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Né en 1930, André Belleau est de la même génération que Gaston Miron, né en 1928 ; Roland Giguère, Paul-Marie Lapointe et Michel van Schendel, nés en 1929 ; Fernand Ouellette et Jean-Guy Pilon, nés en 1930 ; Gatien Lapointe, né en 1931 ; Jacques Brault, né en 1933[1]. Tous ces auteurs ont publié des recueils de poèmes. Certains romanciers québécois importants sont nés dans les mêmes années, comme Hubert Aquin, en 1929, ou Jacques Godbout, en 1933, mais les écrivains québécois marquants nés entre 1928 et 1933 sont très souvent des poètes, que l’on regroupe habituellement sous le nom de « génération de l’Hexagone », en raison de l’action déterminante de cette maison d’édition à partir de 1953.

C’est justement cette année-là qu’André Belleau commence à publier dans Le Quartier latin. Dans un des articles qu’il a signés pour ce journal étudiant de l’Université de Montréal, Belleau signale la parution de trois recueils de poèmes publiés par des étudiants de cette université, Georges Cartier, Gatien Lapointe et Jean-Guy Pilon. Belleau a dans ce texte des accents très mironiens qui montrent qu’il est déjà très proche du milieu des jeunes poètes et de leur état d’esprit. Après avoir présenté les trois recueils, il écrit que cette poésie « indique peut-être que nous sommes en marche, en train de laisser derrière nous les déserts du prêchi-prêcha et de la glose stérile pour entrer enfin dans [la] terre promise [de] l’action et [de] la création[2] ». C’est non seulement le « nous » et le ton de Miron à l’époque, mais aussi la lecture que celui-ci propose de l’apport de sa génération : « [N]ous assistons, écrit Miron dans un prospectus de l’Hexagone, à la fin de l’aliénation du poète ou l’exil de l’intérieur. La participation de plus en plus fréquente des poètes aux luttes qui nous confrontent les a révélés à eux et à leur réel[3]. » Belleau s’éloignera plus tard de la poésie dans ses propositions théoriques pour faire valoir le principe dialogique et le genre de l’essai, mais ses propositions sur la sociocritique se situeront dans le prolongement de ce que propose l’Hexagone à ses débuts. Si les sciences sociales ont beaucoup influencé la génération des poètes de l’Hexagone, ceux-ci ont aussi marqué l’approche sociale de la littérature de critiques comme Gilles Marcotte ou André Belleau. Dans ses textes théoriques ultérieurs, Belleau dénoncera la naïveté des conceptions de la littérature qui la ramènent à « un acte de communication » ; mais il insistera en même temps sur la relation entre les formes et la « topique commune » et plaidera pour une « ré-activation », par la sociocritique, de l’oeuvre comme « destination, parole, comme quelque chose faisant signe à quelqu’un[4] ». Au-delà du nationalisme littéraire, il s’agit bien du fondement du discours des débuts de l’Hexagone[5], substrat qui est aussi présent dans les premières années de la revue Liberté.

LIBERTÉ ET LA POÉSIE

Les poètes de la génération de l’Hexagone ont beaucoup pratiqué l’essai pour tenter de définir leur situation, et c’est sur ce terrain qu’ils rejoignent André Belleau à la revue Liberté, qui commence à paraître en 1959. Belleau compte parmi les fondateurs de la revue et il y restera attaché toute sa vie. L’importance de la poésie à Liberté est au départ considérable. Le sceau de l’Hexagone figure sur le premier numéro, qui comporte, en plus d’un long article de Michel van Schendel sur les rapports entre « Langage, poésie et engagement[6] », deux chroniques de poésie (l’une du même Van Schendel, l’autre de Gilles Marcotte). Par ailleurs, un texte d’appui à la grève des réalisateurs de Radio-Canada est signé par six personnes, dont cinq ont alors publié un recueil de poèmes. Après le texte liminaire où Liberté se déclare « ouverte à tous ceux qui ont quelque chose à dire[7] », le premier article du numéro est signé par Belleau. Il s’agit d’une analyse de la loi canadienne sur la radiodiffusion où il explique le contenu de la loi et la met en relation avec le récent rapport de la Commission royale d’enquête sur la radio et la télévision. Ce texte très didactique, où Belleau attire l’attention sur les oppositions entre les intérêts publics et privés, s’inscrit dans l’actualité en raison de la grève des réalisateurs de Radio-Canada, mais Belleau ne fait nulle part allusion au conflit, s’en tenant au bilan analytique des aspects juridiques de la radio et de la télévision publiques au Canada. Il faut noter que plusieurs des collaborateurs de Liberté travaillent à Radio-Canada, soit à temps plein, soit comme collaborateurs occasionnels (c’est le cas de Belleau, qui est alors à l’emploi de l’Office national du film). Belleau se situe donc au centre des préoccupations des collaborateurs de la revue en abordant la question de la radio et de la télévision publiques, tout en adoptant une distance analytique qui le met un peu à l’écart (d’autant qu’il ne signe pas le texte de protestation qui figure dans le numéro). À l’égard de la poésie, il garde aussi ses distances : pendant longtemps, il rédigera surtout des comptes rendus qui portent sur des essais, des romans ou des films.

Après la publication du premier numéro de la revue, un conflit assez vif oppose certains poètes les uns aux autres, en particulier le directeur, Jean-Guy Pilon, qui est aussi cadre à Radio-Canada et que Belleau appuie, et d’autre part trois poètes qui voudraient donner une orientation politique plus précise à la revue : Gilles Hénault, Paul-Marie Lapointe et Michel van Schendel. Ces trois poètes, selon les termes de Van Schendel, voulaient « sortir de la gangue étroite du littéraire », craignant que la revue ne devienne une simple « boîte aux lettres[8] ». Belleau se range du côté du pluralisme affiché dans la présentation du premier numéro de la revue et remplace Van Schendel comme secrétaire de rédaction à partir du numéro suivant. Par la suite, même s’il assume un rôle complémentaire dans une équipe où plusieurs poètes (dont son ami Fernand Ouellette) continueront de donner le ton, Belleau participe pleinement, par une collaboration très régulière, à la personnalité collective de la revue.

Il le fait surtout, au départ, par des comptes rendus, mais il publie aussi quelques textes de création. Le premier est sans doute, parmi tous les textes qu’il a signés, celui dont la dimension lyrique est la plus accusée. Il s’agit de « Suite urbaine », d’abord paru dans le sixième numéro de la revue en 1959, et qui sera repris plusieurs fois sous le titre « Mon coeur est une ville » : dans un numéro de Liberté sur Montréal en 1963, puis dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ?, et enfin dans Surprendre les voix comme texte liminaire[9]. Ce texte, proche du poème en prose, sorte de « Spleen de Montréal », débute par un quasi-alexandrin : « La rue Saint-Denis m’est douce et je la sais par coeur. » (SV, 11) À un certain moment, le lyrisme typique de la poésie du pays s’y fait entendre : « Fleuve sans mer dans un pays de préhistoire, j’attends le jour de ma naissance. » (SV, 15 ; Belleau souligne.) Ailleurs, Belleau pastiche le bilan désabusé d’Une saison en enfer et s’inspire ouvertement d’Apollinaire :

C’est ainsi que Montréal se révélait et que j’appris à le connaître et à l’aimer. Et j’improvisais, en marchant, d’absurdes romances à demi oubliées :

C’est le marcheur des rues c’est le marcheur du roi

C’est le courrier de la désespérance

Il porte un pli secret de très haute importance

Mais il ne sait pas à qui le donner…

…Toi tu marches sur la rue Saint-Denis

La rue de ta jeunesse

T’as comme Apollinaire un livre sous le bras

Et tu pleures dans la lumière des cinémas…

…Vienne le temps d’amour vienne le mois de mai

Vienne le temps de la nécessité.

SV, 12 ; Belleau souligne[10]

Même dans ce texte lyrique, Belleau reste un écrivain du discours second, qui écrit constamment à partir d’un « objet culturel », selon l’expression de Jean Marcel, qui en fait un élément définitoire de l’essai[11]. D’autres textes plus tardifs de Belleau, comme « La feuille de tremble[12] », d’abord paru dans Liberté en 1974 et repris dans les deux recueils, emprunteront cette voie lyrique, intégrée à la forme de l’essai, qui deviendra le genre par excellence associé à la revue Liberté.

Cette transformation se produit au cours des années 1970. Elle est, comme la création de la revue, liée à un phénomène de génération. En effet, au cours des années 1970, le comité de rédaction de la revue Liberté accueille progressivement plusieurs écrivains plus jeunes d’une quinzaine d’années que le groupe des fondateurs. Ils sont professeurs d’université, comme Belleau, qui l’est devenu à la fondation de l’UQAM en 1969. Dans la mesure où les études de Belleau en lettres ont été tardives, à la suite de sa démission de l’Office national du film, il rejoint la plus jeune génération avec laquelle il a étudié. En mars 1980, Jean-Guy Pilon, qui avait été jusqu’alors le principal directeur de la revue, cède la place à François Ricard. La prise en charge de la revue par une nouvelle génération conduit à une réorientation significative du point de vue de la présence de la poésie : les poèmes deviennent moins nombreux[13] ; la poésie devient même pour plusieurs un adversaire. François Ricard oppose par exemple, dans un numéro de 1981, la poésie à la prose, laquelle serait une « résistance au sacré » ; il ajoute : « [C]’est à mon avis tout ce qui sauve la littérature, tout ce qui la rend précieuse[14]. » Quelques années plus tard, Jean Larose et Robert Melançon s’en prendront à la modernité poétique telle qu’elle s’est manifestée à La Nouvelle Barre du jour. Ces trois auteurs sont paradoxalement de la génération que Ricard qualifiera de « lyrique » et dont il dira chercher à se « délivrer[15] ». Dans ce contexte, Belleau acquiert un nouveau rôle au sein de Liberté : il est non plus le compagnon qui élargit l’horizon de la revue, mais l’aîné qui indique et cautionne de nouvelles voies, dégagées de la domination de la poésie. Belleau participe avec une génération plus jeune au passage de la poésie à l’essai comme genre de référence à Liberté (la poésie demeure toutefois associée à la revue, puisque certains collaborateurs, comme Fernand Ouellette ou Jacques Brault, restent avant tout des poètes bien qu’ils pratiquent l’essai). L’influence de Belleau est particulièrement manifeste chez François Ricard, qui dit d’ailleurs de Belleau qu’il fut longtemps pour lui « le destinataire privilégié[16] ». La critique du nationalisme que fait Belleau (SV, 115-123) ouvre par ailleurs la voie aux pamphlets de Jean Larose, qui met lui aussi en cause plusieurs aspects de la poésie, par exemple chez Nelligan, dont il fait une figure de la nation[17]. Chez Belleau, la critique de la poésie emprunte parfois la voie polémique, comme chez Ricard et Larose, mais il se place plus volontiers sur le terrain théorique.

DÉPLACEMENTS THÉORIQUES

Si Liberté a été, selon les dires de Belleau lui-même, l’un des éléments essentiels de son parcours (SV, 21), une rencontre est tout particulièrement décisive pour lui : celle de la pensée de Mikhaïl Bakhtine. Comme le soulignent le titre Surprendre les voix et le texte éponyme qui conclut ce recueil, le dialogisme tel que défini par Bakhtine est pour Belleau un principe fondamental, celui à partir duquel il définit la littérature et l’identité elle-même (« je sais bien que mon monologue intérieur est issu des langages contrastés de ma société et que je suis fait d’eux » [SV, 127]). Chez Bakhtine, Belleau trouve aussi une valorisation du roman — et de certains romanciers comme Rabelais — qui correspond à ses intérêts. La pensée de Bakhtine, qui fonde la littérature sur le romanesque, conduit à marginaliser le poétique, comme la « fonction poétique » conduit à marginaliser le romanesque. Dans Esthétique et théorie du roman, on lit :

Dans les genres poétiques (au sens étroit) la dialogisation naturelle du discours n’est pas utilisée littérairement, le discours se suffit à lui-même et ne présume pas, au-delà de ses limites, les énoncés d’autrui. Le style poétique est conventionnellement aliéné de toute action réciproque avec le discours d’autrui, tout « regard » vers le discours d’un autre[18].

Cela est peut-être vrai pour la poésie de Khlebnikov, mais comment appliquer une telle proposition à la poésie de Miron ? C’est d’ailleurs précisément à l’exemple de Miron que Belleau recourt lorsque, dans Surprendre les voix, il veut illustrer le dialogisme :

[C]haque fois que j’ai entendu Gaston Miron sur le sujet [de l’indépendance], ses paroles prenaient la forme d’une réplique passionnée, visiblement destinée à des interlocuteurs adverses. Bien qu’ils fussent absents, il revenait sur leurs arguments, prévoyait leurs réactions, nommait même les personnes.

SV, 125

Belleau évoque ici le comportement de l’individu Miron plutôt que ses poèmes, mais tout lecteur de L’homme rapaillé sait bien que, dans ce recueil, le « je » est en perpétuelle relation avec d’autres, qu’il ne se « suffit pas à lui-même ». Bakhtine spécifiait d’ailleurs dans une note qu’« il existe nombre de variantes hybrides des genres, particulièrement courantes aux époques de “relève” des langages littéraires poétiques[19] ». L’hybridité est justement la perspective que développe Belleau dans ses travaux sur l’essai. C’est sous cet angle davantage que par l’opposition qu’il remet en question la place de la poésie dans la définition de la littérature.

Le texte qui rend le mieux compte des perspectives originales de Belleau sur la poétique des genres littéraires est sans doute « Approches et situation de l’essai québécois », texte d’une conférence paru dans Voix et Images et repris dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ?[20] Belleau y conteste

 l’influence exorbitante du métadiscours poétique sur le système littéraire et sur l’institution. On constate en effet, poursuit-il, que le langage théorique et critique sur la poésie de même que ce que les poètes ne cessent de dire de leurs pratiques a fini par constituer le canon même de la “littérarité” en général

Y, 150

Belleau déplore en particulier la « tendance bien fâcheuse […] qui consiste à hypostasier les fameuses fonctions linguistiques [de Jakobson] de manière à ce qu’elles définissent des formes ou des genres » (Y, 148). Il cherche plutôt à « insérer l’essai dans un ensemble plus large avec les éléments [duquel] il entrerait en relation » (Y, 149).

Il ne s’agit donc pas de remplacer un principe comme celui de la fonction poétique ou celui du dialogisme par un principe essayistique qui définirait une autre essence de la littérature, mais de mettre chacune des formes (y compris les formes du discours qui ne sont pas a priori littéraires, Belleau y insiste) en relation les unes avec les autres. Il s’agirait en somme non pas de se débarrasser de la poésie, mais de la remettre à sa place comme forme de discours parmi les autres. On peut en dire autant de la théorie, car Belleau n’oppose pas non plus la théorie au lyrisme, comme on le voit beaucoup dans les années 1970. Dans « Le formol du formalisme », par exemple, texte de 1983 repris dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ?, il conteste « un certain objectivisme grammairien résolument sourd et au fond très idéaliste » qui ne s’intéresse qu’au « texte-chose, le texte sans voix » (Y, 121). Ce bref essai porte sur une étude d’un poème de François Villon ; Belleau reproche à son auteur de ne pas avoir essayé « d’écouter un peu ce qui se passe en lui à la lecture du poème » (Y, 121). Comme c’est le cas pour les genres littéraires, c’est le principe d’une alternative qui est remis en cause : la théorie ne s’oppose pas à l’écoute, comme l’essai ne s’oppose pas à la poésie même s’il remet sa domination en question. Ce principe de relation s’applique aussi au style singulier de Belleau, qui fait cohabiter dans ses textes le délibératif, le lyrique, le narratif, le polémique et le théorique, faisant de l’essai une sorte de carrefour (le même phénomène s’observe du point de vue des niveaux de langue, comme l’a relevé Benoît Melançon[21]). Dans le domaine de la poétique des genres, l’une des stratégies de Belleau est aussi de mettre en valeur d’autres genres que la poésie et le roman : l’essai, bien sûr, mais aussi la chanson, la nouvelle, le fantastique ; et à l’égard du lyrisme confisqué par la poésie, de faire valoir le lyrisme proprement musical (Y, 14).

PRÉSENCE DE LA POÉSIE

Malgré la mise à distance de la poésie à laquelle il participe à Liberté en contribuant à faire de l’essai l’étendard de la revue, et malgré son opposition à la domination théorique du genre poétique, Belleau reste très attaché à la poésie. Son intérêt se manifeste rarement, mais avec intensité, de sorte qu’en analysant son parcours, il faut considérer à la fois ses tentatives pour se dégager de l’emprise de la poésie et une fascination durable.

D’abord, l’adhésion à la poésie de la génération de l’Hexagone dont témoignent ses premières publications persiste jusqu’au début des années 1970. Dans une conférence de 1972 où il présente la littérature québécoise à des étrangers, Belleau fait l’éloge de plusieurs poètes québécois de sa génération (Jacques Brault, Paul-Marie Lapointe, Fernand Ouellette, Jean-Guy Pilon), dont il cite des extraits illustrant la thématique du pays. Il estime que « la poésie au Québec a connu de plus notables réussites que le roman » et il reprend le diagnostic qu’il posait près de vingt ans plus tôt : « [N]ous avons enfin choisi les chemins de la vie. » (Y, 132-133) Mais dans les années qui suivent, il prend ses distances à l’égard de la poésie du pays.

En 1974, bien qu’il ait une connaissance limitée de l’allemand, Belleau réalise des traductions de cinq poèmes de Nelly Sachs et les publie dans la revue Liberté[22]. En comparant ces traductions avec celles qu’a publiées Lionel Richard dans les années 1960[23], on constate que les versions de Belleau sont nettement moins lyriques : les énoncés sont plus sobres, et il traduit par exemple « blauen » par « bleu » et non par « azur » comme le fait Richard. Belleau est aussi plus abstrait : il traduit le mot « Laute » non par « luth », qui est l’option choisie par Richard, mais par « sons ». L’austérité des textes de Belleau s’accorde avec son texte de présentation, très bref, comme s’il s’agissait de ne pas faire ombre aux poèmes qui suivent en n’indiquant que l’essentiel, à savoir la situation historique de Nelly Sachs et l’union des contraires que ses poèmes réaliseraient. Le choix de ces poèmes participe évidemment de la fascination de Belleau pour « le lointain et la profondeur » auxquels lui donnait accès, disait-il, la culture allemande (SV, 42). Comme l’a montré Robert Dion, la culture allemande (plus particulièrement le Romantisme) est l’objet d’une projection : « La situation et le statut des Romantiques sont en fait directement assimilés à ceux des écrivains québécois contemporains, leur marginalité au sein de l’Allemagne bourgeoise du xixe siècle renvoyant à celle de leurs lointains successeurs habitant un Québec américanisé, menacé de déculturation […][24]. » Dion estime qu’il faut aussi voir chez Belleau un « désir de différenciation vis-à-vis de la tradition française[25] ». Mais la distance avec l’Allemagne est également l’occasion pour Belleau, selon les termes qu’il utilise à propos de Fernand Ouellette, de « situer le langage poétique à une hauteur qui le garde des entreprises de dégradation » (SV, 47). Ainsi, dans le premier poème de Nelly Sachs traduit par Belleau, la thématique du pays, souvent associée euphoriquement à la naissance dans la « poésie du pays », trouve des accents plus troubles :

Un étranger porte toujours

sa patrie dans ses bras

comme une orpheline

peut-être ne cherche-t-il pour elle

qu’une tombe[26].

Donner à la thématique du pays les accents du deuil, c’est aussi, plus largement, reconnaître les limites de la célébration lyrique. Le choix de Nelly Sachs, chassée de l’Allemagne par le nazisme, est d’ailleurs lié, pour Belleau, comme il le souligne lui-même, à la question de la possibilité de la poésie après Auschwitz : « Nelly Sachs est sans doute, écrit-il dans le texte de présentation, le dernier des poètes de tradition juive à écrire en allemand. Adorno avait dit qu’après Auschwitz, il n’était plus possible de faire un poème. Pourtant Nelly Sachs ne s’est pas tue[27]. » Le commentaire d’Adorno, souvent cité, met dos à dos les idéalisations poétiques et l’horreur de l’histoire, et peut sembler un peu court : comme l’écrit Pierre Mertens, « il n’existe pas de balance où, dans un plateau, on pourrait amonceler la souffrance des hommes et, de l’autre, l’art destiné à la “compenser”[28] ». Or, par sa formule, Adorno disait avoir voulu non pas répondre, mais montrer la nécessité de se « mesurer » à la question de la possibilité de la poésie et, plus largement, de la culture, après Auschwitz[29].

Dans la littérature québécoise, l’une des oeuvres ayant vraiment accueilli cette question est le recueil Mémoire, de Jacques Brault, auquel André Belleau a consacré l’un de ses rares essais portant sur la poésie. Ce recueil, le premier livre de Brault, paraît d’abord en 1965 au Québec et est réédité en France en 1968. Le commentaire de Belleau date de 1970 : il ne s’agit donc pas à proprement parler d’un compte rendu, mais d’une sorte de méditation. Le livre de Brault s’inscrit clairement dans le mouvement de la « poésie du pays » par sa thématique, mais sa dimension critique est beaucoup plus accusée que la célébration du territoire. Les vivants sont mis en procès par les morts, en particulier les victimes de la Seconde Guerre. Deux des dimensions des textes de Nelly Sachs se trouvent donc ici aussi réunies : la patrie (« là où l’on est très mal », selon l’exergue d’Ilya Ehrenbourg qui ouvre « Suite fraternelle[30] ») et « la grande tuerie[31] » qui continuera de hanter les poèmes ultérieurs de Brault.

Dans ses commentaires sur Mémoire, Belleau n’aborde pas directement la guerre, insistant plutôt sur la capacité qu’aurait Brault d’élargir l’horizon de la poésie tout en restant « à ras des mots des hommes » (Y, 126). Il souligne d’abord la « remarquable unité et continuité entre Brault critique et Brault poète » (Y, 125), ce qui est une façon de ramener à la fois la poésie et la critique à la littérature, et il cite Brault qui affirmait dans un essai sur Alain Grandbois que « la poésie ne saurait exister… sans la prose » (Y, 126). Ainsi la poésie, loin d’affirmer son caractère singulier, serait, en théorie comme en pratique, solidaire de la prose. Dans ce texte, Belleau tente surtout de dégager Brault de l’étiquette de « poète du pays », en précisant que « de toute façon, ce pays a surtout le visage d’une ville » (Y, 126), ce qui est vrai pour Belleau lui-même (un poème de Mémoire, « Rue St-Denis[32] », est d’ailleurs très proche de « Mon coeur est une ville »). Belleau revient plus loin sur le pays dans la poésie de Brault pour le présenter au bout du compte comme « un contre-thème ou, à la rigueur, comme un thème contrastant » (Y, 129). En conclusion, il fait l’éloge du « pouvoir qu’a [l]a parole [de Brault] d’ébranler en nous quelque chose qui nous rende à la fois davantage enraciné et plus humain » (Y, 129). Ainsi la poésie de Brault n’est pas débarrassée du pays, mais elle dépasserait les enjeux proprement nationalistes de la « poésie du pays » en la mettant en cause, par exemple dans ces deux vers que cite Belleau :

Neige de mon pays si douce et si dure…

C’est toi qui m’endors et m’abuses.

Y, 127 ; Belleau souligne

Cinq ans plus tard, dans L’en dessous l’admirable, livre où Brault prend congé de la poésie du pays, on trouve un poème dédicacé à André Belleau, qui évoque un « vif secret mis au noir » que la neige, « ce blanc tout mou qui s’étale partout », masquerait[33]. La correspondance est assez nette avec les lieux communs de la « poésie du pays » qui, selon les termes de Belleau dans son article, auraient chez certains « [tenu] lieu de vie intérieure » (Y, 129). Ainsi, dans les années 1970, même si elles se font très différemment, la critique du nationalisme de Brault et celle de Belleau se rejoignent, sans doute parce qu’elles reposent sur une participation antérieure à l’esprit de la poésie du pays, dont ils se sont ensuite dégagés, l’un par l’« en dessous », l’autre par un paradoxal indépendantisme antinationaliste.

On voit bien, dans les « Cahiers de lecture[34] » de Belleau, que la poésie reste un accompagnement significatif tout au long de sa vie, de ses élans lyriques des débuts à ses prises de distance ultérieures. Dans ces cahiers, tenus irrégulièrement de 1963 à 1986, Belleau aborde, en plus de ses lectures, surtout ses rencontres et ses voyages. La poésie fait partie de la formation littéraire qu’il cherche au départ à se donner et ensuite, sporadiquement, de ses lectures. Celles-ci sont extraordinairement variées, et plus elles se diversifient, moins la poésie y occupe de place. Il est quand même question de poésie jusqu’à la fin, ce qui s’explique en partie par les allusions fréquentes au poète Fernand Ouellette, dont l’amitié aura été pour Belleau, comme il l’écrit à la toute fin du dernier cahier, « l’honneur de [s]a vie » (1er juillet 1986).

À certaines occasions, Belleau s’en prend au prestige de la poésie comme il le fait dans ses essais, par exemple lorsqu’il décrit une rencontre avec le critique Serge Fauchereau, qui parle avec mépris des romans de Kurt Vonnegut (« “Littérature alimentaire”, disait-il, “pour les enfants de quinze ans… On ne compare pas Paul Géraldy à Mallarmé”… »). Belleau défend Slaughterhouse-Five par des arguments formels : « une suite de tableaux où se concentre chaque fois l’ensemble » (16 février 1974), et il refuse la hiérarchie qui place la poésie en haut et la science-fiction en bas. Il ironise aussi parfois sur certains poètes, comme il le fait de temps à autre dans Liberté. Mais lorsqu’il lit Du mouvement et de l’immobilité de Douve, d’Yves Bonnefoy, il se dit « ébranl[é] » (comme dans son essai sur Mémoire), tout en renonçant à préciser la nature de cet ébranlement — suspension de l’impulsion analytique qui est assez surprenante chez lui :

Mais comment maintenant lire de la poésie, écrit-il, à moins d’avoir le temps de faire chaque fois une démarche critique ? Construire avec le poète… […] [I]l faudrait que je fusse le poète moi-même. Il ne s’agit plus de lecture […]. Il faudrait devenir peut-être un de ces “horribles travailleurs” qu’annonçait Rimbaud.

Il se limite ensuite à transcrire ce passage du livre de Bonnefoy : « Plutôt le lierre, disais-tu, l’attachement du lierre aux pierres de sa nuit ; présence sans issue, visage sans racine », et il ajoute entre crochets : « [Ceci m’enchante et me trouble.] » (19 avril 1974)

Belleau écrit aussi, dans son dernier cahier, alors qu’il lutte contre la maladie et qu’il fait le bilan de sa vie :

Lorsque j’avais vingt ans, la beauté des poèmes et des mélodies renfermait comme une promesse pour ma propre vie. Elle était le signe d’un “à-venir” en dehors d’elle. Mais rien n’est arrivé dans ma vie et cette beauté (et ces vers et ces chants) sont toujours là, intacts dans leur essentielle inutilité, avec comme une dimension ajoutée maintenant de précarité, de douleur, de fragilité… Jamais ils ne changeront quoi que ce soit, et il me faut les aimer pour eux-mêmes.

3 juin 1982 ; Belleau souligne

Cette note et d’autres commentaires de même nature dans ses cahiers[35] laissent croire que les nombreuses remises en question de la poésie qu’on trouve dans les essais d’André Belleau avaient au fond pour but de préserver cette présence essentielle des lieux communs institutionnels aussi bien que théoriques dans lesquels il ne la reconnaissait pas.