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Il faut être de son temps, dit l’adage. Ainsi, celui qui se montre réfractaire aux nouvelles technologies sera l’objet de plaisanteries, et celui qui n’a pas vu le dernier film ou lu le dernier livre en ressentira de la gêne. L’exigence de conformer ses goûts et sa conduite aux moeurs de son époque est omniprésente. Or, si chacun fait indéniablement partie de celle dans laquelle il vit, cette appartenance est complexe, faite d’adhésion et de distance, d’enthousiasme et de déception, de fidélité et de trahison. Certains s’intéressent de près à l’actualité, cherchent inlassablement à saisir les enjeux du présent et sont toujours à l’affût de la nouveauté. D’autres jugeront précisément cette précipitation suspecte, cette avidité insatiable, et affirmeront qu’elles sont justement des traits de notre époque, que l’on ne peut être de notre temps qu’en veillant à ne pas être obnubilé par ses manifestations les plus évidentes. C’est le point de vue du philosophe Giorgio Agamben, qui écrit, dans l’essai souvent cité Qu’est-ce que le contemporain ? : « Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de l’ombre, leur sombre intimité[1]. » Le philosophe nous invite à prendre un certain recul pour mieux percer l’obscurité du présent et à nous méfier des prises de position hâtives. Il semble néanmoins indéniable qu’en art et en littérature, les oeuvres contemporaines peuvent dévoiler et révéler un aspect, voire tout un pan de la société qui nous était inconnu. Pour autant, le rapport à l’oeuvre ne se limite pas à la connaissance ou à la découverte, mais concerne un rapport au soi, comme l’écrit Marielle Macé dans son livre intitulé Façons de lire, manières d’être : « Par la lecture, en elle, les individus se donnent […] les formes de leur pratique, et l’expérience littéraire devient une ressource de stylisation de soi[2]. » En ce sens, se (re)trouver dans la phrase d’un écrivain, c’est établir un rapport au monde et à soi-même qui n’est pas basé sur le partage d’une temporalité, mais repose sur une connivence, une entente profonde et une « stylistique de l’existence[3] ».

Être contemporain, c’est s’engager dans un dialogue, décider de prendre part à certains échanges ou s’abstenir de le faire, préférer demeurer silencieux. Et s’il y a bien une discussion qui est de notre temps, c’est précisément celle portant sur ce dont est fait le contemporain. D’innombrables parutions et colloques en témoignent, ici comme ailleurs. Trois ouvrages récemment publiés au Québec — bien que très différents les uns des autres — portent sur cette question. Soif de réalité. Plongées dans l’imaginaire contemporain[4] est le fruit des recherches menées par Bertrand Gervais, Samuel Archibald, Sylvain David, Joanne Lalonde, Vincent Lavoie et Sylvano Santini. Robert Dion et Andrée Mercier ont quant à eux dirigé l’ouvrage intitulé La construction du contemporain. Discours et pratiques du narratif au Québec et en France depuis 1980[5], dans lequel on retrouve, outre celles des codirecteurs, des contributions de René Audet, d’Anne-Marie Clément, de Frances Fortier et de Marie-Pascale Huglo. L’une des particularités de cet ouvrage est la remarquable uniformité de l’ensemble. En effet, le lecteur passe d’un chapitre à l’autre sans que le nom de l’auteur soit mentionné (l’information se trouve dans la table des matières), ce qui nourrit le sentiment qu’il s’agit d’une véritable production collective. Enfin, bien que les essais de François Ricard rassemblés dans le recueil La littérature malgré tout[6] n’abordent jamais de front la notion de contemporanéité, elle y est néanmoins partout présente, soulevée de manière oblique. Tout au long des vingt essais[7] qui composent cet ouvrage, Ricard nous invite non pas à explorer sa « pensée », mais sa « sensibilité » (7), à déambuler avec lui parmi les décombres de ce qu’il nomme la « postlittérature », c’est-à-dire un « nouveau régime littéraire » (192) dans lequel les critères de qualité d’une oeuvre privilégiés par l’essayiste sont disparus ou sont en voie de l’être.

À la lecture de Soif de réalité. Plongées dans l’imaginaire contemporain, l’on pourrait être enclin à donner raison à François Ricard. La place enviable longtemps tenue par la littérature semble avoir cédé le pas à « l’imaginaire », et les collaborateurs du livre cherchent, peut-on lire en introduction, à « décrire le passage d’une culture du livre à une culture de l’écran » (13). Si Ricard se tient à distance, voire en surplomb, et « s’accroche à ce qu’il voit disparaître » (161), Bertrand Gervais propose pour sa part « de ne pas reculer, mais d’avancer et de se confronter aux difficultés que pose l’étude de ce qui se passe au présent, sous nos yeux[8] ». Refusant, par conséquent, la « posture de repli » qu’il trouve chez Giorgio Agamben, il a pour objectif de « dresser un état des lieux de notre rapport au présent et aux écrans qui s’imposent comme le foyer de notre attention » (11), d’examiner des « aspects singuliers de notre époque » (10), sans chercher à construire un « grand récit » (10). Promesse à moitié tenue, puisque la fragmentation de l’ouvrage, de même que l’absence de conclusion — cohérente néanmoins avec ce refus de la synthèse —, crée aussi le sentiment qu’aucun échange n’est véritablement possible sur le contemporain, chacun travaillant de manière isolée, séparée, individuelle, restant en quelque sorte dans sa bulle, comme l’indique d’emblée le pluriel du sous-titre Plongées dans l’imaginaire contemporain. Les objets d’étude sont hétérogènes : une réflexion sur le temps, le réel et l’écran pour Bertrand Gervais, qui s’intéresse, entre autres, au film Minority Report de Steven Spielberg ; le conflit entre le vrai et le faux dans Récit d’un avocat d’Antoine Bréa, analysé par Samuel Archibald ; le procès entourant une exposition de photographies de Robert Mapplethorne, décrit par Vincent Lavoie ; la politique de l’image prônée par les films du collectif Abounaddara, présentée par Sylvano Santini ; les romans « rock », analysés par Sylvain David ; et la matérialité du numérique, étudiée par Joanne Lalonde. Ce qui unit ces textes n’est pas une réflexion sur la question du contemporain (elle n’est qu’indirectement abordée par les collaborateurs), mais bien des objets distincts, des expériences esthétiques tellement différentes les unes des autres que le lecteur pourra en conclure que le contemporain se caractérise d’abord par la multiplicité. Qu’ont ces oeuvres en commun si ce n’est d’avoir été produites plus ou moins à la même époque ? Le lecteur peut en effet être surpris de voir se côtoyer un texte sur l’exposition de photographies (certaines datant de 1970) de Mapplethorne qui a eu lieu à Cincinnati en 1990 et un texte sur le Récit d’un avocat d’Antoine Bréa paru en 2016. Peut-être que, comme dans le cas de La construction du contemporain, les auteurs considèrent que le contemporain constitue une période historique qui s’amorce en 1980, qui suit la modernité et à laquelle succéda la postmodernité ? Mais Bertrand Gervais propose d’envisager la notion du côté « de sa durée plutôt que de son passage, de l’intervalle plutôt que de la ligne, de l’imperfectif plutôt que du perfectif » (19). Dès lors, si le contemporain ne se pense pas de manière chronologique, mais davantage par un mouvement de résurgences et de reprises, par un ensemble de caractéristiques partagées, la question du corpus et de ses bornes temporelles se fait jour, et il eût sans doute été utile d’en traiter dans cet ouvrage.

Les traits du contemporain sont décrits dès les premières pages de ce collectif. On y retrouve ainsi « le fractionnement des identités et des communautés », le passage d’une culture du livre à celle de l’écran et un « brouillage des régimes fictionnels et représentationnels qui touchent nos rapports au monde » (14) : « Le contemporain, en ce sens, est l’expression manifeste d’une sémiosphère complexe, marquée par une omniprésence des dispositifs techniques, où les écrans occupent une place de choix, ne serait-ce que parce qu’ils multiplient les signes et les figures de notre propre immersion et de ses paramètres. » (42) Selon Gervais, nous avons « le nez collé au hublot » (40), mais certains auteurs du collectif — ne partageant pas forcément ce constat — proposent une manière d’ouvrir ce dernier et cherchent à comprendre ce qui se passe de l’autre côté.

C’est le cas de Joanne Lalonde, qui se montre attentive au « tournant corporel et sensible » des arts numériques qui « recentre la relation esthétique sur les émotions et le ressenti, sur les effets et les affects qui génèrent les oeuvres » (176). Sylvano Santini voit, dans la pratique cinématographique du collectif syrien Abounaddara, une tentative de « redonner une dignité aux individus filmés en théorisant le droit à l’image » (115). Les (courts) films d’Abounaddara — mis en ligne chaque semaine entre mars 2011 et le printemps 2017 — livrent un combat par les images au régime syrien, et « il ne serait pas exagéré, ajoute Santini, de considérer leur critique comme une extension du conflit sur le plan des images » (122). L’auteur réfléchit notamment à la « puissance de l’anonymat » dans ces films et nous invite à penser celui-ci comme une stratégie de résistance, « l’un des modes de l’activisme contemporain » (120) — et l’on serait tenté de poursuivre la réflexion sur le sujet en l’ouvrant à d’autres manifestations de ce genre en France, comme Tiqqun et le Comité invisible. Abounaddara recueille le témoignage de ceux qui ont vécu la guerre en Syrie. Ces personnes sont le plus souvent filmées en contre-jour, ce qui laisse leurs visages dans l’obscurité. Santini nous rappelle que l’on ne peut disqualifier ces témoignages « sous prétexte qu’il[s] n’[ont] pas le courage d’affronter le pouvoir à visage découvert » (138), d’autant plus que « l’identité sert à surveiller et à punir, parfois à gratifier, mais elle ne sert guère à comprendre les situations et les événements » (138). Se dessine ainsi une sorte de solidarité impersonnelle, une « rencontre de singularités » (139) que des expériences communes ont rapprochées, une proximité du quotidien. En somme, Abounaddara crée un espace de liberté avec les images.

L’ouvrage Soif de réalité présente un ensemble composite de textes de qualité. Une plus grande cohésion eût été souhaitable, mais l’éclectisme à l’oeuvre est aussi l’une des caractéristiques de la contemporanéité. La construction du contemporain mentionne aussi l’aspect « divers » et « mélangé[9] » du contemporain, mais en s’opposant au discours sur la « fin de la littérature ». Frances Fortier et Anne-Marie Clément écrivent que le discours sur

la précarité de la littérature [est empreint] d’une nostalgie aristocratique fondée sur un système de distinction qui classe, étiquette et distribue le capital symbolique. Désorientés par la prolifération désordonnée des textes et des écrivains, déstabilisés par la puissance des relais médiatiques qui sanctionnent des produits culturels et non des oeuvres, désarçonnés par l’absence de manifestes esthétiques, ces critiques ne savent plus reconnaître dans la littérature du présent ce qui, pourtant, traduit ce désarroi généralisé

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C’est ainsi que le contemporain n’est pas abordé sous l’angle de la catastrophe ou du post comme c’est souvent le cas, mais plutôt comme étant une nouvelle période historique.

L’ouvrage se consacre à « la question du contemporain aussi bien du point de vue du discours critique sur la littérature qui l’érige que du point de vue des pratiques littéraires qui s’y rattachent, en prenant pour objet privilégié le discours narratif tel qu’il s’est déployé au Québec et en France depuis le tournant des années 1980 » (12 ; les auteurs soulignent). Le livre constitue une excellente synthèse « des discours qui construisent la littérature comme contemporaine » (17), en exposant les caractéristiques qu’ont en commun les oeuvres contemporaines et en établissant un « corpus emblématique du contemporain » (19).

L’introduction et le premier chapitre nous rappellent les nombreuses définitions et conceptions du contemporain, soulignant ainsi le fait qu’il s’agit d’une notion mouvante, dynamique, parfois empreinte de contradictions, sur laquelle on projette les craintes et les défis de notre temps. Pour Lionel Ruffel, le terme n’est plus « désormais un déictique pur », mais a « en quelque sorte remplacé le terme “moderne” » (12). Selon Vincent Descombes, le contemporain renvoie à une « relation » qui « ne désigne pas tout ce qui appartient à notre époque » (14 ; Descombes souligne), tandis que Martin Rueff considère qu’il désigne « un rapport critique du présent qui vit mal ou qui ne peut plus vivre son inscription dans la continuité historique » (15). Si les auteurs de La construction du contemporain ne cherchent pas à figer la notion dans une définition, ils en fournissent néanmoins des traits assez précis et en exposent des motifs récurrents. Dans un constant aller-retour entre la France et le Québec, les auteurs établissent des rapprochements, constatent des différences, et un consensus se dégage : avec le contemporain, on assiste à un « retour au récit », à la « narrativité retrouvée de la littérature, qui va de pair avec la réhabilitation d’une certaine transitivité » (18). Pour la littérature québécoise plus particulièrement, le contemporain se caractérise par un décentrement par rapport à l’appartenance nationale, un « repli sur la sphère intime » (45), un « dépaysement » (46), une filiation complexe, ambiguë, tourmentée au monde. « Domination du narratif » (91), « discours de la perte » (359), « labilité » (60), « minimalisme » (109), « précarité » (60), quotidienneté et « retour massif de l’Histoire dans le champ littéraire » (320) : les auteurs de cet ouvrage ne souscrivent pas à l’idée d’une « postlittérature » (46), mais considèrent plutôt que la littérature contemporaine québécoise a changé de paradigme et que, désormais, le « rapport au temps [et à] l’historicité [est] son problème le plus aigu (Snauwaert, 2009) » (138).

Dans sa remarquable contribution à l’ouvrage, Marie-Pascale Huglo constate que la « narrativité morcelée en “moments” disjoints » (284) constitue l’un des principaux aspects de la littérature contemporaine, et que « c’est dans la juxtaposition des présents que l’avenir, fragilement, s’envisage » (285). Elle voit dans le motif de la scène — c’est-à-dire un « événement visible bien démarqué dans l’espace-temps » (277-278) du récit — une démonstration du renouvellement de la narrativité « des récits non linéaires multipliant les temporalités et les espaces » (295). La scène, tout en témoignant « pleinement du souci réaliste de la littérature contemporaine » (313), offre simultanément un portrait complexe de notre rapport au temps, une médiation des instants et une superposition des temporalités. Plus encore, pour Huglo, « la vitalité de la littérature contemporaine » provient précisément du « renouvellement des moyens et des objets du récit avec d’autres médias, majeurs ou mineurs, contemporains ou anciens ». En outre, « la prise en considération des transformations du rapport entre visualité et narrativité au sein de la scène s’inscrit en faux contre l’idée d’une fin de la littérature » (278).

François Ricard, dans La littérature malgré tout, aborde sans détour l’idée de « la fin d’un régime[10] » et d’une littérature « fantôme » (8). En fait, le lecteur pourra noter que l’essayiste et Bertrand Gervais décrètent tous deux la mort de la littérature ou, à tout le moins, son déclassement et la perte de sa « place souveraine » (9). Si Gervais la délaisse pour s’intéresser au monde de l’écran, Ricard lui fait ses adieux sans pour autant se résoudre à s’en séparer. Il y a sans doute quelque chose d’un peu théâtral à annoncer la fin d’un temps, mais ses essais sont néanmoins éprouvés par ce deuil, tenaillés par la douleur qu’il entraîne et empreints d’une certaine amertume par rapport à ce qui reste. Face à l’« histoire sans direction » (90) à laquelle nous sommes confrontés ainsi qu’à cet « univers décentré » (96), sans « cohérence » (95), désenchanté, l’auteur s’interroge : quand « il n’y a plus de passé, plus de modèle, plus d’héritage, quand l’existence se proclame innocente et neuve, que peut encore signifier la vie humaine » (86-87) ?

Ce qui frappe surtout dans le discours de Ricard est qu’il se révèle porteur des caractéristiques de la contemporanéité décrites dans l’ouvrage dirigé par Robert Dion et Andrée Mercier. En effet, le décentrement, le désenchantement et la disparition de la figure du grantécrivain, qui en sont des traits emblématiques, sont sans cesse présents dans ces essais. Plutôt que de parler de fin, l’essayiste aurait peut-être pu parler, de manière moins radicale, d’une transformation de la littérature. C’est ce que fait notamment William Marx en rappelant que notre idée de la littérature est somme toute récente et que les arts de l’écrit ont subi d’amples transformations au fil des siècles : « Il y eut en effet un moment où les écrivains eurent une conscience particulièrement aiguë des changements qui affectaient la littérature, soit parce qu’ils étaient trop rapides, soit parce qu’ils se produisaient dans un sens négatif et remettaient en cause leur propre statut[11]. » Mais lorsque Ricard déplore que « la littérature s’efface tout doucement de notre monde et de nos vies » (39), le lecteur comprend que c’est d’un regret profond, lié à une vision personnelle de la littérature, dont il est question. Dans ses essais, l’auteur évoque sa « propre existence et le monde dans lequel [il] vi[t] » (7). Autour d’une conception partagée de la littérature, le « je » s’identifie à un « nous » pour qui « les oeuvres littéraires ne sont pas un objet d’étude, mais un art de vivre, une manière de préserver et d’approfondir en nous le petit espace d’humanité qui nous reste » (7).

On remarquera dans ces essais une posture de solitaire et de survivant. L’auteur se place en quelque sorte en retrait et dresse des constats souvent durs, voire caustiques, sur notre époque. Dans « Poésie sans la poésie », par exemple, Ricard s’en prend à l’« ubris poétique », c’est-à-dire, écrit-il, à la « croyance partout répandue selon laquelle le moindre scribouilleur […] aurait accès, par ses “alchimies” verbeuses […], à des réalités d’un ordre plus élevé que ce qui s’offre plus ou moins péniblement, plus ou moins prosaïquement à l’appréhension commune, celle du regard lucide, de la pensée en éveil et de l’humour » (148). Sa conception de la poésie semble ainsi fondée sur la mauvaise, la « néopoésie ordinaire » (149) ; aussi pourrait-on lui demander ce qu’il pense de la néoprose ordinaire. Or, lorsque Ricard fait référence à la poésie pour porter sur elle un jugement sévère, c’est au kitsch de Milan Kundera qu’il pense vraisemblablement, à une conception de la littérature qui refuse l’émotion si elle ne prend pas sa source dans un travail de la plus haute exigence.

Pour Ricard, le contemporain est un monde en désarroi, un champ de ruines, dans lequel les écrivains qu’il aime (George Séféris, Michel Déon, Marek Bienczyk, Franz Kafka, Yannis Kiourtsakis, Curzio Malaparte, Fleur Jaeggy, Nikos Kachtitsis, Philippe Muray, Gabrielle Roy) ne sont plus compris (ni lus). Malgré ce sentiment de solitude, l’auteur résiste et demeure fidèle à la littérature. Se dessine ici un autre rapport au contemporain, qui n’est pas basé sur l’appartenance à un même temps, mais sur le partage d’une « sensibilité ». Ricard se sent le contemporain de romans qui, en cette époque où « l’avenir [semble] indiscernable et [la] mémoire incertaine », s’efforcent de sauver une « parcelle d’humanité et de beauté » (103). Son temps est celui de l’inactuel et, en ce sens, il se rapproche de ce que Giorgio Agamben écrivait : « La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances ; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme[12]. » Ricard joue sur ce déphasage, que ce soit en employant volontiers des expressions aujourd’hui moins usitées — « grand oeuvre », « beauté », « mouvement naturel de l’esprit », « révélation » —, ou en attribuant des titres qui témoignent d’un parti pris pour l’ancien, la connaissance, la sagesse, tels que « Art poétique où l’auteur réfléchit sur le sens et la nature de son travail » (9), « Discours de la méthode » (p. 23) et « Lectures au grand air où l’auteur, errant de la Grèce à l’Amérique, de la Pologne à l’Italie, de la France au Québec, se trouve partout dans sa patrie » (73). C’est ainsi qu’être contemporain, pour Ricard, c’est être contemporain de livres plus que d’individus, et vivre avec ceux-ci : « Lisant Séféris, c’est comme si je me trouvais transporté dans un monde tout autre que le mien, un monde étranger, lointain, mais qui serait en même temps plus profondément mien, plus réellement ma patrie que celui qui m’entoure et dont je fais partie, ici et maintenant. » (76) Ce mélange de proximité et de distance, l’essayiste semble aussi l’avoir trouvé chez Gabrielle Roy. Dans son essai consacré à la pratique de la biographie, Ricard écrit de très belles pages sur « le reniement du monde et du langage premiers, [d’]une “dénaturalisation” et [d’]un exil (volontaire) » sans lesquels la romancière, comme tout écrivain, ne « pourrait ni voir le monde d’où [elle] vient ni nettoyer la place où construire le monde de son oeuvre » (50).

Parus presque simultanément, ces trois ouvrages s’intéressant au contemporain témoignent chacun à sa façon de la difficulté à saisir notre temps. Malgré les positions et les perspectives différentes, un consensus se dégage autour de l’idée que nous vivons une période charnière, de transition, de passage. Chacun étant habité, troublé et parfois aveuglé par les changements rapides auxquels nous sommes confrontés, par les menaces (crise écologique, guerres, montée des populismes) qui semblent s’amplifier, par les défis à penser le monde de manière globale, la question de la contemporanéité expose les difficultés de vivre au présent. Dans un livre d’entretiens avec Éric Hazan intitulé En quel temps vivons-nous ?, le philosophe Jacques Rancière explique que, pour lui, l’émancipation a toujours consisté à tenter de créer un temps différent : « Cela a toujours été une manière de vivre au présent dans un autre monde autant — sinon plus — que de préparer un monde à venir. On ne travaille pas pour l’avenir, on travaille pour creuser un écart, un sillon dans le présent, pour intensifier l’expérience d’une autre manière d’être[13]. » « Creuser un écart », dessiner des voies, ouvrir des brèches, voilà ce à quoi ont réfléchi chacun des ouvrages à l’étude. Ainsi reste-t-il au lecteur à choisir les passages qu’il souhaite emprunter.