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Quelle est la démarche ?

Parfois, un recueil de poèmes se présente comme l’accompagnement d’une démarche qui le précède ; comme la légende d’une oeuvre artistique, d’une photographie, d’une expérience plus ou moins saisissante, comme un texte se situant volontairement en marge d’un morceau de réel. Il n’est pas toujours clair si les poèmes servent de faire-valoir à cette démarche, au point de sembler pâlir au contact de l’entreprise qui les a générés ; ou si, au contraire, la démarche, qui devient alors plus ou moins indifférente, s’efface lentement devant les poèmes qui l’achèvent, la surmontent et la justifient, mais seulement après coup. Cette vision de l’entreprise poétique est si courante qu’elle semble fournir le nerf des subventions en création, qui s’assurent ainsi d’une garantie sur investissement, en évaluant la qualité d’un projet et sa faisabilité. Cette vision favorise le « concept » et fait d’ailleurs converger, dans un but politique avoué, les voies de (presque) tous les domaines artistiques, qu’ils soient plastiques, musicaux, littéraires, numériques, etc. Elle rappelle la faveur pour les performances et les arts in situ, où le concept, la démarche et l’oeuvre se rencontrent en simultané et participent d’un même phénomène, où souvent, d’ailleurs, le récepteur a lui-même son rôle à jouer. Phénomènes qu’un Marc André Brouillette, par exemple, travaille à cartographier, dans sa tangente poétique plus particulièrement. Or une difficulté se pose lorsque la poésie maintient malgré tout son véhicule traditionnel, lorsque vient le temps, autrement dit, de traduire ces expériences performatives dans un (bon vieux) objet-livre ; limites que j’avais moi-même évoquées dans une chronique précédente, concernant le recueil Vers libres[1]. Le raisonnement voulant qu’un recueil bénéficie de la démarche qui le précède s’avère un peu court, car il sous-entend qu’à l’excellence de la démarche corresponde l’excellence du texte qui en résulte. Mais surtout, il semble contradictoire dès sa formulation, car la démarche et le texte se posent, au moins en partie, en compétition et en conflit, car on doit choisir où se situe l’intérêt, et donc, où porter l’attention.

Et cela, parce que la poésie n’est pas un langage neutre, purement blanc, qui ne ferait que rendre la démarche, intacte, sans la transformer. Le livre, qui se situe dans un espace-temps différent, qui, même, offre une autre vision de l’espace-temps lui-même (qui devient u-topique et différé), souligne et amplifie le trait qui à la fois rapproche tout en mettant à distance la démarche qui précède. Le livre grossit le fait irréductible que ses mots sont d’un autre matériau que la performance. Un documentaire, par exemple, tente de fournir ce langage neutre. Dans le documentaire, l’événement devient aussi intéressant que le film, ou même, intéressant à cause du film. En poésie aussi, il peut s’agir de documenter une démarche, d’en rendre un témoignage, tout à la fois présent, objectif et réel. Parfois, un recueil ne rappelle pas tant le documentaire lui-même que le scénario ou le sketch qui le précède : intitulés, listes, variations génériques, spatialisation de l’écriture, jeu entre textes et images, écritures cursives, etc. La poésie est bien sûr particulièrement poreuse à ces protocoles, à tel point qu’il devient indifférent de se demander si elle les emprunte ou si elle les possède (si elle les possédait) déjà : dans tous les cas, elle les a en partage avec d’autres médiums.

La ligne de démarcation, entre la démarche et le recueil, ne se situe donc pas sur le plan des protocoles formels. On pourrait mieux la comprendre en reprenant la distinction offerte par Agamben, suivant Dante, au fondement de ce qu’il appelle la « dictée de la poésie » : « [L]e lieu de la poésie est ici défini dans une déconnexion constitutive entre l’intelligence et la langue, dans laquelle, tandis que la langue (“mue presque d’elle-même”) parle sans pouvoir comprendre, l’intelligence comprend sans pouvoir parler[2]. » Pour Dante, il s’agissait à la fois de la faute et de l’excuse de la poésie, desquelles tout poète ne peut véritablement s’extraire, consistant à confronter constamment, en mode synchrone, ces deux débords et ces deux insuffisances : la parole qui dépasse toujours peu ou prou l’entendement, et l’entendement qui dépasse toujours peu ou prou les moyens offerts par la parole.

Resitué en matière de « concepts » et de « démarches » poétiques, ce noeud révèle une nouvelle relation entre le recueil et la démarche qui le précède : il ne s’agirait pas de tendre vers une expression maximale, l’un s’additionnant à ou annulant l’autre ; mais, au contraire, d’une entreprise pleinement poétique dans la mesure où elle met en péril, des deux bords, la démarche et le recueil. Il s’agirait donc de se mettre dans une situation où la saisie du monde se trouve insuffisamment exprimée par des mots et, de l’autre côté, où l’écriture déborde ce que le monde aura offert ou offrirait toujours. De cela résulterait ce qu’Agamben nomme, suivant Kafka cette fois-ci, une « écriture psychologique spéculaire[3] », où tout biographisme est comme suspendu vers l’avant, résultat plus que cause de l’écriture poétique, qui créerait un (nouveau) sujet à venir. On ne demande plus, alors, comment la poésie transformerait une démarche initiale. On voit plutôt la poésie dans la jonction forcément déceptive entre, d’une part, une quête de compréhension du monde dont ces démarches témoignent, et d’autre part, l’ouverture à une parole qui ait sa propre motivation.

Voilà donc, peut-être, ce que fait toujours la poésie. Or une tendance veut actuellement qu’on présente à même le poème des matériaux tirés du monde à comprendre, matériaux apparemment prosaïques, qui correspondent peu, en tout cas, aux formes poétiques habituelles. On joue alors des greffes, le livre ouvrant son espace aux objets du réel. Mais dans l’éthos, il est manifeste que l’énonciateur se situe dans la marge, suggérant que c’est plutôt sa parole qui est en greffe, appendice du monde environnant. La poésie, qu’on appelait jadis « de circonstance », se veut légende ou marginalia d’un monde ou d’une expérience qui tient le haut du pavé. Là où Agamben promettait à la poésie de s’animer de son alternative incessante, mais sans hiérarchie, les poètes investissent plutôt la place en apparence la moins désirable, celle du « chemin de côté », et la posture de celui qui s’incline devant le monde. Hector Ruiz est, aujourd’hui, l’un de ceux qui sont le plus investis dans cette voie. La démarche de Taverne nationale[4], coécrit avec Dominic Marcil, est on ne peut plus claire. Le recueil fait suite à un autre du même registre, un collectif, Délier les lieux[5] ; ainsi qu’à un essai écrit par les mêmes auteurs, Lire la rue, marcher le poème[6]. Dans Taverne nationale, la démarche documentaire est visible jusque dans la forme, les parties mêlant l’écriture du journal, les textes informatifs en prose et les « poèmes » à proprement parler ; cette bigarrure des formes pouvant déjà, en soi, relever d’une entreprise poétique globale, justifiant la collection où paraît le recueil. Il s’agit de prendre le pouls d’un de ces lieux où la communauté se retrouve autour d’un verre, un lieu qui s’appela d’abord « Taverne », toponyme conservé par l’affiche donnant sur la ruelle, avant de devenir un « Bar », comme on le voit de la rue. La taverne/bar, sise à Granby, a ouvert ses portes en 1948, comme l’ont découvert les auteurs, soit dans la période d’après-guerre et en plein duplessisme, ce qui suggère que le « nationale » du titre renvoie au nationalisme conservateur dominant à l’époque, et qui aurait fait front à d’autres débits de boisson anglophones, courants alors dans la région. Nous sommes donc plongés dans un Québec « profond », celui des classes ouvrières qui ont conservé intactes d’anciennes coutumes, dans un lieu simple où les discussions sont spontanées, sans prétention et familières. Les rumeurs sont bienveillantes et ne touchent principalement que les « habitués », au mieux les petits événements souvent économiques d’une petite ville : mises à pied, déménagements et ouvertures d’usines et de commerces. En apparence, rien ne bouge là : « La soif/qui ne bouge pas/est montagne. » (103) Les deux poètes-observateurs sont partie prenante du portrait, on les observe et on les remarque rapidement, avec leurs carnets, leurs airs vaguement étrangers, leurs questions et leurs routines. Il devient difficile de démêler à qui appartiennent ces clichés du marginal, s’ils ne sont que le fait des habitués de la taverne, ou si les auteurs ont volontairement endossé le personnage du poète maudit. Or cette difficulté offre une demi-teinte à tout le recueil, où on ne sait jamais s’il faut voir de la sympathie, de la curiosité, de la condescendance ou un réel esprit investigateur. Ce dernier point, particulièrement, fait problème : l’on voit bien les recherches effectuées par les auteurs, dans les archives de la ville, par les témoignages recueillis, la consultation des journaux d’époque et les photographies, qui fournissent la totalité de la dernière partie du recueil, strictement visuelle. Mais ces informations nous sont livrées avec un esprit apparemment objectif qui ressemble fort, en la circonstance, à un intérêt mitigé. À part pour l’origine duplessiste du toponyme, qu’on ne s’explique pas tout à fait, les informations coulent sans laisser de traces, comme si leur simple accumulation produisait par elle-même de l’intérêt. En fait, il est difficile de décider, plus globalement, si c’est la démarche elle-même qui est documentée (où on a puisé l’information, laquelle on a pu ou non recueillir ; les gestes et paroles de ceux qu’on a interrogés) ou le lieu, la taverne. Cette difficulté pointe peut-être vers l’incertitude qu’Agamben définissait, sauf que, précisément, il y manque l’excès que le philosophe ciblait : il n’y a pas, ici, de débord de la compréhension face au langage, ni inversement, de débord de la parole face à la compréhension. Tout est suffisant, trop suffisant semble-t-il, jusqu’à produire une forte redondance, qu’exemplifie bien cette scène, où une serveuse en remplace une autre pour répéter ce qu’elle a entendu, scène qui nous ramène de façon tautologique au livre que nous, lecteurs, sommes en train de lire :

« Avec le tip, ça paye bien. Tous les jours, y’a du monde », dit-elle, précisément les mêmes mots qu’a employés le Loup. Elle sait que j’écris un livre. Marie-Ève lui en a parlé. Les piliers installés l’autre côté ne semblent pas préoccupés plus qu’il ne le faut par la nouvelle serveuse, qui a déjà mémorisé les habitudes de chacun.

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Un autre recueil[7], d’Hector Ruiz seul cette fois-ci, est aussi animé par une démarche particulière, qu’explicitent les remerciements :

Racines et fictions a été une performance avant d’être un livre. Une fois par semaine, pendant dix mois, je partais de la maison pour aller me perdre en ville. Une dérive d’au moins trois heures, sur une dizaine de kilomètres. Plusieurs photos et quelques notes ont donné lieu à beaucoup d’écriture, mais pas encore à un livre.

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La démarche documentaire est donc là aussi clairement énoncée, quoique très commune : la déambulation, la flânerie, de même que le cadre urbain, Montréal en l’occurrence, sont si traditionnellement associés à une modernité poétique qu’il est peut-être vain de le mentionner. On pourrait croire que les racines du titre sont les rues de la ville, puis les fils et les sillons que suit le poète, et qui le mènent à croiser des fictions journalières, petits mensonges des couples, vantardises lancées sans arrière-pensée, simulacres de rencontres dans les salutations ou les dialogues brefs. Mais la même note finale précise le sens de ces « racines » : Ruiz ne veut pas raconter son « histoire d’immigration », mais « les fictions touchent aux racines » (69). Si le recueil mentionne en leitmotiv Fissures de la fiction de Patrice Desbiens, ce n’est pas tant aux défaillances des histoires que pense Ruiz, mais plutôt aux sources de l’identité, sur lesquelles se construisent des mythologies personnelles. Ainsi dans « L’hiver creux », l’hiver nordique qui plonge ses racines au Guatemala, par « entaille » et « hémorragies », le sujet se bute à l’impossibilité de construire des idéaux : « ma cage démesure/les détails du corps public/où je//serai exclu/de l’âme que j’exige » (39). Et ce sont les photographies que prend le poète, dont quelques-unes parsèment le recueil, qui sont comme des « cordes à linge qui filent jusqu’aux rives d’autrui », des points de contact et d’ancrage où se rencontrent deux « chimies » défaillantes : « La rouille évoque la texture de nos dualités. Tu fais demi-tour, espérais-tu une réponse moins chimique ? Ma chimie me déçoit aussi, mais nous sommes témoins et territoires désespérés. » (20) Celui qui aurait son « bureau au coeur de la douleur » (22) pour tous les déshérités, celui qui tenterait d’oublier sa fissure antérieure ne pourra que la retrouver partout, à chaque coin de sa déambulation, dans la « ligne » du métro (19), dans les « [t]ôles treillis et prélart [qui] recouvrent les déchirements/de la terre natale » (60), dans « [l]es cicatrices [qui] camouflent les motifs sous la peau » (53). Comme, du reste, les interstices des murs de brique, les craquelures du ciment, les barreaux de fenêtre qui sont photographiés, traçant les sillons d’une mémoire douloureuse s’expiant dans le clair-obscur qui les cuit et les burine. Nul doute ici que le poème s’engage plus hardiment dans son péril et produit des feux plus fulgurants, où les silences de la photographie ponctuent une parole excédée par une biographie « spéculaire ».

Le feu est aussi présent dans Fusibles[8], mais sous la forme cette fois-ci d’une détonation. Le recueil est basé sur un fait divers quelque peu oublié aujourd’hui, sauf quelques documentaires parus ces dernières années en France, et surtout une chanson de Juliette, « Maudite clochette », sortie en 2005. Le 2 février 1933, les soeurs Christine et Léa Papin, domestiques d’une riche maison bourgeoise, assassinent sauvagement Madame et Mademoiselle, qu’elles apprêtent comme des lapins à cuire, avant de se laver et d’attendre l’arrivée du maître de la maison dans leur lit. L’épisode trouve sa source dans une dispute causée par une panne de courant dans la maison, d’où les « fusibles » (éteints) du titre. Nul doute que le terme évoque aussi l’aspect sulfureux de l’histoire, dont l’horreur sauvage a vite été remplacée par un discours de société, la presse, la population et les artistes voyant d’emblée dans les deux servantes le symbole de la révolte ouvrière, des classes dominées face à leurs exploitants. Genet s’en est inspiré pour Les bonnes, Chabrol en avait fait le récit de La cérémonie ; après que Lacan lui-même, alors jeune psychiatre, en eût fait l’analyse dès 1933. Un extrait de ce texte de Lacan ouvre d’ailleurs le recueil, en épigraphe, et lui offre la thèse de la gémellité sexuelle des deux soeurs, socle de la lecture de l’épisode que livre ici Geneviève Blais. Les soeurs sont désignées par les lettres A et B, avant d’acquérir les noms d’Annette et de Blanche en fin de recueil (65). Certains poèmes sont pris en charge par l’une ou par l’autre, parfois en alternance, d’autres fois elles deviennent les personnages de poèmes narratifs, ou sont considérées en bloc comme « les soeurs ». Au centre du recueil, principalement écrit en prose, on retrouve une suite de poèmes portant sur des « Diapositives », en forme de témoignage juridique, qui sont brièvement décrites avant de donner lieu à de courts poèmes en vers. Les images montrent des parties sexualisées du corps, probablement ceux des deux victimes, et une longue suite (les diapositives 8 à 88) montre un « cheval en érection », des « seins » et une « croix ». Les pulsions sexuelles rencontrent le conservatisme religieux pour donner la plus haute justification au crime des soeurs Papin, soumises au « destin » : « Depuis toujours nous sommes destinées à ce ravage impossible » ; « Depuis toujours nous sommes destinées à ce frôlement impossible, ma soeur. » (35 et 36) Le crime lui-même, c’est « le feu/aux poudres » de « l’amour » incestueux et lesbien des soeurs (38), c’est « l’implosion » (40), « la tension monte, c’est un jeu d’enfant qui excite, la pulsion s’enflamme » (47), « [u]ne explosion, une panne » (48), avant que « les fusibles sautent, la décharge ouvre les chairs, fraie jusqu’au noyau glissant » (50). Sexualité et calembour s’allient et se mêlent au cérémonial des corps dépecés, décrits en détail par la suite.

Je ne peux m’empêcher, comme lecteur naïf, de considérer l’extrême concordance de cette écriture, comme si elle se sentait obligée de s’en tenir aux éléments en place. Car si l’épisode des soeurs Papin n’est plus d’actualité, il fut à l’origine le détonateur de féroces débats, presque aussi déchaînés que l’épisode lui-même. On pourrait en dire autant de la psychanalyse, visible ici dans la gémellité des soeurs mais aussi dans la transposition oedipienne, de « Maman » à « Madame », puis du sang de menstruation de Mademoiselle, déposé sur la bouche de Madame, avant que les soeurs elles-mêmes s’en enduisent. Cette lecture me semble donc extrêmement saturée, et je vois peu le secours que peut y apporter la poésie. Il ne reste donc, semble-t-il, que le mince filet d’un jeu, du calembour pseudo-sexuel, du jeu de mots entre les fusibles de la maison et ceux du cerveau des soeurs. Même une lecture féministe, affleurant ici et là, peine durement à s’imposer, puisque le crime fut perpétré sur les maîtresses de la maison, alors que Monsieur s’en sort indemne. Très naïvement, il me semble assez exceptionnel que cette histoire soit inlassablement excusée, se prêtant à toutes les lectures, juridiques, sociales, politiques, psychanalytiques. Je doute fort qu’il soit très aventureux de l’expliquer, aujourd’hui, par le « destin ». Il me semble, en somme, que la poésie se trouve ici bien en-deçà du discours courant.

Maude Pilon, quant à elle, se situe aux antipodes de ces formes de démarches. Artiste visuelle qui anime les sites letexteaccueille et unecendrecontinue, elle offre ici comme une exploration du projet siesta blue du « doux soft club » (projetsiestablue.com), dont une partie est visible sur la quatrième et la couverture du livre[9], publié aux Herbes rouges. Si rien n’indique clairement un lien étroit entre le recueil et l’oeuvre visuelle, l’ouverture de l’un et de l’autre favorisent les points de contact, de rencontre et de révélation réciproque. À commencer par le concept d’air proche, qui est bien plus, cette fois-ci, qu’un jeu de mots. Il est certain que l’oeuvre de la couverture travaille l’air, à partir d’un tapis bleu en patchwork qui est troué et modulé selon des variations apparemment aléatoires, ce que les protocoles visuels du site Web accentuent. Dans le recueil, cet air se module de diverses façons. L’air proche se manifeste d’abord sous la forme d’intervalles rapprochés, dans un jeu textuel qui tend vers la parataxe généralisée. Non tant que les syntagmes grammaticaux se juxtaposent les uns aux autres, mais plutôt, de manière plus large, parce qu’on observe une juxtaposition des vers, paragraphes, strophes ou même poèmes. Or il ne s’agit pas, comme on le verrait habituellement, d’une esthétique de la rupture mais au contraire d’un rapprochement, les images et les tonalités placées en miroir se révélant plus proches qu’un simple aperçu le laisserait supposer. Cela se confirme sur le plan de l’énonciation, dans des passages en dialogues, où des personnages alternent avec un « nous » souvent répété, où parfois les paroles des uns continuent ou se continuent dans celles du « nous », pour exprimer la proximité accrue entre les personnages. Comme le dit un poème, en évoquant possiblement l’oeuvre du siesta blue : « Inventant des étangs rectangles, nous nous groupons dans l’air proche. » (21) À cela s’associe l’évocation de lieux qui provoqueraient la suffocation, n’eût été la relève que leur procurent la chaleur et l’amour humains ; comme la « cave », au premier titre, le « mur », le « pot » ou « l’urne » où le vivant peine à se retourner, « [c]’est un nid de glace dans la joue » (31), le « fossé » ou l’interstice des « roches ». À ces symboles de l’enfermement s’opposeront des espaces ouverts, le « champ » au premier chef, mais aussi des symboles d’une conquête violente, presque aussi surréalistes que la machine à coudre sur la table d’opération, à savoir le « tracteur » et le « béluga ». Mais « l’air proche » désigne encore autre chose, peut-être la plus importante de toutes, et que je nommerais l’esprit du futur antérieur. Cet esprit s’énonce ainsi : « Le présent est ce qui touche aux faits non vécus. » (34) Un autre segment précise, après une suite de termes localisés « outre » (outre-mer, outre-désastre, outre-mammifère) : « Rien ne m’est encore arrivé sauf la fin. » (35) Et c’est là, donc, que l’air proche révèle sa nature la plus tragique ; car l’intervalle rapproché est aussi celui du temps à venir, qui se referme plus nous avançons, et qui nous force à adopter la vision d’outre-tombe, le retour en arrière à partir d’une fin toujours plus proche. C’est là l’esprit apocalyptique qui embaume tout le recueil et qui pousse les quelques survivants, dans des « caves » dérisoires, à se rapprocher les uns des autres, dans des gestes d’amour sans transcendance, aussi fortuits et grossiers que le tracteur dans un champ ou le béluga en mer. Le sujet est en sursis provisoire et l’air se rapproche :

Nous aurons des roches et des dents difficiles. Nous garderons août. Nous rentrerons le champ dans la cave. Ce qui se passe est menacé par le fait d’être pensé. C’est le vol des oiseaux, c’est le désastre n’ayant ni place ni temps pour s’accomplir. Nous en viendrons à l’évidence que le champ est son propre fond, il est en mouvement. Que la galerie est son propre bord, elle est le lieu du souhait. Que le mur est son propre effritement, il est présent comme il peut.

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Face à tant d’urgence, il serait peut-être encore vain de se demander quelle démarche sous-tend cette écriture. La simple évocation d’une oeuvre médiatique, aussi obscure et riche soit-elle, ne vient pas à bout d’un questionnement sur le temps à rebours de lui-même, sur la fragilité de nos liens, sur l’insuffisance de nos espaces. Et c’est précisément ce que ciblait Agamben, non pas, peut-être, les débords de l’intelligence et de la parole, mais plutôt leurs insuffisances réciproques, qu’un rien ne peut pas sauver. Mais il s’agit peut-être d’y tendre, de pratiquer une tension mutuelle, non pas seulement dans le geste du poème, entre dictée et écriture, mais aussi entre nous, dans nos différences seulement séparées d’un air proche. Et là, on fait « comme on peut ».