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voix et images Patrice Desbiens, on peut commencer par une évidence : ton oeuvre, en partie du moins, s’est imposée comme une chronique assez impitoyable de la condition minoritaire franco-ontarienne. Tu es devenu, dans les années 1980, la voix poétique qui incarnait par excellence un certain Ontario français. Mais tu t’es installé dans la ville de Québec en 1988, tu es maintenant établi à Montréal depuis 1993, et tu es devenu aussi un poète du Québec. Tu as publié notamment aux Écrits des Forges, chez Lanctôt et plus récemment à L’Oie de Cravan. Cela dit, dans une entrevue accordée en 1995, soit sept ans après ton déménagement au Québec, tu as déclaré : « L’Ontario français ne me manque pas parce qu’il m’habite[2]. » Est-ce que tu pourrais dire la même chose aujourd’hui ?

patrice desbiens Ah oui ! On ne peut pas sortir l’Ontario de soi. Je ne peux pas oublier Timmins. J’ai écrit encore des choses récentes sur Timmins et, des fois, je reviens un peu là-dessus.

voix et images En même temps, est-ce que le fait que tu es situé au Québec te lie d’une certaine manière à la poésie québécoise ?

patrice desbiens J’ai beaucoup d’amis poètes québécois, mais je lis peu de poésie québécoise ; il n’y a pas beaucoup de recueils qui me disent quelque chose. Souvent, c’est de la poésie écrite, on dirait, par des gens qui ont des bourses pour aller voyager, qui se sentent plus espagnols, ou plus québécois en Espagne, je ne sais pas trop. Mais ça, c’est une autre histoire. Je lis beaucoup de poésie en anglais, de la poésie américaine. J’aime bien les poètes comme e. e. cummings, William Carlos Williams et puis des nouveaux poètes que je découvre sur Internet, sur les sites des petites maisons d’édition américaines et canadiennes-anglaises. Les francophones, ils sont tous à Montréal, anyway.

voix et images Dans Le pays de personne[3] (1995), le poète sort rue Ontario et il a soudain l’impression qu’il marche ou qu’il veut marcher vers Sudbury ou Timmins. Est-ce que tu te sens comme un Ontarien, plus exactement un Franco-Ontarien, en exil ?

patrice desbiens Non. J’ai vécu très tôt au Québec, après quelques années passées à Toronto à la fin des années 1960. Je suis venu vivre dans Portneuf, à Saint-Marc-des-Carrières, avant d’aller m’installer à Québec pendant quelques années.

voix et images Qu’est-ce qui a fait en sorte qu’en 1970, tu arrives dans ce village qui se trouve entre Trois-Rivières et Québec ? Pourquoi Saint-Marc-des-Carrières ?

patrice desbiens J’étais parti de Toronto, j’étais dans la rue. J’ai fait du pouce jusqu’à Montréal. Je logeais dans des places d’hébergement, des auberges de jeunesse, des « drop-ins », et j’ai rencontré des Québécois, je les ai entendus parler français et je me suis mis à parler français avec eux. Finalement, l’un d’entre eux m’a dit : « On a une maison à Saint-Alban, on est dans le bois, viens avec nous autres. » Alors, ils m’ont amené là-bas. À Saint-Alban, pas très loin de Saint-Marc-des-Carrières.

voix et images La maison à Saint-Alban, c’était un chalet, une cabane ?

patrice desbiens Non, non, c’était une belle maison, bien arrangée, pas du tout le cliché habituel des hippies qui sont dans une cabane. On mangeait bien. Il y avait un petit ruisseau pas loin. Mais eux, ils avaient seulement loué la maison avant de retourner étudier en ville. Je ne savais plus où j’irais ensuite, et alors ils m’ont suggéré la famille Blouin à Saint-Marc. Je crois que cette famille touchait un certain montant du bien-être social, ou je ne sais trop quoi, pour me garder. Le deal, c’était qu’il fallait que je me coupe les cheveux pour rester chez eux ! J’étais nourri et logé, c’était tout. Mais cela m’a permis de rencontrer beaucoup de gens. Il y avait un certain Jean Saint-Onge, et un autre, Denis Frénette, sur lequel j’ai écrit une suite de poèmes, « Paillasse », dans le cinquième recueil que j’ai publié chez Prise de parole, soit Dans l’après-midi cardiaque (1985). Saint-Marc a été assez important dans ma vie mais plus tard seulement, parce qu’à l’époque, je le vivais, je ne l’écrivais pas. J’ai vécu là-bas un bon bout de temps, entre Saint-Casimir, Saint-Vidal, Saint-Alban, Donnacona, Cap-Santé, Portneuf.

voix et images Dans certaines chronologies de ton parcours, il est question d’un professeur à l’école secondaire de Saint-Marc-des-Carrières qui t’aurait aidé à publier tes poèmes…

patrice desbiens Je ne me rappelle pas son nom.

voix et images D’accord, mais est-ce qu’il a déterminé ta décision d’écrire en français ?

patrice desbiens Non, j’écrivais déjà en français. Pas du français académique, mais du français de Saint-Marc-des-Carrières, comté de Portneuf.

voix et images C’est là que, peu après, tu as publié Cimetière de l’oeil (1972) ?

patrice desbiens Oui, avec ce professeur-là, j’ai imprimé une miméographie sur des feuilles de couleur. Je ne sais pas, moi, une quinzaine, une vingtaine de pages, je ne me rappelle plus ; je n’en ai plus d’exemplaire.

voix et images Tu n’as plus d’exemplaire de ce premier recueil ?

patrice desbiens Non. Ç’a été un gros vendeur… (rires)

voix et images Après Saint-Marc, en 1973, tu es allé vivre pendant trois ans à Québec avant de rentrer à Toronto. Qu’est-ce que cela t’a fait de vivre tout à coup dans une ville très française ?

patrice desbiens Je me suis ramassé à Québec parce que tout le monde étudiait là-bas et qu’il y avait des appartements où je pouvais crécher. Je vivais au jour le jour, alors je ne m’arrêtais pas à noter beaucoup de choses parce que mon but, pendant un bon moment, a été la survie : trouver une place où dormir, où manger. En général, je recevais beaucoup d’aide, mais il y a des grands bouts où j’en arrachais. Je n’écrivais pas tellement, je lisais. J’ai quand même aimé Québec, j’y suis retourné d’ailleurs plus tard. Mais, dans ce temps-là, j’avais encore plein d’amis à Toronto ; j’avais travaillé au journal du Collège Ryerson, The Eye Opener. Finalement, au bout de trois ans à Québec, je suis retourné vivre à Toronto parce qu’il y avait du monde qui pouvait m’aider à trouver un gîte et, surtout, une job. Puis j’ai obtenu une bourse d’écriture avec le théâtre francophone de Welland, pour écrire une pièce de théâtre, travailler les dialogues et des textes de chansons avec Michel Macina, qui en était le producteur et le réalisateur. Il avait une guitare, je connaissais quelques accords. Ce n’était pas de la grosse magie : Bob Dylan a tout écrit sur deux ou trois accords… J’ai fini par écrire toutes les chansons et la musique.

voix et images Tu sembles avoir été très partagé, à cette époque, entre la poésie et la musique, et d’ailleurs tu écriras, dans Sudbury (1983) : « J’écris des poèmes en attendant de devenir musicien[4]. » Est-ce que c’était une boutade ? Est-ce qu’il y a eu un moment où tu as vraiment hésité entre la voie de l’écriture et la carrière de musicien ?

patrice desbiens Non, je n’avais pas de carrière en tête. Je pensais plutôt : je fais de la musique en attendant de devenir poète. Je ne savais pas trop. La chanson, ça avait commencé quand j’étais jeune, à Timmins. J’écoutais des chansons à la radio, les Beatles par exemple, et j’essayais de copier les paroles. Mais comme c’était à la radio, je n’avais pas le temps de tout écrire, souvent juste les deux premières phrases, et alors j’inventais le reste. Je ne savais même pas à l’époque que j’écrivais !

voix et images C’était donc en anglais ?

patrice desbiens Oui, en anglais. Avec ma mère on parlait français, mais à Timmins, il n’y avait pas d’école secondaire francophone, il n’y avait pas de services en français, ça n’existait pas. On parlait français chez nous, mais l’anglais aussi.

voix et images À Welland, tu as donc composé des chansons pour vrai ?

patrice desbiens Oui, et après l’été 1973, j’ai vécu à Toronto et j’ai commencé à jouer dans un groupe comme batteur. On pourrait dire que j’étais un « wanna be drummeur ». Mais j’écrivais en même temps des poèmes dans les deux langues, et je publiais ceux en anglais dans des petites revues, des opuscules. J’ai toujours été à l’aise dans les deux langues, je n’ai jamais été mêlé entre les deux, au contraire de bien des gens. Je vivais avec une fille anglophone. Je vivais totalement en anglais et, en même temps, je relisais mes poèmes en anglais et je me disais : bon, je vais les traduire en français. C’était de l’autotraduction. Alors, à un moment donné, j’ai rassemblé mes poèmes en français et mes poèmes traduits de l’anglais et j’ai trouvé un titre : Les conséquences de la vie.

voix et images Le recueil est paru en 1977. Connaissais-tu alors les éditions Prise de parole ?

patrice desbiens Non, pas du tout. C’est Michel Macina qui m’a dit : « Il y a une petite maison d’édition, Prise de parole, à Sudbury. » J’ai envoyé mon manuscrit et j’ai reçu une note de Robert Dickson. Il n’y a pas eu de grands problèmes : quelqu’un a dû réviser le texte, on a peut-être corrigé des verbes, des détails. C’est allé vite, et Dickson est venu de Sudbury dans sa vieille van, achetée d’une gang de « Jesus freaks », pour le lancement du recueil au Collège Glendon, à l’Université York.

voix et images Quelle importance Dickson a-t-il eue sur ton oeuvre, non seulement au début, avec la publication des Conséquences de la vie, mais aussi plus tard ?

patrice desbiens Je ne sais pas. Moi, je n’écrivais pas comme lui, je n’avais pas le même beat que Robert, qui était une espèce de socialiste psychédélique. Il enseignait la littérature à l’Université Laurentienne. C’était un anglophone de naissance, il avait fait des études en français et il était allé en France. Sa famille avait payé son éducation. C’était un bon gars et il aimait bien la poésie. Je pense qu’on est devenus des bons amis. Une fois que je me suis installé à Sudbury, on a fait des joyeuses virées, on allait ensemble à des lectures de poésie à Ottawa. C’est lui qui conduisait. Il avait une Lada.

voix et images Est-ce après Les conséquences de la vie que tu as déménagé à Sudbury ?

patrice desbiens Non, je suis demeuré encore deux ans à Toronto. Je restais chez un bonhomme pas loin de la rue Bloor, près de l’endroit où je drummais. C’est là que j’ai écrit L’espace qui reste et aussi L’homme invisible/The Invisible Man. Mais je faisais du travail d’édition pour Prise de parole. Cela me permettait de sortir de la maison. Dans ce temps-là, on pouvait prendre le train pour aller n’importe où. J’aimais partir en train pour Sudbury. On faisait nos affaires et je logeais tout le temps chez Robert. Finalement, à un moment donné, il m’a dit : écoute, j’aimerais que tu t’en viennes à Sudbury. De toute façon, moi, j’étais tanné ; la fille avec qui je vivais tripait sur la méditation transcendantale, ça commençait à flotter un peu trop pour moi… Robert m’a dit : viens, on va t’inscrire comme étudiant à l’Université Laurentienne. On était en 1979. J’ai obtenu une bourse, ou plutôt un prêt. Ça m’a donné un peu de sous, alors j’ai pu demeurer dans la maison de Robert en payant ma part du loyer.

voix et images Et tu as suivi des cours à l’université ?

patrice desbiens Oui, en littérature, en philosophie, un peu n’importe quoi. J’ai tenu le coup pendant peut-être un semestre parce que, à un moment donné, je me suis mis à écrire mon livre Sudbury. Là, j’étais plus souvent à la maison qu’à l’université.

voix et images Pourrais-tu nous parler de toute cette ébullition culturelle autour de Sudbury, des artistes du nord de l’Ontario, puis du Théâtre du Nouvel-Ontario ?

patrice desbiens J’ai raté cette période-là, je suis arrivé trop tard. Quand L’espace qui reste est sorti chez Prise de parole en 1979, André Paiement[5] était déjà mort ; il s’était suicidé un an plus tôt, en janvier. J’ai écrit un poème là-dessus, dans L’espace qui reste, qui s’appelle « Janvier est le mois le plus dur de l’année ».

voix et images C’est donc Robert Dickson qui t’a invité et qui t’a offert l’occasion de venir à Sudbury. À travers lui, nous retrouvons sous un autre angle la question que nous te posions au début au sujet de ton rapport à la poésie québécoise. Il est clair, en tout cas, que la question s’est posée chez Prise de parole. Bien avant que tu t’installes à Sudbury, Dickson avait amené plusieurs de ses étudiants de l’Université Laurentienne, dont Gaston Tremblay, qui deviendrait plus tard ton éditeur, rencontrer Gaston Miron à Montréal, en 1973. Or, il y a dans ta poésie une représentation de l’homme minoritaire ou de l’homme colonisé assez proche de celle que l’on trouve parfois chez Miron : celle d’un homme plein de « trous ».

patrice desbiens Miron colonisé ! Miron n’était pas colonisé ; il était chez lui, il était d’ici.

voix et images Il reste toutefois que dans le Québec des années 1950 jusqu’à la Révolution tranquille, Miron a ressenti des choses qui peuvent se comparer — même si ce n’est pas la même chose — avec la condition franco-ontarienne. Tu n’es pas d’accord avec cette analogie ?

patrice desbiens Il n’était pas entouré d’anglais.

voix et images Il se sentait pourtant dépossédé de sa langue, obligé d’être bilingue…

patrice desbiens Mais nous, on ne prenait pas les Anglais pour des diables. C’est ça que je trouve malheureux au Québec. C’est comme si l’anglais était une maladie, une sorte de malaria ou quelque chose de semblable. C’est juste une langue. Ce n’est pas du monde, c’est la langue. Ce qu’on n’aime pas au Québec, est-ce la langue ou le monde qui la parle ? Moi, je me considère chanceux parce que j’ai été élevé dans les deux langues. C’est vrai que si on ne parle pas la langue, c’est une aliénation. Quand on ne sait pas nager, l’eau fait peur.

voix et images Il n’empêche qu’étant donné le contexte d’écriture assez spécifique du français en Amérique du Nord, il y a une tendance à toujours considérer cette prise de parole par les écrivains comme une prise de parole collective. Tu ne penses pas ? C’était le point de vue de Miron : envisager l’écrivain non pas tant dans sa pratique propre, individuelle, que dans son rapport politique, collectif à la langue.

patrice desbiens On nous en met pas mal sur le dos : « Toi, l’écrivain, tu dois écrire en français, tu écris pour nous autres, pour notre peuple. » Non, j’écris pour moi. J’en ai déjà assez comme ça. D’accord, je veux mentionner les injustices, mais cela ne veut pas dire que je vais aller me promener avec une pancarte et me faire battre par la police pour montrer que je suis là. Ce n’est pas un signe d’intelligence de se faire battre par la police, d’avoir des bleus de police. Ça ne sert à rien, ça ne change rien. Ça fait juste des polices plus heureuses.

voix et images Est-ce que le fait que tu as quitté l’Ontario t’a libéré un peu de ce poids que certains de la communauté franco-ontarienne ont pu mettre sur tes épaules comme représentant ou porte-parole de l’Ontario français ?

patrice desbiens Pas vraiment. Ils faisaient ce qu’ils voulaient avec ça. Je n’ai jamais été un représentant. Je dirais par contre que Robert Dickson, lui, il l’était. Il avait participé à la fondation de ce mouvement, à celle de la maison d’édition. Quand on a publié L’homme invisible en 1981, il y avait un mandat chez Prise de parole : publier seulement avec le soutien du Conseil des arts de l’Ontario, et en français uniquement. Alors pour L’homme invisible, qui est un livre bilingue, le côté anglais a été publié par un éditeur anglophone, Penumbra Press. On ne pouvait pas avoir d’argent pour publier la partie en anglais, seulement pour les pages en français. Vous savez, la politique là-dedans… Ça fait échouer les plus beaux projets, c’est toujours quelqu’un qui fait son petit trip de pouvoir.

voix et images Disons que tu as des réticences par rapport à la politique.

patrice desbiens Moi, la politique, je ne suis pas capable.

voix et images Mais ton oeuvre ne soulève-t-elle pas la question de l’affirmation collective dans un sens plus large ? Si l’on prend Sudbury, par exemple, il y a ce poème où un homme prolétaire s’exclame : « J’ai pas de pays./J’ai pas de pays[6]. » C’est répété dans le poème, si bien que cela devient comme un cri du coeur. Il y a d’autres passages du livre qui renvoient nettement à une condition collective et qui ont des résonances assez politiques, au moins au sens d’une révolte ou d’une indignation. N’est-ce pas un enjeu qui a pu te toucher à un moment donné ?

patrice desbiens Je ne sais pas pourquoi j’ai écrit ça. C’est sorti comme ça. Il n’y a pas de pays fixe. Vous savez, le monde qui travaillait dans les mines en Ontario, c’étaient souvent des Québécois qui étaient venus vivre en Ontario parce qu’il y avait du travail durant la Dépression. La famille de ma mère vient de Basson, dans l’Outaouais. Il y avait du travail dans le nord de l’Ontario à cause des mines. Tout le monde déménageait là-bas, à Timmins par exemple. L’Abitibi, Rouyn-Noranda, c’est juste à côté, à peu près comme Montréal-Québec, deux heures d’autobus. C’est comme ça que le nord de l’Ontario est devenu francophone. D’ailleurs, il n’y avait pas juste des Québécois ; il y avait des Polonais, des Tchécoslovaques, beaucoup d’Ukrainiens, des gens d’Europe de l’Est. À Sudbury, il y a encore une grosse communauté ukrainienne.

voix et images Comme tu le sais peut-être, François Paré a écrit sur le mouvement littéraire et culturel du Nouvel-Ontario.

patrice desbiens Oui, c’était une époque où le monde essayait de se faire appeler non pas Franco-Ontariens, mais « Ontarois ». C’était sur le modèle de « Québécois » : ça faisait plus officiel, plus vrai. Mais moi, je me considère encore juste comme un Canadien français.

voix et images Tu ne te sens pas archaïque en disant cela ? (rires)

patrice desbiens Non. Parce que le terme « Franco-Ontarien » désigne une personne qui vit en Ontario et qui parle français, même quelqu’un qui vient d’Afrique du Nord. Tout ce monde-là est franco-ontarien et peut publier automatiquement chez Prise de parole. D’ailleurs, qui donc s’est mis à nous appeler des « Franco-Ontariens », ça ne serait pas les Québécois ?

voix et images Ce seraient plutôt les Canadiens français de l’Ontario qui voulaient s’assumer, non ? Puis le terme « Ontarois », promu par Yolande Grisé[7], est apparu, sans s’imposer vraiment.

patrice desbiens Franco-Ontariens… je n’ai rien contre, mais c’est trop vague, c’est comme le mot « Franco-Américains », qui désigne seulement des Américains qui parlent le français. Alors, moi, je préfère parler de « Canadiens français ». De toute façon, quand je suis venu à Montréal, personne ne me prenait pour un Franco-Ontarien. Je n’avais pas le petit accent chantant, avec des petites vagues anglaises en dessous, je n’avais pas le beat anglais.

voix et images Est-ce que tu pourrais nous parler un peu du rapport que vous aviez, à Sudbury, avec les élites de la société canadienne-française de l’époque, qui commençait à se définir comme franco-ontarienne dans les années 1970 ? Est-ce qu’il y avait entre les jeunes et ces élites un affrontement, un rejet réciproque ?

patrice desbiens Monsieur Dickson aurait pu répondre, parce que lui enseignait ça. Moi, j’écrivais mes poèmes. Mais c’est vrai que pour certaines élites, le type de poésie que j’écrivais, c’était complètement en dehors des normes ; c’était et c’est toujours assez cru et choquant.

voix et images Est-ce que tu as choqué aussi au Québec ?

patrice desbiens Au Québec, il y a eu beaucoup de monde qui aimait ce que j’écrivais. Je me rappelle du poète Yves Boisvert, qui a découvert L’espace qui reste dans une bibliothèque. Il paraît qu’il a dit : « Je veux savoir qui est ce poète-là. » Il a écrit à Prise de parole et il m’a téléphoné. Pour une rare fois, je suis allé à Montréal, même si j’ai eu hâte de retourner chez nous. C’est une grosse ville, Montréal ; alors que Sudbury c’est tranquille, tu descends deux coins de rue, puis tu es au centre-ville, tout est là. Mais quand même, Yves Boisvert et moi, on est devenus des grands amis. Il était provocateur, plus baveux que provocateur. Il en faisait un art. On avait bien du fun.

voix et images Est-ce que c’est lui qui t’a mis en contact avec les Écrits des Forges ?

patrice desbiens Oui, et cela a donné Amour ambulance (1989), mon premier livre paru au Québec chez un vrai éditeur. Et ça m’a permis de rencontrer Gaston Bellemare. J’ai participé quelques fois au Festival international de poésie à Trois-Rivières. Parfois, je n’étais pas invité, mais j’y allais et je restais chez un ami. J’allais aux lectures et je voyais le monde que je n’avais pas vu depuis longtemps. J’allais prendre une brosse avec Boisvert et quelques autres.

voix et images Ce style de vie fait penser un peu au mouvement beat américain. Quel a été ton rapport à ce mouvement ?

patrice desbiens Aucun. Je suis tanné de me faire mettre ça sur le dos. Kerouac, il était francophone, mais il parlait et écrivait en anglais. Kerouac, Kerouac, Kerouac ! C’est la seule comparaison que les gens ont. Je ne suis pas Kerouac ! Tout le monde veut être Kerouac, mais qui donc est prêt à vivre cette vie-là ? Ce qu’il a fait dans On the Road, ce n’est pas juste faire du pouce. Moi, j’en ai fait du pouce, je sais ce que c’est. Dans On the Road, Kerouac, il ne parle jamais des gars fous qu’on rencontre sur la route. J’ai un poème qui s’appelle : « Quand la réalité dépasse la fiction ». Je vais vous le lire : « Le poète s’en allait à Québec et/il voulait être comme Jack Kerouac/voyager partout dans des voyages fous/dans une voiture pleine de fous/comme avec Neal Cassady/mais là il est pogné avec le/Richard Petty de Saint-Marc/et là il réalise dans un livre/à Timmins Ontario/c’était moins dangereux/c’était de la fiction[8]. » Kerouac, c’est le grand rêve. Lui, il était avec une gang, mais quand tu es tout seul…

voix et images Tu as écrit, dans Poèmes anglais (1988) : « Je me sens comme/un vieux hippie/qui trinque avec/Richard Brautigan[9]. » Notre question venait aussi de ta participation à la Rencontre internationale Jack-Kerouac en 1987.

patrice desbiens Ça n’a rien à voir avec Kerouac, mais plutôt avec le monde que j’ai rencontré là. Ils avaient organisé ça sous le signe de Kerouac. Mais tu sais, quand tu vois une gang de stoners essayer de t’imiter et des jeunes qui disent n’importe quoi… Il y avait quand même du bon monde à cette rencontre : j’ai rencontré Ferlinghetti, Ginsburg. Du bon monde, mais je n’avais pas d’affinités, pas de liens particuliers avec eux. Moi, je ne viens pas de San Francisco, je viens de Timmins, c’est un autre modèle complètement. Il y a des Québécois qui aiment se prendre pour des hippies, parce que c’est américain et que c’est bon.

voix et images Ne peut-on pas quand même faire un lien entre Sudbury et Lowell ? Ou entre Timmins et Lowell ?

patrice desbiens C’est vrai, j’ai même écrit un poème là-dessus[10]. Entre Lowell et Sudbury, il n’y a pas de décalage.

voix et images Tu te distancies de Kerouac, mais la beat generation évoque une certaine mythologie de l’écrivain et du poète, dont tu es toi-même très conscient et que tu as représentée aux yeux de bien des lecteurs. Dans Sudbury, il y a ce vers où tu écris : « tellement de poètes/ont été tués par l’idée et/ou le mythe de la vie/de poète[11] ». Comment es-tu parvenu à ne pas être tué par ce mythe ?

patrice desbiens Je ne sais pas. La poésie m’aime, je suppose. Mais c’est vrai, ça a failli me tuer… Ce qui compte, c’est la personne qui est dans ce mythe-là. Il y a des clichés dans tous les arts : les drummeurs sont comme ça, les peintres sont comme ça, les poètes sont comme ça. Il y a toutes sortes d’histoires là-dessus.

voix et images En ce qui concerne les poètes, on pourrait effectivement penser à Paul Verlaine ou à François Villon.

patrice desbiens Je connais moins Villon. Verlaine, c’est Rimbaud qui a ruiné sa vie. Rimbaud, c’est un salaud : il a écrit jusqu’à dix-huit ans et après, il est allé vendre des armes. Ne tombez pas sans connaissance : Rimbaud, il ne m’a jamais rien dit, c’est du flash !

voix et images Tu n’as jamais eu l’impression, toi, d’être en train de vivre, d’une certaine manière, ce mythe du poète qui se laisse aller, qui boit, qui… ?

patrice desbiens Non, moi, je buvais parce que j’aimais ça. Pas parce que je vivais le mythe du poète. Premièrement, je ne me suis jamais vraiment pris pour un poète. Il y en a qui mènent une vie de « poète », du genre : regardez-moi souffrir, je suis pauvre, etc. Moi, j’ai tout le temps été bien content d’être poète, j’adore ma job.

voix et images Tournons-nous justement vers ton approche de ta « job » de poète. Que pourrais-tu nous dire d’abord à propos de tes références littéraires américaines ?

patrice desbiens Elles sont variées. Il y a eu William Carlos Williams et Robert Creely, mais c’est venu plus tard. Il y a aussi des Canadiens anglais. J’ai commencé avec Irving Layton et Al Purdy. Un peu Leonard Cohen, mais les références juives religieuses, ça ne me disait rien. Layton était plus iconoclaste. Quant à Brautigan, je l’ai lu très tôt à Toronto. J’étais chez des amis, j’ai découvert un de ses livres sur la cheminée, je l’ai ouvert et j’ai dit : Oh ! Ça, c’est pour moi ! Mais évidemment, il y a aussi tout le côté musique : Miles Davis, Bob Dylan, Jimmy Hendrix, qui sont là dans mes poèmes ; je ne pouvais pas m’en empêcher.

voix et images Lis-tu toujours plus de poésie en anglais qu’en français ?

patrice desbiens Il n’y a pas grand-chose d’intéressant qui se passe en français, je trouve. En France, s’il se passait quelque chose en poésie, il me semble que je le saurais. Je vais dans les bibliothèques et dans les librairies et je ne trouve jamais rien. C’est un petit monde. Mais il y en a un que j’aime et que je suis tout le temps, c’est Daniel Boulanger. Retouches, par exemple, Hôtel de l’image, Drageoir, j’ai presque tout lu de lui. C’est un romancier, il écrit des nouvelles aussi et de beaux poèmes, à petites touches. C’est génial, ça n’arrête pas. Je ne sais pas où il va chercher tout ça.

voix et images Dans un des Poèmes anglais, tu écris : « Je veux écrire comme/Paul Éluard[12]. » Était-ce juste une blague ?

patrice desbiens Vous avez oublié la suite… (« Je veux écrire comme/Paul Éluard.//En attendant/on me laisse laver/son char[13]. ») Mais sérieusement, j’aime bien Éluard. J’ai aussi découvert Philippe Jaccottet, René Char. Pour ce qui est d’André Breton, lui, il est ennuyant ; on ne l’appelle pas le pape pour rien. Les nouveaux poètes, je ne les connais pas. Il y a beaucoup de jeunes qui écrivent de la poésie en France, mais on dirait qu’ils sont marginalisés parce qu’ils ne font pas partie d’une gang. C’est très cloisonné, en France. On dirait que tu dois faire partie de l’Académie ou d’une gang quelconque. Mais il y a du monde qui écrit de très belles choses. J’ai un ami qui s’appelle Frédérick Houdaer. Je l’ai rencontré lors d’une lecture qu’on a faite ensemble et je suis encore en contact avec lui sur Facebook.

voix et images Puisque nous parlons de littérature française, tu as évoqué dans une entrevue Marguerite Duras[14]. C’est plutôt étonnant, non ?

patrice desbiens Quand j’étais à Québec, je suis tombé sur un livre d’elle qui s’appelait Écrire. Cela m’a jeté par terre. Puis j’ai lu ses autres livres. Je pense qu’il y en avait, entre autres, aux Éditions de Minuit, La maladie de l’amour. Elle a de beaux petits livres aux Éditions de Minuit. C’est dommage, ils se défont aussitôt que tu les ouvres. L’édition française a beaucoup à apprendre.

voix et images Mais l’univers de Duras, son écriture, c’est quelque chose qui t’a marqué ?

patrice desbiens Je me suis dit : pour quelqu’un qui buvait tellement, elle était d’une lucidité incroyable. Et son cinéma !

voix et images Te reconnais-tu un peu dans cette lucidité ?

patrice desbiens Non, non. Je ne me reconnais dans rien. Ne mettez pas des mots dans ma bouche. Il y a cette tendance chez les gens savants, ils veulent faire parler le village. Non, Duras, c’était juste sa façon de placer ses mots sur la page, sa façon de construire ses textes. J’aimais beaucoup les phrases courtes, les petits paragraphes. Sa façon d’écrire n’était pas juste lucide, mais économique. Pas beaucoup de mots, mais beaucoup de jus, comme on dit.

voix et images L’écriture économique, c’est aussi ta poésie. N’y a-t-il pas chez toi cet art du raccourci, de l’image ou du propos brut ?

patrice desbiens Ça a commencé avec Brautigan et les poètes américains. J’ai écrit beaucoup de poèmes courts, mais ce ne sont pas des haïkus. Le haïku, j’ai essayé, mais je n’en suis pas capable.

voix et images En fait, certains de tes poèmes les plus émouvants et les plus touchants sont assez longs, comme La fissure de la fiction (1997), et « Grosse guitare rouge » et « Un pépin de pomme sur un poêle à bois », dans le recueil éponyme.

patrice desbiens « Grosse guitare rouge », c’était une série de poèmes ; c’est juste qu’il n’y a pas de titres.

voix et images Ne peut-on pas toutefois y voir une seule coulée, un seul souffle ?

patrice desbiens Oui. Mais cela peut être lu du commencement à la fin, ou de la fin au commencement, ou du milieu en partant de chaque bord. J’ai commencé « Grosse guitare rouge » parce qu’un ami m’a donné du beau papier pour écrire. C’était un artiste, un peintre. Il m’a dit : « Écoute, écris les poèmes là-dessus et moi, je vais faire des peintures. » Chaque jour, j’écrivais un petit poème, des images qui me venaient sur une nouvelle feuille ; je dessinais des mots, et j’ai tourné les pages jusqu’à en avoir assez. J’en avais pour trois petits livres, mais Prise de parole a suggéré de tout mettre dans le même, intitulé Un pépin de pomme sur un poêle à bois (1995). J’avais déjà « Un pépin de pomme », c’était le poème sur ma mère.

voix et images Dans les longs poèmes, comme « Un pépin de pomme sur un poêle à bois », comment arrives-tu à garder la tension poétique, à soutenir une même émotion ?

patrice desbiens J’écrivais tous les jours dessus ; j’avais l’idée en tête, une fois parti. Ça ne bloquait jamais longtemps parce qu’en écrivant, je brassais la mémoire, les souvenirs. C’est comme lorsque tu brasses une bouteille de liqueur et, à un moment donné, tu l’ouvres lentement, puis là, ça sort. Je le faisais par petits bouts, sinon j’aurais tout perdu. J’aimais travailler de cette manière, j’avais hâte de rentrer chez moi pour m’y atteler. À un moment donné, tu sais où tu t’en vas, tu es rendu à un certain point et tu te dis : Oh boy, comment je vais finir ça? Puis, tout à coup, tu le sais. « Un pépin de pomme », c’est ça, des souvenirs de ma mère, des feelings que j’avais.

voix et images Dans La fissure de la fiction, le long poème fait surgir, chez le personnage-poète que tu mets en scène, le rêve d’écrire un roman. Est-ce que tu l’as eu toi-même, ce rêve ?

patrice desbiens Non. En l’écrivant, je me suis dit que je me mettais dans la tête d’un gars qui était poète, et qui ressemblait à un bon nombre de mes amis poètes qui se sont mis, à l’époque, à écrire des romans. Je me disais que ça leur donnait peut-être plus d’argent par page… Mais moi, même si j’aime lire des romans et des nouvelles, en particulier des romans policiers, des affaires de gangsters, j’ai toujours été bien content de la poésie.

voix et images Est-ce qu’il y a un moment particulier qui a fait le déclic, où tu as pensé : « À présent, je peux me dire poète » ?

patrice desbiens C’est lorsque j’ai écrit Dans l’après-midi cardiaque. C’était après Sudbury. J’ai pris du temps à m’habituer. Jusque-là, je me disais que j’écrivais de la poésie, mais je ne me considérais pas comme poète. À un moment donné, je me suis dit qu’il allait bien falloir que j’apprenne à vivre avec ça, même si j’étais gêné quand le monde m’appelait poète. Il y en avait d’autres que je considérais comme bien plus poètes que moi. Même aujourd’hui, j’ai encore de la misère avec ça. Je lis parfois des choses sur Twitter, des poètes américains que je ne connais pas, et je me dis : voilà des vrais poètes. Mais n’empêche, je suis heureux dans ce que je fais. Je ne sais rien faire d’autre, à part drummer un peu.

voix et images On a l’impression que, chez toi, le poème peut devenir tantôt effrayant, tantôt salutaire. Dans L’espace qui reste, le poème est un « cancer[15] » alors que, dans Poèmes anglais, c’est un « vieux chum[16] ». Ailleurs, dans Poèmes anglais, on lit quand même : « J’ai le goût de sauter/de ce poème comme/on saute d’un train[17]. » Tu sembles donc parfois pris dans le poème comme dans une prison, ou un wagon fermé hermétiquement. Est-ce que la poésie pour toi est une libération ou est-ce qu’elle est tout autant un monstre qui te dévore ?

patrice desbiens Ce sont les sentiments du moment. Je me sauvais de moi-même à ce moment-là. Il y a un poème de Dans l’après-midi cardiaque qui s’appelle « Sainte colère » et qui dit : « Fuck la Poésie/je viens d’un pays où engagé veut dire/que tu t’es trouvé une job[18]. » Pour moi, c’était une façon de dire qu’il n’y a pas juste la poésie. Plusieurs parlent d’engagement, ils parlent beaucoup. J’aime mieux écrire mes poèmes, c’est ma façon de m’engager. Je n’ai jamais rien eu contre la poésie. Tout ce que je voulais dire, c’est que parfois, ce n’est plus le temps de parler ; tu essaies de dire quelque chose et même la poésie ne peut l’exprimer. La seule chose que tu peux exprimer alors, c’est la frustration, la rage.

voix et images Dans certains de tes poèmes, surtout dans les dernières années, le monde actuel semble susciter la peur, les « cauchemars », il entraîne une certaine paranoïa. La poésie offre-t-elle pour toi une manière de conjurer ce cauchemar éveillé, en lui donnant forme, en le mettant en images ?

patrice desbiens Où est-ce que vous prenez ça, « cauchemar éveillé » ?

voix et images Nous pensons à l’ouvre-boîte géant qui se trouve dans un de tes poèmes, ou à d’autres objets de la réalité contemporaine liés à la société de consommation — une machine à coke, un guichet automatique, etc. — qui paraissent plutôt menaçants, agressifs.

patrice desbiens Je pense que c’est normal. Comme disait Woody Allen : « Yes, I am paranoid, I am very aware. » Ce n’est pas vraiment de la paranoïa, c’est juste être conscient du danger. Et c’est aussi s’amuser avec notre imagination. Il y a un peu de Stephen King dans ça : la machine à coke qui attaque un gars, elle devient vivante. Moi, j’ai toujours été un grand fan du fantastique, de l’horreur, de la science-fiction. Les premiers livres que j’ai lus, c’étaient les Bob Morane, Le chasseur de dinosaures, par exemple. Je l’avais gagné en prix à l’école. Puis, j’ai lu Edgar Poe, je trouvais qu’il écrivait bien. Je le lisais en français sans savoir que c’était Baudelaire qui l’avait traduit. Je pense que je ne savais même pas que c’était un Américain.

voix et images C’est le registre de l’horreur, du morbide.

patrice desbiens Morbide, c’est une façon de parler, car il y a de la beauté aussi. C’est comme Lovecraft : la manière dont il tourne, virgule après virgule, la phrase qui déboule… Sa façon d’écrire est aussi ancienne que les créatures dont il parle ! L’autre jour, j’entendais quelqu’un demander pourquoi ils n’ont pas fait de bons films avec les histoires de Lovecraft. Mais lui-même a du mal à les écrir, dans ses livres ! Tu aurais beau avoir tous les ordinateurs que tu veux, ce serait très difficile de mettre cela en images. Mais dans un film comme Alien par exemple, il y a un peu de Lovecraft.

voix et images Donc, quand les machines ou les objets sont menaçants dans ta poésie, c’est un peu dans cette veine-là ?

patrice desbiens C’est une menace commerciale aussi. Je viens d’un milieu où on était sur le bien-être social. Les relations difficiles avec le système, la business, les fonctionnaires, c’est ce que j’ai connu avec ma mère. Quand j’ai commencé à écrire et que je faisais des demandes de bourses, j’enrageais contre le fonctionnaire qui me forçait à répondre à son formulaire et qui devait trouver ça drôle. Toute cette bureaucratie, tout ce qu’il y a derrière une machine à coke…

voix et images Ce monde des pouvoirs étatique ou capitaliste, cet univers concret menaçant, on a l’impression que, surtout dans tes recueils plus récents comme Vallée des cicatrices, il est contrebalancé par des références surnaturelles, le ciel, les anges…

patrice desbiens Oh mon Dieu…

voix et images Les anges, qu’est-ce que cela évoque pour toi ?

patrice desbiens Ce sont des images. Dans toutes les religions, il y a des images et il y a du monde qui tue pour ces images-là, mais… Vous pensez peut-être aux beaux anges qui sont dans un de mes premiers poèmes parus en anglais, « Beautiful Burning Angels », que j’ai adapté en français[19]. Là, l’image m’est venue des chansons de Leonard Cohen.

voix et images Est-ce que ces images d’anges se rattachent à ta mémoire ? Beaucoup de gens de ta génération, celle des baby-boomers, ont vécu dans un univers encore très religieux, et ils gardent souvenir des églises, des statues, des cérémonies.

patrice desbiens Moi, c’est assez vague ; ma mère m’amenait à l’église bon gré mal gré. Elle était très religieuse. En fait, les anges, je vois ça plutôt comme du fantastique. Ça pourrait être aussi des diables. Si on veut lire des histoires de peur, on n’a qu’à lire la Bible. Je la lisais quand j’étais plus jeune ; c’est un bon thriller, de bonnes histoires. Les miracles, pour moi, c’étaient du fantastique, encore du Stephen King ! Mais je ne le savais pas dans ce temps-là. C’était simplement plus excitant que les prières ennuyantes qu’on nous montrait. J’aimais les images : la traversée de la mer Rouge, c’était comme des effets spéciaux !

voix et images Tu parles souvent de Stephen King, dont un grand nombre de romans ont été adaptés au cinéma. Tu as aussi mentionné Woody Allen et tu as fait référence au film Alien. Est-ce que le cinéma a été important, une sorte de force inspiratrice, pour ton écriture ?

patrice desbiens Je ne suis pas un cinéphile, mais on m’a déjà dit : « Tu devrais écrire des synopsis. »

voix et images Dans certains de tes textes, n’y aurait-il pas un regard cinématographique ? Par exemple, au début de Poèmes anglais, dont nous parlions plus tôt, on lit : « Je veux écrire maintenant./Je regarde par la fenêtre[20]. » Mais cela semble aussi jouer inversement. Dans l’après-midi cardiaque dit d’ailleurs : « La réalité nous regarde[21] », et c’est à prendre au sens littéral. De même, dans La fissure de la fiction, ton personnage de poète est souvent suivi, surveillé même, par un caméraman : « Il y a une caméra qui le suit/partout comme un diable./Le caméraman est tout l’temps/soûl./C’est la caméra ivrogne/de la vie[22]. »

patrice desbiens Il fallait que je me serve de quelque chose pour montrer qu’il y avait du mouvement, quelqu’un qui observait. Peut-être que je ne le percevais pas comme ça en l’écrivant. Quand je lis ce que les autres écrivent sur moi, j’apprends beaucoup sur mon oeuvre. Je me dis : Ah ? OK. Moi, je ne savais pas que je le faisais, je le faisais naturellement. À force de travailler, on développe des trucs pour se dire : Ah ça, ça va. Au cinéma aussi, je suppose qu’ils doivent développer des trucs, des effets spéciaux, ou des effets de miroir.

voix et images Des effets de miroir… Justement, il nous semble qu’il y a énormément de miroirs dans tes poèmes. En général, le miroir chez toi n’est pas fiable : « les miroirs ne reconnaissent personne[23] », écris-tu dans L’espace qui reste. On y lit aussi : « je regarde dans un miroir/pour voir si/je suis encore là[24] ». Ou bien encore : « il y a des miroirs partout/dans le magasin[25] », et on sent qu’il y a là quelque chose d’inquiétant, peut-être un piège. Enfin, tu évoques ta « réflexion qui se/défait/dans le miroir de la/chambre de bain[26] ».

patrice desbiens Oui, c’est vrai, il y en a partout. Il faut se méfier des miroirs, c’est-à-dire de ce que le monde pense ou dit de vous. C’est un peu ça, et c’est un peu aussi le premier selfie. On reste planté là et on se regarde dans l’eau, comme Narcisse.

voix et images Mais, dans ton oeuvre, on disparaît souvent dans les miroirs, ou on risque de disparaître. Cela fait penser à ce recueil en anglais que tu as publié récemment : The Art of Disappearing. L’art de disparaître. On pense bien sûr aussi à L’homme invisible/The Invisible Man, ton recueil bilingue où la traduction entraîne aussi une forme de disparition. C’est assez paradoxal, car la traduction devrait fournir un de ces « effets de miroir » dont tu parles. Chose certaine, tu te méfies des traducteurs : dirais-tu qu’ils ne sont pas plus fiables que les miroirs ?

patrice desbiens C’est vrai que je ne fais pas confiance aux traducteurs. Mais la réalité, c’est que je suis capable de me traduire moi-même. Je l’ai dit à propos des Conséquences de la vie, que j’avais écrit à Toronto et qui contenait des poèmes écrits d’abord en anglais et que j’ai traduits ensuite en français. À un moment donné, je me suis dit : pourquoi pas l’inverse ? J’ai eu sur ordinateur mon oeuvre intégrale qu’un ami m’a mise en format Word. Alors, j’ai le poème en français sur la page de gauche et je traduis. Je tranche, je choisis. J’en ai encore une pile, je m’amuse avec ça pour le moment. Je veux traduire Les cascadeurs de l’amour et aussi les nouvelles de L’effet de la pluie poussée par le vent sur les bâtiments. Ça va être du plaisir, mais je vais finir en même temps ce que j’ai à faire en français.

voix et images Tu as vraiment du plaisir à te traduire toi-même ?

patrice desbiens J’adore ça. Comme Robert Dickson disait, c’est comme si tu écrivais du neuf. Parce que c’est clair que ça n’a pas été fait dans cette langue-là. C’est toi qui le traduis et c’est ton stock à toi, tes affaires. Tu peux travailler comme tu veux parce que tu connais la matière. Pour traduire, tu te relis forcément en français et tu prends conscience de certaines choses. Je fais parfois des petites corrections sur ma traduction et, du coup, je fais aussi une correction sur le français. Toute ma vie, j’ai fait de même. Donc, pour moi, un traducteur, ce n’est pas utile.

voix et images C’est intéressant. Et c’est dire qu’en anglais, tu te sens aussi à l’aise qu’en français ?

patrice desbiens Oui. Mais avec le temps, j’ai pris un petit accent en anglais. J’ai fait une lecture l’autre jour. Je suis venu pour parler en anglais et ça faisait « Hey, you there! » (il imite un accent français). Je parle surtout français à la maison ; ma blonde est une Québécoise. Mais ce que j’aimerais vraiment, c’est mettre de l’anglais et du français dans le même poème. Je ne l’ai pas fait souvent.

voix et images Nous aimerions savoir ce que tu penses de ce qu’on appelle aujourd’hui le spoken word.

patrice desbiens Spoken word, je déteste cette expression-là. Parce que le monde parle de « spoken word » même quand il s’agit de simples lectures de poésie.

voix et images Nous pensons plus précisément à la question de l’oralité. Tout au long de ta carrière, tu sembles avoir aimé le contact avec le public, les récitals. Quelle place joue l’oralité dans ton processus de création ? Est-ce que tu te lis à voix haute quand tu écris ?

patrice desbiens Je n’écris pas pour lire à voix haute. C’est vrai que j’ai fait un grand nombre de lectures publiques parce que ça me plaisait, puis j’ai arrêté pendant un certain temps avant de recommencer, plus récemment, dans des petits lieux, avec de la musique. Dernièrement, j’ai entendu Geneviève Letarte. Elle a sorti un livre de poésie, des poèmes très courts qu’elle a lus sur un fond de petites percussions. J’ai trouvé ça merveilleux.

voix et images En 1992, tu as déclaré dans un entretien que, de tous tes livres, ton préféré était Poèmes anglais. Est-ce que c’est toujours le cas vingt-cinq ans plus tard ? As-tu un livre auquel tu es particulièrement attaché ?

patrice desbiens Il y en a un que j’aime particulièrement, c’est Décalage. Je suis fier de ce livre-là. Parce que c’est un peu un recommencement. Il y a des choses là-dedans qui auraient pu être dans Un pépin de pomme, dans le petit livre sur ma mère. C’est un livre où j’ai mis beaucoup.

voix et images Tu as écrit quelque part : « J’ai écrit un bon poème aujourd’hui./Il ne m’appartient plus[27]. » Or, on a beaucoup écrit sur ton oeuvre, de la critique journalistique aussi bien que de la critique savante. Est-ce que tu lis ce qu’on écrit au sujet de tes livres et est-ce que cela t’influence ?

patrice desbiens Pas du tout. Des fois, je ris. Je me souviens qu’une fois à Trois-Rivières, j’étais avec Boisvert, on avait beaucoup bu et je m’étais mis à lire à haute voix un article qu’un journaliste venait d’écrire sur moi. Je l’ai lu comme un poème, pas comme une critique. Le monde se roulait par terre. C’était délirant, ce qu’il disait ; il n’avait aucune idée.

voix et images Mais la critique n’est quand même pas toujours délirante…

patrice desbiens Des fois, je trouve que les gens, ils ne comprennent rien ou bien ils comprennent mieux les poèmes, ils voient plus d’affaires dans tes poèmes que toi, tu en vois. Parfois, tu vois que le critique ne t’aime pas, c’est personnel. Mais quand ce sont des études, je me dis aussi parfois : voyons, ils n’ont rien compris. Écrire et étudier une oeuvre, ce n’est pas la même chose. Je ne suis pas un papillon qu’on peut épingler…

voix et images Nous avons évoqué les journalistes, et cela nous amène à des enjeux contemporains, ceux des médias sociaux. Tu es présent sur Facebook…

patrice desbiens Oui. Et sur Twitter et Instagram. Je prends des photos de certains de mes anciens poèmes que j’ai tapés il y a longtemps et je les envoie.

voix et images Est-ce que tu penses que les médias sociaux peuvent exercer une certaine influence sur la poésie et sur sa pratique ?

patrice desbiens Sur Twitter, je fais des découvertes. Il y a plein de gens qui font des petits poèmes, très courts. Il y en a un que j’aime suivre, il s’appelle Red Bicycle. Des fois, je lui envoie un poème ou juste un petit commentaire. Il y a aussi Michel X Côté ; je vais voir de temps en temps ce qu’il fait. Je crois que les médias sociaux peuvent influencer les choses. C’est le cas pour des textes que j’ai publiés récemment.

voix et images Te sers-tu d’un ordinateur pour écrire ?

patrice desbiens Quand je suis tombé dans les ordinateurs, si vous saviez !… J’avais une machine à écrire, mais souvent j’écrivais à la main et j’envoyais les brouillons à quelqu’un qui les tapait pour moi, ce qui causait des problèmes, des petits malentendus. Parfois la personne disait : « Ben non, ça se peut pas qu’il ait écrit comme ça. » À un moment donné, Prise de parole m’a donné un vieil ordinateur, un iBook G4, qui datait de 2004. J’ai commencé à taper là-dessus. Il n’y avait pas d’Internet, juste ce qu’il fallait pour brancher une imprimante. J’en avais acheté une, mais je n’avais même pas pu l’essayer encore ! J’ai commencé à taper et je me suis dit : « Bon Dieu, ça, c’est fait pour moi ! » Apple, c’est tellement facile à utiliser. Les claviers sont mous, silencieux.

voix et images Est-ce que tu as l’impression que cela te fait écrire davantage ou autrement ?

patrice desbiens J’aime être capable d’écrire à la vitesse que je peux penser, puis corriger et revenir sur le texte. C’est vrai aussi que j’ai publié davantage dernièrement. Deux livres la même année, un chez Prise de parole, l’autre à L’Oie de Cravan, mes deux éditeurs. Quand c’est quelque chose d’un petit peu weird, je le donne à L’Oie de Cravan parce que je ne veux pas être obligé d’expliquer pourquoi c’est comme ça ; c’est l’effet que je veux.

voix et images Tu te sens plus libre à L’Oie de Cravan ?

patrice desbiens Oui. J’aimerais que celui-là ait des illustrations et cela convient mieux à L’Oie de Cravan. Ils font de la bande dessinée, ils sont plus branchés, ils ont un réseau pour ça. Mais Prise de parole fait aussi de beaux petits livres. J’en ai un qui va sortir là. C’est vrai que je produis beaucoup. Dans les dernières années, c’est vrai que ça roule.

voix et images Est-ce que tu pourrais nous dire quels sont tes projets actuels et ceux que tu envisages pour les prochaines années ?

patrice desbiens Je travaille sur un recueil qui s’appelle simplement Autres poèmes. Ça s’appelait L’emportiérage… Encore des poèmes, toujours des poèmes. Après, je vais continuer de traduire mes oeuvres vers l’anglais.

voix et images Ces traductions seront-elles aussi publiées chez Ekstasis, comme The Art of Disappearing ?

patrice desbiens Non, pas chez Ekstasis. Je pensais qu’ils mettaient les livres dans les bibliothèques et dans les librairies, mais c’est distribué sur Internet seulement. Il faut aller sur leur site pour l’acheter, ou sur Amazon. Mais il y a de mes amis qui ne trouvent pas ça politiquement correct.

voix et images As-tu des titres à paraître ?

patrice desbiens Chez Prise de parole, ça va être un drôle de titre : Sous un ciel couleur cayenne[28]. Ensuite, ce sont les Autres poèmes dont j’ai parlé, mais c’est seulement un titre de travail. Des fois, tu en passes trois ou quatre. Rendu à la fin, je ne sais pas si c’est fini, et je m’amuse avec ça. Souvent, je retape des petits bouts, des grands bouts. J’ai des notes, j’ai des poèmes que je n’ai pas inclus dans les recueils précédents comme Vallée des cicatrices. Des fois, j’aime ramasser les retailles. Pas de gaspille, hein ?

voix et images Tu recycles beaucoup ?

patrice desbiens Oui, je recycle tout ; disons en tout cas ce qui est recyclable. Je vais me concentrer, cet automne, à finir mon recueil en français, avant de passer à la traduction des Cascadeurs de l’amour. Comment dit-on « cascadeur » en anglais ? « Stuntman », mais tu ne veux pas insulter les féministes. S’il faut dire « stuntperson », ça enlève tout le punch. « Stuntthing » ? Faut que je trouve un tout autre titre. Ça va être un défi, et ça me plaît bien.