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« Pourquoi je ne fus pas lu » : ce titre d’un des chapitres des Médisances de Claude Perrin[1] aurait pu être assumé, rétrospectivement, par la « voix éditoriale » d’Amérique française. Car, comme l’écrivain fictif de Pierre Baillargeon, la revue ne paraît pas avoir trouvé un nombre très grand de lecteurs et encore moins de relecteurs[2]. Pourtant, ces rares curieux qui s’aventurent rétrospectivement dans ses pages en viennent à juger qu’il s’agit de la « meilleure revue littéraire du temps de la guerre[3] », de la « revue la plus ambitieuse[4] ». Avec son mélange de réflexivité humoristique à la Roussel et de morgue abrasive, ce titre exprime non seulement l’amertume de Perrin ou l’ambition de Baillargeon, mais aussi l’ethos dominant de la revue. Ne pas être lu ou, inversement, être vraiment lu, être lu correctement par une élite de lecteurs ; Amérique française fit de la question du public un leitmotiv aussi obsédant qu’au Nigog, mais en la détachant de l’imaginaire du désert culturel, en renversant la signification de la non-lecture. Ne pas être lu, en effet, est désormais un signe de gloire ; ainsi François Hertel lance-t-il, dans le compte rendu d’Ils posséderont la terre : « Voilà un roman qui ne sera pas lu. Bonne note pour son auteur en un pays où on lit plus de Bordeaux que de Dostoiewski[5]. »

Ethos ironique et condescendant, réflexivité du discours, de la poésie et de la fiction, exploration d’une littérature inaccessible au commun et privilégiant le second degré, ces éléments caractéristiques d’Amérique française participent à l’élaboration d’une poétique de la saillie et du paradoxe. Avec elle, une nouvelle figure d’écrivain fait son apparition sur la scène littéraire québécoise, figure composite qui combine les traits du bouffon et du moraliste, l’esprit de recherche et l’esprit critique.

Amérique française : nouveaux acteurs, nouveaux discours

Publiée de 1941 à 1955, avec un bref retour sur scène en 1963, Amérique française a été fondée par deux anciens étudiants du collège Jean-de-Brébeuf, Pierre Baillargeon et Roger Rolland, alors âgés de vingt et vingt-cinq ans. Elle ouvrit d’ailleurs largement ses pages aux étudiants et aux professeurs de Brébeuf, anciens ou actifs ; parmi eux, on compte Paul Toupin, Gérard Dagenais et François Hertel, qui succédèrent aux fondateurs à la direction, de même que de nombreux collaborateurs, dont Jacques Ferron, Jacques Lavigne, Pierre Elliott Trudeau, Pierre Vadeboncoeur[6], pour ne nommer que ceux-là. On peut aussi signaler une très forte proximité, vers 1943-1945, entre la revue et l’équipe du Quartier latin, le journal des étudiants de l’Université de Montréal[7]. Ces accointances entre la revue et la jeunesse étudiante, outre qu’elles ont pu favoriser l’humour parfois potache d’Amérique française[8], mènent la revue à publier quantité d’écrivains en tout début de carrière : outre Ferron et Vadeboncoeur, on trouve, pour la période 1941-1947[9], Gérard Bessette, Réginald Boisvert, Carl Dubuc, Sylvain Garneau, Gilles Hénault, Paul Toupin et Yves Thériault. Jamais, par ailleurs, une revue intellectuelle québécoise n’avait eu autant d’écrivaines dans ses pages, parmi lesquelles Adrienne Choquette, Anne Hébert, Jacqueline Mabit, Andrée Maillet et Gabrielle Roy[10]. On dénombre en tout cinquante-cinq collaboratrices, de 1941 à 1947, qui signent cent quarante-deux textes. Sans lui donner trop de poids, sur le plan causal, on peut établir un lien entre l’intérêt pour ces deux catégories de « nouvelles voix » et le renouvellement des discours et des formes d’écriture effectué par la revue.

Abordons les discours, pour commencer, de façon à cerner la position d’Amérique française dans le champ des revues, et plus largement dans le champ littéraire. L’une des huit revues apparues en 1940-1941[11], avec le boom éditorial de la Seconde Guerre mondiale (dont l’impact sur les périodiques fut majeur mais rarement relevé), Amérique française est née d’une scission au sein de La Nouvelle Relève[12], dont les causes n’ont pas été explicitées publiquement, mais qui eurent sans doute à voir avec la relative « indifférence » religieuse de Baillargeon, de Rolland, de Toupin et de leurs proches collaborateurs, ainsi qu’avec la distance entre les deux ethè éditoriaux. Car, comme le signale l’Histoire de la littérature québécoise : « la revue [Amérique française] adopte […] une certaine légèreté de ton qui contraste avec le style grave et inquiet de La Nouvelle Relève[13] ». De plus, on y pousse beaucoup plus loin la recherche d’autonomie, à l’égard de l’Église, ne cherchant plus à concilier les exigences littéraires et le dogme catholique. En fait, l’impulsion autonomiste est telle, à Amérique française, qu’elle tourne aussi le dos aux séductions nouvelles (au Québec) des succès littéraires, de sorte que le lecteur n’y est plus un ami potentiel, mais un adversaire.

Pour Andrée Fortin, Amérique française prolonge le combat du Nigog, en posant le primat de la forme sur le fond, et marque l’« ultime étape dans l’affirmation du sujet de la modernité[14] ». En littérature comme en art, on y défendit en effet l’exploration formelle de façon constante, célébrant les oeuvres de Borduas, Chostakovitch, Gide, Mallarmé, Pellan, Proust ou Valéry, aussi bien que le cubisme ou le surréalisme. La revue fut d’ailleurs qualifiée « d’avant-garde[15] » ; cependant, là où Le Nigog demeurait attaché à l’expression du sujet, à la représentation, et entendait surmonter la coupure entre l’artiste et le public, Amérique française plonge allègrement dans l’abstraction et souhaite creuser le fossé entre la création et le public, espérant même qu’un « certain snobisme littéraire[16] » prenne forme au Canada français.

Allant au-delà de l’opposition entre exotisme et régionalisme, Baillargeon exhorte les jeunes écrivains à dépasser l’imitation servile des modèles français et à récuser le régionalisme « outrancier[17] », « moufette[18] », pour mieux sortir du « cadre étroit d[e] la Province[19] » en se situant dans la perspective d’une américanité continentale. Résolument tourné vers le monde, se projetant dans le cadre d’une Amérique attachée à la grande culture française (et non à l’histoire de la résistance francophone, comme le seront l’Institut et la revue de Lionel Groulx), le mensuel de Baillargeon laisse entendre, pour la première fois sans doute, l’ambition de « donner à notre production littéraire une valeur universelle et un marché mondial[20] ».

La revue défend ainsi une création parfaitement autonome et tournant le dos au public indifférencié pour ne s’adresser qu’aux pairs (pairs du monde entier, désormais), s’approchant d’une position avant-gardiste, laquelle ne surgira toutefois pas en son sein. D’où l’importance des textes de création dans ses numéros, surtout en regard des préoccupations sociales ou politiques, prédominantes dans les revues concurrentes, y compris La Nouvelle Relève. « Nous ne sommes pas assez riches pour nous payer le luxe d’une trahison des clercs, ni pour tolérer que nos grands romanciers et nos grands philosophes (si nous venons à en avoir) se permettent d’écrire souvent des articles d’actualité politique […]. Nous avons faim de création[21] », écrivait en avril 1943 François Hertel, l’un des importants collaborateurs d’Amérique française. Les statistiques mises au point par Jacques Michon montrent que la revue a cherché à combler cette faim : les contes, la poésie et l’essai occupèrent, en moyenne, 70 % de ses pages, ce qui représente la proportion la plus élevée de ces formes parmi les revues de l’époque[22], surpassant celles de La Nouvelle Relève et de Gants du ciel. On peut même hasarder que cette proportion est une des plus élevées dans l’histoire des revues littéraires au Québec.

Au-delà de cette base, on ne trouvera guère de discours concerté, précis, affirmant une position commune au sujet de l’art, de l’esprit, de l’état du monde. On n’écrit guère au « nous », dans cette revue ; on s’y oppose, par principe, aux systèmes, à l’esprit de parti[23], on s’y contredit les uns les autres, parfois au sein d’un même texte. Car, comme nous l’avons annoncé, on y préfère le paradoxe à la doctrine, l’essai à l’exhortation ou à la polémique. On ne peut guère, par conséquent, indexer Amérique française à l’une des principales formations discursives structurant le discours social contemporain : nationalisme « groulxien », esquisse du néonationalisme autour de Laurendeau et du Bloc populaire, libéralisme laissez-faire ou progressiste, personnalisme catholique, etc. Même sur le plan plus spécifique des conceptions de la littérature, les collaborateurs de la revue ont bien davantage en commun leurs refus que des positions ou des projets esthétiques spécifiques. À cet égard, la polyphonie de la revue ressemble davantage à celle de la Nouvelle Revue française, du Mercure de France ou de Liberté qu’à celle, fortement convergente, des surréalistes ou de Parti pris. Les directeurs en font d’ailleurs une caractéristique majeure :

Nous n’avons pas d’école littéraire définie : nous ne sommes ni claudéliens, ni valériens, ni classiques, ni romantiques, nous n’avons pas de système philosophique défini : nous ne sommes ni thomistes, ni blondéliens, ni bergsonniens [sic] ; pas de politique définie : nous ne sommes ni libéraux, ni nationalistes, ni socialistes, ni communistes ; nous n’exaltons pas une musique, une peinture, une architecture, un théâtre plus qu’un autre ; nous ne sommes ni modernes ni anciens[24].

Pour explorer plus en détail ce concert de voix, nous emprunterons deux voies diamétralement opposées. La première, dans le fil de l’analyse des discours des pages précédentes, tirera profit des possibilités offertes par la numérisation des numéros d’Amérique française effectuée par Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), numérisation qui permet d’accomplir des recherches d’occurrences lexicales. Cet examen, résolument quantitatif, heurte de front l’habitus interprétatif des études littéraires. Cependant, ce type de « distant reading », défendu par Franco Moretti[25] et plusieurs des chercheurs tentant de développer les humanités numériques, peut relancer le cercle herméneutique, dans la mesure où les analyses résistent au fétichisme positiviste de la donnée pour interroger aussi bien les résultats des enquêtes que les prémisses des interrogations elles-mêmes. La seconde piste de lecture, plus classique, passera par l’examen de la poétique de la fragmentation, à l’oeuvre dans les textes de la revue, pour mener à la reconstitution de l’ethos collectif caractérisant le langage propre à cette dernière. La lecture de ses numéros nous a permis d’observer, par-delà la diversité des signatures, des genres et des sujets, des traits récurrents dans la structure des textes, dans l’énonciation et l’image même de l’énonciateur.

Singularités discursives : Amérique française et les revues contemporaines

Pour examiner les traits spécifiques du discours collectivement élaboré dans Amérique française, nous avons eu recours aux recherches lexicales qu’a permises la numérisation du corpus effectuée par BAnQ[26]. Dans le lot des revues contemporaines, deux peuvent être distinguées par leur centralité, leur rôle structurant dans la configuration du champ intellectuel : L’Action nationale et La Nouvelle Relève ; ce sont d’ailleurs, du fait même de la légitimité acquise dans ces années, les revues les plus étudiées de la période[27]. Malheureusement, aucune numérisation semblable, permettant des recherches textuelles, n’a encore été accomplie pour le corpus de La Relève et de La Nouvelle Relève, que ce soit par BAnQ ou par le consortium Érudit. Nous avons donc dû nous restreindre à une comparaison entre Amérique française et L’Action nationale[28]. Nous avons interrogé l’ensemble des numéros publiés par ces revues de 1941 à 1947 (pour un total respectif de quarante-trois et de soixante-dix numéros[29]).

L’intérêt d’une telle analyse tient moins au nombre précis d’occurrences de tel ou tel terme qu’à la comparaison d’écarts significatifs entre les deux corpus examinés et qu’aux analyses ultérieures que ces données permettent, voire sollicitent, dès lors qu’il s’agit d’en creuser les significations. Ainsi, on voit, sans grande surprise, que les termes « nation », « nationalisme », « canadien-français » et « canadien » apparaissent de façon nettement plus fréquente dans L’Action nationale[30], comme le terme « politique » domine celui de « littérature[31] ». Examiner quelques-unes de ces occurrences dévoile par ailleurs que les collaborateurs de L’Action nationale emploient régulièrement « politique » de façon positive, comme domaine d’action privilégié, dans un esprit national sinon nationaliste[32], alors qu’à Amérique française, le terme désigne plus souvent des cas français ou une fonction parmi d’autres (dans des énumérations telles que « la politique, les lettres, le commerce, l’industrie[33] »), quand il n’est pas tout simplement dédaigné[34]. Cependant, il est plus étonnant de découvrir que « politique » revient aussi souvent que « littérature » dans Amérique française[35] (mais quasi uniquement pour distinguer des fonctions sociales ou pour analyser des cas français) ou encore que cette dernière ne favorisait pas plus que sa rivale les notions d’humanisme ou d’universalisme[36].

Si on se tourne plutôt du côté des termes appartenant plus ou moins largement au champ sémantique de la création, on découvre qu’« écrire », « créer » et « exprimer » ne reviennent pas plus souvent dans Amérique française que dans L’Action nationale, alors qu’on aurait pu la croire plus attachée à ces verbes caractérisant l’activité créatrice[37]. En fait, ce n’est pas l’action, mais le personnage qui importe pour Baillargeon, Hertel et compagnie : un des plus grands écarts entre les deux revues concerne la fréquence du terme « artiste », qui revient près de six fois plus souvent dans Amérique française. On touche ici à l’un des noeuds discursifs de cette revue, celui de l’héroïsation de l’artiste[38], figure par excellence de la singularité et de l’audace.

Le fossé entre les revues est presque aussi marqué en ce qui concerne les notions de « poésie » et de « style[39] ». Il y a même une surenchère marquée de cette dernière, qui revient en moyenne cinq fois par numéro dans Amérique française, alors qu’un dépouillement attentif du numéro de septembre 1943 de La Nouvelle Relève n’en a pas relevé une seule occurrence, et pourtant ce numéro contient l’article d’Élie sur la poésie[40] et celui de Charbonneau sur Dostoïevski[41], de même que plusieurs pages de chroniques. Le tout premier numéro de La Nouvelle Relève, en septembre 1941, recelait bien six occurrences du terme, mais elles étaient toutes redevables aux deux mêmes plumes, celles de Pierre Baillargeon et de sa femme, Jacqueline Mabit, futurs animateurs d’Amérique française.

Cette différence dans la fréquence d’utilisation du terme « style » signale une divergence importante dans les conceptions de l’art et de la littérature[42]. Bien qu’elles fassent toutes deux de la création une recherche, une exploration vers des formes, des images originales, La Nouvelle Relève y voit d’abord une aventure spirituelle[43], une quête de la vérité, de l’authenticité. Pour le poète comme pour le romancier, il s’agit de « comprendre la complexité de l’homme[44] », comme l’affirme Charbonneau en parlant de Dostoïevski. En cela, l’intérêt de ces revues pour les révolutions esthétiques s’accorde tout de même avec les invocations humanistes des collèges classiques. Avec Amérique française, l’art devient style, travail de la langue, de la forme, de la matière, abandonnant tout impératif de représentation[45] : « L’écrivain s’exprime surtout par le style, comme le peintre par la couleur et comme le musicien par le son ; non tant par cela qu’il dit que par sa façon de le dire[46]. » Sans basculer tout à fait dans l’autoréférentialité, Amérique française manifeste plus nettement que La Nouvelle Relève le passage du régime représentatif au régime esthétique, selon les catégories de Jacques Rancière[47]. Un des signes de ce passage dans un nouveau régime artistique se trouve dans le fait qu’on embrasse résolument l’abstraction à Amérique française[48], alors que du côté de La Nouvelle Relève, un Robert Élie n’y arrivera qu’après une longue évolution, au contact de l’oeuvre de Borduas, notamment[49].

Formes brèves et pensée vagabonde

Ces indications éclairent le discours tenu par les collaborateurs d’Amérique française, mais pas les formes d’écriture qu’elle propose, les poétiques qui s’y développent. Or, c’est par là surtout qu’elle se distingue des revues contemporaines et qu’elle contribue à infléchir la création littéraire de l’époque. Outre les essais sur l’art, dont Karine Cellard traite dans son article du présent dossier et qui furent un des fleurons de la revue, signalons, du côté de la poésie, un foisonnement hétéroclite de formes nouvelles (pour le Québec), dont une série de poèmes néoclassiques d’inspiration valéryenne dus à Baillargeon[50], Jean-Louis Langlois[51], Gérard Bessette[52] et quelques autres, ainsi qu’une déconstruction radicale de la poésie patriotique dans les poèmes de Pierre Trottier[53].

Les textes narratifs brefs, quant à eux, mériteraient une étude à part entière, car ils sont nombreux et participent fortement au renouveau de cette catégorie de textes signalé par Romain Légaré en 1947[54]. En fait, la revue devient à la fin de la guerre un laboratoire d’expérimentation narrative, multipliant les formes et les tonalités. On y trouve non seulement des « contes » de Thériault[55] et de Ferron[56] ou des nouvelles de Réal Benoit[57] et d’Anne Hébert[58] qui, à leur manière, défont les cadres narratifs ou linguistiques antérieurs, mais aussi une très grande variété de récits lapidaires, couvrant d’une à cinq pages, aux sous-titres révélateurs d’une remise en question des codes. C’est le cas de « Refus » de Jacqueline Mabit, présenté comme « Histoire où il faillit se passer quelque chose[59] », de « L’éducation anti-mentale ou Jean Québec », sous-titré « Première tranche d’un récit triste[60] », dû à Gabriel La Salle, ou de « Promenade » de Sylvain Garneau, défini comme « conte microscopique[61] », mais aussi des « Fragments du journal d’un névrosé[62] » de Jean-Yves Doucet ou de « Ville » de Garneau, lequel est accompagné d’une question placée entre guillemets : « La poésie… qu’est-ce[63] ? »

Ces récits « en quête d’incidents[64] », pour reprendre la formule de « Promenade », tendent à mettre en pièces l’intrigue, à délaisser l’enchaînement d’actions au profit d’idées ou d’images. On pourrait ici faire appel aux textes censément « narratifs » publiés par Hertel ou Baillargeon dans les années quarante[65], car ils manifestent une semblable propension à la suspension de l’intrigue, de l’enchaînement narratif, au profit de l’argumentation, mais nous convoquerons plutôt l’incipit de « L’éducation anti-mentale » :

La brise encore inodore parce que lavée par la fonte des neiges dansait sur sa tête en arabesques rondes. L’homme amusé s’est mis à sourire, puis soudain à chanter. […] S’il chantait ainsi, c’est que l’homme croyait être seul. Mais voici qu’en chantant il s’est aperçu qu’il pensait. Penser, c’est faire partie attenante à l’humanité. Penser, c’est être avec les autres[66].

Suivent alors plusieurs réflexions « existentialistes » du narrateur, qui en vient à remarquer qu’« Adam, dans le paradis terrestre, ne devait pas penser, car il était seul[67] ». Nombre de ces récits pourraient se présenter, à demi ironiquement, comme des « notations sans importance », à l’instar d’un texte de Jean Cimon[68]. Le bref, le minime, l’anodin, la coupure, la digression caractérisent la diégèse comme la disposition spatiale de ces textes. On peut au surplus remarquer une fréquente correspondance entre des personnages de flâneurs urbains et ce que le diariste fictif du « Journal d’un paresseux » nomme « la pensée vagabonde[69] ». Flâner, dans ces textes, ne mène pas d’un monde à un autre, comme le font les figures de passeur chez Jean-Aubert Loranger ou ailleurs, mais à sauter d’une pensée à une autre. La flânerie y est une pratique du décalage, de la disjonction, non de la conjonction. On trouve aussi, dans les récits brefs publiés dans la revue, une surreprésentation d’écrivains fictifs, qui vont de pair avec les romans-essais de Baillargeon et de Hertel, centrés sur des personnages d’écrivains, comme avec celui, non republié en livre, de « Jacques Gluvet. Roman journalistique[70] ». Il y a ainsi un constant retournement de l’énonciation sur elle-même, pour reprendre la proposition de Belleau[71], dans les pages de la revue (où les « aventures » d’Anatole Laplante et de Claude Perrin ont d’abord été publiées), qui va parfois, au même titre que la réflexion sur l’abstraction, jusqu’à mettre en cause le langage lui-même, comme signifiant. La nouvelle « Un songe » met en scène un écrivain qui voit apparaître sur son manuscrit les lettres géantes du mot « merde », lettres qui prennent vie, grimpent le long des murs, déchirent les feuilles, lancent « de leur voix aiguë, rageusement ironique : Merde, merde, ah ! ah ! ah ! mer-de », puis se décomposent en pièces de monnaie. Échappée fantastique se ramenant maladroitement à un « rêve », dans la chute finale, cette révolte des lettres contre le créateur s’inscrit dans une remise en cause de la relation entre l’écrivain et la langue qu’aucune autre revue québécoise ne partage, à cette époque.

Saillie et paradoxe : la poétique du « bon mot »

Nul, parmi les collaborateurs d’Amérique française, n’a sans doute poussé plus loin l’exploration de la brièveté accordant la primauté aux enchaînements enthymématiques, voire à leur rupture, que Pierre Baillargeon. Il a en effet publié dans la revue plusieurs séries de fragments, intitulés « Épigrammes[72] », « Réflexions morales[73] », « Littérature[74] », « Réponses[75] » ou « Goûts et dégoûts[76] ». Dans son étude Entre la neige et le feu, André Gaulin fit d’ailleurs des « maximes, épigrammes [et] apophtegmes » une catégorie spécifique de la bibliographie de Baillargeon, distincte des « contes et nouvelles », des poèmes, de la critique littéraire ou des « essais et textes libres[77] ». Pour l’essentiel, ces fragments tournent autour de l’écriture, de la lecture et du langage. On trouve ainsi dans les « Réponses » des passages qui développent le primat du style sur le sujet, puis transforment cette originalité stylistique en paradoxe de non-originalité, par la reprise des idées du lecteur (« Ce n’est pas tant mes idées que les vôtres que je veux exprimer avec art. Car mieux vaut écrire un chef-d’oeuvre, où les autres retrouvent leur bien, que s’exprimer[78] »). Les remarques de « Littérature » portent pour leur part sur le roman, l’auteur et la vie : « Le lecteur d’une biographie est un juge ; le lecteur d’un roman est un témoin » ; « La profondeur des personnages tient dans quelques contradictions » ; « Psychologie, vilain mot allemand » ; « La vraie vie du roman, c’est la tienne que tu perds à le lire[79]. » Il n’y a pas de mouvement, d’amplitude oratoire, ni de présentation progressive d’un dogme, dans ces textes. Résistant aux enchaînements, au développement qui intégrerait les fragments en essai, alors même que leur succession laisse entrevoir de claires progressions argumentatives et topiques, Baillargeon trace délibérément son camp hors de tout système.

Baillargeon ne fut pas le seul à pratiquer l’écriture par fragments, dans les pages de la revue. Roger Rolland, Maurice Huot et Berthelot Brunet, entre autres, en publient dans la première année[80], et on en retrouve aussi deux séries signées du pseudonyme collectif « Henri Brulard[81] ». Olivier Gouin et André Antonuk parsèmeront les numéros de 1947 de leurs propres épigrammes, nettement plus fades que ceux de Baillargeon : « Il faut être modeste pour faire arriver son orgueil[82] » ; « Les jolies femmes admettent qu’une autre femme soit jolie, mais jamais belle[83] » ; « Ce sont les exaspérations florissantes qui cessent de nous faire prendre au sérieux la comédie que nous jouons[84] » ; « L’indifférence passive s’atteint sans trop d’efforts, mais que l’indifférence active est difficile[85] ! »

Le morcellement opère parfois à un niveau d’organisation supérieur ; c’est le cas, par exemple, pour les textes d’Éliane Houghton-Brunn[86] et de Jean-Louis Langlois[87] publiés dans le numéro d’août 1942, dont le fil argumentatif se brise constamment, par la juxtaposition de phrases déclaratives sans articulation syntaxique, la multiplication de courts paragraphes et la division du texte en sections séparées par des astérisques. Celui de Brunn se subdivise en dix parties occupant six pages, et celui de Langlois en sept parties courant sur trois pages. En fait, de nombreux textes d’Amérique française (critiques surtout, mais pas uniquement) tendent à une poétique de la fragmentation, de la phrase détachée ou détachable, qui fait saillie, propose une formule frappante, une maxime bien tournée. La « pratique du bon mot et de la formule lapidaire[88] » associée à Baillargeon est une disposition collective, transversale. Puisqu’elle appelle d’elle-même le florilège, cédons à ce mode de lecture, en livrant pêle-mêle quelques extraits des numéros de 1942 : « Le catholique est l’homme qui n’aime pas les clôtures[89] » ; « C’est un excentrique, un fou, c’est-à-dire un être normal[90] » ; « Toute grande poésie est par définition primitive parce que les poètes n’ont jamais cessé de s’étonner devant l’univers[91] » ; « L’art, c’est la sainteté de la matière[92] » ; « L’artiste, et le musicien comme les autres, se doit d’être un tortionnaire[93] » ; « La Nature représente pour l’artiste l’incohérence multiple et insaisissable[94] » ; « L’expérience est éloquente ; elle sait tout mais ne sait pas douter[95] » ; « Le pauvre exagère toujours. C’est un être sans mesure ; il n’a pas de tact[96] » ; « Le vicieux parle de la vertu connue d’un vice qu’il n’a pas[97] » ; « Rien de plus ville que ce goût de la campagne. S’il était paysan authentique, Valdombre aimerait la ville[98]. » Ces fragments d’auteurs d’horizons très divers manifestent la « force d’attraction » de la planète Amérique française, puisqu’elle conduit des écrivains aussi différents à pratiquer une poétique du trait d’esprit. On peut ainsi appliquer à la revue, comme texte collectif, la belle formule du continent discursif coulé dont il ne reste que les cimes, lancée par Ferron dans une lettre à Baillargeon : « Votre page devient un archipel, où chaque île, courte phrase, brille au soleil, séparée des autres par le silence impressionnant de l’ombre et des eaux[99]. »

La revue s’est même dotée d’une mise en pages spécifique pour les faire voir et lire, insérant deux ou trois fragments ici et là, avec ou sans titre, dans l’espace vide des dernières pages des articles, là où l’on insérait traditionnellement des culs-de-lampe ou de petites illustrations, comme dans Le Nigog, par exemple. De même, avec les « Mosaïques » d’Henri Brulard, comme avec les très courtes notations critiques lancées en vrac, à la fin des numéros, en 1946 et en 1947, la revue ouvre dans ses pages des espaces spécifiquement destinés aux « fusées » et autres traits d’esprit. En cela, elle s’inspire très nettement du Bulletin de la NRF, publié entre 1937 et 1940, que Ferron aurait voulu reprendre dans Amérique française[100].

Cette poétique du bon mot est liée à un humour ironique, se signalant par sa maîtrise, sa rigueur (donc une élitiste subtilité plutôt que le carnavalesque) ; elle tend au paradoxe, vise à prendre à rebrousse-poil les idées reçues, et se conçoit comme une morale du style plus que comme le style du moralisme. Si l’idée doit être frappante, et éclairer les passions et les misères de l’homme, la saillie doit surtout exhiber le travail du langage. Dès le passage à la « nouvelle série » d’Amérique française, en 1948, sous la direction de Corinne Dupuis-Maillet, la revue semble abandonner aussi bien la poétique de la discontinuité, de la formule frappante et de la brièveté, que l’ethos du moraliste bouffon, combinant réflexions sur l’humanité, paradoxes piquants et fantaisie. L’histoire littéraire, de même, est encline à oublier que tout n’était pas qu’angoisse métaphysique, intériorité inquiète et expression de l’aliénation, dans les années quarante, comme si l’humour s’était réfugié tout entier dans les registres plus populaires, de la radio aux Fridolinades. On a ainsi largement ignoré l’accueil enthousiaste mais néanmoins critique offert par les collaborateurs de la revue aux modernismes artistiques et littéraires.

Il reste encore bien des aspects d’Amérique française à explorer, dont la question de l’héritage de cette phase « Baillargeon-Hertel ». Dans quelle mesure Amérique française sert-elle d’intertexte à la littérature québécoise des années cinquante et peut-être même soixante ? Malgré les reconfigurations de la revue sous la direction de Corinne Dupuis-Maillet, plusieurs « anciens » continuent d’y collaborer (Baillargeon, Ferron, Hébert, Hertel, Mabit, Toupin, etc.). De plus, quelques-uns des jeunes écrivains recrutés par Corinne Dupuis-Maillet, mais surtout par sa fille, Andrée Maillet[101], jouèrent un rôle majeur, plus tard : Brault, Giguère, Miron, Pilon, etc. Le cas de Jacques Ferron mérite d’être souligné. Si ce dernier partageait des traits de la poétique « classicisante », volontiers ironique, de Baillargeon et d’Amérique française, il s’en détache au moment de son séjour gaspésien, en intégrant désormais le « point de vue d’en bas », si important dans son oeuvre.

Or, les principaux collaborateurs à Amérique française adoptent une position radicalement opposée à toute marque du « populaire » en littérature (les romans de Gabrielle Roy et de Roger Lemelin, par exemple, n’ont guère d’intérêt à leurs yeux). Il y aurait à cet égard une analyse plus poussée à effectuer de la tension croissante, au sein du champ littéraire québécois des années quarante, entre un pôle de grande consommation (avec les Éditions du Bavard et les Éditions Police-Journal), un art « moyen », celui du roman légitime mais de large audience, et un pôle de production restreinte, associé à Amérique française, à Erta et aux Cahiers de la file indienne. En même temps, il y aurait une autre étude à entreprendre, celle des diverses formes d’ethos ironique dans la littérature québécoise. D’Amérique française à L’Inconvénient, en passant par Ferron et Liberté, une longue lignée de revues et d’écrivains a mis de l’avant, sous des formes diverses, une poétique du décalage interne, juxtaposant les tonalités humoristique et grave, les exigences littéraires et la désinvolture, mais cette filiation ironique n’a pour ainsi dire jamais été analysée en profondeur.