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Aboutissent sur ma table deux livres que tout oppose, deux livres qui pourtant sont le reflet inversé l’un de l’autre. À eux seuls, ils illustrent tous les clichés des identités sexuelles traditionnelles : l’un, mince, subjectif, est une confession douloureuse qui tourne autour de la beauté et du paraître ; l’autre, impressionnant par son volume, classe, analyse, répertorie, adopte un ton savant et une posture confiante, détachée. Bref, le premier, Burqa de chair de Nelly Arcan [1], est aussi « féminin » qu’Être ou ne pas être un homme. La masculinité dans le roman québécois de Victor-Laurent Tremblay [2] est « viril ». Ce qui les réunit, outre l’attention soutenue portée à la formation et au maintien des identités sexuées, est une dimension subjective revendiquée à tout instant par Arcan, et qui, chez Tremblay, émerge dans une émouvante et courageuse petite préface. Ensemble, les deux textes ajoutent une nouvelle pièce à conviction à la critique des identités figées : elles contraignent, elles blessent, à la limite elles tuent.

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Qui dit « femme » dit « homme » et vice versa ; on l’a maintes fois montré, les deux définitions, bien qu’opposées, sont interdépendantes : tout comme on n’a pas de fumée sans feu, on n’a ni public (masculin) sans privé (féminin), ni raison (masculine) sans émotion (féminine), par exemple. Comme le fait Arcan, mais tout autrement, Victor-Laurent Tremblay, dans une préface qui tranche sur le ton universitaire du reste du livre, lève le voile sur sa vie privée : son homosexualité, son enfance dominée par « l’identification et le désir partagés, sinon déchirés, entre un trop-plein féminin et un manque masculin » (9). C’est donc à son plus jeune âge que remonte la question d’« être ou ne pas être un homme » qui donne son titre au livre. Victor-Laurent Tremblay fait ici ce que personne ne fait, et que, pourtant, beaucoup gagneraient à faire : expliquer pour quelles raisons intimes, viscérales, nous choisissons nos thèmes de recherche (ou sommes choisis par eux). Dans ce cas, précise-t-il, il s’agit d’une « quête de puissance, de reconnaissance par l’Autre, qui n’était pas étrangère à ce que je croyais être une défaillance virile » (10).

Pour l’essentiel, Être ou ne pas être un homme propose, de quelques thèmes névralgiques du roman québécois masculin, une lecture transversale fondée sur la théorie du désir mimétique de René Girard. Notamment, l’auteur se demande comment les doutes autour de la masculinité trouvent une résolution partielle dans l’affirmation des liens homosociaux (amitiés ou rivalités érotisées) entre les hommes, dans la quête patriotique, le sport, la guerre, le mouvement nationaliste ainsi que, tout autrement, dans le rapport père-fils. Dans le premier cas, par exemple, Victor-Laurent Tremblay montre comment l’Église, dans sa tendance ultramontaine, a soumis les ambitions personnelles et économiques, à la Jean Rivard, à des impératifs de spiritualité et de conservation. À l’ancien « mythe du Nord », plus viril, se substitue alors le « mythe de la Terre », plus passif et plus féminin. Cette « castration psychique et morale » (481) se voit en partie compensée par l’idéalisation de héros morts au combat, dans le roman historique entre autres, ou encore par le culte populaire des hommes forts. Mais la puissance des « pères divin et anglais » (481) est telle que les fils ne disposeront pendant longtemps que de « modèles stériles qui n’ont aucune emprise sur le réel » (482).

La valeur de telles analyses réside dans leurs nuances, impossibles à présenter ici : dans l’interprétation des couples masculins romanesques, notamment, comme liés par la rivalité ou par l’amitié, alors que leur alliance a aussi pour fonction de reléguer les femmes à l’arrière-plan ou d’en faire de simples monnaies d’échange (ainsi, lorsqu’un homme marie sa soeur à un ami, il cimente une complicité masculine). Nul doute, toutefois, que la lecture girardienne (comme la théorie lacanienne qui lui vient parfois en renfort ici) révèle un certain ordre social toujours en train de se réitérer et de se consolider. Les efforts constants pour lier romanesque et contexte historique (ultramontanisme, domination anglaise et cléricale, opposition du Québec aux guerres en Europe) accroissent d’autant la puissance explicative des analyses. Cela dit, le livre fournit une preuve éclatante du fait que notre grille de lecture prédétermine en grande partie nos résultats ; en l’occurrence, Victor-Laurent Tremblay voit de la rivalité partout, de la castration partout, des symboles phalliques à gauche et à droite. Et d’une interrogation critique de la masculinité, on glisse parfois vers une sorte d’acceptation : la grille girardienne, si elle éclaire l’établissement du patriarcat et les liens homosociaux, n’en présente pas moins cet ordre comme naturel et immuable. Ainsi, Victor-Laurent Tremblay propose jusqu’à un certain point une contre-lecture (une critique de la masculinité et de l’ordre patriarcal), mais en même temps il conforte, voire reconduit l’ordre établi en raison des instruments choisis et jamais, justement, questionnés pour leurs partis pris patriarcaux (qu’on pense à Toril Moi pour la critique de Girard et à Michel Tort ainsi qu’à de nombreuses féministes, depuis Luce Irigaray, pour celle de Jacques Lacan). De même, l’écriture des femmes disparaît encore, ou presque, alors que le sous-titre de l’étude est « dans le roman québécois » et non « dans l’écriture des hommes au Québec ». Il reste que les lectures proposées convainquent en général ; Victor-Laurent Tremblay a beaucoup lu, beaucoup réfléchi et on le sent à chaque page. Le corpus est parfois un peu bigarré, un peu « Je l’ai établi en compulsant les recensions du DOLQ », mais l’ampleur des connaissances romanesques impressionne (en revanche, la bibliographie critique, à propos des pères et de la paternité notamment, est loin d’être complète). Bref, une lecture stimulante, attentive par moments aux exclus et aux marginalisés (les femmes, les homosexuels, les hommes non conformes au modèle viril). Elle illustre surtout avec brio une manière toute masculine de faire alliance, bloc, mur contre l’Autre, contre les femmes notamment, alors que dans la féminité traditionnelle, on le voit bien chez Nelly Arcan, les femmes sont rivales et ennemies puisqu’il s’agit avant tout de séduire les hommes.

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« Arcan philosophe », titre Nancy Huston dans une préface sensible mais structurée autour de ses propres obsessions (les écrivains nihilistes, les vices de la prostitution), auxquelles elle subordonne les textes de Nelly Arcan. Le terme « philosophe », qui fera sourire les sceptiques, me semble en revanche bien choisi ; en effet, ce qu’on a pu prendre pour des gémissements gratuits, voire de la complaisance dans la douleur, est bien autre chose. Burqa de chair est un drôle de petit livre, recueil des derniers inédits d’Arcan, qui prennent pour l’essentiel la forme de souvenirs cuisants très légèrement fictionnalisés : les disgrâces de l’adolescence, un passage humiliant à la télévision, l’achat d’une robe trop chère et trop décolletée. Au fond, ses livres, à commencer par Putain et Folle, ne sont pas tout à fait des romans (qu’on se rappelle la disparition de toute intrigue au profit de certaines obsessions réitérées), mais bien des essais au double sens de texte de réflexion et de tentative (de comprendre, d’aller mieux) ; ce sont des témoignages peut-être, des cris, des crises. Les rapprochent encore de la philosophie les aphorismes (« Se suicider, c’est refuser de se cannibaliser davantage » [39] ou encore « Juger sa mère c’est lancer un boomerang » [41]), les syllogismes parfois proches du sophisme, les révélations éclair, entre pensée et poésie (« Peut-être que c’est la mère de Barbe-Bleue qui a tué les femmes de Barbe-Bleue » [42]). Le mot « méditation » vient aussi à l’esprit, mais il ne convient pas tout à fait dans la mesure où il suggère calme et recul, deux choses que Nelly Arcan refusait avec orgueil ou dont elle était peut-être incapable. Incarner cette voix, se tenir là où ça saigne, déchire, brûle ou suppure, là où la plaie est béante et la douleur vive, ressasser jusqu’à la noirceur ou à une certaine clarté, dire jusqu’à la lie, comme on boit un remède amer : voilà l’entreprise de Nelly Arcan. La honte est ici l’émotion la plus forte, plus encore que le besoin de plaire ou la douleur du manque d’amour : honte d’être née (« l’odieux du viol, primordial, de la naissance » [38]), honte d’avoir un corps, honte d’être jugée par la vendeuse de chez Holt Renfrew ou de ne pas avoir su répondre aux questions de l’animateur de télévision, honte, toujours, de ne pas être à la hauteur. « La honte, c’est un pays » (49), et Nelly Arcan n’en a jamais eu d’autre.

Mais au fond, pourquoi parler de Nelly Arcan dans la chronique « Féminismes » ? Comment lier à un mouvement social dynamique et axé sur la transformation une voix si fataliste, une voix qui affirme, mi-scandalisée, mi-résignée : « Une femme, c’est d’être belle. […] C’est un sort atroce parce que la beauté est à l’abri de toutes les révélations. Pour être libre, il faut faire la révolution. Les femmes ne seront jamais libres » (42) ? Si on fait rimer « féminisme » avec mobilisation, élan, combat, alors Nelly Arcan n’a rien, strictement rien à faire ici. Et pourtant, toute sa réflexion tourne autour de la féminité imposée, de ses exigences démesurées, de son pouvoir destructeur. Et plus elle insiste pour dire que jamais rien ne changera pour les femmes, plus il faut l’écouter et se demander comment on peut sortir de l’impasse dans laquelle elle s’était enlisée mais qu’elle n’a cessé de dénoncer.

Le « cas » Nelly Arcan est à la fois une fable et une mise en garde. Au-delà des drames familiaux dont Putain a abondamment fait l’étalage et qui reviennent dans Burqa de chair, les obsessions de l’auteure entrent en résonance avec des questions sociales : pourquoi la tyrannie des apparences emprisonne-t-elle encore certaines femmes, malgré leurs diplômes, leur réussite professionnelle ou leurs prouesses littéraires ? Peut-on s’en sortir, et comment ? Nelly Arcan, a posteriori, semble avoir été tuée par le besoin d’être belle, l’impossibilité de l’être assez, peut-être aussi par les premiers signes du vieillissement qui nous effraient tous, mais à plus forte raison celles qui vivent dans le monde des apparences. Triste pensée : elle a dû mourir pour qu’on oublie la femme belle mais trop artificielle qui ne nous arrangeait pas et qu’on porte enfin attention à ses livres ; elle a dû éteindre la lumière noire qu’il y avait en elle pour ne pas faire de l’ombre à son oeuvre. Vivante, elle dérangeait trop, comme une personne trop belle ou trop laide ou trop nue ; le miroir du féminin qu’elle nous tendait grossissait le trait jusqu’à l’insoutenable, on avait peur que ce soit contagieux. Morte, elle inspire la compassion et le respect que beaucoup lui ont refusés tant qu’elle a été là comme un trouble-fête, tant que son corps a fait écran entre nous et ses mots. Elle fascine les jeunes universitaires, inspire colloques, articles, mémoires, et c’est bien ainsi. Toutes les burqas enchaînent, autant le voile noir que la plaie vive.

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Deux livres sur ma table, deux livres qui parlent de deux façons opposées d’une seule et même chose : la masculinité et la féminité socialement fabriquées et extrêmes, mortifères. « Être ou ne pas être » homme ou femme : on pense à un jeu de société (et à un dur travail) dans lequel, à avancer sur le chemin de la bonne ou de la mauvaise orientation de genre, on s’attire des récompenses (amour, pouvoir, influence) ou des punitions (dérision, honte, opprobre). Nelly Arcan montre qu’on ne peut jamais être assez femme, mais n’imagine pas qu’on puisse arrêter d’essayer ; Victor-Laurent Tremblay présente la masculinité comme une lutte constante, un horizon qui recule sans cesse.

Le féminin extrême, selon Arcan, éloigne les hommes et les femmes les uns des autres en plaçant celles-ci dans une dépendance telle qu’une vraie rencontre fait place à un choc d’organes ou à un jeu de masques ; le masculin extrême éloigne aussi les hommes et les femmes au profit de liens que créent les hommes entre eux, mais selon Victor-Laurent Tremblay, cela les dérange peu dans la mesure où ils se suffisent et se complètent mutuellement. Souffrent en revanche les hommes qui ne sont pas à la hauteur, ainsi que l’ensemble des femmes marginalisées sur la scène privée autant que publique. Les hommes font, les femmes paraissent : opposition traditionnelle, opposition encore actuelle, semble-t-il, et c’est justement l’aspect le plus désolant. Classes opposées, classes ennemies : tristes constats et tristes mais nécessaires dénonciations.