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Un siècle après le fameux cri d’André Gide, « Familles, je vous hais », on n’en finit plus de lire des romans de la filiation qui mettent en scène et en question les figures paternelles et maternelles. C’est un des grands thèmes contemporains, une sorte d’obsession qui ne se réduit toutefois pas à la haine des familles exprimée par Gide. Celui-ci parlait des familles et ce pluriel donnait à sa détestation une portée collective comme s’il s’attaquait moins à sa propre famille qu’à l’institution bourgeoise appelée « famille ». En régime contemporain, chaque roman familial décrit un univers singulier et résolument privé dans lequel le lecteur entre comme un voyeur ou en espérant simplement reconnaître des éléments qui lui permettent de reconstruire sa propre histoire familiale. Loin de vouloir s’affranchir d’une structure trop rigide, l’individu contemporain cherche désespérément à rétablir les liens de sa généalogie, à se reconstruire un passé qui soit véritablement le sien et grâce auquel il puisse jeter sur sa vie présente une lumière qui lui fait cruellement défaut. L’opposition entre la génération des parents et celle des enfants ne suffit pas à définir un tel appétit de relations. Elle n’est plus qu’un aspect parmi d’autres du roman familial contemporain.

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Le plus bel exemple de cette passion généalogique se trouve dans le dernier roman de Suzanne Jacob, Fugueuses [1]. Le féminin pluriel n’étonne pas le lecteur habituel de Suzanne Jacob. Depuis Flore Cocon [2] jusqu’à Rouge, mère et fils [3], ses romans tournent autour d’héroïnes douées d’une énergie de tous les diables. C’est encore plus vrai avec Fugueuses où cette énergie devient même héréditaire, comme le suggère la construction du roman qui s’étend sur quatre générations. Il y a d’abord Nathe et sa soeur aînée Alexa, puis leur mère Émilie, leur tante Stéphanie, leur grand-mère Fabienne et leur arrière-grand-mère Blanche et son amie inuit Aanaq. On va des plus jeunes aux plus vieilles, mais l’âge n’a guère d’effet sur ces femmes dont la filiation s’établit à rebours. C’est qu’elles forment moins une famille qu’une lignée inversée dans laquelle on est fugueuse de fille en mère comme s’il y avait un gène de la fugue qui permettait de remonter le temps. En dehors de cette lignée de rebelles, il n’y a point de salut. Malheur en effet aux femmes qui pensent que fuguer n’est pas un bon moyen de s’en sortir. Elles risquent de finir comme Vanessa, une jeune amie d’Alexa retrouvée pendue chez sa mère. Antoine, le frère d’Émilie, l’a bien compris : « Le courage, dans les histoires de famille, c’est toujours de prendre ses jambes à son cou. » (133) Antoine, pourtant, peut-être justement parce qu’il est un homme, est surtout un fugueur par procuration, une sorte d’accompagnateur. Il n’est pas comme Amina qui choisit de retourner au Maroc plutôt que de fonder une famille au Québec avec lui. Là-bas, explique-t-elle avec une sérénité cruelle, « les enfants ont une enfance, alors qu’ici […] les enfants sont, dès leur naissance, chargés de remplir le désert de la solitude de leur mère » (143).

Le roman commence le 13 septembre 2001, soit deux jours après le fameux 11 septembre qui a transformé le monde en « une foule hébétée et sans gouvernail » (162). Le roman se tient toutefois très loin de la foule et du 11 septembre, qui servent simplement de repère pour se situer dans l’Histoire. Comme pour faire contrepoids au désordre du monde, le roman paraît multiplier les points de convergence autour des six personnages centraux que sont Nathe, Émilie, Antoine, Alexa, Fabienne puis Blanche. Chacun a sa propre histoire qui vaut celle des autres et toutes ces histoires assez compliquées finissent par s’éclairer mutuellement. Elles se recoupent aussi par le biais de certains personnages secondaires, comme Catherine et François Piano, un couple particulièrement pervers de commerçants d’origine française. Ils entretiennent tous les deux une relation pédophile avec Nathe, qui se vengera en empoisonnant François, lequel est également l’amant de la soeur et de la mère de Nathe. Ce sont des vies à peine croyables qui semblent sortir d’une tragédie grecque, mais avec un cynisme et un sens de la dérision qui excluent le pathos. D’autres révélations s’ajoutent bientôt à la liste des secrets de famille, comme autant de coups de théâtre. « On se croirait dans un téléroman » (177), note Alexa à un certain moment alors qu’elle vient d’apprendre de la bouche de son père qu’elle a une demi-soeur de son âge. Son père semble presque fier de lui annoncer la chose, poussant l’audace jusqu’à lui présenter sur-le-champ cette demi-soeur qui surgit à la fin de leur repas comme un ange tombé du ciel.

Il y a encore d’autres scènes du genre, par exemple lorsque Nathe apprend qu’Émilie n’est pas sa vraie mère, mais plutôt la fille de sa soi-disant tante Stéphanie, la plus délinquante des fugueuses. Ou lorsque la grand-mère Fabienne a appris par les journaux la mort de cette même Stéphanie, sa propre fille. L’avis de décès ne mentionnait même pas la cause, comme pour punir davantage les parents coupables d’on ne sait quoi. Parents et enfants se détestent et ne se parlent presque plus. Fabienne a depuis longtemps rejeté ses propres parents, Blanche et George, qui ont choisi de s’exiler à Vancouver pour refaire leur vie loin de leur fille ingrate. La dernière partie du roman évoque l’histoire de Blanche, de retour en Abitibi, dans un hôpital d’où elle s’évadera avec l’aide de Nathe et Alexa. C’est « la dernière fugue », celle par laquelle presque tous les personnages du roman se rencontrent comme dans un ultime rituel d’adieu. Blanche est accompagnée de son amie Aanaq, une autre fugueuse, mais douée d’une force spirituelle qui n’a pas besoin de langue pour s’exprimer. Les deux nonagénaires ne communiquent entre elles que par des cris, des rires et des gestes. Aanaq libère Blanche de son passé, « de tous ses anciens litiges » (255). Un pacte les unit et, comme dans Rouge, mère et fils, le roman s’achève par le retour à un univers primitif qui a quelque chose de solennel. Aanaq emmène Blanche au milieu d’un lac qui sera son tombeau. Dans un monde « sans gouvernail », les seuls rites qui aient encore du sens semblent provenir d’univers profondément religieux, comme celui du lointain Maroc d’Amina, ou, plus encore, comme celui d’Aanaq, à la fois plus proche et plus archaïque, héritage des « Premières Nations » en Amérique du Nord.

S’il peut se lire ainsi comme une critique de la société moderne occidentale, le roman est surtout une remarquable construction de portraits croisés où l’actualité la plus immédiate rejoint le passé le plus lointain. On ne s’ennuie pas une seconde à lire ces histoires qui s’écrivent de l’intérieur de chaque personnage. La phrase varie sans cesse, tant dans sa syntaxe que dans sa tonalité, mais toujours accordée à cette thématique de la fugue qui sous-tend tout le roman. On est constamment surpris et séduit par la vitalité de cette écriture qui semble aller dans tous les sens, comme emportée par l’énergie des fugueuses, mais capable de retrouver sans effort le fil de l’histoire. On se laisse aussi toucher par ces personnages écorchés, surtout les plus jeunes, parmi lesquels se trouve un garçon appelé Ulysse qui rêve lui aussi de s’enfuir. Ou de retourner à une sorte d’Ithaque, celle-là même que veut retrouver l’aïeule Blanche lorsqu’elle s’évade une dernière fois pour mourir au milieu de la nature, comme si elle se trouvait enfin au lieu de sa naissance, ou de l’origine du monde. On s’étonne que Fugueuses ait reçu un accueil si discret depuis sa parution : c’est assurément l’un des romans les plus troublants et les plus inspirés de la dernière année.

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Autant Suzanne Jacob se permet toutes les acrobaties d’un récit complexe où les multiples histoires finissent par se croiser, autant l’univers de Michael Delisle paraît dépeuplé, réduit à la solitude de l’être. L’écriture est concise et s’interrompt dès qu’elle tient son lecteur. À la fin de chacun de ses livres, celui-ci se sent comme abandonné au moment même où il commence à éprouver le désarroi des personnages. Ce désarroi ne s’explique pas, il ne provient pas de quelque traumatisme lié à un secret de famille : il semble émaner des lieux, qui sont toujours d’une laideur effrayante. Michael Delisle est le poète par excellence de la banlieue sans âme. Le paysage, chez lui, a toujours l’air d’un désert ou d’un terrain vague. Pas besoin d’entrer dans l’intériorité des personnages pour sentir leur désespoir : il suffit de voir où ils sont, ce qu’ils font. Une vie entière se résume à quelques détails de l’existence. Le sens de l’exactitude est la qualité la plus précieuse de cet écrivain accompli qu’est Michael Delisle, comme il le montre encore dans son dernier livre, un recueil de nouvelles intitulé Le sort de Fille [4] où l’écriture atteint une pureté assez rare dans la littérature actuelle.

Au début de ce recueil, nous sommes dans la banlieue sud de Montréal, près du boulevard Therrien, ce « monstre routier avec des voies condamnées ou rétrécies sans raison, avec des sorties bétonnées qui aboutissent dans une clairière où l’herbe à poux foisonne, avec des fondations armées placées en prévision d’embranchements qui n’ont jamais abouti » (14). Seule la mauvaise herbe pousse à profusion dans cet univers désolé où les routes ne conduisent nulle part. Il n’y a pas de fugue possible, contrairement au monde de Suzanne Jacob. Un adolescent ouvre le réfrigérateur, mange un sandwich au beurre de peanuts, faute de mieux. Sa mère ne lui permet pas de manger son fromage ou son beurre d’érable. Il se prépare à aller cueillir des pommes avec un camarade de classe, mais le projet avorte et il se retrouve finalement seul sur le boulevard monstrueusement vide. Dans la nouvelle suivante, on retrouve les mêmes personnages, mais il se passe quelque chose cette fois : la mère du jeune narrateur se rend deux ou trois fois par semaine dans un parking, entre une pelle mécanique et une bétonnière, pour se faire débaucher par l’ami de son fils qui racontera ensuite à ce dernier que « sa mère fait bien ça » (26).

« Nous avons tous en nous un monstre que personne ne soupçonne » (87), explique le narrateur de la nouvelle éponyme avec un mélange de cruauté et d’humour. Ce personnage étrange s’occupe des six chiens d’un couple parti durant quatre mois à l’étranger. Fille est le nom du plus faible et du plus laid des six chiens, « un chihuahua morveux affligé d’une sorte de tremblante » (69). Le narrateur, grand amateur de vitamines, de lait de soya et de graines de lin trempées, a tout de l’amoureux des bêtes. Il éprouve d’abord une pitié sincère pour la pauvre Fille qui lui semble littéralement à l’agonie. Mais il lui faut peu de temps pour perdre ses bons sentiments et pour avoir l’envie d’en finir avec l’interminable agonie de cette triste bête. Quand une tireuse de cartes, qui habite dans un rang voisin, lui prédit qu’il y aura bientôt une mort dans son entourage, le narrateur se convainc que le sort en est jeté et que Fille mourra avant que ses maîtres ne reviennent. Mais voilà que la bête survit, laissant entier le mystère de la mort annoncée par la tireuse de cartes. Qui mourra alors ? Il y a bien des crapauds écrasés, une couleuvre aplatie, un chat renversé et puis la tortue décapitée de Jérôme, le fils schizophrène de la tireuse de cartes. Cela ne suffit pas. L’idée de la mort devient une hantise, comme dans un conte de Guy de Maupassant, et finit par rendre le narrateur fou de rage. Et si c’était lui ? Il remplace alors la camomille par le vin rouge et, de plus en plus alcoolique, il s’acharne contre Fille, qui continue cependant de lui résister. De guerre lasse, il abandonne la lutte et finit par ressembler, selon une formule typique de la retenue stylistique de Michael Delisle, à « quelque chose comme un chien attaché » (87). Un bijou de nouvelle, qui pourrait bien se retrouver un jour dans les anthologies consacrées à ce genre.

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Que vais-je devenir jusqu’à ce je meure [5], se demande Robert Lalonde ? C’est un alexandrin de Victor Hugo qui tombe sous les yeux du malheureux adolescent qu’il était à l’époque où il fréquentait, contre son gré, le collège classique. Un collège plus « moderne » ne l’aurait probablement pas rendu moins malheureux. La blessure est trop profonde, trop honteuse aussi. On s’en fait une idée dans un court passage qui décrit l’inceste paternel : « Il promène ses mains sur moi. Il me fait ce que je me fais, exactement, dans la fenêtre pleine de soleil. Ça soulage et en même temps ça fait mal. Ça console, ça étourdit, ça remet au monde, et puis ça tue. » (83) Comment aimer son père après cela ? Le garçon de treize n’y renonce pas, mais il veut mourir lorsqu’il retourne chez lui durant les fins de semaine ou les congés. Il ne se sent guère mieux à l’école, sauf auprès d’un camarade pour lequel il éprouve une tendresse coupable. Nous sommes en 1959, c’est-à-dire à l’époque où le Québec va bientôt basculer du côté de la Révolution. Un journal annonce la mort de Duplessis et chacun se met à croire soudainement à l’avenir. « Il faut que ça change », répète-t-on alors en reprenant le slogan du Parti libéral de Jean Lesage. « Mais ils ne vont rien changer, crois-moi ! […] Il est trop tard », lance le narrateur pour contredire l’euphorie de la génération montante. Il en a la preuve lorsqu’il assiste au lynchage d’un collégien homosexuel. La Révolution n’y pourra rien : il n’y a de place pour les désirs interdits ni dans le monde qui s’achève ni dans celui qui s’annonce.

Pourtant, Que vais-je devenir jusqu’à ce que je meure ? est porté du début à la fin par un optimisme fervent et parfois exalté, assez proche finalement de celui qui a porté le Québec au tournant des années 1960. Si le personnage central ne cesse de penser à la mort et va même jusqu’à tenter de se suicider, c’est pour mieux renaître à la fin. Le moment magique est celui de la découverte de La flore laurentienne de Marie-Victorin, qui traînait un jour dans la salle de récréation. C’est grâce à ce livre qu’il s’initie à la beauté de la nature, laquelle deviendra désormais sa seule patrie et sa vraie famille. C’est aussi ce livre qui lui donne le goût d’écrire ses premiers poèmes. Il y apprend un langage vivant et sensuel qui n’a rien à voir avec les connaissances livresques de l’école : « Apercevoir seulement les énigmes de la nature me fait battre le coeur, rien d’autre ne m’intéresse. » (87)

On voudrait partager l’émotion du narrateur lorsqu’il manifeste fièrement sa parenté avec le « rhizome rampant » ou le « limbe ové » (58). Mais de tels mots ne résonnent pas forcément aux oreilles d’un profane pour qui la gentiane n’est rien qu’un nom de plante parmi d’autres. Que vais-je devenir jusqu’à ce que je meure ? serait, selon le témoignage de l’auteur, la réécriture du premier roman qu’il avait écrit il y a trente ans et que les éditeurs avaient refusé, le jugeant trop narcissique. La version qu’on lit n’a rien de narcissique, mais elle ressemble à un livre de jeunesse écrit à l’âge mûr. Entre la mélancolie du titre et l’optimisme final, Que vais-je devenir jusqu’à ce que je meure ? ne trouve jamais vraiment le ton juste. C’est un roman autobiographique dans lequel l’adjectif pèse un peu trop lourd pour le maigre substantif.

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Chez Robert Lalonde, la figure familiale la plus proche du narrateur est son grand-père qui l’encourage à quitter l’école où l’on n’enseigne que des choses mortes. Chez Suzanne Jacob, les adolescentes Nathe et Alexa sont les complices de leur arrière-grand-mère Blanche chez qui elles reconnaissent un même désir de liberté, de fuite. Chez Michael Delisle, la famille existe à peine, réduite à une mère pour qui l’enfant unique semble de trop. Ici, il n’y a pas d’échappatoire. Dans les deux autres cas, en revanche, l’enfant va vers son aïeul comme si ce dernier le délivrait du poids de sa famille immédiate et comme s’il lui permettait de se rapprocher de quelque origine lointaine, mystérieuse. À aucun moment l’enfant ne s’attaque directement à ses parents. Son salut vient de ce qu’il joue la filiation contre sa famille. Il oppose à l’institution familiale un lien généalogique plus souple qu’il choisit lui-même, dégagé des « anciens litiges ». Cette filiation singulière permet aussi de se projeter dans un temps élargi, où le plus actuel et le plus archaïque se rejoignent. À ce jeu, les plus forts sont ceux qui sont capables de faire le grand écart, comme ces infatigables fugueuses de Suzanne Jacob qui ont parfaitement compris les lois du monde actuel.