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C’est dans Le quart livre de François Rabelais que Pantagruel, au cours de ses voyages, découvre l’existence des paroles gelées. Ces paroles, figées dans l’écrit, voire dans le livre imprimé, peuvent de ce fait être conservées et transmises, mais elles perdent ainsi une partie de leur sens et de leur valeur. Quand elle est figée dans cette sorte de paroles, la mémoire se recroqueville et elle se fait histoire. Aussi les paroles doivent-elles dégeler pour reprendre vie dans la langue de ceux et celles qui parlent et même de celles et ceux qui écoutent. Énoncées sur la scène, et donc à haute voix, elles retrouvent leur pouvoir d’expansion et ce souffle de vie qui donne un sens au temps présent. Tel est du moins l’avis d’Alexis Martin, qui situe l’action de sa trilogie, L’histoire révélée du Canada français 1608-1998[1], au pays où les « ‘ots ‘ombent ‘elés ‘ur ‘e ‘ol… » (I, 112). En effet, écrit-il dans le prologue, « [l]es anciens Amérindiens disent qu’il y a, au nord de Tadoussac, un pays où le froid est si grand, l’air si dense, que les mots gisent gelés » (I, 7). Pourtant, l’action de cette trilogie se déroule rarement « au nord de Tadoussac », et c’est bien plus souvent au sud que les personnages circulent entre l’Acadie et Montréal, entre Québec et Saint-Jean-des-Piles. Au nord de Tadoussac, pourtant, se trouvent d’immenses territoires habités par les peuples autochtones, où se concentre une grande partie des ressources naturelles grâce auxquelles subsistent les habitants du sud. Les grandes rivières, par exemple, surtout celles qui sillonnent les terres innues, ont presque toutes été harnachées — la Romaine serait la dernière en date — pour assurer l’approvisionnement en énergie électrique des habitants du sud de Tadoussac.

Cette frontière imaginaire qui sépare le nord et le sud est aussi la métaphore de cette autre frontière qui sépare le passé du présent, et comme la source d’une mémoire souvent défaillante. Aussi toutes les pièces dont il est question ici partagent-elles cette volonté de reconstruire la mémoire de « [c]e peuple stupéfié//captif de ses propres mots » (I, 98), coincé dans les deux mots gelés que sont « Canadiens et français. L’un qui, à rebours, va adjectivant l’autre ; l’autre, qui ne peut se réconcilier avec le deuxième ; deux mots liés indissolublement, mais qui attendent une résolution [dans] une troisième identité » (I, 97). Telle serait, semble-t-il, la fonction du théâtre actuel, qui ne craint pas plus d’aborder le politique pour dégeler les paroles figées dans les livres d’histoire que de doter celles-ci d’une nouvelle vie, de reformuler les grandes questions relatives à l’existence collective et de raviver des débats pérennes et nécessaires, dont les enjeux réels se sont perdus, ces dernières années, dans les méandres de discussions détournées de leur fonction citoyenne et devenues aussi oiseuses que superficielles.

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La trilogie d’Alexis Martin a d’abord été créée par segments, en février 2012, en février 2013 et en mai 2014, au théâtre Espace libre, avant d’être finalement présentée dans sa version intégrale à la Quinzaine de théâtre de Québec en juin 2014 puis au Festival Trans-Amérique en mai-juin 2016. Martin révèle son histoire du Canada français dans un joyeux désordre autour de besoins vitaux (se chauffer, se déplacer, se nourrir), qui exigent pour être comblés la maîtrise des éléments naturels (le feu, l’eau, la terre) et composent des conditions de vie qu’ont partagées — et que partagent encore — les diverses populations du territoire (Français, Anglais, Autochtones). Car force est de constater qu’il fait aussi froid sur la pointe de l’Acadie, à Port-Royal, en 1604 qu’au Carnaval de Québec pendant l’hiver 1998. Or, rappelle Martin, les premiers habitants venus d’Europe construisaient « des âtres ouverts contre des murs de pierre » (I, 76) comme dans les maisons françaises. Il leur fallut un certain temps pour comprendre qu’il valait mieux utiliser « un coffre en esti de grosse fonte lourde de trois quarts de pouce » (I, 81) pour enfermer le feu et rajouter des « tuyaux qui voyagent partout dans la maison pour transporter la chaleur » (I, 82). D’une scène à l’autre se déploie ainsi une histoire du froid, laquelle, outre celle du chauffage central, convoque aussi une histoire du vêtement, depuis les manteaux de fourrure — manteau artisanal chez Marc Lescarbot ; industriel chez son descendant Alain Lescarbot — jusqu’aux costumes de théâtre que déballe une Éva Circé-Côté interprétée par une touriste française qui se présente comme la « représentante des chômeurs de Dieppe en France ! » (I, 73)

Le deuxième volet de la trilogie, Les chemins qui marchent, porte sur les rivières. « [U]ne rivière, rappelle Martin, c’est un chemin avec des haltes, des carrefours, des places d’embarquement et de débarquement. [C’est u]ne route commune » (II, 46) qui permet d’explorer l’ensemble du territoire, depuis l’île d’Anticosti, qui accueille les naufragés du golfe Saint-Laurent, le Mississippi, que longent Jacques Marquette et Louis Jolliet, la Saint-Maurice, où les draveurs marchent sur les eaux, jusqu’aux Grands Lacs, où Cadillac ira fonder la ville de Détroit. Ce sont là les rivières apparentes. Restent les rivières souterraines, ensevelies par l’urbanisation dans le sous-sol montréalais qu’explore François de Sève, ingénieur à la station d’épuration des eaux usées de la Ville de Montréal, qui se demande si « cette eau sale, pleine du bruit et de la fièvre des villes et des jours, est […] la même qui baigna le canot de Samuel de Champlain quand il parcourut le continent » (II, 7). Or, les travaux de François révèlent des faits inquiétants que confirme Xiao Mâ, un ingénieur chinois en visite à Montréal : « [L]a mémoire humaine est-elle menacée par l’environnement ? » (II, 54) demandent-ils l’un et l’autre, avant de débarquer dans une fumerie d’opium logée sous le quartier chinois, et de confronter le Serpent qui hante la zone.

C’est dans le jardin de l’Institut de neuropsychiatrie de Montréal qu’est située l’action du troisième volet, Le pain et le vin. D’entrée de jeu, Émile de Brüning, bénéficiaire de l’Institut et animateur du Cercle d’histoire, annonce : « Nous allons parler nourriture. » (III, 9) Depuis toujours en effet, l’alimentation des habitants du territoire met la survie en jeu. C’est, par exemple, à un abus de sel que Champlain attribuait le scorbut dont il cherchait à retrouver l’antidote que Jacques Cartier avait reçu des Amérindiens, mais qui est resté perdu depuis. De même, les missionnaires ont tenté d’imposer la culture du territoire aux Autochtones plutôt enclins à chasser et à cueillir, et ceux-ci finissent d’ailleurs par cueillir les missionnaires avant de les faire cuire. Cette histoire de l’alimentation révèle quelques faits intéressants. D’une part, « Amérindiens et Français partagèrent très peu sur le plan alimentaire : les Français s’acharnèrent à faire pousser du blé, alors que le maïs prospérait en Amérique » (III, 24-25), de sorte qu’on retrouvera sur la table « un menu qui n’aurait pas déparé la table d’une ferme normande » (III, 25). À l’inverse, Français et Anglais échangent leurs recettes : « Le potage mêlé [identique au Victory Soup] est le premier exemple de cuisine fusion en Amérique du Nord. » (III, 40) À partir de ce moment intervient Jehane Benoit, qui vient illustrer de ses recettes l’histoire de l’alimentation et les trois moments de sa modernité : la nécessité de cultiver la terre d’abord (par opposition à la cueillette) ; la mise en conserve, qui ouvre cependant une ère du soupçon illustrée par un extrait de La jungle où Upton Sinclair raconte la fabrication de la chair à saucisse dans une usine de Chicago en 1910 ; et enfin cette nouvelle modernité, où « chacun grignote à son aise » (III, 70 ; l’auteur souligne), seul, des aliments santé devenus des « alicaments » (III, 70). Jehane Benoit en perd son latin et ses mesures.

L’unité de la trilogie est assurée, d’une part, par la date butoir de chaque volet, qui se termine le 6 janvier 1998, date à laquelle Hydro-Québec est « tombée » des suites de la crise du verglas, et d’autre part, par la circulation de motifs récurrents. Ainsi en est-il de la tête à Papineau, mise à prix dans le premier volet, trouvée dans les rivières souterraines de Montréal au cours du deuxième volet, transformée en tête fromagée dans le troisième. Il en est de même des classes de maître en théâtre où l’on voit Marc Lescarbot détendre la première colonie acadienne, Gaston Miron discuter avec Pierre Lebeau, Éva Circé-Côté réfléchir aux costumes qu’elle montre. D’un volet à l’autre surgit également la figure inquiète de Courtemanche, installé en territoire innu — et donc au nord de Tadoussac — dans un vieux camp qui aurait jadis servi de base à la Société des Sciences sociales. Il y a déjà préparé les soixante-trois volumes publiés de son Encyclopédie du Canada français, soit 52 000 pages relatant l’histoire des Français d’Amérique et de leurs alliés amérindiens, mais il commence à douter de la pertinence de son entreprise : « On a été rattrapés par autre chose que l’aliénation nationale. Quelque chose qui ressemble à un processus globalisé, mondial […]. [Ç]a fait longtemps que la quête des origines a perdu son sens : il y a sans doute plus de réponses dans le désert qui vient. » (I, 95)

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Michel Marc Bouchard n’opère pas autrement — bien que plus modestement — dans La divine illusion[2], pièce créée en anglais d’abord sous le titre The Divine : A Play for Sarah Bernhardt, le 24 juillet 2015 à Niagara-on-the-Lake, dans le cadre du Shaw Festival, puis en français, le 10 novembre 2015, au Théâtre du Nouveau Monde de Montréal, dans une mise en scène de Serge Denoncourt. La pièce aurait donc été inspirée de George Bernard Shaw qui, en son temps, a dénoncé les méfaits du capitalisme et l’hypocrisie de la hiérarchie religieuse. L’action se passe en décembre 1905. Michaud, un jeune séminariste plus intéressé au théâtre qu’à la théologie, découvre les misères du monde : « [L]a jeunesse embrigadée dans des diktats religieux, [les] enfants exploités dans des usines [et les] victimes d’abus sexuels. » (7) C’est qu’il est fils de bourgeois et qu’il ignore tout de la vie réelle de ses contemporains, vie dont il prend conscience auprès d’un nouveau séminariste, Talbot, fils d’ouvrière, tout juste transféré d’un autre séminaire pour des raisons troubles. La rencontre de Michaud et de Talbot met à mal la vocation religieuse du premier, alors que le second n’a pas les moyens de renoncer à devenir vicaire de paroisse, seul métier qui pourra sortir sa mère de l’usine. Aussi la scénographie est-elle conçue de manière à permettre de circuler en trois lieux — le dortoir du séminaire, l’usine à chaussures et la loge de Sarah Bernhardt — et à mettre en valeur les trois événements qui vont bouleverser la vie quotidienne de Michaud. Car Sarah Bernhardt est alors en tournée dans la ville de Québec, et Michaud, amateur de théâtre et apprenti écrivain, a été choisi pour lui délivrer le message de l’archevêque enjoignant à l’actrice de renoncer aux représentations prévues. Il y entraîne Talbot, ce condisciple dont il découvre que le séminaire achète le silence après qu’il eut battu un clerc pédophile et dont il comprend qu’il gardera le silence pour protéger sa mère de l’usine de chaussures qui vient de tuer son plus jeune frère. Talbot vivra là, sur la scène où il donne la réplique à Sarah Bernhardt, sa dernière soirée d’homme libre. Il y a donc dans la pièce de Bouchard une double dénonciation de l’hypocrisie de la bourgeoisie bien-pensante, qui croit racheter ses fautes (les lamentables conditions de travail des ouvrières et des enfants de la chaussure ; la protection de clercs pédophiles) en obéissant à l’injonction d’un évêque qui tolère mal qu’une actrice, française et juive, s’en prenne à « un pays d’arriérés […] où il n’y a pas de vrais hommes qui savent se tenir debout » (95). Telle était en effet la déclaration de l’actrice, qui avait convoqué les journalistes locaux pour répondre publiquement à l’évêque. Ce fut là historiquement la seule visite de l’actrice dans la vieille capitale, où elle ne remit jamais les pieds.

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Référer aux fumeries d’opium de la basse-ville de Québec au début du siècle comme le fait Bouchard au moment où Talbot s’offre quelques heures de délinquance avec la belle Madeleine n’est pas sans rappeler certaines scènes écrites par Robert Lepage pour La trilogie des dragons, dont l’action se déroulait également dans la ville de Québec. Plusieurs spectacles et quelques décennies plus tard, Lepage revient à sa ville natale dans une pièce, un long monologue en fait, qui a pour titre l’adresse de son enfance, 887[3] de l’avenue Murray, mais qui est d’abord, selon Denys Arcand, qui en signe la préface, « une lettre d’amour de Robert à son père » (9). L’avant-première de 887 a été donnée au Lieu Unique, à Nantes, le 24 février 2015, dans une mise en scène de l’auteur ; la première a eu lieu à Toronto, au Bluma Appel Theatre, le 14 juillet 2015. Comme il le fait souvent, Lepage superpose deux actions dramatiques, l’une qui est vécue, l’autre qui est racontée. Nous sommes donc en 2010, à l’occasion du quarantième anniversaire de la Nuit de la poésie. Lepage a été invité à lire le poème de Michèle Lalonde, Speak White, mais il se révèle incapable d’en mémoriser le texte. Il rappelle alors une ancienne méthode mnémotechnique qui consiste à identifier un « palais de mémoire », un lieu familier de l’enfance : « Vous placez les phrases, les paragraphes, les éléments d’un texte que vous avez à mémoriser dans les nombreux recoins des différentes pièces » (19) de ce palais. Réciter le texte passe ainsi par la visite du palais de mémoire, où l’on récupère les divers éléments du texte comme s’ils étaient des souvenirs d’enfance. Le palais de mémoire de Lepage est donc le 887 de l’avenue Murray, à Québec, édifice qui apparaît alors sous la forme d’une maquette réalisée à l’échelle 1:6. Il s’agit d’un bloc d’appartements où il a habité avec sa famille de 1960 à 1970. Cette décennie, mouvementée sur le plan politique (puisqu’elle est encadrée par l’élection de Jean Lesage et les événements d’octobre) et sur le plan personnel (puisqu’elle désigne les années qui vont de l’entrée à l’école primaire jusqu’à l’entrée au Conservatoire de théâtre), sera au coeur du récit. À travers ces réminiscences, composées de toutes les vexations qui ont ponctué son enfance — qu’il n’est pas le seul à avoir connues, mais qu’il rappelle néanmoins aux oreilles bien-pensantes —, se met en place la lecture et l’interprétation du poème de Michèle Lalonde, qui reprend vie et retrouve son sens initial, sans doute enfoui trop vite et trop creux dans la mémoire de celles et de ceux qui ont oublié leur passé ou qui ignorent celui de leurs parents, ce passé où les fils de chauffeurs de taxi n’étaient pas admis dans les séminaires et autres collèges classiques, où les femmes âgées, malades ou affaiblies, ne trouvaient aucun service public où se réfugier, où les francophones étaient jugés incompétents à exercer des fonctions de cadre dans les grandes entreprises de l’État. À la fin du spectacle, enfin arrivé après maintes tribulations sur la scène du Monument National, Lepage commence par affirmer qu’il n’est pas digne « de réciter ces mots-là. Pas plus que les gens dans la salle n’étaient dignes de les entendre » (102). Il le fera cependant, à la mémoire de son père et de tous ces hommes humiliés et offensés, néanmoins courageux et honnêtes, mais aussi en hommage à la poésie de Michèle Lalonde. Devant « une écurie d’anciens baba cool qui “étaient là à l’époque”, mais qui sont tous arrivés en retard » (102), il égratigne au passage les technocrates (représentants des gouvernements fédéral, provincial, municipal, du Conseil des arts du Canada, du Conseil des arts et des lettres du Québec, de Radio-Canada), les journalistes du Devoir, certains politologues de l’Université Laval et sans doute plusieurs autres. Jamais encore Lepage n’avait été aussi personnel et rarement a-t-il été aussi clair sur ses options politiques et artistiques. Il n’est sans doute pas interdit aussi de croire qu’il se soit senti interpellé par l’état actuel des discussions politiques, qui ignorent les questions de classes sociales à l’origine de la question nationale et qui la font dévier dans de stériles discussions identitaires. Comprenne qui voudra.

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Certainement l’événement théâtral de l’année 2017 — c’est du moins ce qu’en a décidé l’Association québécoise des critiques de théâtre —, le J’aime Hydro[4] de Christine Beaulieu vient enfin de paraître dans un livre qui réunit les cinq épisodes, soit la version complète du spectacle. Le premier de ces épisodes a été créé au Festival OFFTA 2015, les épisodes 1 à 3 ont été présentés au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui dans le cadre du Festival Trans-Amérique en 2016, et l’intégrale des cinq épisodes a été jouée en avril 2017 à l’Usine C, dans une mise en scène de Philippe Cyr. Théâtre documentaire, J’aime Hydro a donc été créé au fur et à mesure du déroulement de l’enquête qu’a menée l’auteure-comédienne, de sorte que les derniers épisodes, écrits après le succès des premiers, rendent compte de l’intérêt qu’ont progressivement porté à Beaulieu les grandes institutions de l’État, dont les représentants acceptent enfin de répondre aux questions et qui parfois même tentent de les susciter. Peut-on alors parler de paroles dégelées, malgré certains relents de langue de bois ?

Comme l’indique assez clairement le titre, la pièce porte sur Hydro-Québec, selon un point de vue assez radicalement distinct de celui d’Alexis Martin, du moins au départ de l’entreprise. Car ce n’est pas l’Hydro vulnérable, la géante aux pieds d’argile qui tombe le 6 janvier 1998, qui intéresse Christine Beaulieu, mais l’Hydro triomphante, symbole sans cesse réitéré de la Révolution tranquille et de la compétence technologique de tout un peuple. Toutefois, s’il y a une pièce, c’est que quelque chose ne tourne plus rond dans l’aventure d’Hydro-Québec. D’une part, Beaulieu découvre peu à peu le « complexe du castor », qui désigne le fait qu’Hydro-Québec est devenue une manufacture de barrages, alors qu’on doit vendre l’électricité sous le prix coûtant : « Tu veux dire que là, on ferait des barrages pas rentables pour quelque chose dont on n’a pas besoin ? » (24) D’autre part, Hydro-Québec refuse de discuter publiquement de son usage des rivières du Nord. Or, dira Annabel Soutar, directrice du Théâtre Porte-Parole, qui produit le spectacle : « [C]’est ça, le but de ma compagnie de théâtre : faire parler les gens quand ils pensent que c’est impossible de parler. » (35) En ce sens, J’aime Hydro est d’abord le résultat d’une commande adressée par Soutar à Beaulieu, avec qui elle travaille depuis déjà quelques années.

La division en cinq épisodes reprend la logique des pièces classiques : le premier épisode est celui qui pose le sujet et les acteurs, définit l’enjeu et entraîne la comédienne à accepter de mener l’enquête proposée. C’est donc dans cet épisode que se crée le personnage de l’actrice-enquêtrice plutôt nunuche au départ, qui accepte de mener cette enquête d’abord à temps perdu, entre une carrière à succès et une vie privée en dents de scie, et qui, d’un épisode à l’autre, devient une interlocutrice de poids à qui on fera même miroiter un poste de cadre et un siège de député. Or Christine Beaulieu n’a pas plus l’expérience de l’écriture dramatique que celle de l’enquête, et elle comprend très tôt que l’on attend le premier épisode pour le Festival OFFTA 2015. Écrire et enquêter deviennent progressivement les deux volets de la même démarche. C’est le personnage, certainement autofictif de manière générale, autobiographique par moments, parfois menteur ou trop discret, qui fait prendre la mayonnaise, si l’on me passe l’expression.

Le deuxième épisode énonce une première série de renseignements élémentaires : Qu’est-ce que l’électricité ? Combien ça coûte ? Des films et entrevues d’archives ravivent la mémoire des grands événements et personnages liés à la nationalisation de l’électricité, mais aussi celle de la découverte des centrales privées qui ont été relancées en 1990 et qui sont maintenues depuis à des conditions ridiculement avantageuses pour les propriétaires. Au troisième épisode, nous sommes au coeur de l’affaire. Et pourtant, l’épisode se présentait mal. Car Christine est à bout de nerfs et elle se réfugie sur Paradise Island, au Sivananda Ashram Yoga Retreat, où un vieil Indien qui dessine les cartes du ciel lui annonce que sa vie professionnelle se porte très bien, mais que les pronostics pour sa vie amoureuse sont mauvais. Des audiences publiques lui permettent de reformuler correctement sa question : « [Q]u’est-ce qu’Hydro-Québec prévoit comme demande future, pour continuer à produire de la nouvelle électricité malgré les surplus ? » (74) Les quatrième et cinquième épisodes sont moins légers, moins dramatiques pourrait-on dire ; le théâtre cède devant l’appel de l’enquête. Aussi Christine se rend-elle en voiture électrique jusqu’à la Romaine — ce qui nous ramène « au nord de Tadoussac ». Elle visite les barrages, interroge les travailleurs locaux et rencontre les communautés autochtones. Et elle comprend qu’Hydro-Québec n’est peut-être pas l’entreprise saine et morale qu’elle prétend être tant affluent les rumeurs de corruption, de négligence criminelle, de non-respect du code du travail ou des normes environnementales. Le Festival Trans-Amérique attend les derniers épisodes.

Le théâtre documentaire a ses exigences en regard d’un réel qu’il faut débusquer, comprendre, expliquer. Il ne tolère normalement pas l’engagement. Ce qui le rend intéressant est d’abord la démarche et, dans ce cas-ci, Beaulieu parvient à créer un personnage, son personnage, au croisement de l’écriture, du jeu dramatique et de l’enquête. Au départ, pour elle, Hydro-Québec, c’est le Québec moderne, c’est le Québec qui a renoncé au nationalisme de conservation pour aller jouer dans l’économie mondiale. Cependant, au terme de l’enquête, Hydro-Québec est aussi un éléphant qui blanchit peu à peu, qui se complaît dans une technologie à l’avenir incertain et qui, soumis aux pressions politiques de toute nature, finit par inquiéter même ses clients les plus amoureux. Il reste que les trois premiers épisodes forment un magnifique objet théâtral, que ternissent un peu les deux derniers qui auraient gagné à être épurés et davantage synthétisés, ce dont l’auteure paraît consciente quand elle s’exclame : « J’ai décidé, Annabel, que mon héritage allait certainement pas être un show de théâtre d’une fille de Montréal qui parle d’une affaire qu’elle connaît pas. J’ai décidé d’agir […]. » (158 ; l’auteure souligne.) Elle ne nous fera malheureusement pas grâce de ses conclusions et de ses options politiques. Néanmoins, force est de reconnaître que c’est dans la tension entre le désir d’action et les nécessités de l’écriture dramatique que réside la qualité de cette démarche artistique.