’écriture. Dans cette optique, « cette correspondance peut […] être considérée comme une clé d’explication de l’oeuvre, une interprétation possible » (166). Aussi, « la valeur de l’échange épistolaire […] provient du fait qu’il nous invite à participer à une écriture en formation et à réfléchir aux présupposés formels et esthétiques qui ont veillé à l’actualisation de cet échange et qui sous-tendent toute leur production littéraire » (169).

Une riche bibliographie clôt le livre, complétant celle déjà publiée dans Voix et Images en 1994 et permettant de prendre la pleine mesure de la production de l’écrivaine : plus d’une vingtaine de livres, de nombreux textes parus dans des ouvrages collectifs, des revues et des journaux, divers articles de commande et une grande quantité de comptes rendus, parus notamment à La Vie en rose et à La Nouvelle Barre du jour.

Faisant le tour des aspects soulevés au fil du parcours de la Sphinxe, ces études font bilan ; apparaissent les thèmes dominants de l’oeuvre (l’immobilité versus le mouvement, la danse, le rapport à la mère, à l’amante, à l’autre, à l’écriture, à l’écriture du soi). Mais n’indiquent-ils pas aussi les thèmes dominants des lectures actuelles ? Peut-être nous en disent-ils plus long sur l’horizon actuel de la critique que sur l’oeuvre d’Alonzo elle-même, laquelle saura, peut-être, révéler d’autres secrets au gré du renouvellement des horizons d’attente et des générations de lecteurs ? On se dit que, probablement, la plus grande contribution d’Alonzo réside non seulement dans l’expression du scandale du corps souffrant, mais dans la recherche d’une forme adéquate, loin des styles prévus et convenus de l’expression de la douleur.