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Où en serait notre connaissance de la vie littéraire, culturelle et intellectuelle du xixe siècle québécois sans le dépouillement des journaux ? C’est à partir des périodiques que Fernand Dumont et son équipe, dans les années 1960 et 1970, ont pu dresser un premier tableau idéologique du Canada français. Certes, le répertoire des journaux québécois dressé par André Beaulieu, Jean Hamelin et leur équipe (les dix tomes de La presse québécoise des origines à nos jours[1]) a, par la suite, en partie éclairé ce « continent de papier » qui a longtemps constitué la « seule bibliothèque du peuple[2] ». Mais une fréquentation littéraire des journaux eux-mêmes se faisait attendre. Sans surprise, le renouveau des études sur le xixe siècle littéraire a reposé au Québec comme en France sur les recherches portant sur la presse ; pensons aux travaux de Micheline Cambron sur Le Canadien[3], à ceux de Nova Doyon[4] sur l’émergence d’une identité nationale dans la presse canadienne du début du siècle ou à ceux de Julie Roy[5] et de Chantal Savoie[6] sur l’entrée progressive des femmes en littérature. L’écriture et le support médiatiques sont ainsi devenus objets d’étude à part entière. S’y consacrent de nombreux chercheurs, rassemblés notamment autour de la plateforme scientifique Médias 19 et du projet interdisciplinaire Penser l’histoire de la vie culturelle. Malgré les avancées considérables qu’elles ont permises dans notre compréhension de l’histoire littéraire, ces recherches ont principalement porté sur des journaux de la première moitié du xixe siècle ou du tournant du xxe siècle. Les années 1850 ont certes fait l’objet de quelques travaux, mais c’est surtout l’apparition des revues littéraires des décennies d’après 1860 qui a retenu l’attention des critiques et des historiens, laissant dans l’ombre les nombreux journaux qui ont participé au développement de la vie littéraire et culturelle. Nous souhaitons, dans le présent dossier, mettre en lumière cette période qui, entre 1850 et 1900, voit le passage du journal d’opinion au média de masse[7] ; cette période est ponctuée de transformations majeures, entre autres sur le plan technologique, qui modifient significativement la facture des périodiques, les modalités de lecture, les tirages et les aspects concrets de la diffusion. C’est aussi durant ces décennies que s’installent véritablement les genres proprement médiatiques, comme la chronique et le reportage, lesquels entretiennent des liens étroits avec la littérature.

Ce dossier propose donc une première exploration de ce demi-siècle de l’histoire de la presse, menée dans la perspective de l’étude littéraire des corpus médiatiques. Nous avons choisi de nous attacher plus particulièrement, suivant la suggestion de Vincent Lambert, initiateur du projet, à l’étude des genres médiatiques qui émergent ou s’installent durant cette période. Notre visée n’est pas historique. Notre intention était moins de faire une histoire des formes abordées que d’amasser les premiers matériaux qui pourront en permettre l’élaboration. Les études rassemblées adoptent donc tantôt une perspective synchronique appuyée sur une durée plus ou moins longue, tantôt une perspective diachronique qui invite à penser des seuils rhétoriques, une succession de modèles formels ou encore une transformation des horizons d’attente.

L’absence de tradition quant à la reprise en volume de textes parus dans les journaux et les revues, si l’on excepte les recueils de critiques littéraires de formes variées et les recueils de chroniques, a constitué un frein aux travaux antérieurs. En effet, il est frappant de constater que seuls les textes repris en livres continuent à circuler, les autres demeurant enfouis dans la masse de la presse périodique, même dans le cas d’auteurs connus[8]. Le mépris affiché à l’endroit de la presse, conçue comme moins « légitime » que le livre, a longtemps pesé lourd sur les études littéraires du xixe siècle québécois. Aussi, l’insistance mise sur l’analyse idéologique des journaux a contribué à mettre sous le boisseau l’analyse des formes. Notre connaissance de la pratique au Québec de certains genres médiatiques en est vraiment à ses balbutiements. D’où l’importance, en ces pages, de la formulation d’hypothèses et du caractère provisoire revendiqué à l’endroit des résultats présentés.

Trois traits saillants se dégagent. D’abord, l’intérêt que présentent les corpus étudiés, dont on peut regretter qu’ils soient méconnus. Les extraits qui en sont donnés dans ce dossier confirment la pertinence de les aborder dans une perspective littéraire. Ensuite, l’importance de la circulation des journaux et des poétiques médiatiques dans un espace culturel francophone élargi. En effet, qu’il s’agisse de la mobilité des acteurs, chroniqueurs ou reporters, flânant dans l’espace urbain ou partant à la conquête du monde, ou de la diffusion rapide de l’information, grâce, notamment, au câble transatlantique à partir de 1866, la circulation médiatique décrite se conçoit comme la manifestation d’un décloisonnement aussi bien géographique que matériel. Enfin, la mobilité et la porosité des genres sont perceptibles et invitent aussi à repenser la figure du lectorat. Même si ce dernier n’est ni théorisé ni formalisé de manière explicite, il se révèle à la fois témoin et acteur du champ médiatique examiné. Tous les articles partagent en somme un même constat : les frontières — qu’elles soient nationales ou génériques — demeurent poreuses en contexte médiatique dans la seconde moitié du xixe siècle.

Guillaume Pinson se penche sur le processus de mondialisation à l’oeuvre dans la presse francophone (à Paris, en Belgique, au Canada, et à La Nouvelle-Orléans) ainsi que sur les effets de la synchronie des flux médiatiques sur l’imaginaire et les poétiques, en s’attardant particulièrement au cas du reportage. S’intéressant pour sa part à la chronique, Vincent Lambert examine cette forme à travers la pratique de quatre chroniqueurs phares de la période, Arthur Buies, Hector Fabre, Napoléon Legendre et Edmond Paré, en s’attachant à leurs visées ainsi qu’à leurs postures. Mylène Bédard interroge, quant à elle, l’étanchéité des frontières entre les rubriques du roman-feuilleton et du fait divers par le truchement des représentations du féminin dans le journal Le Pionnier de Sherbrooke. Examinant l’inscription médiatique de la critique littéraire, Louis-Serge Gill souligne son caractère multiforme — s’insérant, entre autres, dans les genres que sont la bibliographie, le portrait, la correspondance ou le prospectus —, montrant à travers une étude de cas, celle du dossier critique du Pèlerin de Sainte-Anne de Pamphile Le May, la coexistence de ces formes. Abordant le corpus méconnu de la critique théâtrale, Lucie Robert fait voir à quel point le théâtre constitue un prisme exceptionnel pour cerner les genres médiatiques au xixe siècle, en ce qu’il permet de comprendre les enjeux à la fois commerciaux et poétiques de la couverture médiatique de la vie théâtrale. Le dossier se clôt sur la contribution de Charlotte Biron, qui analyse les liens étroits qui se tissent, à la naissance du reportage, entre récit d’aventures et développement des moyens de transport, en prenant pour appui le récit du tour du monde de Lorenzo Prince et Auguste Marion en 1901.

Le dossier offre ainsi un aperçu de la variété des pratiques journalistiques et de leur effet structurant, tant sur le système médiatique que sur la littérature. Nous souhaitons qu’il constitue une invitation à s’intéresser davantage à la presse dans une perspective littéraire, et avec les outils de la littérature.