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Dans son ouvrage L’expression du désir au féminin dans quatre romans québécois contemporains, Catherine Dussault Frenette avance en conclusion que « [la] volonté d’“arranger” les scripts [sexuels] à [l]a convenance [du sujet] est cependant compromise à bien des égards, notamment chez les femmes, qui héritent de scénarios excluant d’emblée leur agentivité sexuelle[1] ». Elle poursuit en affirmant que « dans les représentations littéraires du désir féminin, d’aucunes expriment-elles en fantasme le désir d’être regardées, d’être prises, plutôt que de se représenter en tant que sujet qui d’abord désire, puis s’exprime et agit selon son désir[2] ». Bien que Dussault Frenette rassemble des éléments d’analyse pertinents dans son étude, il semble réducteur d’étendre à l’ensemble du corpus féminin des conclusions formulées à partir d’un examen de romans contemporains. Sont alors négligées les oeuvres créées par des femmes, mais antérieures à la légitimation du statut d’écrivaine, qui pourtant représentent le désir au féminin. L’héritage littéraire dont il est question dans la conclusion de Dussault Frenette est compris depuis une perspective de l’histoire littéraire qui exclut, en quelque sorte, une tradition vécue et soutenue par les femmes. Sans verser dans une conception essentialiste des genres et des sexes, je propose d’examiner l’imaginaire littéraire féminin du désir façonné par les héroïnes de Brontë et de Conan dans leurs romans respectifs. La mise en récit de désirs féminins interdits qui y est faite incite à réfléchir aux conventions narratives et esthétiques qui reposent historiquement sur des postures masculines, faussement tenues pour universelles. Comme l’a démontré Susan Sniader Lanser, « both narrative structures and women’s writing are determined not by essential properties or isolated aesthetic imperatives but by complex and changing conventions that are themselves in and by the relations of power that implicate writer, reader and text[3] ». Grâce à la médiation opérée par les écrivaines (réelles), les enchâssements des espaces discursifs (fictifs) déplacent et configurent — au sens entendu par Paul Ricoeur, c’est-à-dire au temps de la mise en intrigue par l’auteur(e) — les rapports de force entre l’auteure, la lectrice et le texte que décrit Lanser. Le caractère fictif de cette configuration permet aux héroïnes d’être perçues comme des agentes autonomes dans la production de leurs récits intimes à l’intérieur des limites de l’oeuvre romanesque dont elles font partie. Elles participent donc à l’élaboration d’une mise en récit de désirs féminins interdits par la fictionnalisation même de cette mise en récit. Une « poétique de l’enchâssement[4] » se retrouve dans les oeuvres de Brontë et de Conan, dans lesquelles les héroïnes-narratrices incarnent des sujets désirants puisqu’elles décrivent leur regard sur les corps masculins dans leurs écrits intimes, érodant « les patrons dominants [qui] reconduisent encore ces positions dissymétriques où l’homme est sujet du désir, et la femme, objet du désir[5] ». Une parole féminine originale et innovatrice émerge par la mise en récit de désirs féminins défendus (l’adultère dans Jane Eyre, le fantasme incestueux dans Angéline de Montbrun). Souvent symbolisé par les reflets des flammes du foyer sur les corps des héros, le regard des femmes s’est posé sur les patriarches. Compris dans le cadre d’une focalisation féminine, les hommes en position d’autorité s’avèrent ainsi les points focaux des représentations qui s’enchâssent dans une mise en abyme de l’acte d’écriture. Par l’étude des enjeux de la fictionnalisation de la mise en récit de désirs féminins, l’oeuvre de Conan s’intègre à une histoire littéraire des femmes plus vaste, plus ancienne et qui recoupe des domaines qui sont encore à penser, pour contrer l’effet discriminant des frontières géographiques et des identités nationales et ainsi parvenir à mieux scruter la cohérence d’un imaginaire littéraire au féminin.

POSER LE CADRE DE REPRÉSENTATION

Dans des scènes marquantes des deux oeuvres, les héroïnes se postent à l’entrée des salons et détaillent la scène qui se présente devant elles avant d’y pénétrer. Dans les deux cas, les hommes sont installés confortablement au coin du feu, chien et fille à leurs pieds, patriarches en contrôle de l’espace et des habitants évoluant dans les limites géographiques et sociales imposées. Positionnées pendant un temps à l’extérieur de l’action représentée, les héroïnes échappent au regard paternel et posent leurs yeux sur les corps des hommes. Jane décrit ainsi son premier entretien avec Rochester dans le château :

Je me laissai précéder par Mrs. Fairfax pour entrer dans la salle à manger, et me tins dans son ombre en traversant cette pièce ; puis, franchissant la baie voûtée dont le rideau était alors baissé, nous entrâmes dans l’élégant salon. Il y avait deux chandelles de cire, allumées, sur la table, deux sur la cheminée. Pilot était couché devant un feu magnifique, comme baigné dans sa lumière et sa chaleur ; Adèle était à genoux près de lui. À demi étendu sur un canapé, se tenait Mr. Rochester, le pied soutenu par un coussin ; il regardait Adèle et le chien ; la flamme du foyer éclairait en plein son visage

JE, 174[6]

Dans la phrase qui ouvre l’extrait, la narratrice pose les limites de l’action (le rideau de l’arche fermé, le passage de l’ombre à la lumière) et se positionne le plus longtemps possible en dehors de l’action représentée. Jane marque un temps afin de présenter Rochester comme une figure imposante, en souverain devant lequel ses sujets s’inclinent, par l’emploi des verbes « lay » et « knelt » qui mettent en évidence la soumission du chien Pilot et de la jeune pupille, Adèle. Des chandelles sont disposées de manière symétrique, deux sur la table de travail, deux sur le manteau de la cheminée, et forment un cadre autour des personnages et du chien. Adèle et Pilot se placent à l’intérieur du halo de lumière et de chaleur que crée le feu préparé pour Rochester. Bien qu’il soit blessé à la cheville et à « demi incliné sur un canapé », Rochester surplombe les autres protagonistes, disposés sous son regard et dans les limites circonscrites par la lumière qui inonde le visage de l’homme. Comme elle s’élève du sol jusqu’à la hauteur des yeux du maître, une aura de puissance semble entourer celui-ci, ce sur quoi la narratrice insiste en associant le reflet du feu à son visage : « la flamme du foyer éclairait en plein son visage ». La description qu’effectue Jane présente Rochester dans une position plutôt figée, sculpturale même, où tous les éléments sont mis à contribution afin que converge le regard de la lectrice vers le maître des lieux dans un mouvement ascendant (depuis l’ombre vers la lumière, des subalternes jusqu’au maître), ce qui confirme son titre. Le feu et la lumière témoignent de la puissance du maître et cimentent les rapports de classe qui existent entre les personnages. Toutefois, les jeux de luminosité permettent aussi de marquer le point focal de la scène que dépeint Jane, c’est-à-dire Rochester « en situation de présentation de [son] corps[7] », pour reprendre les mots de Lorraine Alexandre dans son ouvrage Les enjeux du portrait en art. Le corps du maître vient à être submergé, englobé par le regard de la narratrice. Si le feu est contenu dans un foyer, cela n’empêche pas sa chaleur et sa lumière d’irradier. Le feu et la lumière, intangibles, difficiles à circonscrire, permettent d’intégrer au discours de Jane le mouvement de ses yeux, bien qu’elle se tienne dans l’ombre. Jane se trouve à l’abri du regard de Rochester, qui contemple plutôt ses subalternes : « il regardait Adèle et le chien ». Dans Angéline de Montbrun, la description de M. de Montbrun par la protagoniste reprend de manière frappante les mêmes éléments qui témoignent de la puissance du patriarche :

Je le trouvai qui lisait tranquillement. Nox dormait à ses pieds devant la cheminée, où le feu allait s’éteindre. Je me souviens qu’à la porte, je m’arrêtai un instant pour jouir de l’aspect charmant de la salle. […] Par la fenêtre ouverte, à travers le feuillage, j’apercevais la mer tranquille, le ciel radieux. Sans lever les yeux de son livre, mon père me demanda ce qu’il y avait. Je m’approchai, et m’agenouillant, comme je le faisais souvent devant lui, je lui dis que je ne pourrais m’endormir sans la certitude qu’aucune ombre de froideur ne s’était glissée entre nous, sans lui demander pardon, si j’avais eu le malheur de lui déplaire en quelque chose

AM, 234[8]

Tout comme l’avait fait Jane dans sa description de Rochester, Angéline marque un temps en dehors de l’action représentée « pour jouir de l’aspect charmant de la salle ». Le regard d’Angéline se dépose bien au-delà des limites de la pièce, puisqu’elle aperçoit, malgré le feuillage, des espaces évoquant à la fois l’infini et la sérénité. Le père, confortable, profite de sa bibliothèque, son chien Nox[9] à ses pieds, à l’instar de Rochester avec Pilot. Dans ce portrait de M. de Montbrun, le regard de la narratrice donne à lire la scène comme une oeuvre picturale, représentation dont elle s’efface en quelque sorte : Angéline décode la scène, pose son regard à l’intérieur et à l’extérieur des limites de la propriété du père. Selon Noël Mouloud, « la prise du regard, ou de l’action, sur le monde des objets est d’abord une fixation d’un contour, d’une limite[10] ». Malgré la faible luminosité du feu qui meurt lentement, le père ne se détourne pas de sa lecture à l’arrivée d’Angéline. Si M. de Montbrun est immobile, Angéline se meut dans l’espace, s’évade un instant en regardant par la fenêtre avant de s’agenouiller devant son père, comme elle le fait presque chaque soir. Cette soirée est pourtant particulière : elle annonce la succession de la fille au père comme propriétaire de la terre, sa prise de possession des éléments symboliques, ainsi que la scission de leur relation fusionnelle (« elle vit en lui un peu comme les saints vivent en Dieu » [AM, 142]). Dans ces deux extraits, la description de la narratrice renforce l’idée d’un standing point (traduit par « positionnement » ou « point de vue »), tel qu’employé dans la terminologie féministe, en opposition avec le male gaze[11]. C’est-à dire que, plutôt que d’être modelé selon les attentes et l’imaginaire de la frange dominante de la société patriarcale, le personnage féminin détient la possibilité de percevoir et de s’énoncer selon sa propre perspective. Ce changement de focalisation est renforcé par l’effet de traveling qui caractérise le regard des femmes. Par exemple, Jane et Angéline peuvent se mouvoir dans la scène représentée, et ce, contrairement aux autres personnages : Adèle et Pilot sont maintenus au sol, compris dans le regard de Rochester, qui est cloué à son fauteuil ; M. de Montbrun est quant à lui captivé par son livre. Il faut également noter l’absence de contacts visuels et la sensation d’invisibilité des héroïnes. La lectrice imagine aisément Jane ou Angéline pénétrer et détailler la scène, debout et droite, le regard dominant les éléments du décor et les personnages présentés. L’échange entre Angéline et son père la veille de sa mort préfigure les rituels auxquels elle va se livrer en contemplant le portrait du père seule la nuit. Le huis clos est à ce moment-là maintenu par le père qui « ferm[e] la fenêtre » (AM, 235), seule ouverture vers l’extérieur où le regard de la narratrice convergeait pour « cacher [s]on trouble » (AM, 235). Angéline investira, après le décès de Charles de Montbrun, les éléments symboliques (le portrait, la pièce qui servait de bureau, le foyer, etc.) qui témoignent de l’ordre patriarcal, et fera le choix de s’exclure du monde. Il y a dans un premier temps de l’intrigue romanesque une représentation figée et « encadrée » du personnage d’Angéline. Sa parole, déterminée et circonscrite par Charles de Montbrun, est englobée dans l’autorité patriarcale, quasi divine, ce que Mina commente de manière ironique : « Si j’y connais quelque chose, la tendresse d’Angéline pour son père est sans bornes, mais elle l’aime sans phrase et ne l’embrasse que dans les coins. » (AM, 174 ; je souligne.) La tangibilité et la densité d’Angéline semblent remises en cause dans les échanges épistolaires des personnages puisqu’elle n’existe que dans le regard et la parole de son père, qui comporte un caractère s’apparentant au divin ; selon François Gallays, « par sa parole habile, [le père] confon[d] sa paternité avec celle de Dieu[12] ». Charles de Montbrun s’incarne partout et en toute chose, il en est l’origine et le protecteur. Les limites du corps d’Angéline ne sont donc pas étanches quand il est question du regard du père. Pourtant, la première nuit où Angéline retourne à Valriant après les funérailles de son père, elle consigne dans son journal son impression de contraste entre cette image fixe d’elle-même et le portrait du patriarche animé par son regard :

J’ai mis son portrait au-dessus de la cheminée. Je n’en ai jamais vu d’une ressemblance si saisissante. Parfois, quand je le contemple, à la lueur un peu incertaine du foyer, je crois qu’il s’anime, qu’il va m’ouvrir les bras, mais c’est illusion d’un moment, et aussitôt, je le revois mort, enseveli, couché dans le cercueil sous la terre, avec mon crucifix et l’image de la Vierge entre ses mains jointes.

AM, 216-217

Cet extrait montre avec clarté la transfiguration de représentations dans Angéline de Montbrun : l’image de la Vierge, à laquelle Charles de Montbrun associe Angéline, et le crucifix de celle-ci sont maintenus dans les mains du père. Le père est enterré au couvent des Ursulines de Québec[13], lieu de cloître fréquenté par les personnages féminins, alors qu’Angéline s’emmure dans son cabinet et place son portrait au-dessus du foyer. Notons toutefois que Maurice inaugure en quelque sorte ce rituel du portrait à la demande d’Angéline lorsqu’il doit entamer un long voyage en mer : « Vous ai-je dit de mettre dans votre chambre l’image de la Vierge que je vous ai donnée ? N’y manquez pas. » (AM, 198) Requête que Maurice exécute avec enthousiasme :

En attendant, je vous obéis con amore, et j’ai placé l’image de la Vierge dans ma chambre. Ç’a été mon premier soin. Faut-il ajouter qu’au-dessous j’ai mis votre portrait (celui volé à Mina). J’y fais brûler une lampe, la plus jolie du monde. D’abord, c’est une prière incessante, et ensuite cette douce lumière répand sur votre portrait, je ne sais quoi de céleste qui me soutient, qui m’apaise.

AM, 199

L’image de la Vierge est ainsi associée aux représentations d’Angéline dans la collection personnelle de Maurice. Placée au-dessus de son portrait, « celui volé à Mina », l’image donnée par Angéline n’est toutefois pas observée avec attention par Maurice ; elle incarne plutôt une projection de la perception d’Angéline dans l’ordre patriarcal maintenu sous l’égide de Charles de Montbrun, ordre où elle n’a pas accès à la sexualité et, du même coup, à Maurice. Celui-ci, en volant le portrait d’Angéline et en le plaçant sous l’image de la Vierge, établit une relation, par le regard, avec le portrait animé par les jeux de luminosité, et met de côté l’image choisie par le père. La lumière permet d’établir une métaphore du désir du jeune homme envers la jeune femme, désir qui s’amalgame avec une « prière incessante », dans un rituel qui se charge d’un caractère « céleste ». La manière dont le jeune fiancé pose son regard sur le portrait d’Angéline comporte plusieurs ressemblances avec les descriptions des moments où Angéline contemple seule, le soir, le portrait de son père. D’abord dans la façon dont la lumière permet d’exprimer sur le plan métaphorique le désir du sujet regardant, mais aussi par l’entremêlement entre le désir et l’autorité religieuse. Procédés légitimés dans le cadre romanesque d’Angéline de Montbrun car empruntant au discours religieux[14], les métaphores qui intègrent le feu et la lumière laissent néanmoins planer une ambiguïté quant aux rapports qui existent entre le père et la fille (« pénétrée par sa chaude tendresse ! » [AM, 232]), ce qu’encore une fois Mina a tôt fait de signaler à Maurice : « Tu dis qu’elle t’aimera. Je l’espère, mon cher, et peut-être t’aimerait-elle déjà si elle aimait moins son père. Cette ardente tendresse l’absorbe. » (AM, 160) Ces ressemblances dans les descriptions des portraits montrent la prégnance dans le journal d’Angéline d’un discours motivé par un désir interdit envers le père. Le désir du père doit toutefois être compris comme une manière de circonscrire la figure patriarcale et de donner ainsi à l’héroïne écrivante une autorité sur les représentations.

SOUS L’OEIL DES HÉROÏNES : ANIMATION DES CORPS MASCULINS

Regard et contrôle des espaces sont intrinsèquement liés dans le contexte d’une fiction qui traite de l’enfermement et des limites, d’un rapport de force entre un maître et une subalterne. Être vu, être pris par le regard, c’est être compris dans la focalisation de l’autre. Comme l’indique Lorraine Alexandre,

[l]’intervention artistique qui [projette les sujets] dans le rôle de modèle, la création de portraits, les reconstruit sous forme de représentation […]. La personne devient ainsi une surface, une image bidimensionnelle représentée sur du papier, un lieu de l’apparaître, qui tisse un langage formel adressé aux regards, soumis à la perception, à l’interprétation[15].

Un potentiel d’appropriation du corps de l’autre réside dans la capacité à narrer une perspective, à poser son propre regard sur cet autre, à le maintenir dans son champ de vision, dans son « cadre » de représentation qui devient « un lieu de l’apparaître ». La construction du portrait de la figure d’autorité, littéraire ou pictural, engage la lectrice de l’oeuvre, et c’est dans le regard de celle-ci que la représentation prend sens et forme. Dans son analyse de l’évolution des discours de l’érotisme dans le roman québécois, Élise Salaün inscrit Angéline de Montbrun dans ce qu’elle nomme l’« Éros romantique » :

La différence majeure qu’entraîne cette nouvelle conception du corps est la transformation dans les romans des corps de pierre en corps de chair. Il faut préciser ici que ce sont encore les corps des femmes qui sont dans la mire des descriptions puisqu’ils sont toujours l’objet d’un désir masculin. Avec l’Éros romantique, les femmes prennent vie ; la statue de marbre s’anime. Le corps masculin quant à lui ne se donne pratiquement jamais à voir. La femme, saisie par le désir de l’homme, y répond d’emblée par l’exposition de ses formes suggestives ou directement par le dévoilement de sa nudité ; en revanche, elle n’a ni le loisir, ni le droit, semble-t-il, de désirer et donc de détailler le corps masculin[16].

Cette définition écarte la possibilité pour les personnages féminins des fictions du xixe siècle québécois d’être des sujets désirants, puisque le canon littéraire s’impose sous un regard masculin. Or, les descriptions des corps des héros vont octroyer aux narratrices un contrôle de l’espace discursif dans lequel elles évoluent pour ainsi franchir le seuil des limites imposées par les patriarches. Bien que ténue, l’érotisation du corps masculin dans Angéline de Montbrun est bel et bien présente et se révèle de manière évidente par la comparaison avec Jane Eyre. L’érotisation doit être évaluée par une prise en compte de la question de l’héritage de figures et de genres littéraires, qui excluent d’emblée la possibilité de tels désirs chez les femmes. La mort de Charles de Montbrun permet à Angéline de se servir du portrait du père comme d’un aplat de couleur en peinture. Le choix de l’image du père et celui de sa mise en scène (les jeux de lumière, le décorum cérémonial)[17] dans le journal d’Angéline constituent une reprise du contrôle de l’autorité sur les représentations :

La nuit après mon arrivée, quand je crus tout le monde endormi, je me levai. Je pris la lampe, et bien doucement je descendis à son cabinet. Là, je mis la lumière devant son portrait et je l’appelai. J’étais étrangement surexcitée. J’étouffais de pleurs, je suffoquais de souvenirs, et, dans une sorte d’égarement, dans une folie de regrets, je parlais à ce cher portrait comme à mon père lui-même. Je fermai les portes et les volets, j’allumai les lustres à côté de la cheminée. Alors son portrait se trouva en pleine lumière — ce portrait que j’aime tant, non pour le mérite de la peinture, dont je ne puis juger, mais pour l’adorable ressemblance. C’est ainsi que j’ai passé la première nuit de mon retour. Les yeux fixés sur son beau visage, je pensais à son incomparable tendresse, je me rappelais ses soins si éclairés, si dévoués, si tendres. Ah, si je pouvais l’oublier comme je mépriserais mon coeur ! Mais béni soit Dieu ! La mort qui m’a pris tout mon bonheur, m’a laissé tout mon amour.

AM, 208-209 ; je souligne.

Les corps autrefois statiques, froids et sculpturaux des protagonistes masculins semblent s’animer, au sens d’Élise Salaün, sous le regard des héroïnes dans ces descriptions. L’animation du corps masculin constitue également un leitmotiv littéraire chez Brontë : les descriptions de Jane comportent un effet de répétition au fil des rencontres avec Rochester, descriptions où le corps de ce dernier est toujours détaillé par la narratrice alors que celle-ci se dérobe à son regard. Par le biais de la répétition des descriptions du corps masculin désiré, la lectrice finit par percevoir le corps de Rochester comme un objet morcelé, objet investi par le regard de la protagoniste. Jane perçoit une évolution dans le personnage de Rochester, du moins une certaine ambivalence, un aspect insaisissable de son caractère qui paraît à la fois fascinant et inquiétant :

Assis dans son fauteuil recouvert de damas, Mr. Rochester semblait différent de ce que je l’avais vu jusqu’ici, pas tout à fait aussi sévère, beaucoup moins sombre. Un sourire errait sur ses lèvres, ses yeux brillaient. […] Il était, en un mot, dans son humeur d’après-dîner, plus expansif, plus gai, plus indulgent pour lui-même que le matin, où il avait toujours l’air froid et austère. Il paraissait cependant encore passablement dur avec sa tête massive appuyée contre le dossier rembourré du fauteuil, la lumière du foyer éclairant ses traits sculptés dans le granit, ainsi que ses grands yeux sombres. Il avait, en effet, de grands yeux sombres, de très beaux yeux, qui, dans leur profondeur, prenaient parfois une expression, sinon de douceur, du moins d’un sentiment qui l’évoquait.

JE, 189

Le mouvement de l’oeil sur le corps rappelle les mouvements des flammes du feu et des chandelles : tantôt voilant, tantôt découvrant. Cette ambivalence est renforcée dans la description des yeux de l’homme qui, « dans leur profondeur », modulent des émotions changeantes et difficiles à décoder. Le corps du personnage masculin, s’il est encore une fois immobile devant Jane, s’apparentant toujours à une sculpture, est parcouru par la lumière du feu, « éclairant ses traits sculptés dans le granit », tout comme le visage de Charles de Montbrun (« son portrait se trouve en pleine lumière ») sur lequel Angéline a les yeux fixés. Malgré une importante différence entre les deux romans, à savoir le fait que dans Angéline de Montbrun le regard de la protagoniste se pose sur une représentation du père qui alors est décédé, tandis que Rochester est vivant au moment des rencontres décrites, les narratrices ont recours à un langage plastique pour décrire les corps : d’abord immobiles et sculpturaux, les traits masculins[18] semblent s’animer par la projection du regard des héroïnes.

ENCHÂSSEMENT DES REPRÉSENTATIONS ET DISCOURS SUR L’ART

Le recours aux arts visuels dans les fictions littéraires s’inscrit dans un système qui met en place un discours sur la manifestation de la culture dans un temps et un contexte donnés, ce que Michel Lacroix, en reprenant la typologie de Bernard Vouilloux, nomme « interesthétisme[19] ». L’interesthétisme permet à Brontë et à Conan de représenter la condition d’auteure, à partir de cas de créatrices qui ont réellement existé. Les diverses formes de représentation dans Angéline de Montbrun s’enchâssent et suggèrent une série de cadres à l’action présentée. Le soir du 19 septembre, il y a, par exemple, le texte lu par le père, la pièce La fille du Tintoret[20]. La pièce de Ferdinand Dugué fait référence à la relation entre le peintre Tintoret[21] et sa non moins talentueuse fille, Marietta Robusti, surnommée la Tintoretta[22]. Les deux Robusti étaient reconnus pour leur talent de portraitistes ; Tintoret était notamment célèbre pour ses portraits d’hommes. Dans sa monographie Invisible Women. Forgotten Artists of Florence, Jane Fortune résume le parcours de Marietta Robusti :

From her early teens until her death in 1590, Robusti apprenticed and worked in her father’s workshop, absorbing many of the skills for which Tintoretto is most celebrated. Especially renowned for her portraits of aristocratic Venetians, she painted in the same flamboyant style that characterized her father’s work. As her talents were a close match to his, it has proved consistently difficult for experts to distinguish their hands[23].

Conan insère donc plusieurs références à des personnages célèbres qui ont entretenu des relations fusionnelles dont le caractère incestueux a été maintes fois relevé et commenté[24]. Dans le cas de Marietta Robusti, Jacopo Robusti avait passé un accord au sujet du mariage de sa fille ; celle-ci demeurerait dans la maison familiale jusqu’au décès de Jacopo, ce qui était accepté par Marietta et par son époux. Elle n’a pourtant jamais quitté le domicile familial puisqu’elle est morte en couches à trente ans, laissant Jacopo Robusti endeuillé et dévasté[25].

La référence à cette peintre oubliée, par le biais de la pièce de Ferdinand Dugué[26], renforce le caractère trouble de la relation d’Angéline et de Charles de Montbrun, mais aussi de la relation qu’entretient avec l’institution littéraire une écrivaine qui s’insère dans un espace pensé et réservé par et pour les hommes[27] — les femmes étant exclues de tout ce qui touche la sphère publique au xixe siècle. Le travail de Marietta Robusti a quant à lui été amalgamé à celui de son père[28], bien que leur relation fusionnelle ait inspiré quelques peintres[29]. La plus importante référence aux Robusti dans Angéline de Montbrun survient elle aussi lors de la veille de la mort de Charles de Montbrun :

J’essayais résolument de raffermir mon coeur, car je ne voulais pas attrister mon père. Lui commença dans l’appartement un de ces va-et-vient qui étaient dans ses habitudes. La fille du Tintoret se trouvait en pleine lumière. En passant, son regard tomba sur ce tableau qu’il aimait, et une ombre douloureuse couvrit son visage. Après quelques tours, il s’arrêta devant et resta sombre et rêveur, à le regarder. Je l’observais sans oser suivre sa pensée. Nos yeux se rencontrèrent et ses larmes jaillirent. Il me tendit les bras et sanglota : « Ô mon bien suprême ! Ô ma Tintorella ! »

AM, 235

La série de cadres de représentation porte quelque peu à confusion dans cet extrait : on peut se demander s’il s’agit de la couverture de la pièce de Dugué qui est « en pleine lumière », si cette couverture est illustrée d’une représentation du tableau de Léon Cogniet, peint aux alentours de 1843, ou alors si une copie de cedit tableau est accrochée aux murs du cabinet du père, ou encore si « ce tableau qu’il aimait » représente un membre de la famille des Montbrun déjà décrit — ce qui permet d’imaginer qu’il s’agit peut-être même du portrait du père, dont la vue l’émeut. En tous les cas, la référence à Marietta Robusti, mais surtout à son destin tragique (« Ô mon bien suprême ! Ô ma Tintorella ! »), met en évidence le sort d’une femme qui avait choisi d’être artiste. La relation ambiguë entre le père et la fille Robusti ne constitue pas nécessairement un aveu de la consommation de la relation incestueuse entre Angéline et Charles de Montbrun ; cet intertexte permet plutôt de saisir dans une représentation la trajectoire d’une artiste ainsi que les tensions inhérentes à la condition des femmes qui s’engagent dans leur pratique. Entre relation fusionnelle avec un maître à penser et séparation aussi douloureuse qu’inévitable, les artistes et les écrivaines doivent composer avec ces tensions. Bien que ni Angéline ni Jane[30] ne soient décrites comme des artistes professionnelles dans les romans, elles sont montrées dans leur processus de conquête et d’affirmation d’une voix narrative. Les mentions interesthétiques contribuent à représenter la condition d’auteure, à formaliser une voix féminine. Comme l’énonce Linda Nochlin : « [Jane] is ultimately neither artist or accomplished woman, but suspended between these identities[31] », ce qui correspond également à l’ambiguïté du statut d’Angéline, héritière d’un domaine où elle n’a pas droit de cité.

Dans Jane Eyre et Angéline de Montbrun, les scènes décrites par les héroïnes cristallisent en une image les autres personnages, figés dans leur position, tandis qu’elles-mêmes restent mobiles dans l’espace : leurs récits s’apparentent à des descriptions d’oeuvres picturales. Comme elle l’aurait fait devant un tableau, Jane observe la scène ; en tant qu’auteure de ses écrits intimes, Angéline délimite le cadre de la représentation, et toutes deux cherchent à exprimer des sensations et des émotions particulières qui résultent de leurs réalités respectives. Leur processus de mise en récit s’appuie sur une expérience esthétique, c’est-à-dire sur la lecture d’une image, acte qui résulte d’un détachement vis-à-vis de leur propre représentation (en tant que personnage féminin fictif) pour plutôt observer les personnages masculins, ce qui actualise les possibilités d’interprétation. Comme l’énonce l’historienne de l’art Griselda Pollock dans sa monographie Differencing the Canon. Feminist Desire and the Writing of Art’s Histories :

In the traditional model, the artwork is a transparent screen through which you have only to look to see the artist as a psychologically coherent subject originating the meanings the work so perfectly reflects. The critical feminist model relies on the metaphor of reading rather than mirror-gazing[32].

L’image qui résulte de la description de l’héroïne ne l’inclut pas tout à fait, puisque celle-ci agit comme spectatrice en décodant le sens des éléments présentés devant elle, et non en constituant uniquement un élément représenté, ce qui rapproche du geste de lecture. Comme l’explique Claudine Potvin, « [b]ien que l’allusion aux portraits agisse comme un détail dans le roman, c’est malgré tout sous le paradigme de la portraiture, de la figuration, voire du reflet (l’image de soi) que Conan élabore les désirs et la chute de la jeune femme aux prises avec les attentes de son entourage[33] ». Il réside un potentiel d’émancipation, un potentiel féministe, dans le pouvoir de poser un regard sur une représentation, d’en faire une lecture. Les limites permettent de représenter la protagoniste qui se meut entre l’extérieur et l’intérieur du cadre, par la lecture qui octroie cette liberté de mouvement. Laure Conan insère un enchâssement de cadres de représentation qui fictionnalise la mobilité de son héroïne, notamment par un événement que relate Maurice :

Pour qui aime les railleurs, [Charles de Montbrun] était à peindre dans ce moment. Je fis appel à mon courage, et j’allais parler bien clairement, quand Angéline parut à la fenêtre où nous étions assis. Elle mit l’une de ses belles mains sur les yeux de son père, et de l’autre me passa sous le nez une touffe de lilas tout humide de rosée.
Shocking, dit M. de Montbrun.

AM, 152

Les deux hommes discutent calmement alors qu’Angéline apparaît et intervient dans l’action, ce qui interrompt leur conversation. Angéline a probablement passé un certain moment à les observer au loin, comme devant un tableau. La comparaison avec le tableau est renforcée par l’action de Maurice, en train de « considérer » (AM, 152) le portrait de son propre père décédé, ami de M. de Montbrun, avant d’être rejoint par celui-ci. Les hommes sont installés à la fenêtre, qui encadre la scène. Angéline circule en dehors de la maison, passe de l’extérieur du cadre au centre de celui-ci : les limites patriarcales sont traversées. La mobilité de la protagoniste lui attribue une certaine autorité quant à ce qui se déroule dans cette scène : Angéline coupe court à la discussion des hommes, dans laquelle Maurice amenait maladroitement le sujet de la succession des Montbrun (« [i]l me semble que vous devez regretter de ne pas avoir de fils » [AM, 159]) et invalidait l’importance d’Angéline dans la filiation familiale[34]. Angéline surgit dans le cadre à ce moment exact, et empêche cette discussion d’avoir lieu en cachant les yeux de son père et en « pass[ant] sous le nez [de Maurice] une touffe de lilas tout humide de rosée ». En quelque sorte, Angéline interrompt le fil d’une intrigue sentimentale classique dans laquelle elle ne serait pas protagoniste, mais un aplat narratif dont ferait usage le personnage masculin. Angéline s’extrait de sa représentation comme objet regardé, et sa mobilité la distancie de ce qu’on peut appeler son « état de corps ». Dans son journal, Angéline décrit son trouble lors du retour à la maison familiale après la mort de Charles de Montbrun : « Quand je revins ici, quand je franchis ce seuil où son corps venait de passer, je sentais bien que le deuil était entré ici pour jamais. Mais alors une force merveilleuse me soutenait. » (AM, 267 ; je souligne.) Décédé, Charles de Montbrun est réduit à une corporalité dépossédée de mobilité consciente ; il traverse le seuil de l’espace de représentation, alors qu’Angéline, défigurée, décrit l’action et est soutenue par une « force merveilleuse ». D’ailleurs, la défiguration d’Angéline répond de manière assez littérale à cette question de la représentation d’une femme en quête de son identité discursive dans un brouillement des limites patriarcales. Pour Blodgett, « [l]e défigurement est en fait une figuration, l’acquisition de la marque et du “nom”[35] » ; dans l’analyse menée ici, il appert que la défiguration constitue une distanciation de la narratrice vis-à-vis de son statut de personnage représenté.

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Brontë et Conan ont créé des héroïnes dont la « parole autonome[36] » se construit dans un enchâssement de représentations, représentations dans lesquelles les patriarches sont utilisés comme points focaux. Ce choix esthétique de la part des écrivaines permet d’octroyer aux héroïnes une autorité, une voix narrative produisant un discours qui érotise la figure patriarcale dans leurs écrits intimes, en associant la lumière et le feu au regard féminin parcourant un corps masculin. Si Roger Le Moine considère Angéline de Montbrun comme « l’oeuvre romanesque la plus malsaine […] du 19e siècle [canadien-français][37] », la question du fantasme incestueux dans ce roman doit plutôt être abordée par la considération d’une hiérarchie de formes, d’esthétiques, de traditions qui excluent d’emblée l’agentivité des héroïnes. La question du désir est étroitement liée à l’esthétisme, les descriptions des corps masculins constituant une occasion d’inscrire un point de vue féminin dans des traditions artistiques. Il ne s’agit pas de voir dans l’utilisation de la figure patriarcale érotisée par Brontë et Conan l’inceste, l’adultère, qui caractériseraient les désirs tapis des femmes, mais plutôt ceci : la figure patriarcale constitue un héritage littéraire, social, mais surtout incontournable, des femmes. Comme l’énonce Lucie Robert, « l’expérience pratique réelle de la littérature passe par l’appropriation de certains thèmes, par la valorisation de certaines formes. Les femmes ne se contentent pas de reproduire un discours élaboré sans elles[38] ». La critique féministe de Jane Eyre[39] a permis de sonder les caractéristiques de l’écriture des femmes et les conditions d’émergence des écrivaines en s’appuyant sur les éléments novateurs du roman. Lanser considère que « Jane Eyre’s voice is not quite a “single and solitary birth”; it is a transformation of possibilities already present in fiction but segregated along gender lines[40] », à l’instar de Chantal Savoie, qui souligne que « [l]e titre de pionnière [de Conan], même absolument mérité, tend […] à accentuer le caractère inédit, l’originalité et la nouveauté, certes importants, au détriment des liens qui unissent l’auteure à un passé littéraire féminin[41] ». À la lumière de Jane Eyre, il appert que Laure Conan s’inscrit avec son premier roman dans une démarche d’appropriation, dans un « désir intense d’émulation et d’appartenance[42] », afin d’écrire une histoire littéraire dans laquelle les écrivaines, et plus largement les créatrices, sont conviées.